Opinon dissidente de M. le juge ad hoc Caron

Document Number
155-20171115-ORD-01-06-EN
Parent Document Number
155-20171115-ORD-01-00-EN
Document File
Bilingual Document File

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC CARON
[Traduction]
Désaccord avec la conclusion de la Cour tendant à déclarer irrecevables les première et
deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie  Connexité directe, en fait comme en
droit, dans le cas des première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie.
Connexité directe en fait  Objet de la demande  Zone contiguë unique de la Colombie
établie par le décret présidentiel 1946 du 9 septembre 2013 au coeur de l’ensemble factuel soustendant
la demande du Nicaragua  Ensemble factuel sous-tendant les première et deuxième
demandes reconventionnelles de la Colombie recouvrant les faits mêmes qui ont motivé la
proclamation du décret.
Condition de connexité directe  Désaccord quant au fait que la connexité directe devrait
exister à la fois en fait et en droit  Connexité ne devant exister qu’en fait ou en droit  Existence
d’un lien entre les buts juridiques poursuivis par les Parties, puisque le Nicaragua demande
l’abrogation du décret présidentiel 1946, tandis que la Colombie, par ses première et deuxième
demandes reconventionnelles, vise à faire valider les motivations à l’origine de sa proclamation.
Diversité des facteurs à l’aune desquels s’apprécie la recevabilité de demandes
reconventionnelles  Rôle unique dévolu à la Cour en matière de règlement pacifique des
différends  Désaccord quant à la nécessité pour la demande reconventionnelle et pour la
demande d’être fondées sur les mêmes principes ou instruments juridiques.
I. INTRODUCTION
1. La Cour, dans son ordonnance du 15 novembre 2017, conclut à la recevabilité de deux des
quatre demandes reconventionnelles présentées par la Colombie. Se référant à l’article 80 de son
Règlement, elle indique que la recevabilité d’une demande reconventionnelle est subordonnée à
une double condition de compétence et de connexité directe. Je suis d’accord avec une grande
partie du contenu de l’ordonnance et, en particulier, avec l’analyse que fait la Cour de la condition
de compétence, telle qu’elle s’applique en la présente espèce. En revanche, je suis en désaccord
avec son analyse de la condition de connexité directe à deux égards.
2. Premièrement, avec tout le respect que je dois à la Cour, je ne puis la suivre lorsqu’elle
conclut à l’absence de connexité directe, tant en fait qu’en droit, entre les deux premières demandes
reconventionnelles de la Colombie et l’objet des demandes principales du Nicaragua et, partant, à
l’irrecevabilité de ces demandes reconventionnelles.
3. Deuxièmement, et plus fondamentalement, je joins cette opinion dans le but de faire
avancer la réflexion de la Cour sur les principes qui sous-tendent sa condition de connexité directe.
Bien que l’action reconventionnelle soit depuis longtemps prévue devant la Cour et dans son
Règlement, c’est seulement au cours des dernières décennies que la pratique s’en est développée. Il
n’est donc pas trop tard pour s’interroger sur les principes qui animent la Cour dans l’exercice
qu’elle fait de la part d’appréciation dont elle jouit à cet égard.
- 2 -
II. APPRÉCIATION DE L’EXISTENCE D’UNE CONNEXITÉ DIRECTE DANS LE CAS
DES PREMIÈRE ET DEUXIÈME DEMANDES RECONVENTIONNELLES
1. Enoncé par la Cour de la condition de connexité directe
4. L’article 80, qui n’est pas une disposition du Statut mais plutôt une interprétation de la
Cour, dispose dans le passage pertinent qu’il ne peut être connu d’une demande reconventionnelle
«que si celle-ci … est en connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse». Cette
condition de «connexité directe» a été qualifiée de «colonne vertébrale des demandes
reconventionnelles», permettant de distinguer le domaine propre à cette procédure incidente de
celui d’une demande séparée, laquelle ouvre une nouvelle instance1. La Cour a été amenée à lui
donner corps au fil de sa jurisprudence.
5. La Cour a ainsi déclaré que cette condition pouvait s’apprécier à la fois en fait et en droit2.
A propos de la connexité factuelle, elle a pris en considération les questions de savoir si les faits
invoqués par chaque partie se rapportaient à une même zone géographique ou à une même période,
et si ces faits étaient de même nature, c’est-à-dire si les parties tiraient grief de comportements
similaires. Dans l’affaire relative à l’Application de la convention contre le génocide, la Cour a
explicité que l’enjeu de l’examen des faits, globalement, consistait à déterminer si les demandes
respectives des parties reposaient sur des faits s’inscrivant dans le cadre d’un «même ensemble
factuel»3.
6. A propos de la connexité juridique, la Cour a pris en considération les questions de savoir
«si la demande reconventionnelle était en connexité directe avec les demandes
principales au regard des principes ou instruments juridiques invoqués, [et] si le
demandeur et le défendeur pouvaient être réputés poursuivre le même but juridique à
travers leurs demandes respectives» (ordonnance, paragraphe 25).
7. Il n’est pas rare que la Cour recherche s’il existe une connexité directe avec la demande de
la partie adverse et non avec «l’objet» de cette demande, pourtant expressément visé à l’article 80.
Or, cette référence à «l’objet» est significative, puisqu’elle tend à indiquer que l’accent sera
davantage mis sur le différend lui-même que sur la forme juridique sous laquelle le demandeur
l’aura présenté en formulant sa demande.
8. Plusieurs commentateurs ont observé que la multiplicité des facteurs pris en considération
par la Cour était une indication de la latitude dont celle-ci jouit dans l’exercice de sa part
d’appréciation. Dans son analyse de la pratique de la Cour, S. Rosenne écrit ainsi, à propos de la
condition de connexité directe, que «l’absence de rigidité est une caractéristique de la manière dont
les Etats et la Cour abordent les demandes reconventionnelles. On éprouve, à vrai dire, certaines
1 Robert Kolb, La Cour internationale de Justice, Paris, A. Pedone, 2013, p. 680.
2 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil
1997, p. 258, par. 33.
«Considérant que le Règlement ne définit pas la notion de «connexité directe» ; qu’il appartient à
la Cour d’apprécier…, compte tenu des particularités de chaque espèce, si le lien qui doit rattacher la
demande reconventionnelle à la demande principale est suffisant ; et que, en règle générale, le degré de
connexité entre ces demandes doit être évalué aussi bien en fait qu’en droit[.]»
3 Ibid., p. 258, par. 34. L’expression «ensemble factuel» a maintes fois été reprise depuis lors dans la
jurisprudence.
- 3 -
difficultés à tirer de ces précédents des principes généraux, si ce n’est que chaque cas concret doit
être envisagé en lui-même.»4 L’on relèvera que les déclarations par lesquelles la Cour affirme avoir
«pris en considération divers facteurs susceptibles d’établir la connexité directe», et l’avoir fait
«compte tenu des particularités de chaque espèce», attestent qu’elle exerce cette part d’appréciation
au cas par cas (ordonnance, paragraphes 22-23 ; les italiques sont de moi). Le constat en est
important car il montre que, fort heureusement à mon sens, l’analyse de la Cour ne se réduit pas
aisément à un ensemble de considérations qu’il s’agirait d’appliquer mécaniquement. Bien que la
Cour fasse, dans son ordonnance, référence aux facteurs pris en compte, il est difficile de percevoir
quelle est, ou devrait être, la hiérarchie entre eux et, plus fondamentalement, quels sont le ou les
principes présidant à leur sélection et à la détermination de leur importance relative. La question de
savoir quels sont les principes en jeu sera analysée dans la troisième partie de la présente opinion.
9. Pour l’heure, il suffira d’observer que le raisonnement de la Cour implique une part
d’appréciation qui rend malaisée toute critique de sa décision de conclure à une absence de
connexité directe, en fait comme en droit, dans le cas des première et deuxième demandes
reconventionnelles. Le juge Schwebel, à propos de l’application par la Cour d’un droit impliquant
des considérations d’équité, avait écrit ceci :
«Malgré l’écart entre la ligne de délimitation tracée par la Chambre et celle qui
résulterait de mon analyse, j’ai voté pour l’arrêt de la Chambre. Si je l’ai fait,
[c]’est … parce que je reconnais que les facteurs qui entraînent la différence entre les
lignes se prêtent à plus d’une interprétation plausible en droit et assurément en
équité … Dans un tel domaine, le droit demeure fluctuant, et les aspects de jugement
ou d’appréciation des éléments de droit et d’équité jouent un rôle prédominant.»5
De même, la part d’appréciation qu’exerce au cas par cas la Cour lorsqu’elle se pose la question de
l’existence d’une connexité directe rend possible tout un éventail de conclusions. A cet égard, mon
dissentiment réside en ceci que, en exerçant moi-même cette même part d’appréciation, j’aboutis à
une conclusion différente de celle de la majorité. J’estime important d’expliquer pourquoi.
L’existence d’une part d’appréciation permet certes toute une diversité de points de vue, mais pas
n’importe lesquels. L’usage qui peut en être fait n’est pas illimité ; il doit, pour ne pas prêter le
flanc à la critique, être précisé, en étant motivé. Dans la section suivante, je reviendrai sur la part
d’appréciation dont la Cour explique avoir fait usage s’agissant des première et deuxième
demandes reconventionnelles, et exposerai les raisons qui m’amènent à me dissocier de la
conclusion à laquelle elle est parvenue.
2. Connexité directe entre les première et deuxième demandes reconventionnelles
et l’objet des demandes principales
10. L’analyse à laquelle se livre la Cour pour déterminer s’il y a connexité directe entre les
première et deuxième demandes reconventionnelles et l’objet des demandes principales est
succincte. Comme la Cour l’observe au paragraphe 35, la première demande reconventionnelle
porte «sur le manquement allégué du Nicaragua à une obligation d’exercer la diligence requise aux
fins de protéger et de préserver l’environnement marin dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes»,
la deuxième, «sur son manquement à l’obligation alléguée d’exercer la diligence requise aux fins
4 Shabtai Rosenne, The Law and Practice of the International Court, 1920-1996, 3e éd., 1997, vol. III, p. 1276.
S. Murphy écrit que l’application de la condition de connexité directe relève «davantage d’un art que d’une science
exacte». Sean Murphy, «Counter-claims Article 80 of the Rules», in The Statute of the International Court of Justice: A
Commentary, A. Zimmerman et al. (sous la dir. de), 2012, 2e éd., p. 1010.
5 Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique), arrêt,
C.I.J. Recueil 1984, p. 357, opinion individuelle de M. le juge Schwebel.
- 4 -
de protéger le droit des habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals, de
bénéficier d’un environnement sain, viable et durable».
11. Recherchant si les première et deuxième demandes reconventionnelles présentent une
connexité factuelle avec l’objet des demandes principales, la Cour conclut qu’elles «concernent
pour l’essentiel la même zone géographique que les demandes principales» du Nicaragua
(ordonnance, paragraphe 36). Elle ne dit pas si elles concernent la même période (quoiqu’elle le
fasse en ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle), vraisemblablement parce que la
question ne se pose pas. La Cour décrit les divers types de comportement que la Colombie reproche
au Nicaragua (à savoir le fait que celui-ci n’aurait pas empêché la destruction de l’environnement
marin et la pêche déprédatrice imputées à des ressortissants nicaraguayens) et affirme qu’ils sont
distincts des types de comportement dont le Nicaragua fait grief à la Colombie (à savoir l’ingérence
dans sa juridiction et ses droits souverains exclusifs qu’il prête à la Colombie dans sa zone
économique exclusive). La Cour conclut que «les faits allégués sous-tendant, d’une part, les
première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie et, d’autre part, les demandes
principales du Nicaragua sont de nature différente» (ordonnance, paragraphe 37).
12. Recherchant s’il y a lieu de conclure à une connexité en droit dans le cas des première et
deuxième demandes reconventionnelles, la Cour estime que les instruments ou principes juridiques
invoqués sont différents dans la mesure où la Colombie se prévaut de règles de droit international
coutumier et d’instruments relatifs à la protection de l’environnement marin, tandis que le
Nicaragua s’appuie sur les règles de droit international coutumier relatives au droit de la mer telles
que reflétées dans les parties V et VI de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La
Cour conclut également que les buts juridiques poursuivis sont différents, la Colombie souhaitant
obtenir que le Nicaragua agisse pour protéger et préserver l’environnement marin, et celui-ci, que
la Colombie s’abstienne de toute ingérence dans sa juridiction et ses droits souverains au sein de la
même zone (ordonnance, paragraphe 38).
13. Le raisonnement suivi par la Cour, aussi catégorique soit-il, atteste la malléabilité d’un
tel ensemble de facteurs et, partant, révèle la part d’appréciation qui entre en jeu.
14. C’est à juste titre que la Cour tient les types de comportement en cause pour
factuellement différents, bien qu’ils soient à l’origine, dans les deux cas, de violations alléguées
d’obligations analogues dans une seule et même zone. Les actions positives que le Nicaragua
reproche à la Colombie viseraient, notamment, à préserver et à protéger l’environnement marin,
tandis que les omissions que la Colombie reproche au Nicaragua rendraient possibles la pêche
déprédatrice et la destruction de ce même environnement. La Cour juge à bon escient différents les
instruments et principes juridiques invoqués de part et d’autre, bien que tous aient trait à des
espaces maritimes ainsi qu’aux obligations et responsabilités des Etats dans une seule et même
zone maritime. La Cour estime que les buts juridiques poursuivis de part et d’autre sont différents,
bien que chaque Partie demande que soient clarifiées les obligations équivalentes de l’autre dans
une seule et même zone maritime.
15. Au vu du libellé de l’article 80, la Cour, exerçant sa part d’appréciation, est censée
s’interroger sur l’existence d’une connexité directe entre la demande reconventionnelle et l’objet de
la demande de la partie adverse. Mais quel est, au juste, l’objet de la demande du Nicaragua ?
16. Un acte législatif unilatéral peut en lui-même constituer l’un des éléments d’un ensemble
factuel ; or, au coeur de l’objet de la demande du Nicaragua et de l’ensemble factuel qui la
- 5 -
sous-tend, figure la zone contiguë unique établie par le décret présidentiel colombien 1946 du
9 septembre 2013. Au paragraphe 12 de l’ordonnance, la Cour relève que, en la présente instance,
le Nicaragua recherche l’abrogation «[de] lois et règlements promulgués par [la Colombie] qui sont
incompatibles avec [son] arrêt [du] 19 novembre 2012, notamment les dispositions d[u]
décret … 1946 du 9 septembre 2013». Déjà, au paragraphe 70 de son arrêt du 17 mars 2016, la
Cour, faisant référence à la «proclamation, par la Colombie, d’une «zone contiguë unique»», notait
que «les Parties [avaient] adopté des positions différentes quant aux implications de cet acte en
droit international».
17. L’existence du décret présidentiel 1946 étant expressément visée par le Nicaragua dans
sa requête, et constituant un élément essentiel de l’ensemble factuel dans lequel s’inscrit sa
demande, il est indispensable, lorsqu’on examine la question de la connexité directe, de
comprendre que les faits sur lesquels reposent les première et deuxième demandes
reconventionnelles de la Colombie sont ceux-là mêmes qui ont, dans une large mesure, motivé la
promulgation de ce décret. Dans le préambule du décret 1946, qui rend compte de ces motivations,
on peut ainsi lire les considérations suivantes, dont certaines ont été soulignées par mes soins :
«Considérant
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que, conformément au droit international coutumier concernant la zone
contiguë, les Etats peuvent exercer leurs droits souverains, leur juridiction et leur
contrôle, notamment dans les domaines de la sécurité, du trafic de drogue, de la
protection de l’environnement, de la fiscalité et des douanes, de l’immigration et de la
santé ;
Qu’il convient de déterminer l’étendue de la zone contiguë correspondant aux
territoires insulaires situés dans la partie occidentale de la mer des Caraïbes,
notamment ceux constituant l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina,
de manière à assurer la bonne gestion de l’archipel et de ses espaces maritimes, et à
garantir ainsi la protection de l’environnement et des ressources naturelles, ainsi que
le maintien de la sécurité globale et de l’ordre public ;
Que l’Etat colombien est tenu de veiller à la préservation des écosystèmes de
l’archipel, essentiels à l’équilibre écologique de la zone, afin de préserver les droits
historiques, traditionnels, ancestraux, environnementaux et culturels de ses habitants,
ainsi que leur droit à la survie.»6
En ce sens, le décret présidentiel 1946 se trouve précisément à la croisée des ensembles
factuels sous-tendant l’objet de la demande du Nicaragua, d’une part, et les première et deuxième
demandes reconventionnelles de la Colombie, d’autre part. Les première et deuxième demandes
reconventionnelles présentent donc, selon moi, une connexité directe avec l’objet de la demande du
Nicaragua.
18. Mais qu’en est-il de la connexité directe en droit ? Premièrement, il convient de souligner
que la connexité directe exigée à l’article 80 n’a pas à être établie à la fois en fait et en droit. Il
suffit, selon moi, qu’elle soit factuelle ou juridique. Dans le contexte de contentieux nationaux
mettant en jeu des questions d’immunité souveraine, la Commission du droit international, à
l’article 9 (consacré aux demandes reconventionnelles) de son projet d’articles sur les immunités
6 Voir la traduction française du décret présidentiel 1946 du 9 septembre 2013 reproduite à l’annexe 9 du
mémoire du Nicaragua, 3 octobre 2014, p. 91.
- 6 -
juridictionnelles des Etats et de leurs biens, adopté en 1991, a ainsi indiqué que, eu égard à la
codification du sujet, la connexité directe était suffisamment établie si elle l’était en fait ou en
droit :
«Un Etat qui intente une procédure devant un tribunal d’un autre Etat ne peut
invoquer l’immunité de juridiction devant ledit tribunal en ce qui concerne une
demande reconventionnelle qui est fondée sur le même rapport de droit ou les mêmes
faits que la demande principale.»7
Deuxièmement, l’examen des buts juridiques poursuivis par les Parties en ce qui concerne le
décret présidentiel 1946 révèle néanmoins l’existence d’une connexité directe en droit également,
puisque le Nicaragua demande l’abrogation de ce décret, tandis que, par ses première et deuxième
demandes reconventionnelles, la Colombie espère obtenir la reconnaissance, voire la résolution,
des préoccupations ayant motivé sa proclamation.
19. Dans l’exercice que je fais, quant à moi, de ma part d’appréciation, je conclus ainsi à
l’existence d’une connexité directe entre les première et deuxième demandes reconventionnelles de
la Colombie et l’objet des demandes du Nicaragua. L’examen de la question des principes soustendant
la condition de connexité directe, ainsi que des facteurs retenus par la Cour, ne fait que
renforcer cette conclusion.
III. PRINCIPES SOUS-TENDANT LES CONSIDÉRATIONS RELATIVES
À LA RECEVABILITÉ DE DEMANDES RECONVENTIONNELLES
20. Quels sont les principes sous-tendant le raisonnement de la Cour quant à la recevabilité
de demandes reconventionnelles ? En quoi les différents facteurs mentionnés par la Cour dans son
ordonnance servent-ils ces principes ? Ceux-ci justifient-ils une hiérarchisation desdits facteurs ?
Bien que la Cour n’en fasse aucune mention dans la présente ordonnance, elle a été amenée à faire
état de ces principes par le passé. Dans cette section, je passerai en revue ceux qu’elle a discernés
jusqu’à présent, et analyserai ce qu’il y a lieu d’en conclure quant à la part d’appréciation à exercer.
21. La Cour a, dans le cadre de plusieurs décisions, dégagé les principes qui sous-tendent son
raisonnement quant à la recevabilité de demandes reconventionnelles et les divers facteurs à l’aune
desquels s’apprécie l’existence d’une connexité directe. Selon moi, elle a distingué au moins cinq
de ces principes.
22. Premièrement, la Cour a maintes fois indiqué que les demandes reconventionnelles
pouvaient favoriser «l’économie de procès». Si la question qui se pose est celle de savoir si une
demande reconventionnelle  acte juridique autonome relevant de la compétence de la Cour 
doit être examinée en tant que telle ou, au contraire, dans le cadre d’une affaire distincte, le
principe que la Cour a retenu est clair : elle doit être examinée dans le cadre de la même affaire, si
cela va dans le sens d’une économie de procès. Bien que la Cour ne l’ait pas expressément spécifié,
il y a lieu de penser que cette économie de procès renvoie à la fois à ses propres ressources limitées
et à celles des parties. Deuxièmement, la Cour a mentionné un autre principe, souvent
concomitamment à celui d’économie de procès, et qui lui est connexe : il s’agit d’éviter
l’incohérence des résultats à laquelle risque de conduire un examen fragmentaire, dans le cadre
d’affaires distinctes, d’aspects imbriqués d’un même différend.
7 Annuaire de la Commission du droit international, 1991, vol. II, deuxième partie, p. 30.
- 7 -
23. Ces deux principes directeurs sont évoqués dans le développement que la Cour consacre
aux demandes reconventionnelles en l’affaire relative à l’Application de la convention contre le
génocide. Elle y écrit que,
«en ce qui concerne les demandes reconventionnelles[,] il s’agit essentiellement de
réaliser une économie de procès tout en permettant au juge d’avoir une vue
d’ensemble des prétentions respectives des parties et de statuer de façon plus
cohérente»8.
24. Entre la nécessité de simplifier la procédure et celle d’éviter des résultats incohérents,
j’aurais tendance à penser que c’est le dernier de ces principes qui est le plus impérieux, dans le cas
d’une juridiction telle que la Cour internationale, qui traite d’affaires revêtant un intérêt public
majeur. La nécessité de parvenir, dans ce cadre, à une décision qui soit perçue comme juste
l’emporte, selon moi, sur celle d’y parvenir d’une manière qui soit efficace. L’on pourrait souhaiter
combiner ces deux objectifs, mais si force est de choisir, dans le contexte d’affaires présentant de
tels enjeux, je privilégierais la cohérence des résultats, car son absence aurait, entre autres effets,
celui d’affaiblir la portée de la décision rendue.
25. Troisièmement, la Cour a évoqué la bonne administration de la justice, quoique sans
entrer dans le détail de cette expression, qui pourrait être une manière succincte de se référer à la
fois à l’économie de procès et à la nécessité d’éviter des résultats incohérents. Quatrièmement, la
Cour, encore que moins expressément et moins systématiquement, a discerné comme autre principe
à l’oeuvre le droit qu’a le demandeur de présenter ses prétentions comme il a choisi de le faire, et de
ne pas voir les efforts qu’il déploie pour que celles-ci soient jugées contrariés par d’éventuelles
demandes reconventionnelles. Ce principe reflète peut-être l’aversion générale qu’inspire l’idée
d’abus de procédure, et pourrait plus justement être rattaché à l’objectif de bonne administration de
la justice.
26. L’on peut considérer que ces troisième et quatrième principes sous-tendent la décision
rendue en l’affaire relative à l’Application de la convention contre le génocide, dans laquelle la
Cour a dit que
«le défendeur ne [pouvait] ... imposer par [la] voie [reconventionnelle] au demandeur
n’importe quelle demande, au risque de porter atteinte aux droits de celui-ci et de
compromettre la bonne administration de la justice»9.
27. Ces quatre principes sous-tendent vraisemblablement le raisonnement que tiennent toutes
les juridictions en ce qui concerne les demandes reconventionnelles. Mais si ces principes-là sont
communs à l’ensemble des juridictions que je connais, il en est un cinquième, propre à la Cour.
28. Ce cinquième et dernier principe reflète le rôle unique dévolu à la Cour en matière de
règlement pacifique des différends internationaux. Le paragraphe 1 de l’article 33 de la Charte des
Nations Unies dispose que
«[l]es parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le
maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution,
8 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 257, par. 30.
9 Ibid., p. 257-258, par. 31.
- 8 -
avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation,
d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux,
ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix».
Le règlement judiciaire est l’une seulement des diverses méthodes énumérées, et il ne fait guère de
doute que c’est à la Cour internationale de Justice que les auteurs de la Charte songeaient en y
faisant référence. Il n’est pas certain, toutefois, que l’analyse juridique garantisse nécessairement
les solutions les plus durables dans le cas de différends internationaux complexes. En réalité, de
tels différends peinent à être résolus. Leur complexité est telle que les vues des divers protagonistes
vont souvent jusqu’à diverger sur la question de ce qui en constitue l’objet. Il n’y a donc pas lieu
d’être surpris qu’un Etat, en préparant la requête qu’il destine à la Cour, présente ses moyens dans
l’optique qui est la sienne. Mais, dans cette hypothèse, nous devons également admettre que la
Cour risque de ne se voir offrir qu’une description partielle d’une question complexe. Que la
demande reconventionnelle et la demande se fondent ou non sur les mêmes principes ou
instruments juridiques ne me semble dès lors pas pertinent. Assurément, il est préférable, au regard
des principes visant à garantir l’économie de procès et à éviter des résultats incohérents, que les
instruments juridiques invoqués soient les mêmes. Mais il n’y a pas lieu de s’attendre à ce qu’une
demande reconventionnelle impliquant le même ensemble factuel aborde le différend dans la même
optique ni de penser qu’elle doive, dans sa formulation juridique, renvoyer à des instruments qui
seraient forcément les mêmes10. En réalité, dans la mesure où elle cherche à mieux saisir la
complexité du différend qui lui est soumis, la Cour doit escompter que les principes ou instruments
invoqués seront plus souvent différents qu’identiques. Dans cette perspective, l’examen de
demandes reconventionnelles recouvrant le même ensemble factuel lui permet de mieux cerner et
traiter le différend, ce qui sert l’objectif de règlement pacifique. S. Murphy écrit :
«Les différends internationaux qui ne peuvent être résolus par la voie
diplomatique sont souvent compliqués, chacune des parties avançant des prétentions
qui pourraient être valables. En se montrant souple quant à la procédure, la Cour prend
acte de cette complexité, et se ménage la possibilité d’appréhender le différend dans
son contexte factuel et juridique plus général, et, partant, d’aboutir à un règlement plus
exhaustif et plus juste.»11
IV. CONCLUSION
29. Un différend est perçu de différentes manières non seulement par les Etats concernés,
mais aussi par les citoyens de ces Etats. Le préambule de l’acte constitutif de l’UNESCO note fort
à propos que, puisque les différends internationaux prennent naissance dans l’esprit des hommes,
«c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix». De même, les
différends internationaux soumis à la Cour ne sont pas de simples désaccords juridiques entre hauts
responsables gouvernementaux mais aussi, dans la plupart des cas, des différends dans l’esprit des
peuples des deux Etats. C’est donc dans l’esprit des peuples des deux Etats que l’on peut espérer
régler véritablement les différends internationaux d’envergure. Il est vrai que tous les points de vue
ne seront pas légitimés par l’instance judiciaire, mais l’on peut néanmoins admettre une diversité
de points de vue quant à l’objet réel du différend.
30. En déclarant recevables les troisième et quatrième demandes reconventionnelles, la Cour
a pu analyser en meilleure connaissance de cause le différend international dont elle est saisie en
l’espèce et se donner les moyens d’en assurer le règlement pacifique à long terme. Pour les raisons
10 Voir A. D. Renteln, «Encountering Counterclaims», Denver Journal of International Law and Policy, vol. 15,
1986-1987, p. 392-393.
11 S. Murphy, «Amplifying the World Court’s Jurisdiction through Counter-claims and Third-Party Intervention»,
George Washington International Law Review, vol. 33, 2000, p. 20.
- 9 -
exposées ci-dessus, je pense que le fait de déclarer recevables les première et deuxième demandes
reconventionnelles aurait présenté les mêmes avantages.
(Signé) David D. CARON.
___________

Document file FR
Document Long Title

Opinon dissidente de M. le juge <i>ad hoc</i> Caron

Links