Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Pocar

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166-20170419-ORD-01-06-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC POCAR
[Traduction]
1. Je me suis associé à la majorité pour voter en faveur de l’indication de l’ensemble des mesures conservatoires relatives à la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), ainsi que de la mesure conservatoire tendant à prescrire aux deux Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend. Cela étant, il me faut préciser qu’il eût, à mon sens, été nécessaire et approprié d’indiquer des mesures conservatoires s’agissant également de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»). En particulier, je n’ai pu m’associer à la majorité lorsqu’elle a considéré qu’il n’était pas satisfait au critère de la plausibilité requis pour que la Cour pût indiquer au moins certaines des mesures conservatoires sollicitées par l’Ukraine relativement à cette seconde convention (voir le point 1 ci-après). Je m’inquiète en outre quelque peu des implications de la présente ordonnance pour la bonne administration de la justice (voir le point 2 ci-après). Enfin, je tiens à apporter quelques éclaircissements supplémentaires sur les raisons pour lesquelles la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 n’a pas été examinée plus avant par la Cour (voir le point 3 ci-après).
1. La plausibilité des droits revendiqués par l’Ukraine
2. La Cour déclare dans sa décision que
«les obligations qui découlent de l’article 18 [de la CIRFT] et les droits correspondants n’existent que relativement aux actes visés à l’article 2, à savoir la fourniture ou la réunion de fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés pour commettre des actes visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 dudit article» (paragraphe 74).
Bien qu’elle reconnaisse que, dans la présente affaire, les actes dont l’Ukraine tire grief –– à savoir l’attentat à la bombe perpétré contre des manifestants pacifiques à Kharkiv, le bombardement de Marioupol, les attaques contre Volnovakha et Kramatorsk et la destruction de l’avion de la Malaysia Airlines assurant le vol MH17 –– ont fait un grand nombre de morts et de blessés dans la population civile, la Cour répond par la négative à la question de savoir
«s’il existe des raisons suffisantes pour considérer que les autres éléments figurant au paragraphe 1 de l’article 2, tels que les éléments de l’intention ou de la connaissance qui ont été mentionnés ci-dessus (voir le paragraphe 74), et celui relatif au but auquel il est fait référence à l’alinéa b) dudit paragraphe, sont réunis», et conclut que, «[à] ce stade de la procédure, l’Ukraine n[e lui] a pas soumis … de preuves offrant une base suffisante pour que la réunion de ces éléments puisse être jugée plausible» (paragraphe 75).
3. La conclusion de la Cour selon laquelle les droits revendiqués par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT ne sont pas plausibles découle d’un bref raisonnement auquel il m’est difficile de m’associer, au regard des éléments versés au dossier de l’affaire. Selon moi, il est plausible que les attaques sans discrimination dont l’Ukraine tire grief aient visé à semer la terreur, et que les personnes ayant fourni des fonds à leurs auteurs l’aient fait en pleine connaissance de cause. Il ressort du dossier que maintes attaques ont été perpétrées contre des civils, ce dont des organisations internationales dignes de foi ont témoigné, et que ces attaques n’avaient pas de justification apparente d’un point de vue militaire. L’existence d’une «connaissance» ou d’un «but» ne pouvant généralement être établie qu’au moyen de preuves circonstancielles («circumstancial evidence»), il était au moins plausible, vu la fréquence des attaques contre des civils et le grand
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nombre de rapports officiels en faisant état, que les personnes ayant fourni des fonds aient su que ceux-ci seraient probablement utilisés pour commettre de telles attaques, et non pas uniquement contre des cibles militaires. De plus, s’agissant du but poursuivi, l’existence d’une intention de semer la terreur est considérée dans la jurisprudence internationale en matière pénale comme la seule déduction possible, d’un point de vue raisonnable, lorsque des attaques sans discrimination sont perpétrées de manière répétitive et sans justification militaire (voir Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Le procureur c. Stanislav Galić, affaire n° IT-98-29-T, jugement du 5 décembre 2003, par. 593), ou en des lieux connus pour être fréquentés quotidiennement par des civils (voir Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Le procureur c. Dragomir Milošević, affaire n° IT-98-29/1-T, jugement du 12 décembre 2007, par. 881). S’il a été parvenu à cette conclusion en cherchant à déterminer le «but principal» d’une attaque, au sens du paragraphe 2 de l’article 51 et du paragraphe 2 de l’article 13 des protocoles additionnels I et II du 8 juin 1977, respectivement, alors une telle déduction est au moins plausible lorsqu’il s’agit simplement de déterminer le «but» d’une attaque au regard de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
4. Force était selon moi de conclure, au vu des informations versées au dossier de l’affaire, qu’il était assurément satisfait en l’espèce au critère de la plausibilité régissant l’indication de mesures conservatoires. J’aurais donc été partisan d’indiquer une mesure conservatoire tendant à prescrire à la Fédération de Russie d’accorder à l’Ukraine la pleine coopération requise par l’article 18 de la CIRFT, notamment en exerçant sur ses frontières un contrôle approprié, afin de prévenir la commission de toute infraction au sens de ladite convention.
2. Les risques pour la bonne administration de la justice
5. En ce qui concerne le critère de la plausibilité lui-même, je ne conteste pas l’opportunité de vérifier, dans une certaine mesure, que les droits revendiqués par le demandeur ne sont pas manifestement inexistants, afin d’éviter que la procédure des mesures conservatoires soit utilisée à mauvais escient et de tenir dûment compte des droits du défendeur. La Cour a pleinement embrassé cette notion lorsqu’elle a expressément ajouté le critère de la plausibilité aux éléments à prendre en considération dans l’examen d’une demande en indication de mesures conservatoires.
6. Cependant, la Cour n’a jamais défini de manière claire le seuil à atteindre pour que des droits puissent être réputés plausibles, comme l’a déjà relevé le juge Abraham dans son opinion individuelle en l’affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay ((Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle de M. le juge Abraham, p. 140, par. 10). A cet égard, le juge Sepúlveda-Amor a exprimé ses préoccupations dans l’affaire relative à Certaines activités, lorsqu’il a posé les questions suivantes :
«Les Etats demandant l’indication de mesures conservatoires sont-ils censés établir prima facie le bien-fondé de leurs prétentions sur le fond, ou le critère fumus non mali juris est-il suffisant — autrement dit, la Cour peut-elle se contenter de s’assurer que les droits revendiqués ne sont pas manifestement inexistants en l’état des informations dont elle dispose ? Suffit-il de démontrer la possibilité de l’existence d’un droit, le caractère raisonnable de l’affirmation de l’existence d’un droit, ou bien le critère pertinent est-il celui de la probabilité ?» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), opinion individuelle de M. le juge Sepúlveda-Amor, p. 37, par. 12).
7. J’estime, comme le juge Sepúlveda-Amor, qu’il ne s’agit pas là de simples «subtilités théoriques» ; au contraire, ce manque de clarté, comme mon confrère le pressentait, a des
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conséquences pratiques sur la manière dont les parties plaident dans le contexte de demandes en indication de mesures conservatoires et
«encourag[e] en définitive les Etats demandant l’indication de mesures conservatoires à trop entrer, très en amont, dans le fond du différend, grevant ainsi la procédure prévue à l’article 41 du Statut de questions que la Cour devrait en réalité examiner au stade du fond» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), opinion individuelle de M. le juge Sepúlveda-Amor, p. 38, par. 15).
8. La présente affaire ne fera qu’ajouter au risque d’encourager les parties à trop aborder le fond. La Cour a effectivement conclu que «l’Ukraine n[e lui] a[vait] pas soumis … de preuves offrant une base suffisante pour que la réunion de ces éléments puisse être jugée plausible» (paragraphe 75). Une telle déclaration conduit à s’interroger sur le niveau de preuve requis. Plus généralement, elle tend à brouiller la distinction existant entre la phase des mesures conservatoires et celle du fond, ce qui peut sérieusement compromettre la bonne administration de la justice. En particulier, dans une situation où l’intention et le but doivent être établis au moyen de preuves circonstancielles, comment les parties peuvent-elles savoir jusqu’où aller dans l’exposé de leur argumentation lorsqu’elles demandent l’indication de mesures conservatoires ? Ne serait-il pas plus judicieux et plus sûr pour elles de présenter l’ensemble de leurs arguments et éléments de preuve dès ce stade précoce de l’instance ? Il est permis de se demander comment la Cour attend des parties qu’elles parviennent, à l’avenir, à concilier une telle jurisprudence et les prescriptions de l’instruction de procédure XI, qui se lit comme suit :
«Dans leurs exposés oraux sur les demandes en indication de mesures conservatoires, les parties devraient se limiter aux questions touchant aux conditions à remplir aux fins de l’indication de mesures conservatoires, telles qu’elles ressortent du Statut, du Règlement et de la jurisprudence de la Cour. Les parties ne devraient pas aborder le fond de l’affaire au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux fins de la demande.»
9. En retour, une avalanche de matériaux et d’éléments de preuve qui devraient sans doute être réservés au stade du fond risque d’alourdir la tâche de la Cour et de peser sur sa capacité d’indiquer avec célérité des mesures urgentes. S’il convient d’éviter tout retard dans l’indication de mesures conservatoires, il convient également d’éviter les procédures qui ne laissent pas à la Cour suffisamment de temps pour traiter de grandes quantités d’éléments de preuve.
3. La question de l’avion de la Malaysia Airlines
10. Une part non négligeable de l’argumentation avancée par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT repose sur la destruction de l’avion de la Malaysia Airlines qui assurait le vol MH17. Cette question n’a toutefois pas été examinée en détail à ce stade de la procédure. Bien que d’accord avec les raisons de cette retenue, j’estime que quelques explications supplémentaires auraient été les bienvenues dans l’ordonnance.
11. Il ne fait aucun doute que les Parties n’avaient pas, au stade des mesures conservatoires, à exposer en profondeur leurs arguments concernant cette tragédie. De fait, l’espace aérien situé au-dessus de l’Ukraine orientale étant fermé depuis juillet 2014, il n’y a plus d’urgence pour l’aviation civile. Ne serait-ce que pour cette raison, la Cour n’avait pas à se pencher dans son analyse sur la destruction de l’appareil assurant le vol MH17.
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12. Dans la partie liminaire de l’ordonnance, la Cour esquisse le contexte de la présente affaire, marqué par des combats en Ukraine orientale et la destruction de l’avion en question. Elle déclare de manière très succincte que «l’affaire dont elle est saisie est d’une portée limitée. En ce qui concerne les événements survenus dans la partie orientale de son territoire, l’Ukraine a introduit la présente instance uniquement sur la base de la CIRFT» (paragraphe 16). Cette déclaration d’ordre factuel est incontestable, puisque les affaires soumises à la Cour sur la base d’une clause compromissoire voient leur portée limitée à l’objet de la convention concernée.
13. A mon sens, cette déclaration ne peut toutefois signifier que la Cour, sans s’être livrée à une analyse approfondie de la CIRFT ni avoir examiné avec soin les éléments de preuve, soit parvenue à une conclusion quant à l’applicabilité de la convention. Dans son argumentation concernant la CIRFT, l’Ukraine s’est référée à la fois à la destruction de l’avion de la Malaysia Airlines et à des tirs d’artillerie aveugles sur le terrain, des faits qui sont susceptibles de relever des alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention, respectivement. Pour éviter tout malentendu, la Cour aurait pu dire clairement qu’elle n’avait pas, à ce stade de la procédure et en l’absence d’urgence –– pour la raison exposée ci-dessus ––, à examiner la question de savoir si la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 entrait dans les prévisions de l’alinéa a) et, partant, de la convention de Montréal.
(Signé) Fausto POCAR.
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