Opinion commune de MM. les juges Tomka, Gaja, Mme la juge Sebutinde, M. le juge Gevorgian et M. le juge ad hoc Daudet

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155-20171115-ORD-01-02-EN
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OPINION COMMUNE DE MM. LES JUGES TOMKA ET GAJA,MME LA JUGE SEBUTINDE,
M. LE JUGE GEVORGIAN ET M. LE JUGE AD HOC DAUDET
[Traduction]
Conditions de recevabilité des demandes reconventionnelles  Compétence à l’égard des
demandes reconventionnelles et connexité directe avec la demande du requérant  Pouvoir
discrétionnaire de la Cour de connaître ou non d’une demande reconventionnelle  Nature
juridique de la demande reconventionnelle  Demande reconventionnelle en tant que demande
indépendante  Ordre d’examen des conditions de recevabilité d’une demande
reconventionnelle  Titre de compétence frappé de caducité avant la présentation de la demande
reconventionnelle  Absence de pertinence de l’arrêt Nottebohm aux fins des demandes
reconventionnelles  Demandes reconventionnelles ne relevant pas de l’objet du différend tel que
déterminé par la Cour  Absence de compétence de la Cour pour connaître des demandes
reconventionnelles en la présente espèce — Mauvaise foi du demandeur ne devant pas être
présumée  Administration rationnelle et efficace de la justice.
1. La Cour a conclu que les première et deuxième demandes reconventionnelles présentées
par la Colombie étaient irrecevables. Nous souscrivons à cette conclusion, mais pour un motif
différent. La Cour a déclaré recevables les troisième et quatrième demandes reconventionnelles de
la Colombie ; nous sommes au regret de devoir exprimer notre désaccord sur ce point. Selon nous,
les quatre demandes reconventionnelles présentées par la Colombie sont toutes irrecevables, car
aucune d’elles ne relève de la compétence de la Cour ; or, relever de cette compétence est l’une des
conditions devant être remplies pour que celle-ci puisse en connaître.
2. La disposition applicable aux demandes reconventionnelles est énoncée au paragraphe 1
de l’article 80 du Règlement, le Statut de la Cour n’offrant aucune indication en la matière.
Le paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour, dans sa version actuelle1, se lit
comme suit : «La Cour ne peut connaître d’une demande reconventionnelle que si celle-ci relève de
sa compétence et est en connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse.»
1 Cette version est en vigueur depuis le 1er février 2001. L’article 80 du Règlement tel qu’adopté en 1978 se lisait
comme suit : «Une demande reconventionnelle peut être présentée pourvu qu’elle soit en connexité directe avec l’objet
de la demande de la partie adverse et qu’elle relève de la compétence de la Cour.»
Une disposition était déjà consacrée aux demandes reconventionnelles dans le premier Règlement de la Cour,
adopté par la Cour permanente de Justice internationale (ci-après la «CPJI»), le 24 mars 1922. Elle figurait dans
l’article 40, qui spécifiait ce que contiendraient les pièces de procédure écrite des parties, et se lisait comme suit :
«Les contremémoires [aujourd’hui orthographiés «contre-mémoires»] comprennent : … des
conclusions fondées sur les faits énoncés ; ces conclusions peuvent comprendre des demandes
reconventionnelles, pour autant que ces dernières rentrent dans la compétence de la Cour.»
Cette disposition est demeurée inchangée dans la version revisée du Règlement adoptée par la CPJI le 31 juillet
1926. C’est dans le Règlement adopté le 11 mars 1936 que la disposition relative aux demandes reconventionnelles a été
retirée de l’article consacré aux pièces écrites, et revisée. Le Règlement de la Cour de 1936 consacrait aux demandes
reconventionnelles un article distinct, l’article 63, qui figurait dans la sous-section II intitulée «Règles particulières»
(«Occasional Rules»). Celle-ci faisait partie de la section I ( «Procédure devant la Cour plénière»), laquelle relevait ellemême
du titre II («Procédure en matière contentieuse»). L’article 63 se lisait ainsi :
- 2 -
3. Selon cette disposition, deux conditions doivent ainsi être remplies pour que la Cour
puisse déclarer «recevable» une demande reconventionnelle. Celle-ci doit «rel[ever] de sa
compétence»2  c’est la première condition. En même temps, elle doit être «en connexité directe
avec l’objet de la demande de la partie adverse»3. Les conditions de recevabilité d’une demande
reconventionnelle énoncées à l’article 80 du Règlement sont donc cumulatives (ordonnance,
paragraphe 20 ; voir aussi Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière
(Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan
(Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013,
C.I.J. Recueil 2013, p. 210, par. 27).
4. La Cour n’est toutefois pas tenue de connaître d’une demande reconventionnelle, même
lorsque ces deux conditions sont remplies. L’utilisation du verbe «pouvoir» dans le libellé du
paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement (la Cour «peut connaître d’une demande
reconventionnelle») indique qu’elle jouit d’une certaine marge de discrétion4 lui permettant de
refuser d’examiner une telle demande. Certes, elle n’a jamais refusé de connaître d’une demande
reconventionnelle dès lors qu’il était satisfait aux deux conditions prescrites. Mais l’on ne saurait
exclure que, dans une situation exceptionnelle, où il serait contraire aux intérêts d’une
administration rationnelle et efficace de la justice d’examiner une telle demande, la Cour puisse
s’interdire d’en connaître, le défendeur conservant la possibilité d’introduire, par une nouvelle
requête, une instance distincte contre l’Etat qui est le demandeur en l’affaire initiale.
«Lorsque l’instance a été introduite par requête, une demande reconventionnelle peut être
présentée dans les conclusions du contre-mémoire, pourvu que cette demande soit en connexité directe
avec l’objet de la requête et qu’elle rentre dans la compétence de la Cour. Toute demande qui n’est pas en
connexité directe avec l’objet de la requête originaire, doit être présentée sous forme de requête séparée et
peut rester l’objet d’une instance distincte ou être jointe par la Cour à l’instance primitive.»
Dans le Règlement qu’elle a adopté le 6 mai 1946, la Cour internationale de Justice a maintenu un article distinct
consacré aux demandes reconventionnelles, l’article 63 toujours, dans la sous-section II (Règles particulières). La
première phrase était en substance la même que dans l’article correspondant du Règlement de 1936, appliqué par la CPJI.
La seconde, en revanche, avait été modifiée pour se lire comme suit :
«Si le rapport de connexité entre la demande présentée comme demande reconventionnelle et
l’objet de la requête n’est pas apparent, la Cour, après examen, décide s’il y a lieu ou non de joindre cette
demande à l’instance primitive.»
La disposition sur les demandes reconventionnelles a été reprise telle quelle dans le Règlement de la Cour de
1972, dont elle est simplement devenue l’article 68, toujours dans la sous-section II («Règles particulières»).
2 Cette condition était déjà énoncée dans le Règlement de 1922, adopté par la CPJI.
3 Cette condition a été énoncée expressément pour la première fois dans l’article 63 du Règlement adopté en 1936
par la CPJI, dans les termes suivants : «pourvu que cette demande soit en connexité directe avec l’objet [«the subject», en
anglais] de la requête» (les italiques sont de nous). Cette formulation est demeurée inchangée en 1946, à ceci près que, en
anglais, le mot «subject-matter» a remplacé celui de «subject». Elle est restée la même dans la version du Règlement de
1972. C’est seulement dans le Règlement de 1978 qu’elle a cédé la place à l’expression «pourvu qu’elle soit en connexité
directe avec l’objet de la demande de la partie adverse» (les italiques sont de nous).
4 Le juge ad hoc Lauterpacht a ainsi écrit : «[L]a Cour jouit d’un très grand pouvoir discrétionnaire.» (Application
de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie),
demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 284, par. 18, opinion
individuelle de M. le juge ad hoc Lauterpacht.) Le vice-président Weeramantry, dans cette même affaire, a souligné que,
«même si toutes ces … conditions préalables sont remplies, la jonction n’est pas automatique … La question de savoir si
une demande reconventionnelle sera acceptée doit encore dépendre du pouvoir discrétionnaire incontestable de la Cour
qui est maîtresse de sa propre procédure.» (Ibid., p. 288, opinion dissidente du vice-président Weeramantry ; les italiques
sont dans l’original.)
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5. La Cour, dans sa jurisprudence, a affirmé qu’«une demande reconventionnelle présente,
au regard de la demande de la partie adverse, un double caractère», en ceci
«qu’elle en est indépendante dans la mesure où elle constitue une «demande»
distincte, c’est-à-dire un acte juridique autonome ayant pour objet de soumettre une
prétention nouvelle au juge, et, qu’en même temps, elle s’y rattache, dans la mesure
où, formulée à titre «reconventionnel», elle riposte à la demande principale»
(Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles,
ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27).
6. Sans entrer dans la question du choix de l’expression «demande principale», qui n’est
guère heureuse puisque ce qualificatif n’est pas employé à l’article 80 du Règlement de la Cour et
que rien ne justifie de faire une distinction entre des demandes «principales» et des demandes qui,
apparemment, ne le seraient pas, ce qu’il y a lieu de retenir dans ce dictum, c’est qu’une demande
reconventionnelle est indépendante de la demande de l’autre partie et qu’elle constitue une
demande distincte. Qu’elle soit présentée en riposte à la demande de la partie adverse, et puisse en
conséquence être considérée comme «se rattachant» à cette dernière, ne signifie pas pour autant
qu’elle lui soit subordonnée. De fait, une demande reconventionnelle pourra subsister même après
que le demandeur aura retiré sa ou ses demandes. En vertu du paragraphe 2 de l’article 89 du
Règlement, le défendeur peut en effet faire objection à un désistement.
7. La Cour, dans l’ordonnance susmentionnée, a fait observer qu’«une demande d[evait]
normalement être portée devant le juge (should normally be made before the Court) par la voie
d’un acte introductif d’instance» (ibid., p. 257, par. 30). S’il est néanmoins «admis que certains
types de demandes soient formulées … dans le cadre d’une instance déjà en cours» (ibid.), a-t-elle
précisé, c’est «aux seules fins d’assurer une meilleure administration de la justice compte tenu du
caractère particulier des demandes en cause» et, dans le cas des demandes reconventionnelles, pour
«réaliser une économie de procès» (ibid.). Les termes dans lesquels la Cour explique pourquoi cette
possibilité a été ménagée s’agissant des demandes reconventionnelles sont particulièrement
catégoriques en français, langue dans laquelle le texte de l’ordonnance fait foi : elle l’a été «aux
seules fins d’assurer une meilleure administration de la justice» (ibid. ; les italiques sont de nous).
8. La Cour a toutefois également rappelé que «le défendeur ne [pouvait] tirer parti de l’action
reconventionnelle pour porter devant le juge international des demandes qui excéderaient les
limites dans lesquelles les parties ont reconnu sa compétence» (ibid., par. 31), précisant que «c’est
pour ce motif qu’il est exigé, au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement, que la demande
reconventionnelle «relève de [celle-ci]»» (ibid.).
9. La Cour doit donc s’assurer que les demandes reconventionnelles relèvent de sa
compétence, telle que reconnue par les parties. C’est ce qu’elle a fait en la présente espèce, mais
seulement dans le cas des troisième et quatrième demandes reconventionnelles, ayant au préalable
conclu à l’absence de connexité directe entre, d’une part, la première et la deuxième demandes
reconventionnelles et, d’autre part, les demandes du Nicaragua.
- 4 -
10. La Cour a inversé l’ordre d’examen des deux conditions précitées, tel que prévu au
paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement. Or, si nous admettons qu’elle n’est pas tenue, aux
fins de déterminer si les conditions en question sont remplies, de suivre l’ordre dans lequel celles-ci
y sont exposées (ordonnance, paragraphe 20, faisant référence à la décision de la Cour dans
l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière
(Costa Rica c. Nicaragua) et l’affaire jointe relative à la Construction d’une route au Costa Rica le
long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du
18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 210, par. 27), nous considérons que la pratique et la logique
commandent plutôt de commencer par déterminer si les conditions auxquelles est subordonnée sa
compétence sont remplies. L’on pourrait, sinon, s’interroger sur le sens de l’exercice auquel le
comité du Règlement a consacré tant de temps en 1999, et qui a abouti à l’adoption par la Cour, en
2000, de modifications à l’article 80. En ce qui concerne le paragraphe 1, ces modifications ont
notamment consisté à inverser l’ordre des deux conditions, en commençant par celle relative à la
compétence, et à remplacer la locution «pourvu que» par la tournure «ne… que si».
11. En la présente espèce, il aurait, selon nous, été plus indiqué de commencer par
s’interroger sur la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la
Colombie. Nous estimons que la situation juridique, en ce qui concerne la compétence de la Cour,
est la même pour les quatre demandes. De ce point de vue, il n’y a aucune différence entre elles.
12. La majorité, cependant, n’a jugé la Cour compétente qu’à l’égard des troisième et
quatrième demandes reconventionnelles. Ayant déclaré irrecevables les première et deuxième
demandes reconventionnelles pour défaut de connexité directe avec les demandes du Nicaragua,
mais sans déterminer si elles relevaient de la compétence de la Cour, elle a laissé ouverte la
question de savoir si la Colombie serait fondée à les soumettre à la Cour par la voie d’une nouvelle
requête. Selon nous, elle ne le serait pas, puisqu’elle a dénoncé le pacte de Bogotá, dénonciation
qui, conformément à l’article LVI du pacte, a pris effet le 27 novembre 2013. Depuis cette date, le
pacte de Bogotá a cessé de produire ses effets par rapport à la Colombie. N’ayant pas consenti à la
juridiction obligatoire de la Cour en faisant la déclaration prévue au paragraphe 2 de l’article 36 du
Statut, et n’étant plus partie au pacte de Bogotá, la Colombie ne peut se prévaloir d’aucun titre pour
fonder la compétence de la Cour.
13. La Cour, de manière opportune, a évité de statuer sur sa compétence à l’égard des
première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie. Si elle avait examiné cette
question, en suivant le même raisonnement que celui qu’elle a tenu pour l’examen des troisième et
quatrième demandes reconventionnelles, elle aurait certainement conclu qu’elle était également
compétente pour connaître des première et deuxième demandes reconventionnelles, celles-ci étant
néanmoins irrecevables faute de connexité directe avec les demandes du Nicaragua. Si la Cour
s’était déclarée compétente à l’égard des deux premières demandes reconventionnelles, une telle
conclusion aurait pu être interprétée comme une invitation à soumettre celles-ci par voie de requête
au titre de l’article 38 du Règlement. Or, comme nous l’avons indiqué plus haut, pareille requête
serait vouée à l’échec, eu égard à l’absence de titre de compétence susceptible d’être invoqué par la
Colombie.
14. Ainsi, le raisonnement suivi par la majorité en ce qui concerne la compétence de la Cour
à l’égard des troisième et quatrième demandes reconventionnelles «ne laisse pas de susciter des
difficultés juridiques» (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), mesures conservatoires, ordonnance du
8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 14, par. 18).
- 5 -
15. Même si l’on est d’avis que la compétence de la Cour, telle qu’établie à la date du dépôt
de la requête, s’étend à l’ensemble du différend opposant les parties, le fait est que les demandes
reconventionnelles de la Colombie ne se rapportent pas au différend que le Nicaragua a soumis à la
Cour dans sa requête. Lorsqu’une demande reconventionnelle fait surgir un nouveau différend ou
élargit la portée du différend dont elle est déjà saisie, et que le demandeur soulève une exception à
cet égard, la Cour doit déterminer s’il existe une base de compétence lui permettant de connaître de
ladite demande. En la présente espèce, elle a déjà établi que le différend opposant les Parties
concerne «de prétendues violations par la Colombie des droits du Nicaragua dans les zones
maritimes dont celui-ci affirme qu’elles lui ont été reconnues par l’arrêt de 2012» (Violations
alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua
c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 34, par. 79). Aucune des
quatre demandes présentées par la Colombie à titre reconventionnel ne saurait être considérée
comme un aspect ou une composante du différend porté devant la Cour par le Nicaragua. Ces
demandes élargissent la portée du différend initial ou en font surgir de nouveaux, et la Cour n’a
donc pas compétence pour en connaître. Dans son arrêt de 2016, après avoir rappelé que,
«[p]armi les questions au sujet desquelles les Parties envisageaient de dialoguer,
figuraient notamment les activités de pêche des habitants de San Andrés, Providencia
et Santa Catalina dans des eaux dont la Cour a reconnu qu’elles appartenaient au
Nicaragua, la protection de la réserve de biosphère marine Seaflower et la lutte contre
le trafic de drogue dans la mer des Caraïbes»,
la Cour note que «l’objet des négociations tel que susmentionné diffère de l’objet du différend qui
oppose les Parties» (ibid., p. 38, par. 97-98). Les trois premières demandes reconventionnelles se
rapportant à ces mêmes questions, il en résulte, selon l’arrêt de 2016, que leur objet diffère de
l’objet du différend dont la Cour est saisie. La quatrième demande reconventionnelle se rapporte,
elle aussi, à un autre différend : le différend relatif à la question de savoir si la Colombie a violé les
droits souverains du Nicaragua dans les espaces maritimes reconnus à celui-ci est distinct de tout
différend relatif à la question de savoir si le Nicaragua, en établissant un système de lignes de base
droites pour déterminer la limite à partir de laquelle doit être mesurée la largeur de sa mer
territoriale, a enfreint le droit international coutumier.
16. Rien ne permet d’affirmer que la compétence de la Cour pour connaître de demandes
identiques émanant d’une même partie doit s’apprécier différemment selon que celles-ci sont
présentées en tant que demandes reconventionnelles ou séparément, en tant que demandes, par voie
de requête, étant entendu que c’est sous cette dernière forme qu’elles doivent «normalement être
portée[s] devant le juge» (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du
17 décembre 1993, C.I.J. Recueil 1997, p. 257, par. 30).
17. En la présente espèce, le défendeur emprunte la «voie» reconventionnelle pour soumettre
des demandes qui n’auraient eu autrement aucune chance d’aboutir, puisque la Cour n’aurait pas eu
compétence pour les examiner au fond, la Colombie ayant cessé d’accepter sa juridiction au titre du
pacte de Bogotá avec effet au 27 novembre 2013.
18. Nous estimons que la majorité n’avait pas lieu de s’appuyer sur ce qu’a dit la Cour en
l’affaire Nottebohm (ordonnance, paragraphe 67). En effet, l’arrêt rendu en l’affaire précitée est
dénué de pertinence en ce qui concerne la question de la compétence de la Cour pour connaître de
- 6 -
demandes reconventionnelles. Cet arrêt est à l’origine de la jurisprudence relative à la date à
laquelle s’apprécie la compétence de la Cour lorsqu’une procédure est engagée par voie de requête
unilatérale (voir, par exemple, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci
(Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 28, par. 36 ; Application
de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 445, par. 95 ; Violations alléguées de droits
souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 18, par. 33). La question essentielle, selon la
jurisprudence ainsi établie, est à cet égard de déterminer si la requête «est déposée à un moment où
le droit en vigueur entre les parties comporte la juridiction obligatoire de la Cour» (Nottebohm
(Liechtenstein c. Guatemala), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 123).
19. Dans la présente ordonnance (paragraphe 67), la Cour cite le passage suivant de l’arrêt
rendu en l’affaire Nottebohm :
«Lorsque la requête est déposée à un moment où le droit en vigueur entre les
parties comporte la juridiction obligatoire de la Cour …, le dépôt de la requête n’est
que la condition pour que la clause de juridiction obligatoire produise effet à l’égard
de la demande qui fait l’objet de la requête. Cette condition remplie, la Cour doit
connaître de la demande ; elle a compétence pour en examiner tous les aspects, qu’ils
touchent à la compétence, à la recevabilité ou au fond. Un fait extérieur tel que la
caducité ultérieure de la déclaration par échéance du terme ou par dénonciation ne
saurait retirer à la Cour une compétence déjà établie.» (Ibid.)
Toutefois, dans le passage ainsi cité, lorsque la Cour se dit tenue de connaître de la demande dès
lors que «[c]ette condition» est remplie, elle ne renvoie pas, par cette expression, à l’établissement
de la compétence, comme la majorité le laisse penser quand elle affirme : «[d]ès lors que la Cour a
établi sa compétence pour connaître d’une affaire, elle a compétence pour en examiner toutes les
phases» (ordonnance, paragraphe 67). Ce que la Cour entendait en 1953 par l’expression «[c]ette
condition remplie» était que la requête devait «[avoir été] déposée à un moment où le droit en
vigueur entre les parties comport[ait s]a juridiction obligatoire». En l’occurrence, les deux
déclarations faites en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut étaient en vigueur au moment
où la requête introductive d’instance a été soumise à la Cour. C’est dans ce contexte qu’il convient
d’interpréter le prononcé de la Cour selon lequel «[c]ette condition remplie, … elle a compétence
pour … examiner tous les aspects [de la demande], qu’ils touchent à la compétence, à la
recevabilité ou au fond». Il serait en effet quelque peu étrange que la Cour se penche sur la
question de la compétence «[d]ès lors [qu’elle aurait] établi sa compétence pour connaître d’une
affaire» (ordonnance, paragraphe 67), comme semble le concevoir la majorité.
20. La Cour, en l’affaire Nottebohm, n’a pas eu à examiner de demandes reconventionnelles,
et, de fait, rien de ce qu’elle a dit dans ce cadre ne présente la moindre pertinence aux fins de
l’interprétation du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement. Son dictum se rapporte de toute
évidence à la requête introductive d’instance et à la demande qu’elle contient. La Cour a ainsi
écrit : «le dépôt de la requête n’est que la condition pour que la clause de juridiction obligatoire
produise effet à l’égard de la demande qui fait l’objet de la requête» (ibid., les italiques sont de
nous). Et de poursuivre :
«Cette condition remplie [à savoir que la requête ait été déposée à un moment
où le droit en vigueur entre les parties comportait la juridiction obligatoire de la Cour],
la Cour doit connaître de la demande ; elle a compétence pour en examiner tous les
aspects, qu’ils touchent à la compétence, à la recevabilité ou au fond.» (Ibid., les
italiques sont de nous.)
- 7 -
Il n’y a là aucune référence, explicite ou implicite, à des demandes reconventionnelles.
21. La majorité  en méconnaissant le contexte et les circonstances dans lesquels s’inscrit le
dictum de la Cour en l’affaire Nottebohm  parvient à la conclusion que «le fait que le titre de
compétence invoqué à l’appui de demandes soit devenu caduc après le dépôt d’une requête ne prive
pas la Cour de sa compétence pour connaître de demandes reconventionnelles présentées sur le
même fondement» (ordonnance, paragraphe 67). Comment une demande, présentée à titre
reconventionnel, pourrait-elle être portée devant la Cour quand la base de compétence n’existe
plus, parce qu’elle est devenue caduque ? La position de la majorité vient clairement contredire
l’optique dans laquelle le comité pour la révision du Règlement avait décidé de garder la formule
«et qu’elle[s] relève[nt] de la compétence de la Cour» pour les demandes reconventionnelles : pour le
comité, ainsi que cela a déjà été relevé, il s’agissait ainsi de signifier «que l’auteur d’une demande
reconventionnelle ne pouvait pas présenter une demande dont la Cour n’aurait pas eu compétence
pour connaître, si elle avait fait l’objet d’une requête ordinaire devant elle»5.
22. A l’appui de sa conclusion, la majorité
«note qu’une interprétation contraire présenterait l’inconvénient de permettre au
demandeur, dans certains cas, de faire disparaître la base de compétence après le dépôt
de la requête et de se soustraire ainsi à toute demande reconventionnelle susceptible
d’être présentée dans le cadre de la même instance» (ordonnance, paragraphe 67).
Deux observations s’imposent à cet égard. Premièrement, il s’agit là d’une conjecture pure et
simple. En plus de quatre-vingt-quinze ans, il n’est jamais arrivé qu’un demandeur annule ou laisse
venir à échéance pendente lite le titre de compétence sur lequel il s’était fondé pour saisir la Cour
internationale. En revanche, il est arrivé qu’un défendeur choisisse d’abroger sa déclaration
d’acceptation de la compétence de la Cour par suite du dépôt d’une requête à son encontre (ou en
prévision de celui-ci) ou d’un arrêt de la Cour. Il est également advenu que des Etats ayant
comparu devant la Cour en tant que défendeurs restreignent ultérieurement la portée de leur
acceptation. Deuxièmement, il serait malavisé pour un demandeur «de faire disparaître la base de
compétence après le dépôt de [s]a requête et de se soustraire ainsi à toute demande
reconventionnelle» (ordonnance, paragraphe 67), car une telle démarche ne manquerait pas de jeter
de sérieux doutes sur la bonne foi de son action en justice. Comme la Cour l’a déclaré à maintes
reprises, l’on ne saurait présumer que les Etats agissent de mauvaise foi (voir, par exemple,
Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt,
C.I.J. Recueil 2009, p. 267, par. 150 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre
celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt,
C.I.J. Recueil 1984, p. 437, par. 101). Il est donc fort regrettable que la majorité, tout à son souci
d’étayer sa conclusion, ait purement et simplement oublié ce que la Cour avait dit par le passé.
23. La compétence de la Cour repose sur le consentement des parties (voir, par exemple,
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie
c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 456, par. 120) ; elle «n’existe que
parce que et dans la mesure où les parties l’ont voulue» (Activités armées sur le territoire du Congo
(République démocratique du Congo c. Ouganda), demandes reconventionnelles, ordonnance du
29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 684, déclaration de M. le juge ad hoc Verhoeven).
5 Opinion individuelle de Mme la juge Higgins en l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique
d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 219.
(Les italiques sont dans l’original.)
- 8 -
La Colombie a retiré son consentement à la compétence de la Cour avec effet au 27 novembre
2013. Près de trois ans plus tard, le 17 novembre 2016, elle n’en a pas moins soumis à la Cour, à
titre reconventionnel, des demandes à l’encontre du Nicaragua. Elle eût été malvenue de se plaindre
si la Cour avait rejeté l’ensemble de ses demandes en excipant de son défaut de compétence pour
en connaître.
*
* *
Nous notons enfin que la décision de la Cour ne contribue pas à une administration
rationnelle et efficace de la justice. Le dépôt de demandes reconventionnelles a déjà retardé d’un an
la procédure en la présente espèce, et il est tout à fait probable que cette affaire, portée devant la
Cour en 2013, ne soit pas entendue et tranchée avant 2020.
(Signé) Peter TOMKA.
(Signé) Giorgio GAJA.
(Signé) Julia SEBUTINDE.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
(Signé) Yves DAUDET.
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