Déclaration de M. le juge Bhandari

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168-20170518-ORD-01-02-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE BHANDARI
1. Bien que souscrivant à la décision de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires en l’espèce, je tiens à exposer plus en détail mes vues au sujet de la demande qui a été présentée à cet effet par l’Inde.
LES FAITS
2. Le 8 mai 2017, l’Inde a introduit devant la Cour une instance contre le Pakistan concernant la violation alléguée de ses droits au regard de la convention de Vienne sur les relations consulaires (ci-après la «convention de Vienne»)1. Elle soutenait que le Pakistan avait
«arrêté, détenu, jugé et condamné à mort le 10 avril 2017 un ressortissant indien, M. Kulbhushan Sudhir Jadhav, en violation flagrante des droits de l’Inde, énoncés au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne, de communiquer avec lui par l’entremise de ses autorités consulaires»2.
Selon le demandeur, l’intéressé avait été enlevé en Iran, où il se livrait à des activités commerciales après avoir pris sa retraite de la marine indienne, et emmené en territoire pakistanais3. Dans un communiqué de presse du Pakistan qui a été produit par l’Inde, il était cependant indiqué que M. Jadhav avait été arrêté au Baloutchistan4, sur le sol pakistanais, le 3 mars 20165.
3. L’Inde a été informée de l’arrestation de l’intéressé le 25 mars 2016. A compter du 30 mars de la même année, elle a adressé 13 notes verbales au Pakistan6. Par ces communications, elle demandait à celui-ci de lui permettre de communiquer avec son ressortissant par l’entremise de ses autorités consulaires, conformément au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Cette disposition se lit comme suit :
«Afin que l’exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l’Etat d’envoi soit facilité :
a) Les fonctionnaires consulaires doivent avoir la liberté de communiquer avec les ressortissants de l’Etat d’envoi et de se rendre auprès d’eux. Les ressortissants de l’Etat d’envoi doivent avoir la même liberté de communiquer avec les fonctionnaires consulaires et de se rendre auprès d’eux ;
b) Si l’intéressé en fait la demande, les autorités compétentes de l’Etat de résidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de l’Etat d’envoi lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet Etat est arrêté, incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention. Toute communication adressée au poste consulaire par la personne arrêtée, incarcérée ou
1 Nations Unies, Recueil des traités, vol. 596, p. 261.
2 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 3. Voir également CR 2017/5, par. 1 (Mittal).
3 Requête introductive d’instance, par. 13. Voir également CR 2017/5, p. 12, par. 8 (Mittal).
4 Ibid., annexe 4.
5 Ibid., par. 4.
6 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 4. Voir requête introductive d’instance, annexe 1 : note verbale n° ISL/103/1/2016 (25 mars 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (30 mars 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (6 mai 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (10 juin 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (11 juillet 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (26 juillet 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (22 août 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (3 novembre 2016) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (19 décembre 2016) ; note verbale n° J/411/08/2016 (3 février 2017) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (3 mars 2017) ; note verbale n° ISL/103/14/2016 (31 mars 2017) ; note verbale n° J/411/8/2016 (10 avril 2017).
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mise en état de détention préventive ou toute autre forme de détention doit également être transmise sans retard par lesdites autorités. Celles-ci doivent sans retard informer l’intéressé de ses droits aux termes du présent alinéa ;
c) Les fonctionnaires consulaires ont le droit de se rendre auprès d’un ressortissant de l’Etat d’envoi qui est incarcéré, en état de détention préventive ou toute autre forme de détention, de s’entretenir et de correspondre avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice. Ils ont également le droit de se rendre auprès d’un ressortissant de l’Etat d’envoi qui, dans leur circonscription, est incarcéré ou détenu en exécution d’un jugement. Néanmoins, les fonctionnaires consulaires doivent s’abstenir d’intervenir en faveur d’un ressortissant incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention lorsque l’intéressé s’y oppose expressément.»
4. Selon le demandeur, le Pakistan n’a toutefois répondu à aucune de ces notes verbales7, et
«n’a pas permis à l’Inde, malgré les demandes de celle-ci, d’envoyer ses agents consulaires auprès de M. Jadhav. Il a également refusé d’indiquer de quels chefs d’accusation M. Jadhav devait répondre et quelles preuves ou autres éléments étaient retenus contre lui dans le cadre de son prétendu procès, ce qui aurait permis aux agents consulaires de l’Inde d’assurer la représentation en justice de leur compatriote détenu.»8
Au lieu de cela, le Pakistan a, le 23 janvier 2017, sollicité la coopération de l’Inde dans le cadre de l’enquête sur les prétendues violations du droit pakistanais commises par M. Jadhav9. L’Inde n’a jamais répondu à cette demande. A l’audience, le Pakistan a affirmé qu’elle «aurait pu, et aurait dû, répondre à la [lettre] dans laquelle [il] sollicitait son assistance pour enquêter sur l’activité criminelle du commandant Jadhav et ses liens avec des personnes en Inde»10. Le 10 avril 2017, l’Inde a reçu une note verbale du ministère pakistanais des affaires étrangères indiquant que «la possibilité, pour ses autorités consulaires, d’entrer en communication avec l’intéressé serait étudiée à la lumière de la suite qu’elle donnerait à la demande d’assistance aux fins d’enquête du Pakistan»11.
5. Au cours de sa détention au Pakistan, M. Jadhav a été jugé par une cour martiale générale, en application de la loi militaire pakistanaise de 195212. «Conformément à l’article 105 [de ladite loi, cette cour] rend sa décision à la majorité absolue, et toute condamnation à mort est décidée à l’unanimité.»13 Pareille condamnation doit ensuite être confirmée par un officier ainsi habilité par le Gouvernement fédéral ou le chef d’état-major de l’armée14. Ainsi que cela a été précisé ci-dessus, M. Jadhav a été condamné à mort par la cour martiale, et cette condamnation a été confirmée par le chef d’état-major de l’armée. La loi de 1952 prévoit toutefois la possibilité d’introduire un recours auprès du Gouvernement fédéral contre une telle condamnation15. Il peut en
7 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 4.
8 CR 2017/5, p. 16, par. 6 (Salve).
9 Ibid., par. 5.
10 CR 2017/6, p. 9, par. 11 (Faisal).
11 Requête introductive d’instance, annexe 4.
12 Ibid., par. 53.
13 Ibid.
14 Ibid., par. 54.
15 Ibid., par. 55.
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outre être fait appel de cette décision en vertu de l’article 133 B de cette même loi. Aux termes de cette disposition,
«la cour d’appel est constituée — s’agissant des condamnations à mort prononcées après 1992 et lorsque l’appel concerne, comme c’est le cas en l’espèce, la décision d’une cour martiale générale — du chef d’état-major de l’armée ou d’un ou plusieurs officiers désignés par lui à cet effet, et elle est présidée par un officier ayant au moins le rang de général de brigade. L’arrêt de la cour d’appel est définitif et ne peut être contesté devant aucune instance judiciaire ou autre autorité.»16
6. La mère de l’intéressé a introduit un recours en vertu de l’article 131 de la loi de 1952 , et formé un appel en vertu de l’article 133 B de cette même loi17. M. Harish Salve, conseil de l’Inde, a toutefois précisé que
«[l’]appel [de la mère de M. Jadhav] a[vait] été interjeté en désespoir de cause, sans connaître la nature des accusations portées contre l’intéressé ni les éléments du dossier à charge ayant conduit à sa condamnation, et sans même pouvoir consulter le jugement ni la décision par laquelle M. Jadhav a été reconnu coupable et condamné»18.
7. Selon M. Salve, «plus les accusations [contre M. Jadhav étaient] graves, plus le respect des garanties procédurales prévues [était] nécessaire pour assurer un procès équitable à l’accusé»19. Or, l’Inde estimait que tout recours contre la condamnation à mort de l’intéressé était «illusoire»20. Premièrement, la condamnation à mort avait été confirmée par le chef d’état-major de l’armée, ce qui impliquait que tout appel interjeté devant un tribunal présidé par celui-ci «reviendrait à saisir César contre César»21. Deuxièmement, le Gouvernement du Pakistan avait indiqué clairement qu’il souscrivait à la condamnation à mort prononcée contre M. Jadhav22. Troisièmement, l’Inde a affirmé que la cour d’appel ne pouvait pas être considérée comme indépendante dans une affaire comme celle de M. Jadhav23. Quatrièmement, compte tenu de la position du Gouvernement pakistanais sur la responsabilité pénale de l’intéressé, l’Inde a jugé que la cour d’appel constituée en application de l’article 133 B de la loi de 1952 ne serait pas suffisamment «hermétique aux pressions pour pouvoir constituer une voie de recours réelle et efficace»24. Cinquièmement, «[m]ême dans le cadre de la procédure d’appel, le Pakistan a[vait] clairement refusé de permettre au ressortissant et aux autorités consulaires de l’Inde de communiquer»25. Sixièmement, le barreau de la High Court de Lahore avait adopté, le 14 avril 2017, une résolution par laquelle il avait décidé «de radi[er] le ou les avocats qui interjetteraient effectivement appel [au] nom [de M. Jadhav] devant un tribunal militaire», ce qui impliquait que l’intéressé ne pourrait pas bénéficier d’une assistance juridique appropriée dans le cadre de la procédure d’appel de sa condamnation à mort26.
16 Requête introductive d’instance, par. 55.
17 Ibid., par. 56.
18 CR 2017/5, p. 24, par. 27 (Salve).
19 Ibid., p. 40, par. 91 (Salve).
20 Requête introductive d’instance, par. 57.
21 Ibid., par. 57 a).
22 Ibid., par. 57 b).
23 Ibid., par. 57 c).
24 Ibid., par. 57 d).
25 Ibid., par. 57 e).
26 Ibid., par. 57 f).
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8. L’Inde a déclaré que «[l]e Pakistan continu[ait]de refuser [à ses] autorités consulaires … d’entrer en communication avec leur ressortissant et de fournir toute information relative à la procédure contre celui-ci, y compris sur le point de savoir s’il a[vait] été interjeté appel de la décision du tribunal»27. Elle a en outre précisé ce qui suit :
«Par lettre du 27 avril 2017 adressée au conseiller pour les affaires étrangères auprès du premier ministre du Pakistan … la ministre des affaires étrangères de l’Inde a, une nouvelle fois, demandé à se voir communiquer des copies certifiées conformes de l’acte d’accusation établi contre M. … Jadhav, des procès-verbaux relatifs à l’enquête, du résumé des éléments de preuve versés au dossier, du jugement, de l’acte de désignation de l’avocat de la défense et des informations relatives à ce dernier, ainsi que du rapport médical concernant M. Jadhav ; elle a par ailleurs réitéré la demande de visas introduite par les parents de M. Jadhav. La ministre a prié le conseiller d’intervenir personnellement dans cette affaire. Sa lettre n’a reçu aucune réponse.»28
M. Deepak Mittal, agent de l’Inde près la Cour, a déclaré que
«M. Jadhav [était] incarcéré au Pakistan depuis plus d’un an sur le fondement d’accusations fabriquées de toutes pièces, privé de ses droits et de la protection accordée par la convention de Vienne, détenu au secret sans aucun contact avec sa famille ou les autorités de son Etat d’origine, et désormais en attente d’une exécution imminente. Les droits de l’homme, dont le respect est aujourd’hui mondialement reconnu comme une règle de conduite élémentaire de toute nation civilisée, ont été purement et simplement foulés aux pieds.»29
Et M. Mittal d’ajouter :
«le Pakistan n’a communiqué aucune information ni aucun document, comme l’acte d’accusation, les procès-verbaux relatifs à l’enquête, le résumé des éléments de preuve ou le texte du jugement. Il n’a pas davantage répondu à la demande visant à la commission d’un avocat pour défendre M. Jadhav.»30
9. L’argument central de l’Inde était que
«le Pakistan a[vait] manqué à toutes les obligations qui lui incomb[ai]ent au titre de l’article 36. Il a privé l’Inde du droit de communiquer avec son ressortissant par l’entremise de ses autorités consulaires. Pourtant, depuis qu’elle a été informée, en mars 2016, de la détention de M. … Jadhav par le Pakistan, l’Inde n’a cessé de demander qu’une telle communication consulaire soit permise.»31
L’Inde considérait qu’elle «a[vait] avancé de solides arguments prima facie quant à la compétence de la Cour et au fond de l’affaire et que, ce faisant, elle a[vait] suffisamment démontré le bien-fondé de sa demande en indication de mesures conservatoires»32. Le Pakistan, pour sa part, estimait que la requête de l’Inde était un moyen d’obtenir que la Cour, qui n’est pourtant pas une
27 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 11.
28 Requête introductive d’instance, par. 23.
29 CR 2017/5, p. 11, par. 3 (Mittal).
30 Ibid., p. 13, par. 11 (Mittal). Voir également les conclusions de M. Mittal, ibid., p. 14, par. 16.
31 Ibid., p. 16, par. 7 (Sharma).
32 Ibid., p. 42, par. 95 (Salve).
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«juridiction d’appel pénale»33, réexamine la condamnation à mort de M. Jadhav. Dans les conclusions de sa demande, l’Inde priait la Cour d’exercer le pouvoir qu’elle tient de l’article 41 du Statut en indiquant les mesures conservatoires suivantes :
a) que le Pakistan prenne toutes les mesures nécessaires pour que M. Jadhav ne soit pas exécuté ;
b) que le Pakistan porte à la connaissance de la Cour les mesures qu’il aura prises pour que M. Jadhav ne soit pas exécuté ;
c) que le Pakistan fasse en sorte qu’il ne soit pris aucune mesure qui puisse porter atteinte aux droits de l’Inde ou de M. Jadhav en ce qui concerne toute décision que la Cour pourrait prendre sur le fond de l’affaire34.
LE DROIT
Les critères régissant l’indication de mesures conservatoires
10. Selon une jurisprudence bien établie, la Cour indique des mesures conservatoires lorsque quatre conditions sont remplies : i) elle a compétence prima facie pour connaître du fond du différend ; ii) les droits allégués par le demandeur au fond sont plausibles ; iii) il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits du demandeur avant que la Cour ne règle le différend ; et iv) il existe un lien entre les mesures sollicitées et les droits revendiqués par le demandeur au fond35. Ces conditions seront examinées tour à tour ci-après.
L’accord de 2008 sur la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi
11. A titre préliminaire, il convient de relever que, le 21 mai 2008, l’Inde et le Pakistan ont conclu un accord sur la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi, dont les dispositions ont trait à des questions telles que la notification immédiate à ce dernier de toute arrestation, de toute détention ou de tout emprisonnement de l’un de ses ressortissants36. A cet égard, l’argument principal de l’Inde consistait à préciser que sa demande se rapportait exclusivement à la convention de Vienne, et ne portait pas sur les droits et obligations des Parties découlant de l’accord de 200837. L’Inde a par ailleurs indiqué que «cet accord n’[était] pas enregistré auprès de l’Organisation des Nations Unies comme le prévoit l’article 102 de la Charte, si bien que, en application du paragraphe 2 de cette même disposition, il ne saurait être invoqué devant un organe de l’Organisation»38.
12. Selon l’Inde, l’argument suivant lequel l’accord de 2008 régirait entièrement la question de la communication des autorités consulaires avec les ressortissants de l’Etat d’envoi entre les Parties était «infondé au regard tant des dispositions expresses de la convention de Vienne que des termes mêmes de cet accord bilatéral»39. Le demandeur a souligné que,
33 CR 2017/6, p. 17 (Qureshi).
34 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 22.
35 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, par. 31, 71-72 et 82-83.
36 Requête introductive d’instance, annexe 10, par. ii).
37 Ibid.
38 CR 2017/5, p. 17, par. 16 (Sharma).
39 Requête introductive d’instance, par. 44.
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«[d]ans cet instrument, … l’Inde et le Pakistan [étaient] convenus de certaines mesures, notamment de libérer et de rapatrier les intéressés un mois au plus tard après expiration de leur peine et confirmation de leur nationalité. Les signataires reconnaissaient que, en cas d’arrestation, de détention ou de condamnation pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité, chacun d’eux pourrait examiner l’affaire au fond et, dans les circonstances spéciales requérant de faire preuve de compassion et d’humanité, exercer son pouvoir discrétionnaire, en tant que permis par ses lois et règlements, pour autoriser une libération et un rapatriement anticipés.»40
13. L’Inde a plus particulièrement considéré que l’accord de 2008 n’était pas pertinent pour quatre raisons :
«a) L’Inde n’invoque pas [cet] accord … Elle invoque exclusivement, à l’appui de sa revendication, la convention de Vienne. La revendication que formule l’Inde dans sa requête ne relève donc pas de cet accord bilatéral.
b) Le paragraphe 2 de l’article 102 de la Charte des Nations Unies de 1945 proscrit l’invocation de tout accord qui n’a pas été enregistré. Or l’on sait que l’accord susmentionné ne l’a pas été.
c) Il est précisé, à l’article 73 de la convention de Vienne, que celle-ci ne porte pas atteinte aux autres accords internationaux en vigueur. Toutefois, cette convention précise expressément qu’elle ne vise pas à «empêcher les Etats de conclure des accords internationaux confirmant, complétant ou développant ses dispositions, ou étendant leur champ d’application».
d) L’article 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités consacre et explique le principe établi de droit international selon lequel deux ou plusieurs parties à un traité multilatéral peuvent conclure un accord ayant pour objet de modifier le traité dans leurs relations mutuelles, si la possibilité d’une telle modification est prévue par le traité, ou si la modification en question n’est pas interdite par le traité, à condition qu’elle ne porte pas sur une disposition à laquelle il ne peut être dérogé sans qu’il y ait incompatibilité avec la réalisation effective de l’objet et du but du traité pris dans son ensemble … [S]i l’article 73 de la convention de Vienne laisse aux parties la possibilité de compléter et développer les dispositions de cet instrument, il n’encourage certainement pas l’édulcoration des principes qui y sont consacrés.»41
14. Sur ce point, la Cour a relevé à juste titre ce qui suit :
«En ce qui concerne l’accord de 2008, … la Cour considère … qu’elle ne dispose pas à ce stade d’éléments suffisants pour conclure que [cet instrument] fait obstacle à sa compétence au titre de l’article premier du protocole de signature facultative à l’égard des différends ayant trait à l’interprétation ou à l’application de l’article 36 de la convention de Vienne.»42
40 Requête introductive d’instance, par. 45.
41 CR 2017/5, p. 34-35, par. 66 (Salve).
42 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 33.
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Compétence prima facie
15. La Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si elle a établi qu’elle était compétente prima facie pour connaître du différend au fond43. Le coagent de l’Inde, M. V. D. Sharma, a déclaré que «[l]’Inde entend[ait] fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut»44. Cela a été répété par M. Salve, qui a précisé que «[l]’Inde ne cherch[ait] pas à fonder la compétence de la Cour, relativement à sa requête, sur le paragraphe 2 de l’article 36»45, mais «sur la compétence que tire la Cour du paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut et de l’article premier du protocole de signature facultative concernant le règlement obligatoire des différends de 1963»46. Cette dernière disposition se lit comme suit :
«Les différends relatifs à l’interprétation ou à l’application de la Convention relèvent de la compétence obligatoire de la Cour internationale de Justice qui, à ce titre, pourra être saisie par une requête de toute partie au différend qui sera elle-même partie au présent Protocole.»
16. Dans son ordonnance, la Cour a fait droit à la position de l’Inde en précisant ceci :
«le demandeur entend établir sa compétence sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut et l’article premier du protocole de signature facultative ; il n’invoque pas les déclarations faites par les Parties en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut»47.
17. Dans l’affaire LaGrand, l’Allemagne avait fondé la compétence de la Cour sur le même instrument juridique que l’Inde en la présente espèce. De même qu’en la présente espèce, ni l’Allemagne ni les Etats-Unis d’Amérique n’avaient formulé de réserve au protocole de signature facultative à la convention de Vienne. La Cour était parvenue à la conclusion «qu’elle a[vait] prima facie compétence en vertu de l’article premier du protocole susmentionné pour connaître de l’affaire»48. Les faits de la présente espèce, qui avaient trait à l’arrestation, à la détention et à la condamnation à mort de M. Jadhav, étaient analogues à ceux de l’affaire LaGrand. En outre, la base de compétence invoquée par l’Inde en la présente espèce et par l’Allemagne dans l’affaire LaGrand était la même, aucun Etat partie à ces deux affaires n’ayant formulé de réserve à l’article premier du protocole de signature facultative à la convention de Vienne. Par souci de cohérence avec sa décision antérieure relative à sa compétence prima facie, la Cour devait donc, en la présente espèce, parvenir à la même conclusion.
18. L’Inde a par ailleurs démontré qu’il existait, prima facie, un différend entre les Parties. Dans son ordonnance, la Cour a confirmé qu’il lui fallait rechercher si tel était le cas49, comme elle l’avait déjà précisé dans l’affaire Guinée équatoriale c. France50. Or, l’existence d’un différend en la présente espèce ressortait clairement des 13 notes verbales, annexées à la requête introductive d’instance, qui avaient été adressées au ministère des affaires étrangères du Pakistan par le haut-commissariat ou le ministère des affaires étrangères de l’Inde. Ces notes verbales montraient que
43 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 151, par. 18.
44 CR 2017/5, p. 16, par. 8 (Sharma).
45 Ibid., p. 30, par. 53 (Salve).
46 Ibid, p. 29, par. 49 (Salve).
47 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 26.
48 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 14, par. 18.
49 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 28.
50 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, par. 37.
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les Parties avaient, en ce qui concerne le cas de M. Jadhav, des vues divergentes quant à l’interprétation et à l’application du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Compte tenu des 13 demandes tendant à pouvoir entrer en communication avec M. Jadhav qui avaient été formulées après l’arrestation de celui-ci, la position de l’Inde pouvait être considérée comme étant plus solide encore, du point de vue de l’existence prima facie d’un différend, que celle de l’Allemagne en l’affaire LaGrand. De plus, tandis que l’Inde affirmait que son droit de communiquer avec l’intéressé en vertu de la convention de Vienne était inconditionnel, le Pakistan semblait soutenir que ce droit pouvait être soumis à certaines conditions, telles que, en l’occurrence, la suite qui serait donnée à sa demande d’assistance judiciaire. S’agissant de l’existence prima facie d’un différend, la Cour a estimé, dans son ordonnance, que «les Parties apparaiss[ai]ent bien s’être opposées, et s’opposer aujourd’hui encore, sur la question de l’assistance consulaire de l’Inde à M. Jadhav au titre de la convention de Vienne»51. A ce stade, cela suffisait pour établir qu’il existait, prima facie, un différend entre les Parties.
19. Dans l’affaire Guinée équatoriale c. France, la Cour était allée plus loin en jugeant que, «[à] l’effet d’établir sa compétence, même prima facie, [elle devait] encore rechercher si pareil différend [était] de ceux dont elle pourrait connaître ratione materiae»52. Cela signifie que, en la présente espèce, le Cour devait s’assurer que les faits, tels que présentés par l’Inde, avaient, prima facie, donné naissance à un différend relevant de l’article premier du protocole de signature facultative à la convention de Vienne. Elle l’a d’ailleurs souligné dans son ordonnance en précisant que, «[a]ux fins de déterminer si elle a[vait] compétence, même prima facie, [elle devait] encore rechercher si ce différend [était] de ceux dont elle pourrait connaître ratione materiae sur le fondement de l’article premier du protocole de signature facultative»53. A cet égard, elle a estimé à juste titre que
«les actes allégués par l’Inde [étaient] susceptibles de relever du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne, qui garantit notamment à l’Etat d’envoi le droit de communiquer avec ses ressortissants détenus dans l’Etat de résidence et de se rendre auprès d’eux … et garantit auxdits ressortissants celui d’être informés de leurs droits…»54.
Cette appréciation de la Cour est correcte. Les actes du Pakistan, dont l’Inde tirait grief, entraient prima facie dans le cadre des droits que celle-ci tient du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. L’Inde affirmait que le Pakistan avait manqué à son obligation internationale découlant de cet instrument de lui permettre d’entrer en communication avec son ressortissant, notamment en privant l’intéressé de tout accès aux autorités consulaires indiennes et en ne permettant pas à ces dernières d’entrer en contact avec lui. Par conséquent, le différend dont l’Inde avait saisi la Cour relevait, prima facie, du champ d’application ratione materiae de la convention de Vienne.
20. Les faits présentés par l’Inde concernaient l’arrestation, la détention et la condamnation d’un ressortissant indien qui aurait été privé du droit de communiquer avec ses autorités consulaires que lui confère le paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. A cet égard, M. Khawar Qureshi, conseil du Pakistan, a affirmé que les personnes soupçonnées d’espionnage ou de terrorisme étaient exclues du champ d’application de la convention de Vienne, puisque, selon
51 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 29.
52 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, par. 67.
53 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 29.
54 Ibid.
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l’article 55 de cet instrument55, «il ne doit pas y avoir d’ingérence dans les affaires intérieures de l’Etat de résidence»56. Selon le défendeur, si une personne soupçonnée d’espionnage était autorisée à communiquer avec ses autorités consulaires, cela constituerait une ingérence dans les affaires intérieures de l’Etat et, partant, une violation de la convention de Vienne. Sur ce point, la Cour a observé à juste titre que cet instrument «ne cont[enait] pas de dispositions expresses excluant de son champ d’application les personnes soupçonnées d’espionnage ou de terrorisme»57. Quoi qu’il en soit, l’argument du Pakistan touchait au fond de l’affaire, et il était prématuré de l’examiner à ce stade de l’instance. La Cour en était bien consciente, puisqu’elle a indiqué que,
«[à] ce stade, l’on ne saurait conclure que l’article 36 de la convention de Vienne ne peut s’appliquer au cas de M. Jadhav de manière à exclure, prima facie, la compétence de la Cour au titre du protocole de signature facultative»58.
21. La base de compétence invoquée par l’Inde était l’article premier du protocole de signature facultative à la convention de Vienne, et non les déclarations faites par les Parties en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut. L’Inde a précisé que, même à supposer que ces déclarations fussent pertinentes,
«[l]orsque la Cour est compétente à la fois au titre des déclarations faites en vertu de la clause facultative et de clauses de juridiction obligatoire [contenues dans des instruments conventionnels], … chaque titre de compétence est indépendant et … aucun ne prévaut sur les autres»59.
Ce principe ressort de la jurisprudence de la Cour et, en particulier, des affaires suivantes : Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie60, Actions armées frontalières et transfrontalières61, Différend territorial et maritime62 et Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI63. Dès lors, même si les déclarations faites par les Parties en vertu de la clause facultative avaient été pertinentes, et même si celle du Pakistan avait effectivement exclu, prima facie, sa compétence en la présente espèce, la Cour pouvait se déclarer compétente prima facie sur la base du protocole de signature facultative à la convention de Vienne, et ce, de manière tout à fait cohérente avec sa jurisprudence bien établie.
Plausibilité
22. Pour pouvoir indiquer des mesures conservatoires, la Cour devait également s’assurer que les droits invoqués par l’Inde au fond étaient plausibles64. Dans l’affaire relative à Certaines
55 Le paragraphe 1 de l’article 55 de la convention de Vienne se lit comme suit : «Sans préjudice de leurs privilèges et immunités, toutes les personnes qui bénéficient de ces privilèges et immunités ont le devoir de respecter les lois et règlements de l’Etat de résidence. Elles ont également le devoir de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de cet Etat.»
56 CR 2017/6, p. 21 (Qureshi).
57 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 32.
58 Ibid.
59 CR 2017/5, p. 30, par. 55 (Salve).
60 Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, arrêt, 1939, C.P.J.I. série A/B n° 77, p. 76.
61 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 78, par. 20.
62 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 918, par. 54 (opinion individuelle de M. le juge Abraham).
63 Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 1972, p. 60, par. 25.
64 CR 2017/5, p. 19, par. 11 (Salve).
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activités, elle a déclaré qu’elle «ne [pouvait] exercer ce pouvoir que si les droits allégués par une partie apparaiss[ai]ent au moins plausibles»65. Dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires la plus récente, celle qu’elle a rendue en l’affaire Ukraine c. Russie, la Cour a jugé qu’«il lui [fallait] seulement déterminer si les droits que [le demandeur] revendiqu[ait] au fond et dont [il] sollicit[ait] la protection [étaient] plausibles»66. Elle a en outre estimé que, pour que les droits revendiqués par le demandeur au fond soient plausibles, il fallait que les actes auxquels le demandeur se référait entrent dans le champ d’application ratione materiae du traité dont la violation était invoquée67.
23. En la présente espèce, l’Inde soutenait que le Pakistan avait violé le paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Elle faisait plus particulièrement valoir que, dans des affaires dans lesquelles un ressortissant étranger était poursuivi pour des actes qui
«sont sanctionnés par la peine capitale, et [lors]que le procès se déroule devant un tribunal militaire, il [était] d’autant plus important de garantir la communication consulaire et la représentation en justice appropriée de l’intéressé tout au long de son procès, comme le prévoit la convention de Vienne»68.
24. Dans son commentaire de 1961 relatif aux projets d’articles qui allaient former la convention de Vienne, la CDI a, au sujet de l’article 36, précisé que «l’Etat de résidence [devait] permettre au fonctionnaire consulaire de rendre visite à un ressortissant de l’Etat d’envoi détenu ou incarcéré dans sa circonscription consulaire, de s’entretenir avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice»69, précisant que cela visait aussi «le cas où la sentence condamnant le ressortissant est devenue définitive»70. Au vu des éléments présentés par les Parties à la présente espèce, il était, pour l’heure, difficile d’établir si un appel de la condamnation à mort de M. Jadhav était encore pendant. En tout état de cause, le paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne s’appliquait, que la procédure visant un ressortissant étranger demeure pendante ou non.
25. L’Inde soutenait que toute communication avec M. Jadhav lui avait été refusée après qu’elle avait été informée de l’arrestation de celui-ci et de la procédure judiciaire dont il faisait l’objet. Les faits allégués par elle relevaient donc plausiblement du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne, puisqu’ils avaient trait au refus d’accorder l’assistance consulaire à une personne qui y avait droit en application de la convention. Ainsi que cela appert du dossier de l’affaire, les autorités indiennes avaient contacté à maintes reprises les autorités pakistanaises afin de pouvoir entrer en communication avec l’intéressé. Or, les questions relatives à la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi relèvent clairement de la convention de Vienne et, plus particulièrement, du paragraphe 1 de son article 36. Il s’ensuit que les droits revendiqués par l’Inde au fond étaient plausibles.
65 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 18, par. 53.
66 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, par. 64.
67 Ibid., par. 75. Dans l’affaire Ukraine c. Russie, la question était de savoir si les actes allégués par l’Ukraine constituaient plausiblement des actes de terrorisme au sens de l’article 2 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et, partant, entraient dans le champ d’application de cet instrument.
68 CR 2017/5, p. 29, par. 47 (Salve).
69 Annuaire de la Commission du droit international (1961), vol. II, p. 117, par. 4 c).
70 Ibid.
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Risque réel et imminent de préjudice irréparable
26. La Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits de l’Etat demandeur. Conformément à certaines ordonnances récentes en indications de mesures conservatoires, le préjudice causé aux droits d’un Etat est «irréparable» si, à défaut de mesures conservatoires, il serait impossible de rétablir le statu quo ante une fois le différend définitivement réglé71. Il existe en outre un risque réel et imminent de préjudice irréparable «s’il est probable qu’une action préjudiciable aux droits de l’une ou de l’autre Partie sera commise avant qu’un … arrêt définitif ne soit rendu»72.
27. Les faits de la présente espèce étaient analogues à ceux des affaires Breard, LaGrand et Avena, puisque tous se rapportaient à l’exécution prévue d’un ressortissant étranger. Dans l’affaire Breard, un ressortissant paraguayen, M. Angel Francisco Breard, avait été condamné à mort en Virginie, et la date de son exécution avait été fixée au 14 avril 199873. Le 3 avril 1998, le Paraguay avait introduit une instance devant la Cour contre les Etats-Unis d’Amérique, au motif que ses autorités consulaires n’avaient pas pu communiquer avec M. Breard après son arrestation et durant la procédure pénale engagée contre lui74. Le Paraguay avait également prié la Cour d’indiquer, en tant que mesure conservatoire au titre de l’article 41 du Statut, que les Etats-Unis d’Amérique «[feraient] en sorte que M. Breard ne soit pas exécuté tant que la décision n’aura[it] pas été rendue en la présente instance»75. S’agissant de la question du préjudice irréparable, la Cour avait jugé que, la date de l’exécution de l’intéressé ayant d’ores et déjà été fixée, cette exécution «rendrait impossible l’adoption de la solution demandée par le Paraguay [au fond] et porterait ainsi un préjudice irréparable aux droits revendiqués par celui-ci»76.
28. Dans l’affaire LaGrand, deux frères, Karl et Walter LaGrand, ressortissants allemands, avaient été condamnés à mort en Arizona77. De même que dans l’affaire Breard, les intéressés s’étaient vu refuser de communiquer avec leurs autorités consulaires78. Karl LaGrand avait été exécuté le 24 février 199979, et Walter LaGrand devait l’être le 3 mars 199980. Le 2 mars 1999, l’Allemagne avait tenté d’obtenir qu’il soit sursis à l’exécution de l’intéressé en introduisant une instance devant la Cour et en demandant l’indication de mesures conservatoires urgentes en vertu de l’article 41 du Statut. Compte tenu de l’extrême urgence de la question81, la Cour n’avait pas tenu d’audiences et avait décidé, à titre de mesure conservatoire, que les Etats-Unis d’Amérique devraient prendre toutes les mesures dont ils disposaient pour qu’il soit sursis à l’exécution de Walter LaGrand82. S’agissant de la question du préjudice irréparable, elle avait jugé que
71 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, par. 90 ; Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 154, par. 32.
72 Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 1991, p. 17, par. 23.
73 Application de la convention de Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 249, par. 3.
74 Ibid.
75 Ibid., p. 251, par. 9.
76 Ibid., p. 257, par. 37.
77 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 15, par. 24.
78 Ibid., p. 10, par. 2.
79 Ibid., p. 12, par. 8.
80 Ibid.
81 Ibid., p. 14, par. 21.
82 Ibid., p. 16, par. 29.
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l’«exécution [de Walter LaGrand] porterait un préjudice irréparable aux droits revendiqués par l’Allemagne»83.
29. L’affaire Avena est comparable aux affaires Breard et LaGrand. Dans cette affaire, le Mexique avait introduit devant la Cour une instance contre les Etats-Unis d’Amérique, ainsi qu’une demande en indication de mesures conservatoires tendant à protéger les droits d’un certain nombre de ressortissants mexicains condamnés à mort aux Etats-Unis84. Il fondait sa demande sur la violation alléguée, par les Etats-Unis d’Amérique, du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne85, puisque ceux-ci ne l’avaient pas autorisé à communiquer, par l’entremise de ses autorités consulaires, avec ses ressortissants qu’il cherchait à protéger. La date de l’exécution d’un certain nombre d’entre eux avait été fixée ; pour d’autres, tel n’était pas le cas86. La Cour n’avait indiqué des mesures conservatoires qu’en ce qui concerne les premiers, décidant que les Etats-Unis d’Amérique prendraient toute mesure pour que les intéressés ne soient pas exécutés tant que l’arrêt définitif en l’affaire n’aurait pas été rendu87. S’agissant de la question du préjudice irréparable, elle avait jugé, au sujet des ressortissants mexicains dont l’exécution aux Etats-Unis d’Amérique était prévue, que celle-ci «porterait un préjudice irréparable aux droits que l’arrêt de la Cour pourrait éventuellement reconnaître au Mexique»88.
30. En la présente espèce, les faits allégués par l’Inde étaient fort semblables à ceux des affaires Breard, LaGrand et Avena. M. Jadhav, un ressortissant indien, avait lui aussi été condamné à mort, et ce, par une cour martiale pakistanaise. Dans l’hypothèse où il aurait été exécuté, ce qui aurait été probable si son appel avait été rejeté, le préjudice porté aux droits sous-jacents de l’Inde aurait été irréparable, puisqu’aucune décision de la Cour n’aurait pu rétablir le statu quo ante.
31. Outre le fait qu’il doit y avoir un risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués, ce risque doit être imminent ou, pour reprendre les termes de la Cour, la situation doit présenter un caractère d’urgence89. La Cour a, par le passé, qualifié pareilles situations d’«instable[s] et pou[vant] changer rapidement»90. En la présente espèce, la date exacte de l’exécution de M. Jadhav était inconnue. Dans l’affaire Avena, la Cour avait décidé de ne pas indiquer de mesures conservatoires pour protéger les ressortissants mexicains dont la date de l’exécution n’avait pas été fixée91, mais d’en indiquer en ce qui concerne les intéressés pour qui cette date avait été fixée. La Cour n’a pas cherché à déterminer si le caractère d’urgence était fonction du point de savoir si l’exécution devait intervenir dans un délai de quelques jours, de quelques semaines ou de quelques mois, comme le Pakistan l’y invitait92.
83 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 15, par. 24.
84 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 78, par. 2.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 81, par. 11.
87 Ibid., p. 91-92, par. 59.
88 Ibid., p. 91, par. 55. Ce paragraphe de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue en l’affaire Avena a été cité par M. Salve. Voir le CR 2017/5, p. 23, par. 23.
89 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 392, par. 129.
90 Ibid., p. 396, par. 143.
91 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 91-92, par. 59.
92 CR 2017/6, p. 15 (Qureshi).
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32. Quoi qu’il en soit, les faits et circonstances de la présente espèce étaient forts différents. Aux Etats-Unis d’Amérique, les dates d’exécution sont en effet communiquées au public, généralement plusieurs semaines à l’avance, si ce n’est davantage. Cet élément semble avoir eu une incidence importante sur la question de savoir si la demande en indication de mesures conservatoires du Mexique était urgente. Dans le cas du Pakistan, en revanche, il était difficile de savoir si la date de l’exécution de l’intéressé serait communiquée à l’avance au public et aux autorités indiennes et, le cas échéant, par quel biais. L’Inde a soutenu qu’un jury avait d’ores et déjà été constitué pour examiner l’appel formé contre la condamnation à mort de M. Jadhav, et que la décision pouvait être rendue d’un moment à l’autre. A l’audience, elle a estimé que le Pakistan, «tout en évoquant l’existence de «voies de recours», ne garanti[ssait] pas clairement que la peine ne sera[it] pas exécutée tant que la Cour sera[it] saisie de la présente requête»93. Selon le conseil du Pakistan, M. Jadhav pouvait demander un recours en grâce en vertu de la loi pakistanaise, ce que «[l]a requête omet[tait] fort opportunément de mentionner»94. A cet égard, le conseil a déclaré que «l’intéressé dispos[ait] d’une période de 150 jours qui, même si elle avait démarré le 10 avril 2017  date à laquelle M. Jadhav a été déclaré coupable par le tribunal [,] pourrait se prolonger bien au-delà du mois d’août 2017»95.
33. L’argument du Pakistan n’était pas convaincant. En effet, le caractère d’urgence ne devait pas être apprécié au regard du nombre de semaines ou de mois qui pouvaient s’écouler avant l’exécution de M. Jadhav ; il devait l’être en recherchant s’il était probable que les droits revendiqués par l’Inde au fond subissent un préjudice irréparable pendente lite. Dès lors qu’il existait un risque réel que M. Jadhav puisse être exécuté avant que la Cour ne se prononce définitivement sur le présent différend, il importait peu de savoir si l’exécution de l’intéressé interviendrait quelques jours, deux semaines, deux mois ou deux ans plus tard. Ainsi, dans l’hypothèse d’un délai de deux ans pour que la Cour rende son arrêt en l’affaire, il aurait été urgent d’indiquer des mesures conservatoires s’il était probable que M. Jadhav soit exécuté dans ce même délai.
34. Le problème n’était cependant pas seulement que M. Jadhav risquait d’être exécuté de manière imminente mais, plus particulièrement, que le Pakistan continuait de refuser aux autorités consulaires indiennes de communiquer avec l’intéressé, et ce, en violation prima facie de l’article 36 de la convention de Vienne. Ce refus persistant constituait déjà une violation continue dudit instrument. Il était donc permis de considérer qu’il avait déjà été porté préjudice aux droits que l’Inde tient du paragraphe 1 de l’article 36. Si M. Jadhav avait été exécuté, ce préjudice serait devenu irréparable. Toutefois, même s’il est sursis à cette exécution pendant la durée de l’instance devant la Cour, le refus persistant de permettre à l’Inde d’entrer en communication avec son ressortissant par l’entremise de ses autorités consulaires porterait un préjudice irréparable aux droits de cet Etat. Faute de pouvoir communiquer avec son ressortissant, l’Inde ne pourrait en effet contribuer à la défense de celui-ci dans le cadre de la procédure judiciaire en cours au Pakistan, ni s’assurer que l’intéressé soit traité humainement pendant sa détention. Les faits allégués par l’Inde montraient donc qu’il existait un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle revendique au fond.
Lien entre les droits invoqués et les mesures conservatoires sollicitées
35. Dans l’affaire relative à Certaines activités, la Cour a précisé qu’«un lien [devait] exister entre les droits qui font l’objet de l’instance pendante devant [elle] sur le fond de l’affaire et les mesures conservatoires sollicitées»96. De même, en l’affaire Belgique c. Sénégal, elle a jugé «qu’un
93 CR 2017/5, p. 24, par. 26 (Salve).
94 CR 2017/6, p. 15 (Qureshi).
95 Ibid. p. 10, par. 16 (Faisal).
96 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 18, par. 54.
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lien [devait] être établi entre les mesures conservatoires sollicitées et les droits qui font l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire»97. L’Inde demandait à la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
a) que le Pakistan prenne toutes les mesures nécessaires pour que M. Kulbhushan Sudhir Jadhav ne soit pas exécuté ;
b) que le Pakistan porte à la connaissance de la Cour les mesures qu’il aurait prises pour que M. Kulbhushan Sudhir Jadhav ne soit pas exécuté ;
c) que le Pakistan fasse en sorte qu’il ne soit pris aucune mesure qui puisse porter atteinte aux droits de la République de l’Inde ou de M. Kulbhushan Sudhir Jadhav en ce qui concerne toute décision que la Cour pourrait prendre sur le fond de l’affaire.
36. A première vue, ces mesures semblaient bel et bien liées aux droits revendiqués par l’Inde au fond, à savoir ceux qui découlent de l’article 36 de la convention de Vienne. Cela était étayé par les mesures conservatoires qui avaient été indiquées dans les affaires Avena, LaGrand et Breard. Dans chacune de ces affaires, la Cour a en effet indiqué que les Etats-Unis d’Amérique devaient prendre toutes les mesures nécessaires pour que les ressortissants étrangers ne soient pas exécutés avant qu’elle ne rende son arrêt au fond98. L’Inde priait la Cour d’indiquer exactement la même mesure en ce qui concerne M. Jadhav99. Dans l’affaire Avena, la Cour a en outre décidé que les Etats-Unis d’Amérique «portera[ient] à [sa] connaissance … toute mesure prise en application de [l’]ordonnance»100. Cette mesure conservatoire, dont la jurisprudence donnait à penser qu’elle était effectivement liée aux droits que l’Inde revendique au fond, figurait elle aussi parmi celles qui étaient sollicitées en la présente espèce101.
CONCLUSION
37. Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, l’Inde a déclaré que «le droit international reconnai[ssait] le caractère sacré de la vie humaine»102. Dans des affaires dans lesquelles un ressortissant étranger est arrêté, détenu et condamné à mort, son droit de communiquer avec ses autorités consulaires et de solliciter l’aide de son pays d’origine «conditionne [l’]impartialité» de son procès103. Je souscris à cette déclaration.
38. En la présente espèce, des arguments de poids avaient été présentés en faveur de l’indication de mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut de la Cour. En conséquence, M. Kulbhushan Sudhir Jadhav ne devait pas être exécuté pendente lite.
(Signé) Dalveer BHANDARI.
___________
97 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 16, par. 29.
98 Application de la convention de Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 258, par. 41 ; LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 16, par. 29 ; Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 91-92, par. 59.
99 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 22 a).
100 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 92, par. 59.
101 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 22 b).
102 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 17.
103 Ibid.

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Déclaration de M. le juge Bhandari

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