Déclaration de M. le juge Owada

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163-20180606-JUD-01-02-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE OWADA
[Traduction]
1. Bien qu’ayant voté en faveur de tous les points du dispositif énoncés au paragraphe 154 de l’arrêt, je tiens à revenir sur certains éléments importants qui figurent dans cette décision, afin de préciser davantage ce que j’entends par les termes employés dans l’arrêt. En premier lieu, je souhaite indiquer comment je suis parvenu à la conclusion que la première exception préliminaire soulevée par la France devait être retenue, en particulier s’agissant des violations des dispositions autres que l’article 4 de la convention de Palerme qui lui sont reprochées. En second lieu, je voudrais expliquer pourquoi, de mon point de vue, la conclusion de l’arrêt rejetant la troisième exception préliminaire soulevée par la France est justifiée, compte tenu notamment du caractère particulier de cette troisième exception au regard du paragraphe 9 de l’article 79 du Règlement de la Cour dans la version révisée de 1978.
A) La pertinence de l’article 4 de la convention de Palerme s’agissant de la violation alléguée
1) La portée des obligations prévues à l’article 4
2. Pour ce qui est de la violation de la convention alléguée par la Guinée équatoriale, l’article 4 est à mon avis pertinent à double titre. Premièrement, je suis d’accord avec le paragraphe 102 de l’arrêt, où il est dit que «les règles du droit international coutumier relatives aux immunités des Etats et de leurs agents ne sont pas incorporées dans l’article 4». La Cour n’a pas retenu l’argument avancé par la demanderesse, selon qui l’article 4 avait pour effet juridique d’«incorporer par référence» des règles du droit international coutumier à la convention. Dans un contexte juridique technique, l’«incorporation par référence» consiste, selon le Black’s Law Dictionary, à «incorporer, en y faisant référence, un document de quelque nature que ce soit dans un autre document, le premier étant dès lors considéré comme faisant partie du second au même titre que si ses termes y étaient intégralement repris» (Black’s Law Dictionary (5e éd., 1979), p. 690). Je m’accorde à reconnaître que l’article 4, comme le démontre clairement la Cour dans l’interprétation qu’elle en fait suivant son sens ordinaire, n’est pas une disposition susceptible de produire l’effet juridique d’une «incorporation par référence».
3. Deuxièmement, cependant, le débat est loin d’être clos en ce qui concerne la question de la pertinence de l’article 4 qu’invoque la Guinée équatoriale. La conclusion précitée de l’arrêt ne dispense pas la Cour d’examiner les griefs que la Guinée équatoriale tire des dispositions autres que l’article 4 de la convention, au regard de l’obligation juridique découlant de cet article, telle que définie dans l’arrêt. Dans sa décision, la Cour a clairement reconnu que, contrairement à l’article premier du traité d’amitié entre l’Iran et les Etats-Unis qu’elle a interprété en l’affaire des Plates-formes pétrolières comme «un préambule et la simple formulation d’un but général», le paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme impose aux Etats parties l’obligation juridique de s’acquitter de leurs autres obligations au titre de la convention «d’une manière compatible avec les principes auxquels il fait référence» (paragraphe 92 de l’arrêt). En conséquence, la Guinée équatoriale a tiré certains griefs de dispositions autres que l’article 4 de la convention, indépendamment de l’interprétation spécifique qu’elle a fait de cet article en se fondant sur la notion d’«incorporation par référence». Compte tenu de l’obligation juridique énoncée dans l’article 4, les dispositions autres que l’article 4, notamment les articles 6, 7, 8 et 25, si on les rapproche de l’article 4 tel qu’interprété par la Cour, deviennent pertinentes pour apprécier les actes que la Guinée équatoriale reproche à la France.
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4. La référence aux principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention, au paragraphe 1 de l’article 4 de la convention, ne vise pas à incorporer les règles spécifiques du droit international coutumier relatives aux immunités. Rien, dans les travaux préparatoires relatifs au paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme ou à l’article 2 de la convention de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes qui a «inspir[é]» ledit article, n’indique le contraire (Conférence des Nations Unies pour l’adoption d’une convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, Vienne, 25 novembre-20 décembre 1988, Documents officiels, vol. II, p. 155, 156, 171, 176 et 177). Cela signifie que les Etats parties à la convention de Palerme sont tenus d’exécuter leurs obligations découlant des articles 6, 7, 8, 15 et 25 «d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention». Il convient donc, pour apprécier la compétence conférée à la Cour par l’article 35 de cette convention, d’établir s’il existe un différend relatif à «l’interprétation ou l’application» de ces articles et de déterminer si les actes que la Guinée équatoriale reproche à la France entrent ou non dans le champ des articles 6 et 15 lus conjointement avec l’article 4, tel qu’interprété par l’arrêt.
2) Les articles 5, 6, 8 et 23, lus conjointement avec l’article 4
5. Pour définir les limites de la compétence conférée à la Cour par l’article 35 de la convention de Palerme, il est nécessaire d’examiner la nature et la portée des obligations prévues par les dispositions de cet instrument, dès lors qu’une «question d’interprétation ou d’application en cause» entre les parties constitue l’«objet du différend». Il importe de noter que la convention de Palerme a été adoptée par les Etats parties «convaincu[s] qu’il fa[llai]t d’urgence renforcer la coopération pour prévenir et combattre plus efficacement ces activités aux niveaux national, régional et international» (A/RES/55/25, 15 novembre 2000). L’objet de la convention est énoncé clairement en son article premier : «promouvoir la coopération afin de prévenir et de combattre plus efficacement la criminalité transnationale organisée».
6. Pour ce qui est de l’application de cette approche aux «infractions principales», la convention de Palerme impose aux Etats d’incriminer ces actes «dans leurs systèmes juridiques respectifs», de façon à établir des règles du jeu équitables pour renforcer la coopération internationale au titre de la convention, plutôt que de suivre une approche plus traditionnelle fondée sur une «législation internationale» (par exemple, la convention de 1948 sur le génocide) qui oblige directement chaque Etat partie à exécuter l’obligation de prévenir les actes criminels et d’en punir les auteurs dans son système juridique (c’est-à-dire, à exercer sa compétence en la matière).
7. Cette interprétation est confirmée par les travaux préparatoires. Il ressort des comptes rendus des débats du Comité spécial sur l’élaboration d’une convention contre la criminalité transnationale organisée que plusieurs délégations ont fait observer que le projet d’article relatif à la compétence «pouvait être entendu comme autorisant les Etats Parties à appliquer leur droit interne sur le territoire d’autres Etats». En réponse, il a été relevé que ce qui est devenu le paragraphe 1 de l’article 4 «mettait l’accent sur les principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats, et que ces principes s’appliquaient également à tout exercice de compétence» (A/AC.254/4/Rev.4, p. 20, note de bas de page 102). En effet, ce qui est devenu l’article 4 a été essentiellement conçu comme une protection contre les interventions d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat.
8. Une série de dispositions relatives au mécanisme de coopération internationale, aux fins de la mise en oeuvre par chaque Etat partie des mesures nécessaires pour incriminer les actes visés par la convention et établir sa compétence, notamment en matière d’extradition (article 16), de transfert des personnes condamnées (article 17), d’entraide judiciaire (article 18) et d’enquêtes conjointes (article 19), fait suite à une autre série de dispositions qui obligent les Etats parties à incriminer lesdits actes (par exemple, article 6) et à établir leur compétence à l’égard de ces
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infractions (par exemple, article 15). La structure de la convention de Palerme montre donc que celle-ci impose aux Etats parties d’adopter des mesures législatives, administratives ou judiciaires pour établir leur compétence à l’égard de ces infractions, sans traiter directement des modalités concrètes de cet exercice.
9. Cette construction contraste avec d’autres conventions internationales qui obligent les Etats parties à prévenir ou à réprimer les infractions qu’elles visent. Par exemple, l’article premier de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) oblige les parties contractantes «à prévenir et à punir» le génocide en tant que crime en droit international. Le paragraphe 1 de l’article 2 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984) impose à chaque Etat partie de «prend[re] des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction». A rebours de celles découlant de ces conventions, les obligations prévues par la convention de Palerme visent essentiellement à incriminer des actes et à établir la compétence des Etats à l’égard de ces infractions dans leurs systèmes juridiques nationaux. La prévention et la répression de la criminalité transnationale organisée constituent des objectifs devant être atteints au moyen de la coopération nationale, par l’établissement de la compétence des Etats pour «incriminer» ces actes dans leurs systèmes juridiques nationaux.
10. Cette analyse m’amène à conclure que, comme indiqué ci-dessus, la juste appréciation de la nature de la convention est cruciale pour déterminer la portée de la clause compromissoire prévue à l’article 35 «concernant l’interprétation ou l’application» de la convention de Palerme. Etant donné que les articles pertinents sont de nature à obliger les Etats parties à établir dans leur systèmes juridiques respectifs leur compétence à l’égard d’infractions en adoptant des mesures législatives, administratives ou judiciaires, l’exercice effectif de cette compétence, qui est l’objet même du différend en l’espèce (voir le paragraphe 67 de l’arrêt), ne peut pas entrer dans le champ de la clause compromissoire de la convention.
11. Les articles 5, 6, 8 et 23 obligent les Etats parties à prévenir et à combattre les «infractions principales» visées par la convention, en adoptant des mesures législatives, administratives, judiciaires, ou autres pour incriminer les actes définis dans d’autres dispositions, y compris ceux commis «à l’extérieur du territoire relevant de la compétence de l’Etat Partie en question» sous certaines conditions (article 6, paragraphe 2) c)). Il est significatif que le paragraphe 1 de l’article 4 fonctionne ici comme un garde-fou en permettant à un Etat partie d’établir sa compétence à l’égard d’infractions pénales commises sur le territoire d’un autre Etat sous réserve que cette compétence s’exerce d’une manière qui peut être considérée comme compatible avec les principes, entre autres, de l’égalité souveraine et de la non-intervention. À cet égard, le paragraphe 2) c) de l’article 6 de la convention prévoit que :
«une infraction commise à l’extérieur du territoire relevant de la compétence d’un Etat Partie ne constitue une infraction principale que lorsque l’acte correspondant est une infraction pénale en vertu du droit interne de l’Etat où il a été commis et constituerait une infraction pénale en vertu du droit interne de l’Etat Partie appliquant le présent article s’il avait été commis sur son territoire».
Il s’ensuit que la condition de la double incrimination limite le pouvoir normatif d’un Etat, prévu à l’article 6, d’établir sa compétence à l’égard d’infractions commises sur le territoire d’un autre Etat. Il semble clair que le paragraphe 2) c) de l’article 6, même s’il ne renvoie pas expressément au paragraphe 1 de l’article 4, doit être interprété comme reflétant l’esprit de cette disposition, qui constitue un garde-fou contre toute intervention étrangère au moyen d’une compétence extraterritoriale. Dans la mesure où, conformément au libellé du paragraphe 2) c) de l’article 6, il
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limite l’exercice de sa compétence pénale à l’égard de l’infraction de blanchiment du produit du crime commise à l’étranger, un Etat partie peut être considéré comme étant tenu d’exercer son obligation d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention prévus au paragraphe 1 de l’article 4 de la convention. Nous pouvons dire que la condition de la «double incrimination» définit les limites de l’établissement de la compétence des Etats pour ce qui est de la répression des actes de blanchiment d’argent, catégorie d’infraction qui doit être prévue dans les deux juridictions. Toutefois, l’on ne saurait en inférer que cela couvre l’exercice réel de la compétence à l’égard des actes concrets de blanchiment d’argent qui auraient été commis. Il est possible, à tout le moins défendable, que l’infraction de blanchiment d’argent puisse être constituée, mais cette question ne pourra être tranchée qu’en examinant le fond de l’affaire et ne relève pas de la compétence.
3) L’article 15, lu conjointement avec l’article 4
12. Il en va de même en ce qui concerne l’article 15 de la convention, qui permet à un Etat partie d’établir sa compétence à l’égard des infractions commises sur le territoire d’un autre Etat (paragraphe 2 de l’article 15). A première vue, cette disposition peut sembler habiliter un Etat à exercer sa compétence sur le territoire d’un autre Etat en établissant une compétence extraterritoriale. Toutefois, cette capacité d’un Etat partie d’étendre sa compétence est limitée par les sous-alinéas i) et ii) du paragraphe 2 c) de l’article 15, qui n’autorisent l’Etat à le faire que quand une infraction particulière est commise hors de son territoire, notamment, «en vue de la commission, sur son territoire, d’une infraction [particulière]». En d’autres termes, l’établissement d’une compétence à portée extraterritoriale est autorisé uniquement dans la mesure où les infractions concernées sont de nature à avoir un effet sur le territoire de l’Etat exerçant cette compétence. Bien entendu, cet arrangement est explicitement lié aux principes mentionnés à l’article 4 par la condition expresse «[s]ous réserve de l’article 4 de la [] convention» qui figure dans le chapeau du paragraphe 2 de l’article 15. Il convient de noter, toutefois, que le principe de l’égalité souveraine mentionné à l’article 4, auquel renvoie ainsi le paragraphe 2 de l’article 15, est un principe général du droit international. S’il est utile pour cerner la portée de l’exercice admissible de la compétence des Etats en se fondant sur l’effet des infractions commises à l’étranger, ce principe ne suppose pas d’appliquer directement des règles concrètes qui en découlent de sorte à influer sur la manière dont cette compétence extraterritoriale doit être exercée.
13. J’estime, en m’appuyant sur cette analyse de la portée des articles 6 et 15, lus conjointement avec l’article 4 de la convention de Palerme, que la conclusion de l’arrêt est justifiée. Pour le dire autrement, ces dispositions concernent uniquement l’établissement officiel (sur le plan législatif, administratif ou judiciaire), mais non l’exercice proprement dit, d’une telle compétence par une branche judiciaire des Etats parties, y compris des actes concrets qui pourraient avoir une certaine portée extraterritoriale. Dans la présente affaire, en comparaison, l’acte que la Guinée équatoriale reproche à la justice française est l’engagement d’une procédure pénale contre M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, engagement qui est qualifié à juste titre d’exercice plutôt que d’établissement par la France de sa compétence. Même si cet exercice de sa compétence pénale par la France s’avérait être un exercice de compétence d’une certaine portée extraterritoriale susceptible de constituer un acte internationalement illicite, pour autant que M. Teodoro Nguema Obiang Mangue jouisse d’une immunité comme le soutient la Guinée équatoriale, cet acte ne relèverait pas du cadre juridictionnel de ces dispositions aux fins de la détermination des limites de la compétence conférée à la Cour par l’article 35 de la convention.
B) Troisième exception préliminaire de la France, fondée sur un «abus de droit»
14. Je me rallie au dispositif de l’arrêt, dans lequel la Cour «rejette» tout simplement la troisième exception préliminaire soulevée par la France. Dans sa décision, la Cour ne dit pas que «cette exception n’a pas [] un caractère exclusivement préliminaire». Elle n’explique cependant pas en détail, dans la partie pertinente de l’arrêt, pourquoi elle n’a pas choisi de déclarer que
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l’exception soulevée pour «abus de droit» allégué n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire, comme le prévoit le paragraphe 9 de l’article 79 du Règlement de la Cour. Elle se borne en effet à dire, au paragraphe 151, que «l’abus de droit ne peut être invoqué comme cause d’irrecevabilité alors que l’établissement du droit en question relève du fond de l’affaire» (les italiques sont de moi). A mon avis, il aurait été utile que la Cour donne des précisions sur le raisonnement qu’elle a suivi sur ce point.
15. Il arrive souvent, dans une affaire contentieuse portée devant la Cour, qu’une exception préliminaire pour incompétence ou irrecevabilité soit soulevée alors que l’objet du différend est l’existence d’un droit fondamental et la manière dont son exercice a été empêché. Dans ces cas, il est parfois difficile de trancher la question de la compétence ou de la recevabilité de la demande sans procéder à un examen approfondi des questions de fait et de droit au fond de l’affaire. Un tel examen n’est très souvent ni faisable ni approprié au stade des exceptions préliminaires, alors que les parties n’ont pas la possibilité de faire valoir leurs arguments respectifs sans entrer dans le fond de l’affaire. C’est la raison d’être du paragraphe 9 de l’article 79 du Règlement de la Cour, qui prévoit que celle-ci peut retenir ou rejeter l’exception soulevée, mais également – troisième possibilité – déclarer que l’exception en question «n’a pas un caractère exclusivement préliminaire» (voir Eduardo Jiménez de Aréchaga, «The Amendments to the Rules of Procedure of the International Court of Justice», American Journal of International Law, vol. 67 (1973), p. 11 à 19.)
16. A première vue, les prétentions initiales de la Guinée équatoriale relatives à l’immunité de M. Teodoro Nguema Obiang Mangue et à l’inviolabilité de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, ainsi qu’à l’obligation de la France à cet égard, pourraient sembler relever de cette catégorie. Il pourrait sembler nécessaire de procéder à un examen approfondi des faits et du droit en ce qui concerne le statut juridique de M. Obiang Mangue et de l’immeuble pour apprécier l’établissement de la compétence de la Cour au titre de l’article 35 de la convention de Palerme et de l’article premier du protocole de signature facultative à la convention de Vienne sur les relations diplomatiques.
17. La Cour n’a cependant pas emprunté cette troisième voie prévue au paragraphe 9 de l’article 79 de son Règlement : elle n’a pas déclaré que la troisième exception soulevée par la France n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire. En substance, ce qui importe dans l’argumentation de la France relative à l’abus de droit, c’est la thèse selon laquelle c’est pour la requête de la Guinée équatoriale dans son intégralité que se pose la question fondamentale de sa validité juridique en tant que «demande juridiquement valable» dont la légitimité justifie la saisine de la Cour. Ainsi, la France fait valoir que
«ce ne sont pas les différents éléments que la France a portés à l’attention de votre haute juridiction, considérés individuellement, qui constituent un abus de procédure. En revanche, pris dans leur ensemble, ils établissent que le recours de la Guinée équatoriale à la Cour est abusif car il procède en réalité d’une stratégie visant à utiliser de manière totalement artificielle le principe des immunités diplomatiques au profit d’une personne qui n’est pas un diplomate, pour entraver les poursuites pénales engagées à son encontre en France et soustraire les biens personnels qu’il y a acquis à leur éventuelle confiscation» (CR 2018/2, p. 53, par. 21 (Pellet)).
En d’autres termes, la requête de la Guinée équatoriale, telle que comprise et présentée par la France, est entachée d’un vice juridique fondamental qui l’invalide dans son intégralité et signifie qu’elle ne constitue pas une «demande valable» dont la Cour pourrait être saisie, compte tenu des circonstances de l’espèce. On est très loin en l’espèce du système d’exception préliminaire
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d’incompétence ou d’irrecevabilité envisagé à l’article 79 du Règlement de la Cour et on ne saurait voir ici une exception préliminaire telle que les prévoit le Règlement (Procédures incidentes).
18. Pour entrer dans le champ d’application de l’article 79 du Règlement, «une exception doit … revêtir un caractère «préliminaire» (Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C. I. J. Recueil 1998, p. 26, par. 47). A défaut, elle n’est pas couverte par le mécanisme des exceptions préliminaires prévu dans la sous-section 2 (Exceptions préliminaires) de la section D (Procédures incidentes) du titre III du Règlement de la Cour. Abstraction faite de la solidité juridique de son argument sur ce point, il est clair que la demande de la France, dans la forme sous laquelle elle est présentée, ne peut plus être considérée comme étant par nature «une exception préliminaire» au sens procédural. Dans la présente situation juridique, il était impossible pour la Cour de déclarer dans son arrêt qu’une telle exception ne revêtait pas le «caractère exclusivement préliminaire» requis par le paragraphe 9 de l’article 79. Les exemples d’affaires «d’abus de droit» cités par la France (Phoenix Action Ltd. v. The Czech Republic, affaire CIRDI no ARB/06/5, sentence arbitrale du 15 avril 2009 ; Renée Rose Levy and Gremcitel S.A. v. Republic of Peru, affaire CIRDI no ARB/11/17, sentence arbitrale du 9 janvier 2015) montrent aussi que les juridictions arbitrales pertinentes ont accepté l’argument des défendeurs non pas en tant qu’exception préliminaire devant être tranchée avant l’examen au fond, mais en tant que question touchant au fondement même des allégations avancées par les demandeurs. Il est vrai que l’article 79 est censé couvrir «[t]oute exception» soulevée par les parties et s’applique à toute exception dont l’effet, «si elle était retenue par la Cour, serait de mettre fin à la procédure dans l’affaire en cause, et dont il conviendrait, par conséquent, pour la Cour de s’occuper avant d’aborder le fond» (affaire du Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis (Estonie c. Lithuanie), exceptions préliminaires, arrêt, 1939, C.P.J.I., série A/B, no 76, p. 16). Ce n’est à l’évidence pas la situation que la Cour doit examiner ici.
19. Dans la présente affaire, par conséquent, je considère que l’exception fondée par la France sur l’abus de droit ne revêt pas ce caractère «préliminaire». Le droit fondamental allégué en l’espèce est le droit de la Guinée équatoriale à l’immunité ratione personae de son vice-président chargé de la défense et de la sécurité de l’Etat, ainsi qu’à l’immunité et à l’inviolabilité de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris. La requête de la Guinée équatoriale a été contestée par la France au motif qu’elle est constitutive d’un abus de droit. Selon la France, la demanderesse a exploité ces droits accordés officiellement à la seule fin de les détourner, en vue de soustraire M. Teodoro Nguema Obiang Mangue et ses biens aux poursuites pénales engagées par la France. Pour celle-ci, cette utilisation de l’immunité et de l’inviolabilité n’est rien d’autre qu’abusive, car le but des privilèges et des immunités prévus par la convention de Vienne, qui est de préserver l’indépendance de l’Etat et de ses représentants à l’étranger, et non d’accorder un avantage personnel à leurs bénéficiaires (Exceptions préliminaires de la République française, par. 78 à 80), est entièrement méconnu et dévoyé de manière à soustraire des activités illicites aux voies judiciaires.
20. La Cour a conclu dans l’arrêt que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir l’allégation de la France. Toutefois, la question de savoir si cette allégation est étayée ou non n’est pas pertinente en l’espèce. Si elle était retenue, l’exception de la France relative à l’abus par la Guinée équatoriale du droit à l’immunité et à l’inviolabilité pourrait amener la Cour à rejeter la requête dans sa totalité en tant que «demande non valide», plutôt qu’à porter la procédure jusqu’à l’examen au fond.
21. C’est pour ces raisons que je me suis rangé à la décision de la Cour rejetant dans son intégralité la troisième exception préliminaire soulevée par la France, sans émettre de jugement sur
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la validité de la thèse avancée — thèse qui, si elle était retenue, pourrait avoir des conséquences juridiques beaucoup plus importantes.
(Signé) Hisashi OWADA.
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