Déclaration commune de MM. les juges Tomka et Greenwood, Mme la juge Sebutinde et M. le juge ad hoc Dugard

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150-20151216-JUD-01-03-EN
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DÉCLARATION COMMUNE DE MM. LES JUGES TOMKA ET GREENWOOD, MME LA JUGE SEBUTINDE ET M. LE JUGE AD HOC DUGARD
[Traduction]
Frais de procédure  Article 64 du Statut de la Cour  Mesures conservatoires  Obligation des Etats de se conformer aux ordonnances en indication de mesures conservatoires  Obligations imposées par l’ordonnance de 2011 ayant été violées par le Nicaragua  Agissements du Nicaragua  Frais encourus par le Costa Rica pour demander à la Cour de rendre une nouvelle ordonnance en 2013  Point de savoir si la Cour aurait dû user de son pouvoir discrétionnaire pour ordonner au Nicaragua de supporter les frais faits par le Costa Rica dans le cadre de la demande en indication de mesures conservatoires de 2013.
1. Nous regrettons de ne pouvoir nous rallier à la décision prise par la majorité de la Cour de rejeter la demande du Costa Rica tendant à ce que lui soient remboursés les frais qu’il a encourus lorsqu’il a dû se présenter devant la Cour en octobre 2013 pour obtenir le prononcé d’une deuxième ordonnance en indication de mesures conservatoires. Nous avons donc voté contre le point 5 c) du dispositif de l’arrêt.
2. Aux termes de l’article 64 du Statut de la Cour, «[s]’il n’en est autrement décidé par la Cour, chaque partie supporte ses frais de procédure». Cette disposition est complétée par l’article 97 du Règlement, qui prévoit que, «[s]i la Cour décide en vertu de l’article 64 du Statut que les frais de procédure de l’une des parties seront entièrement ou partiellement supportés par l’autre, elle peut rendre une ordonnance à cet effet».
Nous admettons que, pour reprendre les termes utilisés dans un ouvrage sur la Cour faisant autorité, l’article 64 du Statut «peut être interprété comme signifiant que, en règle générale, chaque partie supporte ses frais de procédure et que la Cour n’en décide autrement que dans des circonstances exceptionnelles» (voir Shabtai Rosenne, The Law and Practice of the International Court 1920-2005, vol. III, 4e éd., 2006, p. 1281 [traduction du Greffe]). Jamais jusqu’ici la Cour n’a été saisie d’une affaire dans laquelle elle a considéré qu’il existait de telles circonstances. Néanmoins, il est évident que le Statut confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire en la matière et nous estimons qu’il est important que celle-ci s’en prévale, lorsqu’elle est appelée à le faire, à charge de procéder à un examen minutieux des circonstances propres à l’espèce.
3. Quelles étaient donc les circonstances propres à l’affaire ? Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 8 mars 2011, la première mesure, adoptée à l’unanimité par la Cour, était ainsi libellée : «Chaque Partie s’abstiendra d’envoyer ou de maintenir sur le territoire litigieux, y compris le caño, des agents, qu’ils soient civils, de police ou de sécurité» (ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 27, par. 86, point 1). Le «territoire litigieux» était défini au paragraphe 55 de ladite ordonnance comme la «zone humide d’environ trois kilomètres carrés comprise entre la rive droite du caño litigieux, la rive droite du fleuve San Juan lui-même jusqu’à son embouchure dans la mer des Caraïbes et la lagune de Harbor Head» (ibid., p. 19, par. 55). La première mesure conservatoire était donc on ne peut plus claire. Le Nicaragua s’était vu interdire «d’envoyer ou de maintenir sur le territoire litigieux» des agents, civils ou militaires et, à plus forte raison, d’y réaliser des travaux quels qu’ils soient. Les ordonnances en indication de mesures conservatoires de la Cour étant obligatoires (LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109), le Nicaragua était tenu de se conformer à cette mesure. La Cour a également enjoint aux deux Parties de «s’abst[enir] de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle était] saisie ou d’en rendre la solution plus difficile» (ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 27, par. 86, point 3).
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4. Le 13 septembre 2013, le Costa Rica est entré en possession d’images satellite prouvant que deux nouveaux caños avaient été creusés dans le territoire litigieux, qu’une drague était en service dans l’un d’eux et qu’un camp militaire nicaraguayen avait été établi sur la plage voisine. Le 16 septembre, il s’est plaint par écrit auprès du Nicaragua de la violation des mesures conservatoires. Selon le conseil de ce dernier, cette lettre a conduit le président nicaraguayen à ordonner une enquête sur la situation dans le territoire litigieux. Pourtant, le 18 septembre, le ministère nicaraguayen des affaires étrangères a répondu au Costa Rica que le Nicaragua n’avait pas autorisé de travaux dans le territoire litigieux (Costa Rica, demande en indication de nouvelles mesures conservatoires, 24 septembre 2013, annexe 5). Comme l’a ensuite fait observer le conseil du Nicaragua, «[t]out bien considéré, le ministère des affaires étrangères aurait mieux fait d’attendre les résultats de l’enquête menée à la demande du président Ortega ou au moins jusqu’au lendemain» (CR 2013/25, p. 21). Le Costa Rica a réagi à la lettre du ministère en déposant, le 24 septembre 2013, une nouvelle demande en indication de mesures conservatoires. Dans l’intervalle, toutefois, l’enquête ordonnée par le président Ortega avait révélé que les deux nouveaux caños avaient effectivement été creusés sur instruction de M. Eden Pastora, lequel était désigné, dans un document nicaraguayen, comme le «délégué du gouvernement responsable des travaux de dragage» (voir lettre en date du 11 octobre 2013 adressée à la Cour par le Nicaragua, réf. HOL-EMB-197, annexe 8). Le 21 septembre 2013, le président Ortega a ordonné à M. Pastora de cesser toute activité sur les deux nouveaux caños et de retirer la drague, instructions qui ont été exécutées. Ce n’est pourtant que le jeudi 10 octobre 2013 que le Nicaragua en a informé le Costa Rica et la Cour, et qu’il a pris des mesures pour corriger l’impression produite par sa lettre du 18 septembre. Entre–temps, la Cour avait informé les deux Parties qu’elle tiendrait, à compter du lundi 14 octobre 2013, des audiences sur la nouvelle demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Costa Rica. En ce qui concerne le camp militaire, le Nicaragua a fait valoir qu’il se trouvait sur son propre territoire, en dehors du territoire litigieux, plus précisément sur une plage juste au nord de celui-ci, et qu’il n’était donc aucunement tenu de le retirer (CR 2013/25, p. 29).
5. La Cour a conclu à l’unanimité (voir par. 121-129 et point 3 du paragraphe 229) que ces agissements emportaient violation des mesures conservatoires qu’elle avait indiquées en mars 2011. S’il a pu outrepasser les instructions qu’il avait reçues, M. Pastora était un haut responsable de la République du Nicaragua et paraissait agir dans l’exercice de ses fonctions officielles. Le Nicaragua a lui-même admis qu’il devait en être ainsi aux yeux de n’importe quel observateur et que quiconque a vu M. Pastora a sans doute pensé que sa présence sur les lieux était autorisée ; pour reprendre les termes du conseil du Nicaragua, «M. Pastora … est une personnalité connue au Nicaragua» et «[i]l aurait été impensable que le jeune lieutenant responsable des secteurs avoisinants mette en cause ce qu’il venait y faire» (CR 2013/25, p. 16). Il ne fait aucun doute que les actes de M. Pastora étaient imputables au Nicaragua et engageaient la responsabilité de ce dernier à raison du manquement aux obligations qui lui incombaient au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de mars 2011. Le Nicaragua a, comme il se doit, reconnu cette responsabilité, mais il n’en reste pas moins que, même s’il a pu être qualifié d’«involontaire» par le conseil du Nicaragua (CR 2015/7, p. 61), ce manquement ne saurait, étant donné les hautes fonctions qu’occupait M. Pastora, être ainsi écarté à la légère. Le non-respect de l’ordonnance de la Cour n’avait rien d’«involontaire» ; il s’agissait d’un acte délibéré accompli sur ordre du haut fonctionnaire chargé par le Nicaragua de la mise en oeuvre du programme de dragage dans le secteur jouxtant le territoire litigieux.
6. En ce qui concerne l’établissement du camp militaire, la Cour a conclu dans son ordonnance de 2013 que, contrairement à ce qu’affirmait le Nicaragua, il se trouvait non pas sur un banc de sable, mais à l’intérieur du territoire litigieux (ordonnance du 22 novembre 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 365, par. 46). Le Nicaragua n’a jamais laissé entendre que l’installation de ce campement n’avait pas été autorisée.
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7. La Cour se trouve donc en présence de deux manquements graves aux obligations imposées au Nicaragua par l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de 2011. Elle a dit clairement que celui-ci était tenu d’indemniser le Costa Rica de tout dommage qu’il lui aurait causé en contrevenant à ces obligations, y compris, par exemple, les frais correspondant à toute mesure corrective nécessitée par les deux caños supplémentaires. Elle a toutefois privé le Costa Rica de la possibilité d’être remboursé par le Nicaragua de ce qui constitue sans doute la dépense la plus importante qu’il ait dû supporter, à savoir le coût d’une semaine d’audiences devant elle. Or ces frais étaient la conséquence directe du non-respect, par le Nicaragua, des obligations que lui imposait l’ordonnance de 2011. Par ailleurs, même après avoir ordonné à M. Pastora de quitter le territoire litigieux, le Nicaragua aurait pu prendre des mesures qui auraient rendu inutile la tenue des audiences d’octobre 2013, mais n’en a rien fait. Au lieu d’informer la Cour et le Costa Rica des instructions qu’il avait données à M. Pastora le 21 septembre 2013, il a gardé le silence jusqu’à la veille de l’ouverture des audiences, leur donnant à penser qu’il continuait à nier toute activité sur le territoire litigieux. Lorsqu’il a enfin prévenu la Cour et le Costa Rica, ce dernier a proposé que les Parties se mettent d’accord sur une ordonnance à rendre par la Cour, ce qui aurait permis d’économiser les frais correspondant à la tenue des audiences ; mais le Nicaragua a refusé. Il est absurde que la Cour adopte une position ayant pour effet de placer la partie victime de la violation des mesures conservatoires qu’elle a indiquées dans une situation moins favorable si elle fait des frais pour obtenir justice auprès d’elle que si elle entreprend de réparer elle-même le préjudice qui en découle.
8. Nous considérons qu’il s’agit là de circonstances exceptionnelles justifiant que la Cour exerce le pouvoir que lui confère l’article 64 du Statut. Certes, elle ne l’a jamais fait jusqu’à présent, mais on ne le lui a que rarement demandé et aucune des affaires dans lesquelles le remboursement des frais de procédure a été réclamé n’était un tant soit peu comparable à la présente instance. Le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires revêt une importance cruciale pour le maintien de l’intégrité de la procédure devant la Cour. Les mesures ainsi indiquées sont contraignantes et leur violation constitue en soi un manquement à des obligations en droit, totalement indépendant du fond de l’affaire. La Cour et les Etats qui se présentent devant elle sont en droit de supposer que l’Etat qui s’adresse de bonne foi à la justice respectera scrupuleusement lesdites mesures. Si un manquement à cet égard requiert de nouvelles audiences, il est normal que ledit Etat supporte les frais de procédure afférents.
9. En conséquence, il est regrettable que la Cour ait rejeté la demande du Costa Rica tendant à ce que lui soient remboursés les frais qu’il a encourus en vue d’obtenir le prononcé de l’ordonnance du 22 novembre 2013, et ce, sans même examiner les circonstances exposées dans la présente déclaration. A l’évidence, c’était là une affaire qui appelait davantage qu’une obscure déclaration selon laquelle, «compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la condamnation du Nicaragua à supporter certains frais de procédure du Costa Rica … ne serait pas appropriée» (arrêt, par. 144).
(Signé) Peter TOMKA,
(Signé) Christopher GREENWOOD,
(Signé) Julia SEBUTINDE,
(Signé) John DUGARD.
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