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CR 2014/13 (traduction)

CR 2014/13 (translation)

Lundi 10 mars 2014 à 10 heures

Monday 10 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour, veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit

aujourd’hui pour entendre le début du premier tour de plaidoiries de la Serbie, et je donne la parole

à M. Saša Obradović, agent de la Serbie. Monsieur Obradović, vous avez la parole.

M. OBRADOVIĆ :

INTRODUCTION

1. Monsieur le président, éminents Membres de la Cour, plaise à la Cour. C’est un grand

honneur pour moi que de plaider de nouveau devant l’organe judiciaire principal de l’Organisation

des Nations Unies en qualité de représentant de la République de Serbie. Et avant d’entamer mon

exposé, je voudrais témoigner notre sincère respect envers nos collègues qui représentent la

République de Croatie.

Importance historique de la présente affaire

2. Monsieur le président, s’il m’est échu l’honneur et le privilège de représenter la Serbie

dans le cadre de plusieurs affaires portées devant la Cour internationale de Justice, ce privilège n’en

a pas été un pour mon pays ni pour mon peuple. Les affaires auxquelles la Serbie s’est trouvée

partie étaient d’une gravité exceptionnelle : elles étaient le résultat des conflits dont

l’ex-Yougoslavie avait été le théâtre dans les années 1990, qui ont eu des conséquences tragiques

pour l’ensemble des peuples qu’elle abritait, et soulevé d’importantes questions de responsabilité

de l’Etat. La présente instance est la dernière de cette série. Dans cette affaire, la Serbie

espère davantage encore que dans les précédentes que les souffrances du peuple serbe se

verront elles aussi accorder toute l’attention voulue, qu’il en sera pris acte et que des remèdes

seront ordonnés.

3. Aujourd’hui, nul n’ignore que le conflit en Croatie a donné lieu à de graves violations du

droit international humanitaire. Nul doute que les Croates ont beaucoup souffert. La présente

affaire nous donne l’occasion de nous remémorer la tragédie qu’ils ont vécue, et nos collègues, de

l’autre côté de la barre, n’ont eu de cesse de nous la rappeler la semaine dernière. Cependant, la

guerre en Croatie a aussi été source de terribles souffrances pour les Serbes, ces Serbes qui étaient

citoyens de la République socialiste de Croatie mais qui, face aux revendications séparatistes des - 3 -

dirigeants politiques croates et à la dissolution progressive de l’ex-Yougoslavie, décidèrent de

former leur propre entité nationale, la République de Krajina serbe. Nous espérions, dans cette

grande salle de justice, entendre évoquer la tragédie qui fut la leur, mais la semaine dernière, à

l’audience, nulle mention n’a été faite des Serbes de Krajina. C’est leur faire injustice. Ce qui

11 s’est passé en Croatie dans les années 1990 ne peut être ramené à un tableau simplifié dont il

ressortirait qu’un génocide a été commis par un seul coupable contre une seule victime.

4. Permettez-moi, Mesdames et Messieurs de la Cour, de vous rappeler ce qu’a dit mon

prédécesseur en l’affaire, M. Tibor Varady :

«Les méfaits commis d’un côté encouragèrent la commission de méfaits de
l’autre côté. Selon les périodes, certaines parties au conflit devenaient plus fortes, et
c’étaient elles qui infligeaient le plus de souffrances ... On a toujours su que des

méfaits avaient été commis en Croatie. Certains d’entre eux équivalaient à des crimes
graves. Aujourd’hui nous en savons davantage sur le caractère et sur l’ampleur de ces
crimes et nous en savons aussi davantage sur leurs auteurs. Mais il est également
établi que les crimes commis à l’encontre de Croates n’ont pas atteint et encore

moins franchi le seuil1du génocide. Ce qui s’est passé, ce n’est même pas
prima facie un génocide.»

5. Au nom du gouvernement et du peuple de la République de Serbie, je tiens à réitérer

l’expression de nos sincères regrets envers l’ensemble des victimes de la guerre et des crimes

commis au cours du conflit armé en Croatie, indépendamment de la qualification juridique de ces

crimes qui pourra être retenue et de l’origine ethnique et nationale des victimes. Pour chacune de

celles-ci, le devoir de mémoire doit être pleinement honoré.

6. Monsieur le président, la présente espèce ne concerne que le crime de génocide, car la

compétence de la Cour est exclusivement fondée sur l’article IX de la Convention destinée à
2
prévenir et à punir ce crime . Il semble, que pour une raison ou pour une autre, cette affaire se soit

toujours trouvée dans l’ombre de celle qui l’a précédée, l’affaire Bosnie-Herzégovine

c. Serbie-et-Monténégro, introduite au lendemain du conflit complexe et tragique, et autrement plus

meurtrier, qui s’est déroulé en Bosnie. Dans l’affaire Bosnie, la Cour s’est refusée à réduire le

conflit à une seule et même campagne génocidaire elle a contesté qu’un génocide eût été

commis sur l’ensemble du territoire de la Bosnie-Herzégovine, réservant cette qualification

1
CR 2008/8, p. 17, par. 8 et 9 (Varady).
2 La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, ci-après la «Convention sur le
génocide». - 4 -

juridique au seul et tristement célèbre massacre des hommes de Srebrenica commis en

juillet 1995 . L’analyse juridique développée dans l’arrêt du 26 février 2007 allait bientôt faire

école pour les autres juridictions internationales appelées à interpréter la Convention sur le

génocide.

7. Par contraste, l’instance que la Croatie a, en tant que demandeur, portée devant la Cour à

l’époque des frappes de l’OTAN contre la Serbie a d’emblée semblé artificielle. Outre qu’en

12 Croatie, aucun commentateur digne de ce nom n’a jamais soutenu que les Croates avaient été

4
victimes de génocide, comme nous l’avons fait valoir dans notre duplique , la requête croate, d’un

simple point de vue historique, semble empreinte de mauvaise foi, sinon de cynisme. Dans sa

requête introductive d’instance, en effet, la Croatie ne s’est pas contentée d’alléguer que de graves

crimes avaient été commis à l’encontre de membres du groupe national et ethnique croate, elle a

aussi imputé à la Serbie la responsabilité de l’exode des «citoyens croates de souche serbe»,

en 1995, l’accusant ainsi de comportement contraire à la Convention sur le génocide, «consti[tutif

d’]une deuxième opération de «nettoyage ethnique»» . En d’autres termes, les Serbes, à en croire

la prétention initiale du requérant, se seraient livrés à l’encontre d’autres Serbes à une opération de

nettoyage ethnique qu’il conviendrait de qualifier de génocide.

8. Et cette accusation d’autogénocide n’est pas le seul paradoxe que contienne

l’argumentation de la Croatie. Il me faut vous le dire : pour beaucoup de Serbes, la pseudo-requête

de la Croatie est elle-même une ironie de l’histoire. En effet, Croates et Serbes savaient

pertinemment ce qu’était le génocide : dans l’ex-Yougoslavie, les uns comme les autres avaient été

élevés dans le souvenir des atrocités commises à Jasenovac, Jadovno, Jastrebarsko et autres camps

de concentration oustachis de la seconde guerre mondiale, de sinistre mémoire. La tragédie vécue

par le peuple serbe sous l’Etat indépendant nazi de Croatie, et le génocide commis à l’encontre des

Serbes, des Juifs et des Roms entre 1941 et 1945 sont décrits dans le contre-mémoire, en tant qu’ils

fournissent le contexte factuel de la présente espèce . Ce récit est étayé par des sources historiques

3
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), ci-après l’affaire Bosnie.
4Duplique de la Serbie (DS), par. 16-18.

5Requête introductive d’instance, par. 2. Voir aussi par. 33.
6
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 397-420. - 5 -

7
dignes de foi . L’annexe 8 du contre-mémoire offre une chronologie du mouvement oustachi,

après la seconde guerre mondiale, mouvement dans lequel la Yougoslavie de Tito, entre 1945 et

1990, n’a jamais cessé de voir une menace terroriste. Sans cet élément de contexte, l’on ne saurait

comprendre pleinement ce qu’a représenté, dans les années 1990, l’avènement de Franjo Tudjman,

dirigeant politique qui, en Croatie, prônait la réconciliation entre communistes croates et

mouvements néo-oustachis, ni la réaction de rejet que cette attitude a provoquée chez les Serbes

de Croatie .

13 9. S’il n’est nulle part pris acte, dans les écritures de la Croatie, du génocide commis lors de

la seconde guerre mondiale, le défendeur relève que le demandeur n’a pas contesté ses

développements sur le gouvernement nazi au pouvoir en Croatie entre 1941 et 1945, l’intention qui

était la sienne de détruire le peuple serbe placé sous son autorité et la conviction entretenue par les

Oustachis que les Serbes représentaient une menace pour l’identité nationale croate. Le défendeur

en déduit que, en ce qui concerne le crime de génocide commis sous l’Etat indépendant de Croatie,

le contexte historique n’est pas contesté entre les Parties.

10. Monsieur le président, afin d’être parfaitement clair, je tiens également à souligner que

l’exposé des faits intéressant à la fois la demande de la Croatie et la demande reconventionnelle de

la Serbie ne doit pas donner à penser que l’histoire de ces deux peuples serait une histoire faite de

haine et d’éternels conflits. Ce n’est pas le cas, tant s’en faut. En dépit de nombreux épisodes

tragiques, Serbes et Croates ont, pendant de très longues années, entretenu des relations

fraternelles. Cela aussi, c’est un fait historique. Leurs liens d’amitié n’ont sans doute jamais été

aussi forts qu’à la fin de la première guerre mondiale, lorsque les dirigeants progressistes croates

ont choisi de rejoindre le royaume de Serbie, une décision qui a permis la création d’un Etat unique

regroupant les Slaves du Sud. Et ils sont aussi attestés par le combat de libération mené de

conserve lors de la seconde guerre mondiale, quand les Serbes luttant contre la terreur oustachie se

virent prêter main forte par leurs compatriotes croates au sein des unités de partisans.

11. Aussi nos adversaires, en la présente espèce, ne sont-ils ni le peuple ni l’Etat croates,

mais le nationalisme extrémiste croate. En dénonçant les prétentions fallacieuses et l’inflexibilité

7
Voir CMS, notes de bas de page 260-293, p. 137-144, et annexes 1-7 du contre-mémoire.
8CMS, par. 426-442. - 6 -

qui ont conduit le Gouvernement croate à saisir la Cour, notre but est de dénoncer le nationalisme

extrémiste en tant que tel, tous les nationalismes, sans exception, y compris le nationalisme serbe,

lorsqu’il peut être à l’origine des souffrances d’un autre peuple.

La demande du requérant

12. Cela dit, la demande de la Croatie d’un point de vue formel est tout sauf anodine.

La Cour est priée de dire et juger que la responsabilité de la Serbie est engagée à raison de

violations des articles II et III de la Convention sur le génocide, ainsi que de ses articles premier

et IV, visant l’obligation de prévenir et de punir les actes de génocide. Le demandeur soutient que

l’ensemble du conflit politique, recouvrant le processus historique complexe de dissolution de

l’ex-Yougoslavie, ainsi que l’ensemble du conflit militaire, et tous les crimes commis contre les

14 membres du groupe national et ethnique croate, sont à subsumer dans un seul et unique

crime celui de génocide. Ses griefs s’étendent sur un lustre, de 1991 à 1995 . 9

13. Permettez-moi à présent de vous exposer en quelques mots la réponse de la République

de Serbie.

a) La Croatie n’a pas soumis à la Cour le moindre élément de preuve, déclaration de témoin ou

autre document, qui établirait l’existence du dolus specialis du crime de génocide de la part des

dirigeants de la République de Serbie, de l’armée populaire yougoslave (JNA), ou encore des

Serbes de Croatie. Son attitude à l’égard de l’administration de la preuve en la présente affaire

ne cadre pas avec la pratique bien établie suivie par la Cour dans des affaires revêtant une

gravité exceptionnelle, comme nous l’avons démontré dans nos écritures . Nous y reviendrons

dans le courant de la journée.

b) Même avec la meilleure volonté du monde sans se soucier de la valeur probante des

éléments produits à l’appui de ses dires , les éléments constitutifs du crime de génocide, ou

de tout autre acte punissable en vertu de l’article III de la Convention sur le génocide, ne

11
sauraient raisonnablement être inférés des faits allégués .

9
MC, par. 1.03 et 1.05.
10Voir CMS, chap. III «Questions relatives à la preuve» ; DS, chap. III «Eléments de preuve présentés par le
demandeur».

11CMS, chap. VIII ; DS, chap. IV. - 7 -

c) En outre, le défendeur considère qu’il ne peut être tenu responsable des actes et omissions dont

il lui est fait grief qui sont antérieurs à sa formation en tant qu’Etat, c’est-à-dire antérieurs au

12
27 avril 1992, date de la naissance de la République fédérale de Yougoslavie , et ce, quelle que

soit la qualification juridique des faits en question . Ce point revêt une importance toute

particulière lorsque l’on songe que la grande majorité des incidents incriminés dans le mémoire

remontent à 1991, et que très rares sont ceux qui se seraient produits après le

mois d’avril 1992 . Or, l’on ne saurait considérer, fût-ce prima facie, ces derniers comme des

actes de génocide.

d) Quand bien même l’on ferait complètement abstraction de l’argument qui précède, le défendeur

considère que les actes commis en 1991 ainsi que tous les incidents ultérieurs ne peuvent

être attribués à la République de Serbie selon les règles de droit international applicables en

matière de responsabilité des Etats . Les auteurs des crimes commis en Croatie n’étaient ni des

15 organes de jure ni des organes de facto de la République de Serbie. Qui plus est, les crimes

n’ont pas été commis sur les instructions ou les directives ou sous le contrôle de notre Etat,

ainsi qu’il ressort clairement de la jurisprudence récente du Tribunal pénal international pour

l’ex-Yougoslavie.

14. Nous étions convaincus que nos arguments juridiques étaient raisonnables, et

suffisamment convaincants, pour que le nouveau gouvernement démocratique de Croatie retire une

requête aussi dépourvue de fondement en fait qu’en droit. Malheureusement, il n’en a rien fait.

La demande reconventionnelle

15. En décembre 2009, la Serbie a déposé son contre-mémoire, assorti d’une demande

reconventionnelle. Le défendeur y faisait état de nombreux crimes commis par les forces

gouvernementales croates entre 1991 et 1995, identiques, en substance, à ceux que lui reprochait le

demandeur. Toutefois, il lui est apparu que le dernier acte de cette tragédie les massacres

commis pendant et après l’«opération Tempête» d’août 1995 ne pouvait rentrer dans le même

12
CR 2008/8, p. 15, par. 2 (Varady).
13Voir CMS, chap. IV ; DS, chap. II.

14Voir DS, par. 427, et note de bas de page 432.
15
Voir CMS, chap. IX ; DS, chap. V. - 8 -

cadre juridique. Aussi la Serbie s’attachera-t-elle, dans le cadre de la présente procédure, à établir

de manière convaincante, preuves à l’appui, que les actes dont le Gouvernement croate s’est rendu

responsable lors de l’«opération Tempête» présentent tous les éléments requis du crime de

génocide, y compris sa mens rea spécifique : l’intention de détruire, en tout ou en partie, les

membres du groupe protégé, comme tel.

16. Monsieur le président, l’«opération Tempête» a été lourde de conséquences, qui se font

sentir à ce jour encore. D’après les statistiques recueillies par le centre de collecte de documents et

16
d’information Veritas, 1719 Serbes ont trouvé la mort pendant et après l’opération . Le nombre

total de Serbes de souche tués ou portés disparus pendant le conflit s’élève à 6361 . 17 La

commission de la République de Serbie chargée des personnes disparues recherche toujours plus de

1700 personnes dont on est sans nouvelles depuis le conflit en Croatie (dont quelque 600 en 1991,

parmi lesquelles se trouvaient non seulement des Serbes, mais également nombre de représentants

d’autres groupes ethniques de l’ex-Yougoslavie, membres de la JNA : quelque 110 Serbes en

1992 ; 35 en 1993 ; cinq en 1994, et environ 990 Serbes disparus en 1995, au cours des

opérations «Eclair» et «Tempête»). Plus de 400 corps exhumés par les organes de la Croatie

attendent toujours d’être identifiés. Nous espérons qu’ils le seront enfin, une fois ces audiences

16 achevées. Bien que la commission serbe chargée des personnes disparues ait fourni de nouvelles

informations sur les centaines de sépultures de victimes serbes disséminées sur le territoire croate,

les organes de la Croatie sont les derniers, dans la région, à procéder aux exhumations demandées.

17. D’après le rapport du Secrétaire général des Nations Unies en date du 18 octobre 1995,

quelque 200 000 Serbes de Krajina ont fui les attaques des forces gouvernementales croates en

août 1995 , cet épisode venant parachever le déclin qu’ils avaient connu dans la région tout au

e
long du XX siècle. En 1931, les Serbes constituaient près de 20 % de la population totale de la

Croatie, au sein du Royaume de Yougoslavie. D’après le recensement effectué par la Croatie

16 La liste est disponible à l’adresse internet suivante : http://www.veritas.org.rs/wp-content/uploads/
2014/02/Oluja-direktne-zrtve-rev2014.pdf.

17Déclaration du témoin-expert Savo Štrbac (4.2.2.).
18
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 27. - 9 -

19
en 2011, ils en représentent aujourd’hui 4,36 % . Aujourd’hui les Serbes de souche sont ainsi

trois fois moins nombreux en Croatie qu’ils ne l’étaient en 1991.

18. Mesdames et Messieurs de la Cour, cette vérité dérangeante que nous révèlent les

statistiques, ainsi que le récit que nous avons fait des actes criminels commis pendant et après

l’«opération Tempête», appelait une réponse autrement plus approfondie que nous n’en avons reçu

du demandeur. Dans ses écritures, la Croatie a notamment prétendu que les réfugiés serbes avaient

20
été tués par d’autres Serbes l’armée des Serbes de Bosnie , ou que les Serbes avaient fui la

Croatie pour «divers motifs, parmi lesquels des conditions de vie difficiles, la pauvreté et

l’insécurité généralisée qui régnait» dans la République de Krajina serbe . Aucune marque de

contrition, aucune indulgence envers les Serbes de Krajina.

19. A voir la réaction de la Croatie à notre demande reconventionnelle, l’on imagine

aisément dans quelle situation se trouvent aujourd’hui les Serbes de Croatie. Si les relations entre

ces deux Etats voisins se sont sensiblement améliorées à bien des égards, y compris au plus haut

niveau politique, ainsi qu’en matière de coopération économique ou culturelle, les Serbes de

22
Croatie demeurent globalement vulnérables. Ils sont parfois l’objet de discours haineux .

Récemment, l’on a, dans plusieurs villes, assisté à la destruction des écriteaux officiels en

23
17 cyrillique utilisés sur les bâtiments municipaux . En décembre 2012, 17 ans après

l’«opération Tempête», le président de la Croatie, S. Exc. M. Ivo Josipović, a publiquement admis

qu’aucun des meurtres commis dans ce cadre n’avait donné lieu à une condamnation devant les

tribunaux locaux . En outre, l’«opération Tempête» continue d’être célébrée en Croatie, à la

25
faveur d’un jour férié . Heureusement, la saisine de votre suprême juridiction aidera à faire éclater

la vérité sur la tragédie qu’a connue le peuple serbe de Croatie.

19 Document disponible sur le site officiel du bureau croate des statistiques : http://www.dzs.hr/Hrv/censuses/

census2011/results/htm/usp_03_HR.htm.
20 Pièce additionnelle de la Croatie, par. 3.69.

21 Ibid., par. 3.47.
22
Voir, par exemple : http://danas.net.hr/crna-kronika/foto-sramotan-natpis-osvanuo-na-sred-t….
23
Voir : http://www.bbc.co.uk/news/world-europe-23934098.
24 Disponible en serbe sur le site suivant : http://www.b92.net/info/vesti/index.php?yyyy=2012&mm=
12&dd=07&nav_category=11&nav_id=667053 ; traduction soumise à la Cour le 8 août 2013.

25 Voir CMS, par. 1473-1476. - 10 -

L’équipe juridique de la Serbie

20. Monsieur le président, permettez-moi de vous présenter les conseils et avocats qui

poursuivront l’exposé détaillé de nos arguments juridiques.

le professeur William Schabas de la Middlesex University (Londres), et de l’Université de

Leyde ;

le professeur Andreas Zimmermann, de l’Université de Potsdam ;

le professeur Christian Tams, de l’Université de Glasgow ;

M. Novak Lukić, avocat à Belgrade, ancien président de l’association des conseils de la

défense exerçant devant le TPIY ;

M. Wayne Jordash, avocat à Londres, qui est également conseil de la défense devant le TPIY ;

et

M. Dušan Ignjatović, avocat à Belgrade.

Je voudrais également mentionner, en leur témoignant ma reconnaissance, les membres de

notre équipe qui ont grandement contribué à la préparation de nos écritures :

M. Svetislav Rabrenović, conseiller principal au bureau du procureur pour les crimes de guerre de

la République de Serbie, et M. Igor Olujić, avocat à Belgrade, ainsi que ceux qui n’ont pu nous

assister jusqu’à la fin de cette procédure je ne mentionnerai que les principaux d’entre eux :

notre ancien agent, le professeur Tibor Varady, et MM. Vladimir Djerić et Vladimir Cvetković, qui

ont, à différents moments, exercé les fonctions de coagent.

Plan des plaidoiries

21. Après ces quelques mots d’introduction, M. Schabas développera notre argumentation

sur l’interprétation de la convention à la lumière de l’arrêt de 2007 et des évolutions ultérieures.

18 Nous traiterons ensuite de la question des éléments de preuve. Demain, les

professeurs Zimmermann et Tams aborderont l’importante question de la compétence

ratione temporis s’agissant du comportement antérieur au 27 avril 1992, ainsi que de l’absence de

qualité pour agir de la Croatie à l’égard des faits antérieurs au 8 octobre 1992. Puis, M. Schabas

répondra aux arguments développés par le demandeur quant à la qualification juridique des faits

incriminés dans ses écritures et à l’audience, laissant de côté la question de la valeur probante à

attribuer aux éléments produits pour les étayer. Enfin, MM. Lukić et Ignjatović reviendront sur nos - 11 -

arguments relatifs à la question de l’attribution. Après leurs exposés, je présenterai le plan que

nous suivrons dans le cadre de nos plaidoiries sur la demande reconventionnelle.

Monsieur le président, je vous prie respectueusement de bien vouloir donner la parole à

M. William Schabas.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Obradović, et j’appelle à présent à la barre le

professeur William Schabas. Monsieur, vous avez la parole.

M. SCHABAS :

INTERPRÉTATION DE LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE À LA LUMIÈRE DE
L’ARRÊT RENDU EN 2007 PAR LA C OUR EN L AFFAIRE DE LA BOSNIE

ET DES DÉVELOPPEMENTS ULTÉRIEURS

1. Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour,

je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vous me faites en me permettant de plaider devant

vous aujourd’hui.

2. Ainsi que M. Obradović vous l’a rappelé, ce n’est pas la première fois que la République

de Serbie comparaît devant la Cour dans le cadre d’une affaire dans laquelle la compétence de

celle-ci est fondée sur la clause compromissoire de la Convention pour la prévention et la

répression du crime de génocide. De fait, aucun autre Etat n’a participé à autant de procédures

judiciaires ayant trait à l’interprétation et à l’application de la Convention de 1948, que ce soit en

qualité de demandeur, de défendeur ou de demandeur sur reconvention. En tant que successeur de

la République fédérative socialiste de Yougoslavie, la République de Serbie peut également se

targuer d’avoir contribué à l’adoption et à l’entrée en vigueur de la Convention. Ainsi, dès le

9 décembre 1946, lors de la première session de l’Assemblée générale des Nations Unies, au cours

de laquelle la résolution 96 (I) sur le crime de génocide a été examinée, M. Milan Bartos,

19 représentant de la Yougoslavie, a pris la parole devant la Sixième Commission afin de demander

l’adoption à l’unanimité du projet . Par la suite, durant les négociations sur le texte de la

Convention, la Yougoslavie s’est vivement inquiétée de l’étroitesse de la définition du génocide qui

était proposée, et en particulier de l’exclusion de la notion de génocide culturel, en conséquence de

26Nations Unies, doc. A/C.6/127. - 12 -

27
quoi elle s’est abstenue de voter sur le projet final au sein de la Sixième Commission . Bien

évidemment, la Yougoslavie a ensuite voté en faveur de la Convention dans son ensemble, celle-ci

28
ayant été adoptée à l’unanimité , et elle l’a signée quelques jours après son adoption par

l’Assemblée générale. La Yougoslavie fait également partie des 20 Etats dont la ratification a

conduit à l’entrée en vigueur de la Convention en janvier 1951.

3. En décembre 1946, alors qu’il s’exprimait devant l’Assemblée générale au nom de la

Yougoslavie, M. Bartos a rappelé les «grandes souffrances des juifs et des peuples slaves» . Nul9

doute que les terribles atrocités perpétrées par les nazis et leurs collaborateurs pendant la

seconde guerre mondiale à l’encontre des populations qui formaient l’ancienne Yougoslavie, et

notamment les minorités les plus vulnérables, c’est-à-dire les juifs et les roms, ont renforcé la

détermination de la Yougoslavie en vue de faire adopter ce que d’aucuns ont qualifié de premier

traité relatif aux droits de l’homme du système des Nations Unies.

4. Malheureusement, lorsque la Convention a été adoptée, le 9 décembre 1948, au palais de

Chaillot à Paris, il était prématuré de penser que la page des violents conflits ethniques dans la

région était définitivement tournée. Et pourtant, les guerres tragiques qui ont consumé

l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 nous paraissent, elles aussi, de plus en plus lointaines.

Aujourd’hui, la République de Serbie affirme son engagement en faveur d’une cohabitation

pacifique avec ses voisins dans le respect du droit international. Or, le différend dont la Cour a été

saisie concerne un passé plutôt lointain ; il n’a pas trait au présent, et encore moins à l’avenir.

5. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, non seulement la Convention

sur le génocide de 1948 se trouve au cœur de la présente procédure, mais elle constitue également,

d’un point de vue juridique, l’unique base sur laquelle la Cour peut se fonder. Nombre des aspects

factuels qui intéressent la Cour en la présente espèce ont été examinés dans le cadre de divers

jugements, arrêts et décisions rendus par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

20 (TPIY). Bien que ces éléments soient hautement pertinents, la Cour doit garder à l’esprit qu’elle

n’a pas compétence, en l’espèce, pour statuer sur des crimes de guerre et des crimes contre

27Nations Unies, doc. A/C.6/SR.133.

28Ibid., doc. A/PV.179.
29
Ibid., doc. A/C.6/127. - 13 -

l’humanité. Une différence essentielle par rapport aux procédures du TPIY réside dans la

possibilité offerte à ce tribunal, lorsqu’il n’est pas convaincu, au regard des critères de la preuve les

plus stricts, qu’un accusé est responsable de génocide, de se prononcer sur d’autres crimes relevant

de sa compétence qui constituent des violations graves du droit international humanitaire ou des

crimes contre l’humanité. La Cour, quant à elle, ne dispose pas de cette faculté.

6. Inexorablement, notre attention se porte sur les zones nébuleuses qui entourent la

définition du génocide. Ainsi, en fonction de l’interprétation que l’on donne aux dispositions de la

Convention, certains actes peuvent ou non entrer dans le champ d’application de cet instrument.

Les autres catégories de crimes internationaux, en particulier les crimes de guerre et les crimes

contre l’humanité, étaient déjà reconnues au moment où la Convention sur le génocide a été

adoptée. Ces crimes de droit international peuvent présenter certains traits communs avec les

éléments de définition énoncés dans la Convention sur le génocide. Ils peuvent aussi aider à

circonscrire cette définition et à comprendre ce que le génocide recouvre et ce qu’il ne recouvre

pas.

7. Dans le contre-mémoire qu’elle a présenté en décembre 2009, la République de Serbie a

examiné différents aspects des dispositions de la Convention qui ont une incidence sur la présente

instance. A l’époque, le texte faisant autorité en la matière était l’arrêt que la Cour a rendu, le

26 février 2007, en l’affaire de la Bosnie (Bosnie-Herzégovine c. Serbie). Depuis lors, la

jurisprudence d’autres juridictions parmi lesquelles le TPIY, le Tribunal pénal international pour

le Rwanda (TPIR) et la Cour pénale internationale (CPI), au travers de certaines de ses premières

décisions — a cependant évolué. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a, elle aussi,

rendu des arrêts pertinents dans lesquels il est question de la jurisprudence de la présente Cour en

matière de génocide et, si vous le permettez, ce sont ces éléments que je me propose de traiter ce

matin.

8. Avant de commencer, permettez-moi toutefois d’aborder certaines des questions que

M. Sands a soulevées dans son remarquable exposé du début de la semaine dernière. Vous ne serez

pas surpris d’entendre que M. Sands et moi-même, en tant qu’universitaires et amis, partageons de

nombreuses idées en ce qui concerne le droit international des droits de l’homme. En même temps,

il est inévitable que nos vues et notre interprétation divergent sur certains points. - 14 -

21 9. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, M. Sands a, pour ainsi dire,

invité la Cour à reviser une conclusion importante à laquelle elle était parvenue dans son arrêt

de 2007, à savoir l’ajout interprétatif du mot «substantielle» au terme «partie» : en tout ou en

partie, l’ensemble ou une partie substantielle. Il a passé en revue un certain nombre de sources,

avançant que la notion avait été inventée en 1985 par Benjamin Whitaker, un expert des

Nations Unies, et qu’elle était ensuite lentement «apparue» pour reprendre le terme employé par

M. Sands 30 dans les travaux de la Commission du droit international, puis dans la jurisprudence

des tribunaux ad hoc et, enfin, dans l’arrêt que la Cour a rendu en 2007. Selon moi, dans son

empressement de plaider pour la suppression du modificateur jurisprudentiel «substantielle»,

M. Sands n’a pas accordé suffisamment d’attention à certains éléments qui remontent jusqu’à

l’adoption de la Convention et qui étayent la position qu’il conteste. A cet égard, je ne peux que

citer l’une de ses sources favorites, l’autorité par excellence, j’ai nommé Raphael Lemkin.

En 1950, lors d’une présentation qu’il a faite devant une commission du Sénat des Etats-Unis

d’Amérique en vue de promouvoir la ratification de la Convention, Lemkin a en effet indiqué ce

qui suit : «la destruction [en partie] doit viser une partie substantielle du groupe ... et telle que cette

31
destruction affecte l’ensemble du groupe» ; la citation s’affiche à l’écran.

10. Le problème que pose la critique de M. Sands réside dans le fait que la notion «en partie»

doit être précisée d’une manière ou d’une autre et qu’il n’a, à cet égard, rien à proposer. En effet, si

l’on supprime le terme «substantielle», par quoi convient-il de le remplacer ? Permettez-moi de

faire observer, en passant, que la notion «en tout ou en partie» est apparue pour la première fois

dans le préambule de la résolution de l’Assemblée générale de 1946 et qu’elle n’a pas été inventée

par les rédacteurs de la Convention en 1947 et en 1948. Le préambule à la résolution de 1946 se

lisait comme suit : «On a vu perpétrer des crimes de génocide qui ont entièrement ou partiellement

détruit des groupements raciaux, religieux, politiques ou autres». Vous noterez, Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, que cette résolution semble s’attacher au résultat, et

non à l’intention. Elle paraît suggérer que l’intention de détruire le groupe devrait viser celui-ci

dans son ensemble, même si pareille entreprise ne peut pas toujours réussir. Je suis le premier à

30
CR 2014/6, p. 19, par. 23 (Sands).
31Two Executive Sessions of the Senate Foreign Relations Committee (Historical Series), p. 370 (1976). - 15 -

reconnaître que l’historique de la rédaction de ce texte et les éléments qui l’entourent ne nous

offrent pas une vue d’ensemble parfaitement claire, ce qui est sans doute le propre d’un document

issu de négociations diplomatiques, dans le cadre desquelles ce que certains ont appelé

l’«ambiguïté constructive» donne lieu à certains termes équivoques. Force est néanmoins de

constater que cette source a fait autorité au cours de ces vingt dernières années, trouvant son

22 aboutissement dans l’arrêt que la Cour a rendu en 2007, et qu’elle a confirmé que le mot «partie»

devait être suivi de «substantielle». Il me paraît tout à fait inopportun de remettre ce point en

question aujourd’hui. Dans son arrêt de 2007, la Cour a en effet précisé que la condition relative au

caractère substantiel était exigée par «la nature même du crime de génocide» . Elle se penchait

alors sur le contexte, l’objet et le but, et non sur l’historique de la rédaction. Sur l’article 31, et non

sur l’article 32. Sur la règle générale d’interprétation, et non sur les moyens complémentaires

d’interprétation.

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour examiner la plupart de

ces aspects, il convient d’avoir une vue d’ensemble du contexte dans lequel la Convention a été

adoptée. D’une manière générale, cette période a en effet joué un rôle fondamental dans le

développement du droit pénal international. A cet égard, permettez-moi de présenter la question

sous un angle légèrement différent de celui retenu par M. Sands. Ce dernier nous a rappelé que

Lemkin n’était pas satisfait du jugement de Nuremberg, ce qui l’a incité à œuvrer auprès de

l’Assemblée générale lors de sa première session, ses efforts ayant abouti à la résolution 96.

Lemkin aurait alors déclaré que sa véritable objection à l’égard du jugement de Nuremberg portait
33
sur le refus de reconnaître ce qu’il qualifiait de «génocide en temps de paix» , ainsi qu’on peut le

lire dans l’article que M. Sands a cité l’autre jour. C’est l’insistance de Lemkin pour que soit

codifié un crime international susceptible d’être perpétré en temps de paix qui a conduit à

l’expression «qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre», qui figure à l’article

premier de la Convention. L’insatisfaction de Lemkin à l’égard du procès de Nuremberg découlait

de la décision des quatre puissances ayant rédigé la charte du Tribunal militaire international de

32 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie et Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 126, par. 198 ; ci-après «Bosnie».

33 Henry T. King Jr., «Origins of the Genocide Convention» (2008), Case Western Reserve Journal of
International Law, vol. 40, p. 13. - 16 -

limiter la portée des crimes contre l’humanité à des actes associés à une guerre d’agression, point

de vue confirmé dans le jugement rendu par le Tribunal. Lorsqu’il a pris la parole devant la

Sixième Commission, au cours de la première session de l’Assemblée générale, afin de proposer la

résolution sur le génocide, le Cubain Ernesto Dihigo a ainsi précisé que le procès de Nuremberg

avait empêché que soient punis certains crimes de génocide parce qu’ils avaient été commis avant

le début de la guerre et que c’était cette lacune du droit international que la résolution visait à

34
combler .

12. Ce que les spécialistes du droit pénal international appellent le «lien», c’est-à-dire le

rapport entre les crimes contre l’humanité et les conflits armés, avait été établi lors de la conférence

23 de Londres entre les quatre puissances, qui a vu l’adoption de la charte du Tribunal militaire

international. Ces quatre grandes puissances, sorties victorieuses de la guerre, tenaient à adopter

pareille limitation de la portée des crimes contre l’humanité parce qu’elles craignaient d’être à leur

tour poursuivies pour des actes qu’elles avaient perpétrés sur leur propre territoire et à l’encontre de

35
leurs propres citoyens. Cela ressort clairement des archives de la conférence de Londres ; la note

de bas de page qui sera ajoutée au présent compte rendu indiquera la source correspondante. Il

aurait été assez incroyable qu’à peine quelques années plus tard, pendant les négociations

concernant la Convention sur le génocide au sein de la Sixième Commission de l’Assemblée

générale, ces mêmes puissances tombent d’accord sur un traité d’application générale définissant

largement une atrocité criminelle punissable en temps de paix, alors qu’elles s’y étaient refusées à

Londres et à Nuremberg. Le résultat de ces négociations n’est autre que la définition du génocide

que les quatre puissances ont adoptée et que la Cour est une nouvelle fois appelée à interpréter. Il

s’agit d’une forme extrême de crime contre l’humanité, la seule que, en 1948, la communauté

internationale était prête à considérer comme un crime international passible de poursuites, qu’il

soit commis en temps de paix ou en temps de guerre. Et c’est pour cette raison que le génocide a,

en toute logique, été qualifié de «crime des crimes».

34Nations Unies, doc. A/C.6/SR.22.

35Par exemple, «Minutes of Conference Session of 23 July 1945», paru dans Report of Robert H. Jackson,
United States Representative to the International Conference on Military Trials, Washington, US Government Printing
Office, 1949, p. 331. - 17 -

13. Plus récemment, avec le renouveau du droit pénal international de ces vingt dernières

années, il est devenu évident que le lien entre les crimes contre l’humanité et les conflits armés

n’existe plus. Les crimes contre l’humanité sont désormais reconnus à part entière comme la forme

principale et la plus incontestable d’atrocité criminelle. C’est le rapport entre les crimes contre

l’humanité et le génocide, tant dans une perspective historique que selon leur acception moderne,

qui nous aide à interpréter ces deux types de crime. Tous deux sont punissables devant les

tribunaux ad hoc et la Cour pénale internationale. La responsabilité de protéger vaut pour l’un

comme pour l’autre. Tous deux, enfin, sont reconnus comme des crimes en droit international

coutumier. Aujourd’hui, il y a entre eux peu de différences, la plus importante étant sans doute

l’article IX de la Convention sur le génocide. Il demeure en effet plus aisé de saisir la Cour en

invoquant la commission d’un génocide plutôt que celle de crimes contre l’humanité ou, du reste,

de crimes de guerre. Mais cela ne signifie pas pour autant que, comme le demande, me semble-t-il,

24 la Croatie, la Cour doive transformer la Convention sur le génocide en Convention sur les crimes

contre l’humanité, simplement parce que nous sommes horrifiés par de nombreuses atrocités qui

seraient plus précisément qualifiées de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre.

14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les plaidoiries de la Croatie

ont mis en évidence une interprétation originale, pour ne pas dire inédite, de la Convention sur le

génocide, et je souhaiterais formuler quelques observations à ce sujet. La semaine dernière,

lorsqu’il a traité de l’interprétation de la Convention, M. Sands a déclaré ce qui suit :

«L’approche de la Croatie en la présente instance a toujours été la même :

l’intention requise, qui est de détruire un groupe en tout ou en partie, ne saurait être
assimilée à une intention de détruire physiquement la totalité du groupe en question ;
elle consiste à faire en sorte qu’il cesse de fonctionner en tant qu’entité.»36

Les sources qu’il nous a indiquées, dans une note de bas de page correspondant à son exposé oral,

étaient le mémoire et la réplique de la Croatie. Le premier contient bien un passage similaire, mais
37 38
le terme «fonctionner» n’y figure pas , pas plus qu’il n’apparaît dans la réplique . Ces

deux pièces ne renferment pas non plus de source pouvant nous aider à déterminer l’origine du

36
CR 2014/6, p. 15, par. 13 (Sands) ; les italiques sont dans l’original.
37MC, par. 7.44.

38Réplique de la Croatie (RC), par. 8.9. - 18 -

terme en question. Vendredi dernier, sir Keir Starmer est revenu sur ce point, lorsqu’il a précisé

que la destruction d’un groupe n’imposait pas d’exterminer tous les membres dont il se compose, ni

même une «partie substantielle» de celui-ci, mais et je le cite que les auteurs d’un génocide

devaient avoir «l’intention de détruire un groupe ... en tant qu’entité effective» . 39

15. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je me suis replongé dans la

jurisprudence pertinente, les travaux préparatoires ainsi que la littérature universitaire, et il me

semble que cette notion d’«entité effective» constitue une interprétation originale de l’équipe

croate. Je ne peux toutefois pas en être certain, puisque la Croatie ne nous a fourni aucune

référence susceptible de nous aider à en trouver la source. Il se pourrait que l’arrêt rendu par la

chambre d’appel en l’affaire Krstić étaye, dans une certaine mesure, cette idée, mais en l’étudiant

de plus près, je doute qu’elle résiste à l’examen. Vous vous souviendrez sans doute qu’à

Srebrenica, dans le cadre de l’affaire Krstić, les femmes et les enfants avaient été expulsés de la

ville, mais pas exterminés physiquement. A cet égard, la chambre de première instance a estimé

que le meurtre des hommes «entraîner[ait] inévitablement la disparition physique de la population

musulmane de Bosnie à Srebrenica» . La majorité de la chambre d’appel a ensuite entériné cette

25 conclusion et indiqué que «c’[était] ce type de destruction physique que la Convention sur le

41
génocide a[vait] pour objet de prévenir» . En cas de doute sur ce que la chambre d’appel a voulu

dire, il suffit de se reporter à l’opinion dissidente du juge Shahabuddeen sur ce point . Même si

cette opinion va dans le sens de la thèse croate, la majorité est d’un autre avis, tout comme je me

permets de vous le faire observer la Cour dans son arrêt de 2007.

16. L’idée d’«entité effective» a-t-elle un quelconque fondement ? Elle apparaît comme une

version reformulée du génocide culturel, notion soutenue par Raphael Lemkin mais qui a été

clairement exclue de la Convention, à l’exception — ainsi que M. Sands l’a relevé — du transfert

forcé d’enfants, qui constitue le cinquième acte de génocide. Permettez-moi d’inviter la Cour à

réfléchir un instant sur les deux archétypes de génocide commis au XX siècle. e Les juifs

39
CR 2014/12, p. 13, par. 1 (Starmer).
40Le Procureur c. Krstić (IT-98-33-T), jugement, 2 août 2001, par. 595.

41Le Procureur c. Krstić, (IT-98-33-A), arrêt, 19 avril 2004, par. 29.
42
Ibid., opinion dissidente du juge Shahabuddeen, par. 45-54. - 19 -

constituaient-ils une «entité effective» en Allemagne ? En réalité, ils formaient une communauté

plutôt intégrée, qui participait à tous les niveaux à la société allemande. Certes, il existait des

organisations religieuses et communautaires, mais un très grand nombre de juifs étaient laïcisés et

assimilés. J’ai tendance à penser que la plupart des juifs allemands, dans les années 1930, auraient

trouvé pour le moins surprenante l’idée qu’ils représentaient une «entité effective». Cela vaut aussi

pour les Tutsis rwandais, qui étaient, pour l’essentiel, intégrés à la population hutue. Les mariages

mixtes étaient légion et, dans bien des cas, il était impossible de distinguer les Hutus des Tutsis

sans les fameuses cartes d’identité. En 1994, personne n’aurait décrit les Tutsis rwandais comme

une «entité effective». De fait, si nous sommes convaincus qu’un génocide a été perpétré à

l’encontre des juifs allemands et des Tutsis rwandais, n’est-ce pas précisément parce que l’attaque

dont ces deux groupes ont été victimes n’était pas dirigée contre une «entité fonctionnelle» mais

qu’elle était plus arbitraire, qu’elle visait à détruire des individus indépendamment de l’existence

d’une «entité» ou d’une «communauté», et uniquement en raison de leur identité ethnique ou

raciale ? La Croatie n’a pas développé devant la Cour cette notion d’«entité effective», et je vous

suggèrerais donc de l’écarter ; il conviendrait de l’approfondir et de l’étudier plus en détail avant de

pouvoir la prendre sérieusement en considération.

26 17. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi à présent d’en

venir à la période postérieure à février 2007. La semaine dernière, nous avons entendu parler des

réactions suscitées par l’arrêt de la Cour, dans des milieux qui n’avaient toutefois rien de juridique.

Or, nous devrions nous intéresser non pas aux interprétations erronées des conclusions de la Cour

par les profanes, mais à la manière dont l’arrêt a été reçu par la communauté juridique

internationale.

La Cour européenne des droits de l’homme

18. La Cour européenne des droits de l’homme a été le premier organe judiciaire

international à s’intéresser à l’arrêt de la Cour de février 2007 et c’est donc par elle que je

commencerai. En juillet de la même année, dans l’affaire Jorgić c. Allemagne, une chambre de la

CEDH composée de sept juges a cité cet arrêt. Il s’agissait d’une affaire ayant trait à l’application

de l’article 7 de la convention européenne des droits de l’homme. Cet article, comme vous le - 20 -

savez, garantit le principe de légalité et il est très semblable aux dispositions contenues dans

d’autres instruments internationaux, telles que le paragraphe 2 de l’article 11 de la déclaration

universelle des droits de l’homme et l’article 15 du Pacte international sur les droits civils et

politiques. Le dénommé Jorgić avait été poursuivi en Allemagne, conformément au droit national

allemand, pour des crimes, dont celui de génocide, perpétrés en Bosnie-Herzégovine pendant la

guerre de 1992-1995. Il avait été reconnu coupable d’actes de «nettoyage ethnique», sur la base de

ce que la Cour européenne a qualifié d’«interprétation large de l’«intention de détruire»» visée à

43
l’article 2 de la Convention sur le génocide . Devant la Cour européenne, Jorgić a fait valoir que

les juridictions allemandes n’avaient pas respecté le principe de légalité.

19. Dans le cadre de son examen des sources juridiques pertinentes, examen qui constitue

l’une des caractéristiques de ses arrêts, la CEDH a cité un extrait du paragraphe 190 de l’arrêt de la
44
Cour . Il s’agit du paragraphe bien connu portant sur la notion de «nettoyage ethnique». J’ai noté

la citation mais, puisqu’elle vous a été présentée la semaine dernière, qu’elle a été projetée à l’écran

et que nous la connaissons tous, je n’en donnerai pas lecture. Cette citation figure au

45
paragraphe 45 de l’arrêt de la CEDH .

20. La Cour européenne a fait observer que la jurisprudence du TPIY étayait une

interprétation étroite suivant laquelle le génocide, «tel qu’il était défini en droit international public,

27 ne recouvrait que les actes visant la destruction physique ou biologique du groupe protégé» . Elle 46

a cependant relevé que les décisions du Tribunal, dans lesquelles celui-ci a précisé son

interprétation de la portée de la notion de génocide, ainsi que d’autres décisions rendues par des

juridictions nationales et internationales, et elle a ajouté : «en particulier [par] la Cour

internationale de Justice» , ne l’avaient été qu’après la commission des infractions considérées,

et que, par conséquent, «le requérant ne pouvait prévoir au moment des faits (c’est-à-dire lorsqu’il

a commis ces infractions) que les juridictions allemandes reprendraient cette interprétation

47
relativement au droit allemand» . Dans l’affaire Jorgić, la Cour européenne a donc jugé qu’une

43 o
Jorgić c. Allemagne, n 74613/01, par. 112, CEDH 2007-III.
44 Bosnie, p. 122, par. 190.

45 Jorgić c. Allemagne, n 74613/01, par. 45, CEDH 2007-III.
46
Ibid., par. 112, CEDH 2007-III.
47 Ibid. - 21 -

condamnation, par des juridictions allemandes, fondée sur une interprétation plus large de la portée

de la notion de génocide que celle adoptée par le TPIY, ainsi que par la Cour en 2007, ne violait

pas le principe de légalité. Il est cependant facile d’interpréter de manière erronée l’arrêt de la

Cour européenne, et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Or, cet arrêt ne contredit nullement la

décision de la Cour de février 2007. La CEDH y reconnaît simplement la diversité des

interprétations de la notion de crime de génocide qui a pu exister en droit national avant la décision

rendue en février 2007 dans l’affaire de la Bosnie.

21. L’arrêt de 2007 de la Cour est, par ailleurs, longuement repris dans une décision sur la

recevabilité rendue par la CEDH en juillet 2013. La requête avait été introduite à l’encontre des

Pays-Bas par une association de survivants du massacre de Srebrenica et concernait le

comportement attribué aux unités néerlandaises des troupes de maintien de la paix des

Nations Unies. Une chambre de la Cour européenne composée de sept juges a examiné divers

documents juridiques se rapportant à Srebrenica, dont les décisions y afférentes de plusieurs

juridictions, telles que le TPIY, la Chambre des droits de l’homme de Bosnie-Herzégovine et la

Cour. La décision sur la recevabilité contient une synthèse de l’arrêt de la Cour sur

cinq paragraphes . Finalement, la CEDH a déclaré l’affaire irrecevable en se fondant sur les

immunités de l’Organisation des Nations Unies. Hormis le résumé de l’arrêt rendu en 2007 dans

l’affaire de la Bosnie, présenté à titre de contexte, il n’est fait aucune référence intéressante aux

conclusions de la Cour, qui n’ont pas eu d’incidence sur la décision de la Cour européenne, même

28 si, dans cette affaire, la CEDH a bien entendu été fortement influencée par les décisions de la Cour

en matière d’immunités, notamment l’arrêt récemment rendu en l’affaire relative aux Immunités

49
juridictionnelles de l’Etat .

22. Quelques références sommaires à l’arrêt de la Cour de 2007 figurent toutefois dans la

décision rendue par une chambre de la Cour européenne dans une affaire très

récente décembre 2013 , qui avait été introduite contre la Suisse et avait trait à la négation

d’un génocide . L’arrêt de 2007 a également été cité par la CEDH dans le cadre d’une décision

48 o
Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (décision), n 65542/12, par. 49-53, 11 juin 2013.
49Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I),
cité dans Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (décision), n 65542/12, par. 158, 11 juin 2013.
50 o
Perinçek c. Suisse, n 27510/08, 17 décembre 2013, par. 23, 83, 116. - 22 -

51
sur la responsabilité de l’Etat, la question de l’attribution et le critère du «contrôle effectif» .

Enfin, la décision interlocutoire rendue par la Cour en 1996 dans la même affaire a été citée par un

juge de la CEDH dans son opinion individuelle, pour étayer son affirmation selon laquelle les

obligations énoncées dans les traités relatifs aux droits de l’homme ne sont pas réciproques par

52
nature .

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda

23. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens au Tribunal pénal

international pour le Rwanda. Cette juridiction a rendu de nombreuses décisions en matière de

génocide, tant en première instance qu’en appel, mais celles-ci n’ont, d’une manière générale, joué

qu’un rôle limité dans l’interprétation des articles 2 et 3 de la Convention sur le génocide. Ainsi,

dans un certain nombre de procédures engagées depuis février 2007, la chambre d’appel a eu à

examiner des allégations vagues et non étayées selon lesquelles la chambre de première instance

avait fait une mauvaise application du droit concernant le génocide . Dans d’autres affaires, les

54
questions relatives à la définition du génocide n’ont pas même été soulevées . De même, les

jugements de première instance rendus ces dernières années présentent peu d’intérêt du point de

29 vue du développement du droit , en ce qu’ils n’abordent généralement aucune question nouvelle

51 Catan et autres c. Moldova et Russie [GC], n 43370/04, 8252/05 et 18454/06, par. 76, 96 et 115,
19 octobre 2012.

52 Vallianatos et autres c. Grèce [GC], n 29381/09 et 32684/09, opinion en partie concordante, en partie
dissidente du juge Pinto de Albuquerque, 7 novembre 2013.
53
Aloys Simba c. Le Procureur (TPIR-01-76-A), arrêt, 27 novembre 2007, par. 256-270 ; Théoneste Bagosora et
Anatole Nsengiyumva c. Le Procureur (TPIR-98-41-A), arrêt, 14 décembre 2011, par. 382-386.
54
François Karera c. Le Procureur (TPIR-01-74-A), arrêt, 2 février 2009 ; Simon Bikindi c. Le Procureur
(TPIR-01-72-A), arrêt, 18 mars 2010 ; Emmanuel Rukundo c. Le Procureur (TPIR-2001-70-A), arrêt, 20 octobre 2010 ;
Protais Zigiranyirazo c. Le Procureur (TPIR-01-73-A), arrêt, 16 novembre 2009 ; Tharcisse Muvunyi c. Le Procureur
(TPIR-2000-55A-A), arrêt, 1 avril 2011 ; Justin Mugenzi et Prosper Mugiraneza c. Le Procureur (TPIR-99-50-A),
arrêt, 4 février 2013.

55 Le Procureur c. François Karera (TPIR-01-74-T), jugement portant condamnation, 7 décembre 2007,
par. 533-549 ; Le Procureur c. Siméon Nchamihigo (TPIR-2001-63-T), jugement portant condamnation,
12 novembre 2008, par. 329-336 ; Le Procureur c. Simon Bikindi (TPIR-01-72-T), jugement, 2 décembre 2008,

par. 404-426 ; Le Procureur c. Théoneste Bagosora et autres (TPIR-98-41-T), jugement portant condamnation,
18 décembre 2008, par. 2084-2163 ; Le Procureur c. Protais Zigiranyirazo (TPIR-01-73-T), jugement,
18 décembre 2008, par. 396-428 ; Le Procureur c. Tharcisse Renzaho (TPIR-97-31-T), jugement portant condamnation,
14 juillet 2009, par. 760-780 ; Le Procureur c. Hormisdas Nsengimana (TPIR-01-69-T), jugement, 17 novembre 2009,
par. 831-841 ; Le Procureur c. Emmanuel Rukundo (TPIR-2001-70-T), jugement, 27 février 2009, par. 555-576 ;
Le Procureur c. Augustin Ndindiliyimana et autres (TPIR-2000-56-T), jugement portant condamnation, 17 mai 2011,

par. 2044-2085 ; Le Procureur c. Pauline Nyiramasuhuko et autres (TPIR-98-42-T), jugement portant condamnation,
24 juin 2011, par. 5653-6038 ; Le Procureur c. Casimir Bizimungu et autres (TPIR-99-50-T), jugement portant
condamnation, 30 septembre 2011, par. 1954-1987 ; Le Procureur c. Edouard Karemera et autres (TPIR-98-44-T),
jugement portant condamnation, 2 février 2012, par. 1575-1672. - 23 -

concernant l’interprétation de la définition du crime de génocide. Ces décisions se limitent, pour la

plupart, à un rappel assez superficiel de la jurisprudence, et je ne m’y attarderai donc pas.

24. On peut s’étonner de ce que le tribunal, dont les travaux sont très largement consacrés à

l’application de la Convention de 1948, semble n’avoir jamais fait référence à l’arrêt qu’a rendu la

Cour en 2007. De fait, il ne cite quasiment jamais la jurisprudence de la Cour . S’il a, en une

occasion, vaguement mentionné l’arrêt de 1996 sur les exceptions préliminaires rendu dans

l’affaire de la Bosnie, à propos de la nature erga omnes des obligations découlant de la Convention

de 1948, c’est simplement parce que l’une des parties s’y était référée et qu’il a cru bon de le

signaler dans son rappel de l’argumentation des parties . 57

25. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si les décisions rendues après

février 2007 par le TPIR présentent si peu d’intérêt, c’est peut-être uniquement parce que sa

jurisprudence, du moins en ce qui concerne la définition du crime de génocide, était alors déjà fort

avancée et détaillée, laissant ainsi peu de marge de désaccord et de contestation. Nombre des

questions et controverses qui revêtaient tant d’importance dans le cas de l’ex-Yougoslavie,

notamment la distinction entre génocide et nettoyage ethnique et l’importance des transferts forcés,

30 ne se sont jamais réellement posées dans le contexte rwandais. Pour ce qui est de la période que

j’examine aujourd’hui, l’apport le plus important du tribunal pour le Rwanda au développement du

droit en matière de génocide a concerné le crime d’incitation directe et publique , question qui8

n’est pas particulièrement pertinente dans la présente affaire.

56Le Procureur c. Michel Bagaragaza (TPIR-2005-86-11bis), décision relative à la demande du procureur aux
fins de renvoi de l’acte d’accusation devant les juridictions néerlandaises, 13 avril 2007, par. 23, note de bas de page 32,
citant Applicabilité de la section 22 de l’article VI de la convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies,
avis consultatif, C.I.J. Recueil 1989, p. 177, par. 47 ; Le Procureur c. André Rwamakuba (TPIR-98-44C-I), décision
relative à la requête de la défense en juste réparation, 31 janvier 2007, par. 48, note de bas de page 71, citant
Interprétation de l’accord du 25 mars 1951 entre l’OMS et l’Egypte, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1980, p. 73, et
Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1949, p. 174 ; Le Procureur

c. Edouard Karemera et autres (TPIR-98-44-T), décision relative à la requête de la défense de Joseph Nzirorera aux fins
de l’ajournement du procès : chapitre VII de la Charte des Nations Unies, 29 mars 2004, par. 10, note de bas de page 4,
citant Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie
(Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971,
p. 16 ; Le Procureur c. Edouard Karemera et autres (TPIR-98-44-PT), décision sur la disjonction de l’instance relative à
André Rwamakuba et amendements de l’acte d’accusation, 7 décembre 2004, par. 22, note de bas de page 22, citant
Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 15 et
Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 253.
57
Le Procureur c. Bagaragaza (TPIR-2005-86-11bis), décision relative à la demande du procureur aux fins de
renvoi de l’acte d’accusation devant les juridictions néerlandaises, 13 avril 2007, par. 23, note de bas de page 33.
58Le Procureur c. Ferdinand Nahimana et autres (TPIR-99-52-A), arrêt, 28 novembre 2007. - 24 -

26. En mars 2008, la chambre d’appel du TPIR a rendu une décision importante du point de

vue de l’analyse qui y est faite de l’actus reus du deuxième acte de génocide, l’atteinte grave à

l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe. La chambre a dit que, dans ses décisions

59
précédentes, elle ne s’était pas «directement intéressée à la définition de cette atteinte» , estimant

que «la torture, le viol et les violences physiques ayant pour effet de défigurer la victime ou

d’altérer gravement ses organes internes ou externes, sans pour autant causer sa mort, étaient des

exemples typiques de l’atteinte grave à l’intégrité physique» . La chambre d’appel a ensuite jugé

que l’atteinte grave à l’intégrité mentale désignait notamment «une altération autre que mineure ou

temporaire des facultés mentales de la victime causée, notamment, par la peur intense ou la terreur,

l’intimidation ou la menace» . Relevant que, dans la quasi-totalité des cas, les accusés ayant été

déclarés coupables de génocide sur la base d’une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale

s’étaient livrés à des massacres ou des viols, la chambre a estimé que, «[p]our justifier une

condamnation pour génocide, l’atteinte à l’intégrité physique ou mentale infligée aux membres

d’un groupe [devait] être d’une ampleur suffisante pour tendre à sa destruction, en tout ou en

partie» . A cet égard, elle a rappelé, en note de bas de page qu’elle avait, dans une décision

portant sur une accusation de crimes contre l’humanité, indiqué «[ne] pas [être] convaincue que [le

fait d’avoir détruit le toit de l’église pour priver les Tutsis d’un asile sûr fût un acte] d’une gravité

63
comparable à celle des autres actes énumérés à l’article … visé» . La chambre a également cité le

commentaire formulé par la Commission du droit international dans son rapport de 1996, à propos

64
du code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité .

27. Dans son arrêt, la chambre d’appel du TPIR s’est référée au jugement par lequel la

chambre de première instance avait conclu que l’accusé, un prêtre catholique, avait refusé de laisser

59
Le Procureur c. Athanase Seromba (TPIR-2001-66-A), arrêt, 12 mars 2008, par. 46.
60
Ibid.
61Ibid.

62Ibid.
63
Ibid., note de bas de page 117, citant Le Procureur c. Elizaphan Ntakirutimana et autres (TPIR-96-10-A et
TPIR-96-17-A), arrêt, 13 décembre 2004, par. 855.
64
Dans l’affaire Seromba, la chambre d’appel se référait au rapport de la CDI sur les travaux de sa
quarante-huitième session, 6 mai-26 juillet 1996, Nations Unies, Assemblée générale, documents officiels,
cinquante et unième session, supplément n 10 (A/51/10), p. 91. La référence semble toutefois erronée, le commentaire
mentionné par la chambre d’appel figurant en réalité à la page 46. - 25 -

31 des réfugiés tutsis se procurer de la nourriture dans une bananeraie, ce qui avait contribué à leur

affaiblissement physique, et que «l’interdiction faite par [l’accusé] aux réfugiés de s’alimenter dans

la bananeraie, son refus de célébrer la messe dans l’église de Nyange, [et] sa décision de refouler

65
les employés et les réfugiés tutsis», avaient placé les victimes «dans une angoisse constante» .

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je ne précise pas systématiquement le

début et la fin des citations, mais les guillemets figureront bien entendu dans le compte-rendu

d’audience ; il serait un peu fastidieux de les indiquer à chaque fois. Je donne toutefois lecture des

citations. La chambre d’appel a fait référence aux «déclarations parcimonieuses» de la chambre de

première instance au sujet des actes constitutifs de l’atteinte à l’intégrité physique et mentale,

concluant qu’elle ne pouvait «mettre sur un pied d’égalité des invocations vagues

d’«affaiblissement» et d’«angoisse» et les crimes odieux qui, à l’instar du viol et de la torture,

constituent manifestement des atteintes graves à l’intégrité physique et mentale» . Ces mêmes6

67
mots ont été repris par la chambre d’appel du TPIY dans une décision de juillet 2013 .

28. Dans une autre décision, la question des preuves de l’intention génocidaire a incité la

chambre d’appel du TPIR à rappeler que, en l’absence de preuves directes,

«il [était] possible de déduire l’intention génocidaire des faits et circonstances

pertinents, notamment du contexte général dans lequel ont été perpétrés d’autres actes
répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe, de l’échelle à
laquelle les atrocités ont été commises, du fait d’avoir délibérément et
systématiquement choisi les victimes en raison de leur appartenance à un groupe

particulier, ou d’a68ir commis, de manière répétée, des actes de destruction ou
discriminatoires» .

A cet égard, la chambre a relevé que le contexte pouvait également englober les faits et événements

69
postérieurs à la perpétration du crime proprement dit .

29. Dans la décision qu’elle a rendue en octobre 2012 en l’affaire Gatete, la chambre d’appel

a confirmé que, en reconnaissant l’accusé coupable de deux chefs d’accusation, le génocide lui-

même et l’entente en vue de commettre un génocide, le tribunal n’avait pas enfreint la règle

65
Le Procureur c. Athanase Seromba (TPIR-2001-66-A), arrêt, 12 mars 2008, par. 47.
66Ibid., par. 48.

67 Le Procureur c. Radovan Karadžić (TPIY-95-5/18-AR98bis1), arrêt, 11 juillet 2013, par. 32, note de bas de
page 83.
68
Le Procureur c. Ildephonse Hategekimana (TPIR-00-55B-A), arrêt, 8 mai 2012, par. 133.
69
Ibid. - 26 -

interdisant le cumul de déclarations de culpabilité. La chambre est partie du principe que l’entente

ne comprenait pas la commission du crime lui-même ; elle a estimé que les deux crimes, le

génocide et l’entente, étaient distincts et autonomes, et que «l’élément matériel du [premier] était

fondamentalement distinct de celui du [second], chacun d’eux étant fondé sur des agissements

différents». Selon la chambre d’appel, «[l]e crime de génocide implique la commission de l’un des

32 actes visés au paragraphe 2 de l’article 2 du Statut, le crime d’entente en vue de commettre un

génocide exigeant quant à lui qu’il y ait accord en vue de commettre le génocide» . Elle a donc

annulé la décision de la chambre de première instance reconnaissant l’accusé coupable du chef de

génocide, mais non du chef d’entente, expliquant que,

«en déclarant Gatete coupable du seul chef de génocide, alors que l’intéressé a
également été jugé pénalement responsable d’entente en vue de commettre un
génocide, la chambre de première instance a[vait] choisi, à tort, de ne pas le tenir pour

responsable de l’ensemble de ses agissements criminels, parmi lesquels 71gurait le fait
d’avoir conclu un accord illicite en vue de commettre le génocide» .

30. Dans sa décision, la chambre d’appel a également souligné que, en reconnaissant la

nature inchoative du crime d’entente, la Convention «vis[ait] à prévenir la commission du

génocide». Elle a toutefois précisé ce qui suit :

«l’entente en vue de commettre un génocide doit également être pénalisée afin de
punir l’acte par lequel collaborent des personnes déterminées à commettre un
génocide. Le danger que représente pareille collaboration en elle-même justifie
l’incrimination des actes d’entente, que la matérialité du crime de génocide ait ou non
72
été établie.»

31. L’un des juges de la chambre d’appel, M. Agius, a formulé une opinion dissidente sur

ces points. Le juge Agius avait été président de la chambre en l’affaire Popović (sur laquelle je

reviendrai lorsque j’examinerai la jurisprudence du TPIY dans un instant). Dans son opinion

dissidente en l’affaire Gatete, il a indiqué qu’il n’était pas en désaccord avec les principes

juridiques énoncés par la majorité concernant la nature distincte du crime d’entente en vue de

commettre un génocide, mais qu’une condamnation à ce titre, venant s’ajouter au chef de génocide

lui-même, lui semblait poser des problèmes d’équité vis-à-vis de l’accusé . Le juge Agius a

70
Le Procureur c. Jean-Baptiste Gatete (TPIR-00-61-A), arrêt, 9 octobre 2012, par. 260.
71Ibid., par. 261.

72Ibid., par. 262 (référence omise).
73
Le Procureur c. Jean-Baptiste Gatete (TPIR-00-61-A), arrêt, opinion dissidente du juge Agius, 9 octobre 2012,
par. 3. - 27 -

précisé qu’il était en désaccord avec la conclusion de la majorité selon laquelle le danger représenté

par la collaboration incriminée, justifiait en lui-même la mise en cause de l’accusé pour actes

d’entente, indépendamment de la question de savoir si le crime principal de génocide avait ou non

74
été commis . Il a rappelé le raisonnement qu’il avait suivi dans l’affaire Popović, à savoir que,

lorsqu’un accusé est reconnu coupable de génocide, les raisons voulant qu’il soit aussi reconnu

33 coupable d’entente paraissent «moins impérieuses», en particulier si la responsabilité pénale est

75
fondée sur la participation à une entreprise criminelle commune .

La Cour pénale internationale

32. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’examinerai à présent le cas

de la Cour pénale internationale.

33. Une accusation de génocide est actuellement pendante devant la Cour pénale

internationale dans la procédure engagée à l’encontre du président du Soudan, M. Omar al-Bashir.

La Cour n’ayant pas été en mesure de placer l’accusé en détention provisoire, l’interprétation de la

notion de crime de génocide n’a connu aucune évolution depuis la délivrance du mandat d’arrêt,

en 2010. Il n’en reste pas moins que les décisions relatives à la délivrance de ce mandat d’arrêt

renferment un débat très riche sur les différents aspects du droit relatif au génocide, et contiennent

d’importantes références à la décision que la Cour a rendue en 2007 dans l’affaire de la Bosnie.

34. La chambre préliminaire I, à laquelle l’affaire a été initialement attribuée, a approuvé la

requête du Procureur tendant à délivrer un mandat d’arrêt sur les chefs d’accusation de crimes de

guerre et de crimes contre l’humanité, mais n’a pas admis celui de génocide lorsqu’elle a délivré

76
ledit mandat . Cette décision a ensuite été annulée par la chambre d’appel, qui a considéré que le

critère fixé par la chambre préliminaire pour déterminer les chefs d’accusation qu’elle autorisait

était trop strict à un stade aussi précoce de la procédure . La chambre préliminaire a, par la suite,

74 Le Procureur c. Jean-Baptiste Gatete (TPIR-00-61-A), arrêt, opinion dissidente du juge Agius, 9 octobre 2012,
par. 4.

75 Ibid., par. 5. Pour l’examen auquel se réfère le juge Agius, voir Le Procureur c. Vujadin Popović et consorts,
(IT-05-88-T), jugement, 10 juin 2010, par. 2111-2127.
76
Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt contre Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009.
77 Ibid., arrêt concernant l’appel interjeté par le procureur contre la «décision relative à la requête de l’accusation

aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir», 3 février 2010. - 28 -

ajouté le chef d’accusation de génocide au mandat d’arrêt visant al-Bashir , et l’affaire en est là

aujourd’hui. L’essentiel de la décision initiale de la chambre préliminaire sur la délivrance du

mandat d’arrêt a tourné autour de la définition du génocide. Par ailleurs, l’exclusion, par la

majorité des juges, du crime de génocide dans le mandat d’arrêt a suscité d’importantes

divergences. Les deux décisions ultérieures celle de la chambre d’appel et celle de la chambre

préliminaire n’apportent pas réellement de contribution intéressante sur ces questions et je ne les

34 aborderai donc pas, mais je m’intéresserai à présent à la décision initiale de la chambre

préliminaire.

35. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la chambre préliminaire a

invoqué l’arrêt de la Cour de 2007 à plus de vingt reprises. Or, à aucun moment, elle n’a laissé

79
entendre qu’elle ne souscrivait pas à un quelconque aspect de cette décision .

36. Une caractéristique importante de l’interprétation, par la CPI, de la portée du crime de

génocide est l’examen auquel elle a procédé d’une source de droit complémentaire, les Eléments

des crimes. Il s’agit d’un instrument secondaire, adopté par l’assemblée des Etats parties, et dont

l’objectif est, conformément au paragraphe 1) de l’article 9 du Statut de Rome, d’«aide[r] la Cour à

interpréter et appliquer» les crimes définis aux articles 6, 7, 8 et 8 bis. Ces Eléments doivent être

«conformes» au Statut de Rome , et ils sont énumérés à l’article 21 comme sources de droit à

81
appliquer «en premier lieu» , avec le Statut et le Règlement de procédure et de preuve. Les

Eléments des crimes devraient intéresser la présente Cour dans la mesure où ils peuvent être

considérés comme contribuant à l’interprétation de l’article 2 de la Convention sur le génocide.

37. Ces Eléments font largement écho à l’article 6 du Statut, lequel est, pour l’essentiel,

identique à l’article 2 de la Convention de 1948. Toutefois, ils contiennent également certains

78 Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), deuxième décision relative à la requête de
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt contre Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 12 juillet 2010.
79
Ibid., décision sur la requête déposée par l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt contre
Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009, par. 114, note de bas de page 133 ; par. 135 ; notes de bas de
page 148-150 ; par. 137, note de bas de page 152 ; par. 138, note de bas de page 153 ; par. 139, note de bas de page 154 ;
par. 140, note de bas de page 155, par. 142, note de bas de page 156 ; par. 143, note de bas de page 157 ; par. 144, notes
de bas de page 158-160 ; par. 146, notes de bas de page 161-163 ; par. 167, note de bas de page 188 ; par. 182, notes de
bas de page 202-206 ; par. 183, notes de bas de page 207-208 ; par. 194, note de bas de page 221.
80
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 2002, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 187, p. 90,
art. 9, par. 3.
81
Ibid., art. 21, par. 1 a). - 29 -

termes qui ne font pas partie de ce texte. Dans la décision relative au mandat d’arrêt rendue en

l’affaire Bashir, la majorité des juges a dit que les Eléments des crimes «précis[ai]ent [ainsi] la
82
définition du génocide énoncée à l’article 6 du Statut» . Premièrement, les victimes doivent

appartenir au groupe visé ; ce point ne présente aucune difficulté. Deuxièmement, les actes

punissables le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, la mise en place de

conditions d’existence imposées doivent survenir «dans le cadre d’une série manifeste de

comportements analogues dirigés contre ce groupe, ou pouv[oir] en [eux]-même[s] produire une

telle destruction» ; cette citation apparaît sur vos écrans dans les deux langues officielles de la

Cour. Troisièmement, l’auteur doit agir avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe

35 visé. Le premier et le troisième de ces Eléments ne soulèvent aucun problème. Ils sont largement

étayés par la jurisprudence des tribunaux ad hoc, les travaux préparatoires et la doctrine. C’est le

second Elément qui est le plus sujet à controverse.

38. Il semble, en effet, que le second de ces Eléments, à savoir la condition selon laquelle les

actes de génocide doivent s’inscrire «dans le cadre d’une série manifeste de comportements

analogues dirigés contre ce groupe, ou p[ouvoir] en [eux]-même[s] produire une telle destruction»,

ne figurait pas dans les projets initiaux des Eléments des crimes débattus par la commission

83
préparatoire de la CPI au cours de ses séances de 1999 . Cet Elément a été ajouté au projet au

début de l’année 2000 , apparemment en réaction au premier jugement dans lequel le TPIY avait

85
examiné au fond un chef d’accusation de génocide . Dans cette décision, une chambre de

première instance du Tribunal avait jugé que le génocide pouvait être commis par un individu

agissant seul, même en l’absence de preuve que ses actes s’inscrivaient dans le cadre d’une

politique, d’un plan ou d’une campagne de grande envergure faisant intervenir d’autres personnes,

et sans que ses intentions aient nécessairement une chance raisonnable d’être réalisées. Si les

rédacteurs des Eléments des crimes ont ajouté la condition d’une série manifeste de comportements

82Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par

l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt contre Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009, par. 113.
83Voir, par exemple, PCNICC/1999/L.5/Rev.1/Add.2, p. 5-7, 22 décembre 1999. La proposition initiale pour les
Eléments des crimes, soumise par les Etats-Unis d’Amérique, empruntait les termes «généralisé[] ou systématique» à la
définition des crimes contre l’humanité énoncée dans le Statut de Rome : proposition soumise par les Etats-Unis
d’Amérique, projet des Eléments des crimes, PCNICC/1999/DP.4.

84PCNICC/2000/L.1/Rev.1/Add.2, p. 6-8 (7 avril 2000).
85
Le Procureur c. Jelisić (IT-95-10-T), jugement, 14 décembre 1999. - 30 -

analogues ou d’un comportement pouvant en lui-même produire une telle destruction, c’est,

semble-t-il, pour empêcher la CPI d’adopter une interprétation de la portée du crime de génocide

analogue à celle de la chambre de première instance du TPIY susmentionnée.

39. Dans sa décision sur le mandat d’arrêt en l’affaire Bashir, la chambre préliminaire I a

invoqué l’élément contextuel énoncé dans les Eléments des crimes. Elle a indiqué que la définition

figurant dans la Convention sur le génocide «ne requ[érai]t expressément aucun élément

86
contextuel» . Elle a ensuite examiné la jurisprudence des tribunaux ad hoc, lesquels n’ont pas

jugé que l’existence d’un plan ou d’une politique constituait un élément constitutif indispensable

du crime de génocide . Il convient cependant de souligner que toutes les décisions des tribunaux

ad hoc présentent un aspect plutôt théorique sur cette question. Pour reprendre l’expression de

common law, elles constituent des obiter dicta. Ainsi, devant le Tribunal du Rwanda, il n’a jamais

36 été réellement contesté que le massacre de plusieurs centaines de milliers de Tutsis en 1994 était le

résultat d’un plan ou d’une politique. Quant aux jugements et arrêts du Tribunal pour

l’ex-Yougoslavie, ils sont encore plus abstraits, étant donné que les seules condamnations pour

génocide se rapportent au massacre de Srebrenica, personne ne contestant sérieusement, à cet

égard, l’existence d’un plan ou d’une politique, et rien ne portant à croire qu’il s’agissait de l’acte

d’un individu agissant seul.

40. Dans l’affaire Jelisić, la décision du TPIY de 1999 qui a conduit à cette modification des

Eléments des crimes, la chambre de première instance avait rejeté les chefs d’accusation d’entente

en vue de commettre le génocide et de complicité dans le génocide en raison de l’insuffisance de

preuves démontrant que le crime avait été perpétré par d’autres personnes que l’accusé. Elle a

cependant estimé qu’une condamnation pour génocide était, en tout état de cause, «théoriquement

possible», au motif qu’un individu, agissant seul, pouvait effectivement perpétrer ce crime . La 88

chambre de première instance a toutefois conclu que Jelisić était si mentalement instable qu’il

86 Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009,
par. 117.
87
Ibid., par. 119, citant : Le Procureur c. Jelisić (IT-95-10-T), jugement, 14 décembre 1999, par. 400 (erreur : la
référence exacte est le paragraphe 100) ; Le Procureur c. Akayesu (ICTR-96-4-T), jugement, 2 septembre 1998, par. 520
et 523.
88
Le Procureur c. Jelisić(IT-95-10-T), jugement, 14 décembre 1999, par. 100 ; confirmé par :
Le Procureur c. Jelisić (IT-95-10-A), arrêt, 5 juillet 2001. - 31 -

n’était pas capable d’avoir une intention génocidaire ; elle l’a donc acquitté de ce chef d’accusation

et l’a condamné pour crimes contre l’humanité. Mais la conclusion de l’affaire Jelisić encore

une fois il s’agit véritablement là d’un obiter dictum , à savoir qu’un auteur individuel, agissant

seul et en l’absence de plan ou de politique de grande envergure pourrait être condamné pour

génocide, reste officiellement la règle au Tribunal pour l’ex-Yougoslavie.

41. Dans la décision Bashir, la chambre préliminaire I a comparé les Eléments des crimes et

la jurisprudence des tribunaux ad hoc, et elle a fait observer que, selon le TPIY,

«le crime de génocide [était] constitué [et je cite un extrait de la décision] dès lors
qu’un seul individu [était] tué ou qu’il [était] porté une atteinte grave à son intégrité
physique dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe auquel il
appartient. Ainsi, selon cette jurisprudence, pour déterminer si le crime de génocide

est constitué, il n’est pas pertinent de se demander si l’acte en question est susceptible
de faire peser une menace réelle sur l’existence du groupe visé ou sur une partie de ce
dernier.» 89

42. La chambre préliminaire I a indiqué que, suivant cette méthode interprétative, le crime de

génocide dépendait de la preuve que l’accusé avait l’intention de détruire le groupe protégé et que,

«[d]ès qu’une telle intention exist[ait] et se concrétis[ait] en un acte isolé émanant

d’un seul individu, la protection [était] déclenchée, que la menace latente que fai[sait]
37 peser cette intention sur l’existence du groupe visé [fusse] devenue ou non une
menace réelle pour l’existence de ce groupe, en tout ou en partie» . 90

43. Relevant l’existence d’«une certaine controverse» quant à la question de savoir s’il fallait

91
appliquer l’élément contextuel des Eléments des crimes , la chambre préliminaire I a pris assez

clairement ses distances par rapport à la jurisprudence des tribunaux ad hoc. Elle a en effet

souligné l’importance de l’élément contextuel énoncé expressément dans les Eléments des crimes.

«La majorité des juges est d’avis qu[e, en] vu[e] de satisfaire à cet élément
contextuel, le crime de génocide n’est pleinement constitué que lorsque le
comportement en cause fait peser une menace réelle sur l’existence du groupe visé ou

une partie de celui-ci. En d’autres termes, la protection offerte par la norme pénale
définissant le crime de génocide qui est le mécanisme de dernier recours visant à
protéger les plus hautes valeurs de la communauté internationale n’est déclenchée

89 Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009,
par. 119 (les références ne sont pas mentionnées). Contre : Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir

(ICC-02/05-01/09), opinion individuelle et partiellement dissidente de la juge Anita Ušacka, 4 mars 2009, par. 19, note
de bas de page 26.
90 Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009,
par. 120.
91
Ibid., par. 125. - 32 -

que lorsque la menace pesant sur l’existence du groupe visé ou une partie de celui-ci
est concrète et réelle, et non plus seulement latente ou hypothétique.» 92

44. Dans son opinion dissidente, la juge Ušacka a soutenu que le rôle des Eléments des

crimes était seulement d’«aider» la Cour ; elle a également fait allusion à l’opinion selon laquelle,

dans l’affaire Bashir, ces Eléments n’étaient pas conformes à l’article 6 du Statut, question qu’il
93
n’était nul besoin, selon elle, de trancher en l’espèce .

45. La chambre préliminaire, c’est-à-dire la majorité des juges, a peut-être bien justifié la

différence entre sa méthode et celle suivie par les tribunaux ad hoc en s’appuyant exclusivement

sur les conditions imposées par les Eléments des crimes pour ne pas avoir à désapprouver

l’interprétation donnée par le TPIY dans l’affaire Jelisić et dans d’autres décisions ultérieures. Elle

a néanmoins ajouté qu’elle ne voyait aucune «contradiction irréconciliable» entre la définition de

l’article 6 du traité de Rome et le critère de l’élément contextuel énoncé dans les Eléments , et je 94

cite :

«Bien au contraire, la majorité des juges estime que la définition du crime de
génocide qui requiert, pour que celui-ci soit pleinement constitué, qu’une menace
réelle pèse sur le groupe visé ou une partie de celui-ci, i) n’est pas en soi contraire aux
dispositions de l’article 6 du Statut ; ii) respecte pleinement les exigences fixées à

l’article 22-2 du Statut, à savoir que la définition des crimes «est d’interprétation
stricte et ne peut être étendue par analogie» et que «[e]n cas d’ambiguïté, elle est
interprétée en faveur de la personne qui fait l’objet d’une enquête, de poursuites ou

38 d’une condamnation» ; et iii) est pleinemen95compatible avec l’idée traditionnelle que
le génocide est le «crime des crimes».»

46. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cette décision constitue donc

un développement majeur dans la jurisprudence de la CPI en ce qu’elle s’écarte de celle, bien

établie, des tribunaux ad hoc, et ce, sur une importante question de fond. Le point débattu et il

le demeure aujourd’hui est de savoir si l’élément contextuel contenu dans les Eléments des

crimes représente une clarification de la portée de la définition du génocide telle qu’énoncée à

l’article 2 de la Convention, ou s’il s’agit d’une limite ou d’une restriction imposée à cette

92 Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009,

par. 124.
93 Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), opinion individuelle et partiellement
dissidente de la juge Anita Ušacka, par. 20.
94
Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad al-Bashir (ICC-02/05-01/09), décision sur la requête déposée par
l’accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009,
par. 132.
95
Ibid., par. 133. - 33 -

définition par les Etats, dans le contexte particulier de l’adoption d’un instrument additionnel au

Statut de Rome. Ceux qui considèrent cet élément comme une restriction de la définition contenue

dans la Convention soutiennent que les Eléments des crimes sont, par nature, «juridictionnels».

Cette assertion, qui procède souvent d’une résistance viscérale à tout ce qui semble restreindre ou

limiter les définitions des crimes sur le plan international, repose pour l’essentiel sur une

interprétation littérale du texte de la Convention. Cela consiste à dire que, étant donné que

l’élément contextuel n’est pas explicitement mentionné dans la définition du crime tel qu’énoncée à

l’article 2, il constitue une modification ou une transformation de cette définition.

47. La thèse selon laquelle les Eléments des crimes se contentent d’éclairer le contenu de

l’article 2 de la Convention revient à dire que l’on peut s’appuyer sur ces éléments en tant

qu’«accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de

l’application de ses dispositions» ou en tant que «pratique ultérieurement suivie dans l’application

du traité par laquelle est établie l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité», notions

bien connues qui sont énoncées au paragraphe 3 de l’article 31 de la Convention de Vienne sur le

droit des traités. Il ne fait guère de doute que les rédacteurs du Statut de Rome, à la conférence

diplomatique de 1998 et avant celle-ci, considéraient l’article 2 de la Convention de 1948 comme

une sorte de texte sacré qui ne devait pas être modifié d’une quelconque manière. A cet égard, il

est frappant de constater que l’article 6 du Statut de Rome respecte fidèlement les termes employés

à l’article 2 de la Convention , alors que les définitions des autres catégories de crimes qui ont été

adoptées à la conférence de Rome s’écartent largement de leurs modèles. De fait, la codification

des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre a ainsi été considérablement développée. En

revanche, lorsque la conférence de Rome s’est intéressée au crime de génocide, aucun changement

au texte de 1948 n’a été toléré. A l’exception d’une proposition anodine formulée par Cuba et
39

tendant à inclure les groupes politiques et sociaux — qui n’a pas même pris la forme d’un

amendement formel —, il n’a jamais été question que ce texte puisse être modifié , nombre d’Etats

étant en revanche intervenus pour souligner qu’il fallait rester fidèle à la définition de 1948 .

96Nations Unies, doc. A/CONF.183/C.1/SR.3, par 100.

97Voir, en particulier, les débats figurant dans Nations Unies, doc. A/CONF.183/C.1/SR.3, par. 20-179. - 34 -

48. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il ne semble donc guère

plausible qu’aux mois de juin et juillet 1998, à la conférence de Rome, les Etats aient plus ou moins

unanimement réaffirmé la définition de 1948 contenue dans la Convention mais que, deux ans plus

tard, alors que la commission préparatoire rédigeait les Eléments des crimes, ils aient manifesté

l’intention de s’écarter de cette définition en assortissant le crime de génocide d’une «limite

juridictionnelle». Conformément à l’Acte final de la conférence de Rome, la commission

préparatoire avait la même composition que la conférence, et l’on ne saurait donc soutenir qu’elle

n’était pas aussi représentative ou que ses membres n’étaient pas les mêmes. Pour autant, le fait

que la commission préparatoire ait eu l’intention d’éclairer la portée de la définition de 1948 ne

doit pas nécessairement porter à conclure qu’elle n’a pas, d’un point de vue juridique, procédé à

une modification du texte, plutôt que d’en clarifier l’interprétation. Je reviendrai dans quelques

minutes sur la portée juridique des Eléments des crimes en examinant la jurisprudence du TPIY,

dans laquelle lesdits éléments ont été rejetés en ce qu’ils s’écartaient du texte de la Convention.

Monsieur le président, peut-être pourrions-nous faire notre pause maintenant.

Le PRESIDENT : Certainement. Si vous le souhaitez également, la Cour va se retirer

pendant 15 minutes. L’audience est donc suspendue pendant 15 minutes.

M. SCHABAS : Merci beaucoup.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 40.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend. Monsieur Schabas, vous

pouvez poursuivre. Vous avez la parole.

M. SCHABAS : Merci beaucoup, Monsieur le président. Je consacrerai juste quelques

minutes de plus à la Cour pénale internationale, avant d’en venir à l’institution la plus importante

du point de vue de la Cour, à savoir le TPIY.

40 49. Dans sa décision relative à la délivrance d’un mandat d’arrêt dans l’affaire Bashir, dont

j’ai parlé avant la pause, la chambre préliminaire a signalé que certains auteurs avaient développé - 35 -

98
ce qu’elle a appelé une «conception [du] génocide, fondée sur la connaissance» . Elle a précisé

que cette conception facilitait la mise en cause de la responsabilité pénale des «auteurs directs

et … commandants de rang intermédiaire … même s’ils agissent sans le dol spécial/l’intention

spécifique de détruire, en tout ou en partie, le groupe visé». Et la chambre d’ajouter que, selon

cette conception fondée sur la connaissance,

«pour autant que les principaux responsables politiques et/ou militaires ayant planifié

et lancé une campagne génocidaire agissent avec le dol spécial/l’intention requise, les
personnes sous leurs ordres, qui relayent les instructions et/ou mènent physiquement
une telle campagne génocidaire, commettront un génocide dans la mesure où elles
auront connaissance que la finalité d’une telle campagne est de détruire, en tout ou en

partie, le groupe visé».

La chambre préliminaire a souligné que cette «conception fondée sur la connaissance» ne différait

pas de la conception traditionnelle pour ce qui concerne les principaux responsables politiques ou

militaires qui planifient et mènent une campagne génocidaire, et qui doivent agir avec l’intention

de détruire mentionnée à l’article 2 de la Convention. Etant donné que, dans l’affaire Bashir, la

question n’était pas celle de la participation d’un commandant de rang intermédiaire ou d’un auteur

direct mais d’un responsable du rang le plus élevé, la chambre préliminaire a jugé que la

conception fondée sur la connaissance était dépourvue de pertinence.

50. Peut-être les principes de la «conception fondée sur la connaissance» s’en sont-ils

trouvés quelque peu dépréciés, si l’on considère que celle-ci a été développée par des auteurs ne

partageant pas nécessairement les mêmes vues. L’un des aspects de cette conception est qu’elle

met l’accent non pas sur l’intention spécifique des différents auteurs, mais sur le plan ou la

politique qui sous-tend la campagne génocidaire. Cet aspect concorde avec l’élément controversé

des Eléments des crimes puisqu’il tend à écarter la thèse d’un auteur isolé, la destruction du groupe

devant être un résultat réaliste des actes de génocide dans leur ensemble. D’un point de vue

pratique, la conception fondée sur la connaissance exclut que le génocide puisse être l’œuvre de

personnes isolées ; il résulte d’un plan ou d’une politique, conçu par un Etat ou une entité similaire.

La mens rea individuelle n’entre alors en jeu qu’aux fins de déterminer si les intéressés avaient

98Le Procureur c. Bashir (CPI-02/05-01/09), décision relative à la requête de l’accusation aux fins de délivrance
d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Hassan Ahmad al-Bashir, 4 mars 2009, par. 139, note de bas de page 154, où il
est fait référence à : Claus Kress, «The Darfur Report and Genocidal Intent», (2005) Journal of International Criminal
Justice, vol. 3, p. 565-572 ; William Schabas, Genocide in International Law, The Crime of Crimes, 2 éd., Cambridge,
Cambridge University Press, 2009, p. 241-264. - 36 -

connaissance du plan ou de la politique en question. Si tel était le cas et s’ils contribuaient à la

41 mise en œuvre de ce plan ou de cette politique, alors la mens rea requise est établie. Autrement dit,

le point de départ de l’analyse doit être l’existence d’un plan ou d’une politique d’un organe ayant

la capacité de détruire un groupe protégé en tout ou en partie. Pour autant qu’une responsabilité

pénale individuelle soit en cause, il convient alors de rechercher si l’intéressé avait connaissance de

ce plan et s’il peut ou non invoquer une excuse ou une justification susceptible de contrebalancer

l’élément moral apparent.

51. L’élément central du droit pénal international — l’intention individuelle — ne peut être

automatiquement transposé au débat sur la responsabilité de l’Etat à raison de crimes particuliers.

Dans la pratique, ainsi que la Cour l’a fait dans son arrêt de 2007 en l’affaire de la Bosnie, le terme

d’«intention», et même d’«intention spécifique», est employé dans le cadre de l’analyse d’une

politique. La question de savoir si les auteurs du massacre de Srebrenica ont ou non manifesté

l’intention spécifique de commettre un génocide est, en réalité, assez secondaire par rapport à celle

de savoir si ces événements étaient le résultat d’un plan coordonné perpétré par une entité plutôt

que le produit d’un cerveau malade.

52. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, outre l’examen très

approfondi de l’arrêt que la Cour a rendu en 2007 dans la décision relative au mandat d’arrêt en

l’affaire Bashir, les seules autres références à cet arrêt que j’ai trouvées figurent dans la décision

rendue vendredi dernier par une chambre de première instance de la CPI en l’affaire Katanga. Tant

la majorité que Mme la juge van den Wyngaert, dans son opinion dissidente, se sont ainsi référées à

99
l’examen du critère du contrôle dans l’arrêt de 2007 . La décision de la majorité de la chambre

contient également de nombreuses références à d’autres arrêts de la Cour, notamment dans l’affaire

du Détroit de Corfou, l’affaire Géorgie c. Russie et, bien évidemment celle des Activités armées sur

le territoire du Congo ; aucune de ces affaires ne revêtant une pertinence particulière aux fins de la

question du génocide, je ne m’y attarderai cependant pas davantage.

99 Le Procureur c. Katanga (CPI-01/04-01/07), jugement du 7 mars 2014 en vertu de l’article 74 du Statut,
par. 1178, note de bas de page 2737; Le Procureur c. Katanga (CPI-01/04-01/07), opinion minoritaire de
Mme la juge Christine van den Wyngaert, 7 mars 2014, par. 276, note de bas de page 382. - 37 -

Le Tribunal pénal international pour l’ex–Yougoslavie

53. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à la juridiction

internationale qui revêt la plus grande importance aux fins de la présente affaire, à savoir le TPIY.

Le chef d’accusation de génocide ne figurait que dans un petit nombre seulement des affaires

portées devant le TPIY. Il n’est donc pas étonnant que ce soit seulement au milieu de l’année 2010

que le Tribunal a, pour la première fois, examiné l’arrêt de la Cour en l’affaire de la Bosnie.

42 L’affaire Popović, que j’ai déjà mentionnée, concernait sept accusés, dont quatre l’étaient de

génocide ou, à titre subsidiaire, de complicité de génocide pour avoir participé au massacre de

Srebrenica. Deux des accusés, Popović et Beara, ont été condamnés pour génocide tandis qu’un

troisième, Nikolić, a été condamné pour complicité de génocide. Ludomir Borovčanin, quant à lui,

a été acquitté du chef de génocide, mais condamné pour avoir aidé et encouragé la commission du

crime contre l’humanité d’extermination. Le procureur n’a pas fait appel de l’acquittement de

Borovčanin pour génocide. L’appel de l’affaire Popović a été plaidé devant la chambre d’appel en

décembre 2013.

54. La chambre de première instance devant laquelle était portée l’affaire Popović a examiné

de manière assez détaillée les éléments juridiques du crime de génocide, passant en revue la

100
jurisprudence sur le sujet. Ce faisant, elle a mentionné l’arrêt Bosnie à plusieurs reprises .

Presque à chaque fois qu’était mentionnée cette affaire, la chambre s’est également référée à des

décisions d’institutions ad hoc, confirmant ainsi la cohérence de la jurisprudence internationale et

la concordance entre les conclusions juridiques du TPIR et du TPIY, et celles de la Cour.

55. Son analyse des actes punissables, plus spécialement ceux qui impliquent une atteinte

grave à l’intégrité physique ou mentale, est particulièrement intéressante. La chambre de première

instance a ainsi souscrit à la formulation de la chambre d’appel du TPIR dans l’affaire Seromba

que j’ai déjà mentionnée selon laquelle, «[p]our justifier une condamnation pour génocide,

l’atteinte à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe doit être d’une gravité telle
101 102
qu’elle menace celui-ci de destruction, en tout ou en partie» . Elle a fourni divers exemples

100Le Procureur c. et consorts (IT-05-88-T), jugement (en anglais), 10 juin 2010, par. 807, notes de bas
de page 2910 et 2911 ; par. 808, note de bas de page 2913 ; par. 809, note de bas de page 2916 ; par 812, note de bas de
page 2925 ; par. 813, note de bas de page 2926 ; par. 814, note de bas de page 2929 ; par. 817, note de bas de page 2934 ;
par. 819, note de bas de page. 2937 ; par. 821, note de bas de page 2940 ; par. 822, notes de bas de page 2943 et 2944 ;
par. 827, note de bas de page 2958 ; par. 831, note de bas de page 2968.
101
Ibid., par. 811. - 38 -

que j’ai déjà mentionnés, et cité à l’appui de son analyse le paragraphe 319 de l’arrêt que la Cour a

rendu en l’affaire de la Bosnie. La chambre de première instance a également relevé que la

chambre d’appel avait considéré que le transfert forcé «ne constitu[ait] pas en soi un acte de

103
génocide» . La note de bas de page correspondante précise ce qui suit :

«La Cour internationale de Justice a considéré que ni l’intention de rendre une
zone ethniquement homogène, ni les opérations qui pourraient être menées pour
mettre en œuvre pareille politique «ne peuvent, en tant que telles, être désignées par le
terme de génocide : l’intention qui caractérise le génocide vise à «détruire, en tout ou

en partie» un groupe particulier ; la déportation ou le déplacement de membres
appartenant à un groupe, même par la force, n’équivaut pas nécessairement à la
destruction dudit groupe».» 104

43 56. Quant aux actes punissables énumérés aux cinq alinéas de l’article 2, la chambre de

première instance a jugé que les méthodes de destruction figurant à l’alinéa c) «Soumission

intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique

totale ou partielle» sont «celles qui visent à la destruction physique ou biologique d’un groupe

105
particulier» . Elle a ensuite cité un passage du paragraphe 344 de l’arrêt rendu par la présente

Cour en 2007 : «la destruction du patrimoine historique, culturel et religieux ne peut pas être

considérée comme une soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant

entraîner sa destruction physique». Elle a aussi examiné succinctement le quatrième acte de

génocide «Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe» , concluant que, «pour

que ces mesures constituent un acte de génocide, les éléments de preuve doivent avoir établi que

les actes ont été commis dans l’intention d’entraver les naissances au sein du groupe et, en fin de

106
compte, de détruire le groupe … en tout ou en partie» . Sur ce point, la chambre s’est appuyée

sur deux paragraphes de l’arrêt rendu par la présente Cour en 2007 . 107

57. La chambre de première instance a par ailleurs examiné de manière approfondie

l’argument de l’un des accusés selon lequel le crime de génocide supposait l’existence d’un

102Le Procureur c. et consorts (IT-05-88-T), par. 812.
103
Ibid., par. 813.
104Ibid., par. 813, note de bas de page 2926, citant l’arrêt Bosnie, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 123, par. 190 (les
italiques sont dans l’original).

105Le Procureur c. et consorts (IT-05-88-T),jugement, 10 juin 2010, par. 814.
106
Ibid., par. 819.
107Ibid., par. 819, note de bas de page 2937, citant l’arrêt Bosnie, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 190, par. 355. - 39 -

élément de politique étatique. Elle a écarté cet argument au motif que, dans leur jurisprudence, les

tribunaux ad hoc avaient «précisé que l’existence d’un plan ou d’une politique n’[était] pas une

108
condition du crime de génocide» . Elle s’est référée aux Eléments des crimes de la CPI, estimant

que l’article 6 du Traité de Rome, qui reprend la définition du génocide tirée de la Convention

de 1948, «n’exige[ait] pas la condition de la «série manifeste» introduite dans les Eléments des

crimes de la CPI» . La chambre a précisé que «la terminologie utilisée dans les Eléments des

crimes de la CPI prévoyant que les actes de génocide doivent être commis dans le contexte d’une

série manifeste de comportements similaires exclu[ait] implicitement les actes de génocide fortuits

110
ou isolés» et que, dans l’affaire Krstić, la chambre d’appel avait déjà jugé que la chambre de

première instance avait été «malavisée de se fonder sur la définition du génocide énoncée dans les

111
44 Eléments des crimes de la CPI» . Bien que ce passage ne soit pas cité dans le jugement Popović,

la chambre d’appel a, dans l’arrêt Krstić, estimé que, «[d]ans la mesure où la définition proposée

dans les Eléments des crimes ne reflétait pas l’état du droit coutumier à l’époque des faits, elle ne

112
saurait servir à fonder la conclusion de la chambre de première instance» . Dans l’affaire Popović

la chambre de première instance a conclu «que l’existence d’un plan ou d’une politique n’[était]

pas un ingrédient juridique constitutif du crime de génocide … Mais la chambre de première

instance considère que l’existence d’un plan ou d’une politique peut être un facteur important

113
permettant de déduire l’intention génocidaire» . Elle n’a ni mentionné ni pris en compte de

quelque autre manière la décision de la chambre préliminaire de la CPI rendue quinze mois plus tôt

au sujet du mandat d’arrêt en l’affaire Bashir. Il apparaît donc que les chambres de la CPI et du

TPIY ont des interprétations tout à fait divergentes de l’article 2 de la Convention.

58. Le procès de Radovan Karadžić s’est ouvert en octobre 2009. Le procureur a accusé

Karadžić d’avoir participé, en sa qualité de plus haute autorité civile et militaire de la

108
Le Procureur c. et consorts (IT-05-88-T),jugement, 10 juin 2010, par. 829.
10Ibid.

11Ibid.
111
Ibid.
112
Le Procureur c. Krstić (IT-98-33-A), arrêt, 19 avril 2004, par. 224.
11Le Procureur c. et consorts (IT-05-88-T), jugement, 10 juin 2010, par. 830. - 40 -

Republika Srpska, «à l’entreprise criminelle commune principale, qui visait à chasser à jamais les

114
Musulmans et les Croates de Bosnie du territoire revendiqué par les Serbes de Bosnie en BiH» :

«L’objectif de cette entreprise criminelle commune a été atteint principalement

au moyen d’une campagne de persécutions ainsi qu’il est exposé dans le présent acte
d’accusation. Dans certaines municipalités, entre le 31 mars et le 31 décembre 1992,
cette campagne de persécutions ou l’escalade qu’elle a provoquée ont donné lieu à des

actes motivés par l’intention de détruire en partie les groupes nationau115ethniques
et/ou religieux musulmans et/ou croates de Bosnie comme tels.»

Tels sont les actes reprochés à Karadžić. Ce sont ceux qui figurent aux trois premiers alinéas de

l’article 2 de la Convention, à savoir le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale et

la soumission intentionnelle à certaines conditions d’existence.

59. Le 28 juin 2012, après la présentation des moyens à charge par le procureur, la chambre

de première instance a fait droit en partie à la demande d’acquittement présentée en application de

l’article 98bis du Règlement de procédure et de preuve et retiré le chef de génocide pour ce qui

concernait les activités des forces bosno-serbes dans les municipalités. Elle a cependant confirmé

45 le chef de génocide pour les événements survenus à Srebrenica . La chambre a rendu sa décision

oralement, conformément à la pratique du TPIY depuis plus de dix ans.

60. Pour ce qui concerne le chef de génocide, crime qui aurait été commis dans les

municipalités à toutes les périodes de la guerre, la chambre de première instance a commencé par

préciser qu’elle n’était pas liée par les décisions rendues dans les autres procès devant le Tribunal,

117
pas plus que par l’arrêt de la Cour de février 2007 . La chambre a estimé que les éléments à

charge indiquaient «qu’un nombre important de Musulmans de Bosnie et/ou de Croates de Bosnie

[avaient] été tués par les forces bosno–serbes dans les municipalités pendant et après la prise de

118
contrôle alléguée et lorsque ces dernières personnes étaient en détention» . Selon la chambre,

«ces éléments de preuve [pouvaient] étayer une conclusion, à savoir que des Musulmans de Bosnie

et/ou des Croates de Bosnie [avaient] été tués à grande échelle avec l’intention de tuer avec une

114
Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18), troisième acte d’accusation modifié, 19 octobre 2009, par. 8.
115
Ibid., par. 38.
116Ibid., CR, 28 juin 2012, p. 28751, lignes 24 à 28 ; p. 28759, lignes 7 à 13.
117
Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18), CR, 28 juin 2012, p. 28764, ligne 28 ; p. 28765, lignes 1 à 5.
118
Ibid., p. 28766, lignes 3 à 6. - 41 -

intention persécutoire» , terminologie utilisée pour les crimes contre l’humanité. Par ailleurs, et

je cite de nouveau,

«lorsqu’il s’agit de décider si oui ou non il existe des éléments de preuve permettant

de condamner l’accusé pour génocide, ceci ne signifie pas qu’il faut fournir une
estimation numérique du nombre de personnes tuées, et il n’y a pas de seuil numérique
à cet égard. Cependant, au vu des éléments reçus par la chambre concernant les

municipalités, même si on retient le critère le plus élevé, ceci ne permet pas
d’atteindre le niveau à partir duquel un juge de fait raisonnable peut déduire qu’une
partie significative du groupe de Musulmans de Bosnie ou de Croates de Bosnie, ou
qu’un nombre substantiel des membres de ce groupe auraient été pris pour cible pour

être détruits au point d’avoir un impact sur l’existence des Musulmans de Bosnie et/ou
des Croates de Bosnie en tant que tel.» 120

61. Quant aux actes de génocide punissables tels qu’énumérés aux cinq alinéas de l’article 2

de la Convention, la chambre de première instance s’est prononcée pas sur l’«atteinte grave à

l’intégrité physique» en rappelant que «les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale

infligées aux membres du groupe [devaient] être de nature si grave qu’elles constituent une menace

de destruction de ce groupe en tout ou partie» . Se référant à la jurisprudence du Tribunal, plus

particulièrement à l’arrêt Krstić et au jugement Popović, elle a précisé que celle–ci avait établi que
122
46 «le transfert forcé ne constitu[ait] pas en tant que tel un acte génocidaire» . La chambre n’a pas

«entendu d’élément de preuve qui permet d’atteindre ce seuil qui permettrait de
justifier la conclusion suivante, à savoir que les atteintes graves à l’intégrité physique
et mentale des personnes qui ont été transférées par la force dans ces municipalités ont

été infligées dans des circonstances 123les qu’elles ont occasionné la mort de tout ou
partie de la population déplacée» .

62. La chambre a statué comme suit sur la question de l’intention génocidaire :

«en l’absence de preuve directe que les auteurs physiques des crimes allégués qui
auraient été commis dans les municipalités ont commis ces crimes avec une intention
génocidaire, la chambre peut déduire l’intention spécifique d’un certain nombre de

facteurs et de circonstances, y compris le contexte général de l’affaire, les moyens à
disposition des auteurs, les circonstances entourant ces événements, la commission
d’autres actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe,

l’échelle numérique des atrocités commises, les actes discriminatoires et destructifs à
répétition, les propos péjoratifs qui prenaient pour cible le groupe protégé ou
l’existence d’un plan ou d’une politique en vue de commettre le crime sous-jacent» . 124

119Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18), CR, 28 juin 2012, p. 28766, lignes 7 à 9.
120
Ibid., lignes 10 à 21.
121
Ibid., p. 28767, lignes 11 à 13.
122Ibid., p. 28768, lignes 21 à 22.
123
Ibid., p. 28768, lignes 5 à 10.
124
Ibid., p. 28769, lignes 13 à 24. - 42 -

63. La chambre a répété qu’il n’y avait «aucun élément de preuve indiquant que ces actes

[avaient] atteint le niveau à partir duquel un juge de fait raisonnable pourrait en déduire que ces

actes avaient été commis avec l'intention de détruire en tout ou partie les Musulmans de Bosnie

et/ou les Croates de Bosnie en tant que tels» . 125

64. Le procureur a fait appel de la décision d’acquittement du chef de génocide rendue par la

chambre de première instance et, le 11 juillet 2013, la chambre d’appel a rétabli ce chef

126
d’accusation . Autrement dit, la défense peut désormais présenter ses moyens à cet égard. La

chambre d’appel a examiné la décision de la chambre de première instance en commençant par les

constatations portant sur les éléments de preuve des trois actes de génocide punissables. Comme la

chambre de première instance, elle a insisté sur le fait qu’elle n’était pas liée par les constatations

effectuées dans d’autres décisions du Tribunal ou dans l’arrêt de la Cour, pas plus que par leur

127
appréciation des éléments de preuve . La chambre d’appel a noté que, selon la chambre de

47 première instance, l’élément matériel de l’acte de génocide de meurtre était présent . S’agissant128

des actes punissables d’atteintes graves à l’intégrité physique et mentale, elle a mentionné les

éléments de preuve portant sur les coups et autres sévices infligés aux victimes, ainsi que sur les

viols , en précisant ce qui suit :

«[m]ême si la commission de tel ou tel acte emblématique ne démontre pas ipso facto
l’existence de l’élément matériel du crime de génocide, la Chambre d’appel considère

qu’aucune Chambre de première instance examinant les éléments de preuve versés au
dossier de la présente espèce, notamment ceux qui portent sur des violences sexuelles
et des sévices ayant entraîné des blessures graves, n’aurait pu conclure qu’ils ne
130
permettaient pas d’établir l’élément matériel du crime de génocide» .

125
Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18), CR, 28 juin 2012, p. 28770, lignes 11 à 14.
126
Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18-AR98bis.l), arrêt, 11 juillet 2013.
127Ibid., par. 94.

128Ibid., par. 25. Sans doute s’agit-il d’une lecture erronée de la position de la chambre de première instance.
Comme la chambre d’appel, celle-ci a méthodiquement examiné la pertinence de chacun des trois actes de génocide
proscrits. Avant de passer à l’examen de l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale (commençant page 28766,
ligne 22), elle a examiné le meurtre au paragraphe précédent (commençant page 28765, ligne 27). Elle a jugé dans des

termes semblables à ceux qui sont utilisés plus loin pour les deux actes de génocide que
«même si on retient le critère plus élevé, ceci ne permet pas d’atteindre le niveau à partir duquel un juge
de fait raisonnable peut déduire qu’une partie significative du groupe de Musulmans de Bosnie ou de
Croates de Bosnie, ou qu’un nombre substantiel des membres de ce groupe auraient été pris pour cible

pour être détruits au point d’avoir un impact sur l’existence des Musulmans de Bosnie et/ou des Croates
de Bosnie en tant que tel», p. 28766, lignes 15 à 21).
129Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18-AR98bis.l), arrêt, 11 juillet 2013, par. 34 à 36.

130Ibid., par. 37 (référence omise). - 43 -

La chambre d’appel est parvenue à la même conclusion en ce qui concerne le troisième acte de

131
génocide .

65. Elle a conclu que «les éléments de preuve versés au dossier, appréciés à leur valeur

maximale, permet[ai]ent d’établir que Radovan Karadžić était animé d’une intention génocidaire»,

ajoutant que «[d]’autres pièces du dossier montr[ai]ent que les autres participants présumés à

l’entreprise criminelle commune l’étaient également» . La chambre d’appel a fait droit à l’appel

du procureur pour le chef de génocide en ce qui concerne les municipalités.

66. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’importance de cette décision

de la chambre d’appel peut facilement être surestimée et elle a certainement été mal comprise par

nombre de ceux qui ont suivi les débats. Le critère qu’il convient d’appliquer à ces demandes

formulées en cours de procès et avant la présentation des moyens à décharge «est celui de savoir

s’il existe des moyens de preuve au vu desquels (s’ils sont admis) un juge du fond raisonnable

pourrait être convaincu au-delà du doute raisonnable que l’accusé est coupable du chef

133
d’accusation précis en cause» . De fait, la Cour s’est vu présenter une interprétation erronée des

décisions rendues en application de l’article 98bis dans la plaidoirie de Mme Law. Celle–ci

48 examinait le rapport de la Brosse, présenté par l’accusation dans l’affaire Milošević. Citant la

décision rendue en 2004 à la clôture de la présentation des moyens à charge, Mme Law a déclaré

que, «[e]n 2004, la chambre de première instance a[vait] adopté les conclusions du rapport.» 134 Ce

n’est évidemment pas exact. La chambre de première instance n’a rien fait de tel. Elle n’a rien

adopté du tout. Elle a simplement énuméré l’ensemble des moyens à charge en relevant que, si

ceux–ci étaient jugés crédibles, ils pourraient fonder une condamnation. En expliquant à la Cour

l’importance du rapport, le conseil de la Croatie aurait dû dire que celui–ci avait été préparé pour

l’accusation et présenté par elle, et que nous n’avons aucune idée de ce que les juges en ont pensé.

67. M. Sands s’est également référé à la décision sur l’article 98bis rendue en

l’affaire Karadžić. Il a accordé un certain poids au fait que la chambre d’appel avait rétabli le chef

131
Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18-AR98bis.l), arrêt, 11 juillet 2013, par. 47 et 48.
132Ibid., par. 100.

133Le Procureur c. Delalić et consorts. (IT-96-21-A), arrêt, 20 février 2001, par. 434 (les italiques sont dans
l’original). Voir aussi : Le Procureur c. Jelisić (IT-95-10-A), arrêt, 5 juillet 2001, par. 37.
134
CR 2014/5, p. 33, par. 6 (Law). - 44 -

d’accusation de génocide contre les Croates en Bosnie-Herzegovine. Ce faisant, il tentait de faire

valoir ceci : si les Serbes avaient commis un génocide contre les Croates en Bosnie, pourquoi se

seraient-ils comportés différemment en Croatie ? Il a sans doute exagéré la portée de la décision de

la chambre d’appel rétablissant le chef d’accusation de génocide. Le génocide des Croates en

Bosnie, dans les municipalités, n’a pas été prouvé dans l’affaire Karadžić. Ni la chambre d’appel,

ni la chambre de première instance n’ont jamais dit qu’il avait été prouvé. Le génocide n’a même

jamais été prouvé dans aucune des affaires portées devant le TPIY. Mais, Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs de la Cour, nous n’avons pas besoin ici de nous défendre des accusations

de génocide puisque la question a déjà été tranchée par la Cour internationale de Justice. Nous

approchons autant que faire se peut de la chose jugée. En février 2007, la Cour a rejeté la partie de

la requête de la Bosnie-Herzégovine où était allégué un génocide contre les Croates. Même les

juges, dont certains sont présents ici aujourd’hui, qui étaient en désaccord avec la décision de la

majorité, ne croyaient pas que les Croates de Bosnie avaient été victimes d’un génocide.

Permettez-moi de renverser l’argument de M. Sands, tant il est vrai que sa façon de voir les choses

est séduisante : si les Serbes n’ont pas commis un génocide contre les Croates en

Bosnie-Herzégovine, ainsi que l’a déjà jugé la Cour, pourquoi se seraient ils comportés

différemment en Croatie ? Tel est effectivement le cœur du problème de la Croatie en la présente

instance.

49 68. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il est rarement fait droit aux

demandes de rejet après la présentation des moyens à charge. Certains conseils de la défense

préfèrent d’ailleurs ne pas en présenter. Les décisions portant sur ces demandes sont souvent sans

rapport avec la décision finale de culpabilité ou d’innocence. De fait, jusqu’à l’affaire Karadžić,

aucune demande de rejet du chef d’accusation de génocide n’avait été accueillie par le Tribunal et

pourtant, vous le savez, vous l’avez vu, cette décision a été annulée en appel . Or, aucun des

chefs d’accusation de génocide dans les municipalités n’a jamais abouti à une condamnation.

135
Le juge O-Gon Kwon a voté pour le rejet du chef de génocide contre Slobodan Milošević après la présentation
des moyens à charge. Voir Le Procureur c. Milošević et consorts. (IT-99-37-I), opinion dissidente du juge O-Gon Kwon,
16 juin 2004, par. 3 :
«En donnant aux éléments de preuve à charge leur plus grand crédit, une Chambre de première
instance pourrait aller jusqu'à conclure, s’agissant de l’élément moral requis, que l’Accusé avait
connaissance du génocide perpétré dans les municipalités de Bosnie-Herzégovine visées, mais pas qu’il
était lui-même animé de l’intention génocidaire.» - 45 -

Ainsi, bien que la chambre d’appel ait estimé que les déclarations attribuées à Karadžić, Mladić et

Krajišnik pouvaient démontrer l’existence d’une intention génocidaire, cela ne signifiait nullement

que la chambre de première instance y venait une preuve décisive.

69. J’en arrive maintenant à la dernière décision du TPIY qui nous intéresse. En

décembre 2012, une chambre de première instance a condamné Zdravko Tolimir pour génocide à

raison de crimes commis à Srebrenica à la mi-juillet 1995 et dans les jours qui ont suivi. Elle a cité

l’arrêt de la Cour de février 2007 comme faisant autorité : «[l]’intention spécifique de détruire

animant l’auteur des crimes se distingue de l’intention requise pour les poursuites du chef

d’accusation pour crime contre l’humanité au motif que l’auteur animé de l’intention génocidaire

vise plus que l’intention de porter atteinte à un groupe par ses actes discriminatoires ; il a en fait

l’intention de détruire le groupe lui-même» . En l’affaire Tolimir, la chambre de première

instance s’est, dans une certaine mesure, écartée des précédents en estimant que le «transfert forcé»

pouvait être un «moyen supplémentaire visant à la destruction physique du groupe» . Elle a 137

avalisé une décision antérieure rendue dans l’affaire Blagojević et Jokić dans laquelle la chambre

de première instance avait considéré «que la destruction physique ou biologique d’un groupe [était]

138
la conséquence probable de son transfert forcé…» Dans l’affaire Tolimir, la chambre a précisé
139
qu’elle s’était «particulièrement inspirée» de cette constatation . Ce qu’elle n’a pas dit, c’est que

cet aspect du jugement Blagojević et Jokić avait été annulé en appel. La chambre devant laquelle
50

était portée l’affaire Tolimir a seulement précisé qu’elle était «informée» de la décision de la

chambre d’appel qui avait jugé que le déplacement d’une population n’équivalait pas à sa

140
destruction et que le transfert forcé ne constituait pas en soi un acte de génocide . L’un des cinq

juges de la chambre d’appel a émis une opinion dissidente. Le juge Shahabuddeen a ainsi indiqué

qu’il aurait soutenu une condamnation pour complicité de génocide parce que sa conception de la

136Le Procureur c. Tolimir (IT-05-88/2-T), jugement, 12 décembre 2012, par. 746 (en italiques dans l’original),
citant Bosnie, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 43, par. 187.

137Ibid. par. 765.
138
Le Procureur c. Tolimir (IT-05-88/2-T), jugement, 12 décembre 2012, par. 764, citant Le Procureur
c. Blagojević et Jokić (IT-02-60-T), jugement, 17 janvier 2005.
139
Ibid., par. 764.
140Le Procureur c. Blagojević et Jokić (IT-02-60-A), arrêt, 9 mai 2007, par. 123. Notons que cet arrêt a été rendu
plusieurs semaines après l’arrêt de la Cour de février 2007. Celui–ci est cité comme faisant autorité à la fin de l’arrêt du
TPIY, mais il n’apparaît nulle part dans l’exposé des motifs de la chambre d’appel. - 46 -

141
définition du crime était moins restrictive que celle de ses quatre collègues . Les opinions

dissidentes sont souvent l’occasion de préciser le débat et de lever les éventuelles ambiguïtés

entourant les intentions qui ont abouti à des jugements et arrêts rendus à la majorité. De même

qu’il est certain que, dans l’affaire Blagojević et Jokić, la chambre d’appel n’a pas confirmé

l’approche plus large et libérale du génocide adoptée par la chambre de première instance, il est

également certain que, dans l’affaire Tolimir, la chambre de première instance s’est, à son tour,

prononcée en faveur d’une approche large et libérale du génocide, invitant ainsi la chambre d’appel

du TPIY à revoir sa position.

Conclusions

70. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans l’arrêt rendu en 2007 en

l’affaire de la Bosnie, la Cour s’est appuyée sur la jurisprudence du TPIY. Dès lors, il était presque

inévitable que son analyse prenne comme point de départ la responsabilité individuelle, et non la

responsabilité de l’Etat. L’un des éléments tout à fait positifs de l’arrêt de 2007 est qu’il a tenté de

concilier les interprétations des dispositions juridiques faites par différentes juridictions

internationales, s’attaquant ainsi au problème de la fragmentation en favorisant le développement

d’une approche holistique, et ce, malgré l’absence d’unité structurelle au sens hiérarchique du

terme des systèmes juridiques internes. Dans l’affaire Diallo, la Cour a estimé que, bien qu’elle

«ne soit aucunement tenue, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, de conformer sa propre

interprétation» du Pacte international relatif aux droits civils et politiques à celle du Comité des

droits de l’homme des Nations Unies, «elle estim[ait] devoir accorder une grande considération à

l’interprétation adoptée par cet organe indépendant, spécialement établi en vue de superviser

l’application de ce traité». Et la Cour d’ajouter : il «en va de la nécessaire clarté et de

51 l’indispensable cohérence du droit international ; il en va aussi de la sécurité juridique, qui est un

droit pour les personnes privées bénéficiaires des droits garantis comme pour les Etats tenus au

respect des obligations conventionnelles» . 142 Force est cependant de constater, Monsieur le

141Le Procureur c. Blagojević et Jokić (IT-02-60-A), opinion partiellement dissidente du juge Shahabuddeen,
9 mai 2007.

142 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 664, par. 66. - 47 -

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, qu’il existe une légère différence à cet égard entre le

Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention pour la prévention et la

répression du crime de génocide. Cette dernière ne mentionne pas un, mais deux tribunaux

compétents pour procéder à son interprétation, sans préciser que l’autorité de l’un serait supérieure

à celle de l’autre : une «cour criminelle internationale», à l’article VI, et la présente Cour,

à l’article IX. Permettez-moi de relever au passage que, la semaine dernière,

M. le juge Cançado Trindade a posé une question concernant l’importance de la jurisprudence des

tribunaux internationaux relatifs aux droits de l’homme ; je me propose de traiter cette question,

mais pas dans ma plaidoirie d’aujourd’hui.

71. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la présente Cour a jugé, dans

l’affaire de la Bosnie, que le TPIY était une «cour criminelle internationale» au sens de l’article VI

de la Convention sur le génocide. Bien que cela ne soit pas indiqué explicitement dans l’arrêt, il est

évident que la CPI constitue également une telle juridiction. Autrement dit, la situation est

légèrement plus compliquée qu’elle ne l’était dans l’affaire Diallo en raison de la multiplicité des

juridictions internationales chargées de l’interprétation de la règle en cause. Par ailleurs, même

dans le cadre des «cours criminelles internationales» au sens de l’article VI, ainsi que j’ai essayé de

le montrer dans cet exposé, les interprétations proposées par le TPIY peuvent diverger de celles de

la CPI. De même, il n’est pas possible de sérier précisément les questions, les «cours criminelles»

s’occupant des questions de responsabilité pénale individuelle tandis que celles portant sur la

responsabilité de l’Etat seraient réservées à la présente Cour. La question de l’élément moral du

crime de génocide ne se pose pas tout à fait de la même façon selon qu’elle est vue sous l’angle de

l’intention individuelle, comme c’est la tendance au TPIR et au TPIY, ou sous l’angle de la

politique de l’Etat, ce qui est sans doute la bonne approche correcte s’agissant de la responsabilité

de l’Etat. L’approche «fondée sur la connaissance», que j’ai évoquée tout à l’heure, peut aider à

résoudre le problème et, ainsi, favoriser l’unification du droit international, ce qui était le but

recherché par la Cour dans l’affaire Diallo.

72. L’arrêt de la Cour dans l’affaire de la Bosnie a suscité une déception considérable dans

certains cercles, qui prônaient une définition large et extensive du génocide. Pendant des

52 décennies, en réalité depuis l’adoption de la Convention de 1948, un sentiment de frustration s’est - 48 -

fréquemment exprimé à l’égard du libellé de l’article II, jugé par trop restrictif. De fait, la

Convention sur le génocide ne devait couvrir qu’un éventail restreint de crimes odieux.

Lorsqu’elle a été adoptée, il était impossible de recueillir, au sein de l’Assemblée générale des

Nations Unies, un consensus plus large sur la répression de pareils crimes internationaux. Comme

je l’ai précisé tout à l’heure, la crainte de voir s’étendre la portée de la justice pénale internationale

avait poussé les quatre puissances présentes à la Conférence de Londres, en 1945, à limiter la

portée des crimes contre l’humanité. Trois ans plus tard, l’Assemblée générale exprimait des

préoccupations similaires en adoptant une définition restrictive du génocide semblant exclure

certains corollaires tels que l’exercice d’une compétence universelle.

73. Au cours des décennies suivantes, l’inquiétude due à ces restrictions s’est manifestée par

des appels à une interprétation plus large de la définition du génocide ou à une modification de

cette définition. De telles initiatives ont été bien moins fréquentes en ce qui concerne les crimes

contre l’humanité car il n’existe, pour cette catégorie plus large de crimes, aucun traité international

analogue à la Convention sur le génocide.

74. Avec le renouveau de la justice internationale, dans les années 1990, l’impulsion a été

donnée à une extension de la portée des crimes en question, essentiellement par l’élargissement de

la définition des crimes contre l’humanité et l’extension des crimes de guerre à des situations de

conflit armé non international. Le Statut de Rome de 1998 a confirmé cette évolution judiciaire

majeure, ou peut-être faudrait-il dire révolution. L’une de ses conséquences a été de faire baisser la

pression en faveur d’une extension de la définition du génocide, que ce soit par le biais de

modifications apportées au texte, ou par voie d’interprétation. Les espaces d’impunité créés par la

codification initiale, dans les années 1940, ont été comblés dans les années 1990 ; s’ils l’ont été,

c’est cependant davantage par l’évolution des notions de crimes contre l’humanité et de crimes de

guerre que par celle de la définition du génocide.

75. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lorsque le Statut de Rome a

été adopté en 1998, soit cinquante ans après la Convention sur le génocide, les cours et tribunaux

internationaux ne s’étaient encore guère livrés à l’exercice de l’interprétation judiciaire du crime de

génocide. Dans l’avis consultatif de 1951, la présente Cour s’était penchée sur ce crime, mais

seulement de façon très générale, avant d’en livrer des analyses limitées dans les premières - 49 -

décisions en l’affaire de la Bosnie. Aucun procès comportant des chefs d’accusation de génocide

n’avait encore été mené à son terme devant les tribunaux ad hoc. Depuis 1998, les interprétations

juridiques se sont multipliées. Encore n’ai-je abordé dans cette plaidoirie que les plus récentes et

mentionné seulement les décisions, jugements et arrêts des cours et tribunaux internationaux rendus
53

depuis l’arrêt de février 2007.

76. L’arrêt que la présente Cour a rendu en février 2007 dans l’affaire de la Bosnie a eu pour

effet de renforcer le processus de stabilisation de la définition du génocide entamé depuis plusieurs

années par les tribunaux ad hoc. Lorsque ceux-ci ont commencé à rendre des jugements et arrêts

sur l’interprétation de cette définition, on ne voyait pas encore très bien quelle direction cela allait

prendre. Pendant des décennies, la portée étroite de la définition de l’article II de la Convention a

été sujet à controverse. Ceux qui étaient favorables à une interprétation large de ce crime

pouvaient espérer qu’ils y parviendraient grâce aux travaux des tribunaux ad hoc. Ils ont été déçus,

car cela n’a pas été le cas. Le tournant que constitue l’arrêt de la chambre d’appel du TPIY dans

l’affaire Krstić, en avril 2004, n’a plus laissé planer le moindre doute sur la direction que prenait le

débat. Une bataille d’arrière-garde a été menée par la chambre de première instance dans l’affaire

Blagojević et Jokić pour renverser cette tendance à une interprétation assez étroite et stricte, mais

ce jugement a rapidement été corrigé par la chambre d’appel. Bien que certaines questions fassent

toujours l’objet de débats, les grands principes énoncés dans l’arrêt de février 2007 ont largement

contribué à consolider un corpus juridique désormais clair et, surtout, prévisible dans son

application et ses conséquences. Aussi, ce qui est en jeu, en l’espèce comme dans d’autres affaires,

c’est la compréhension des faits et leur examen à l’aune d’un corpus juridique bien établi, et non

une innovation interprétative plus ou moins radicale.

77. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de m’avoir

permis de présenter cette analyse assez théorique du droit applicable au crime de génocide.

J’espère que cet exposé vous sera utile dans vos délibérations. Puis–je maintenant vous demander

de donner la parole à l’agent de la Serbie, M. Obradović.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Schabas. J’appelle à la barre à l’agent de la

Serbie. Monsieur Obradović, vous avez la parole. - 50 -

54 M. OBRADOVIĆ : Je vous remercie beaucoup, Monsieur le président.

LA QUESTION DES ÉLÉMENTS DE PREUVE PRODUITS PAR LE DEMANDEUR

1. Introduction

1. Monsieur le président, j’en viens à présent à une autre question d’importance : celle des

éléments de preuve produits par le demandeur. La semaine dernière, la Cour a entendu M. Kožul,

le témoin présenté par la Croatie, qui a fait état de l’expérience tragique qu’il a vécue à Vukovar.

Le témoin a toutefois commencé par ne pas reconnaître comme sienne la déclaration originale qui

lui était présentée. Grâce à l’aide de l’interprète, sir Keir Starmer a pu clarifier que deux

déclarations étaient en fait présentées au témoin. L’une d’entre elles était la déclaration datée

du 23 mars 1993, traduite en anglais, à laquelle le témoin a fait référence dans sa déposition. C’est

ce document que le conseil de la Croatie lui demandait de valider. Il a également fait état d’une

autre déclaration, qui lui a été présentée parce qu’elle figurait aux côtés de l’original en croate, à

savoir une déclaration du 20 mai 1992 faite devant la police croate. Le témoin, de toute évidence

un honnête homme qui a été victime d’un crime horrible, a indiqué que la déclaration rédigée par la

police n’était pas juste, qu’il ne l’avait pas signée et qu’il ne la signerait jamais . La première

144
page de cette déclaration falsifiée par la police croate s’affiche à présent à l’écran .

2. La déclaration suivante, qui figure maintenant à l’écran, est la première page de l’original

de l’annexe 189 du mémoire, document auquel M. Sands a fait référence dans son exposé, en

parlant d’atrocités «bien documenté[e]s» . Ces documents se ressemblent beaucoup. Est-ce une

coïncidence ? Certainement pas. Dans la présente instance, le demandeur a fait référence à

209 documents de ce type, établis par la police croate pendant la guerre, parmi lesquels

189 originaux en croate, sans signature, ont été soumis à la Cour . Le document que M. Kožul a

refusé de reconnaître en fait partie. Il ne fait aucun doute que, si les auteurs présumés de

déclarations similaires consignées par la police avaient été cités comme témoins et avaient déposé

143
CR 2014/7, p. 13.
144Copie du document original produit par la Croatie en tant qu’annexe 154 du mémoire et présentée au témoin
M. Kožul avant sa déposition.
145
Copie du document original produit par la Croatie en tant qu’annexe 189 du mémoire et auquel M. Sands a fait
référence (CR 2014/6, p. 58, par. 18).
146
Voir par exemple, les copies produites par la Croatie en tant qu’annexes 35, 202 et 254, auxquelles M. Sands a
fait référence dans son exposé (CR 2014/6, par. 22, 29 et 32). - 51 -

55 devant la Cour en toute honnêteté, comme l’a fait M. Kožul, il serait apparu très clairement que ces

déclarations non signées avaient toutes été rédigées par les forces de police et, partant, qu’elles ne

sont absolument pas fiables. Cette pratique est caractéristique des éléments de preuve produits par

le demandeur et procède d’une démarche de «diabolisation» des Serbes, fondée sur des documents

contrefaits et falsifiés.

3. Cela démontre d’ailleurs à quel point le désaccord entre les Parties sur cette question reste

profond. Jusqu’à présent, celles-ci ont adopté deux démarches fondamentalement différentes en

matière d’administration de la preuve. La Serbie prie respectueusement la Cour d’accorder

l’importance qu’il convient à cette question essentielle. Autrement, le différend ayant trait au

génocide se transformerait en un nouveau et interminable débat sur la fiabilité des éléments de

preuve produits par la Croatie. Nous sommes en outre d’avis que l’importance de cette question

dépasse largement l’intérêt de l’objet de la présente affaire et que les réponses qu’apportera la Cour

aux questions soulevées par la Serbie seront utiles aux parties aux différends qui seront portés à

l’avenir devant la justice internationale.

2. La démarche singulière du demandeur en matière d’administration de la preuve

4. La semaine dernière, M. Starmer a critiqué notre position sur ce point et déclaré que

«même si le défendeur l’emportait chaque fois qu’il ergote sur un élément de preuve, il n’en

résulterait de changement ni dans l’ensemble des preuves, ni dans le règlement de l’affaire» . 147

Premièrement, il ne s’agit pas d’«ergoter» : je ne fais que défendre mon pays contre des

accusations de génocide. Je suis d’avis que la thèse du demandeur se fonde sur des éléments de

preuve déficients qui ne sauraient être considérés comme admissibles devant une cour de justice.

Deuxièmement, si nous l’emportions sur chaque élément de preuve produit, en quoi consisterait

donc l’«ensemble des preuves» ? Celles qu’a retenues le TPIY ? Troisièmement, ainsi que je

l’expliquerai plus avant tout à l’heure, la Serbie ne remet pas en cause le fait que des crimes graves

ont été commis à l’encontre des Croates, mais veille à ne pas prendre exemple sur les exagérations

et la tactique sélective employées par les conseils de la Croatie. En effet, dès qu’ils découvrent un

passage qui leur est favorable dans les jugements et arrêts du TPIY, ils s’empressent de l’afficher à

147CR 2014/10, p. 53, par. 14 (Starmer). - 52 -

l’écran. Mais, lorsque les conclusions du TPIY ne disent rien ou ne sont pas favorables à la

Croatie, nos distingués adversaires se rabattent sur des déclarations non signées et des documents

établis par les propres services de l’Etat croate.

56 5. Dans nos écritures, nous avons fait valoir que la Croatie avait produit un nombre

considérable de documents qui sont inadmissibles, en ce qu’ils ne satisfont pas aux exigences

minimales en matière de preuve ; ces documents n’ont par conséquent aucune force probante.

Nota nostra manet . 148

6. La Serbie a également souligné qu’il convenait de débattre des modes de preuve retenus

par la Cour dans ses arrêts. Nous sommes d’avis que celle-ci a établi une pratique judicieuse,

ancrée sur les principes généraux du droit de la preuve. Il semble malheureusement que, en la

présente instance, la Croatie ait systématiquement fait fi de l’ensemble de ces précieuses règles de

preuve, voire des règles appliquées par ses propres tribunaux.

2.1. Les documents établis par une parties en vue de l’instance doivent être considérés avec
précaution.

7. A titre d’exemple, alors que la Cour a déjà dit qu’elle «traitera[it] avec prudence les

149
éléments de preuve spécialement établis aux fins de [l’affaire en question]» , le demandeur a

produit une pléthore de listes, d’images, de déclarations et de rapports officiels tirés de ses propres

archives, dans le but de démontrer la perpétration de crimes ou l’existence de victimes, de charniers

ou de camps de détention, ou simplement d’établir les noms supposés des unités paramilitaires . 150

La plupart des listes produites par le demandeur ne sont en fait ni exactes ni fiables, ainsi que nous

l’avons expliqué dans la duplique . 151

148Voir CMS, chap. III, et DS, chap. III.

149Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République Démocratique du Congo c. Ouganda),
arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61.
150
Voir le dossier de plaidoiries du 6 mars 2014 : carte des charniers, carte des sépultures individuelles, tableaux
des camps de détention ; voir également la planche 12 du mémoire.
151DS, par. 265-271. - 53 -

2.2. L’absence d’information quant aux circonstances dans lesquelles les documents ont été
établis

8. La Croatie a par ailleurs négligé l’intérêt que pouvait avoir la Cour à examiner le

152
processus par lequel les documents soumis en preuve avaient été établis . Le demandeur a annexé

au mémoire 154 déclarations sous serment, sans préciser l’identité de la personne ou de

l’organisme ayant reçu la déclaration, la procédure suivie ou les circonstances entourant sa

153
consignation . De nombreuses cartes, photographies et images présentées dans le mémoire sont

également de source inconnue.

57 2.3. Les preuves par ouï-dire ne sont pas concluantes.

9. Les déclarations sous serment produites par le demandeur regorgent en outre de ouï-dire.

Bien que la Cour privilégie les «informations fournies à l’époque des événements par des

personnes ayant eu de ceux-ci une connaissance directe» 154 ou, en d’autres termes, les «éléments de

preuve obtenus ... d’individus directement concernés» , et considère le ouï-dire comme «des

156
allégations sans force probante suffisante» , les conseils de la Croatie s’obstinent à inviter les

juridictions internationales à se fonder sur pareils documents . Nos vues sur la question sont

exposées en détail dans la duplique . 158

2.4. Les témoignages de représentants de l’Etat en faveur de leur gouvernement ne peuvent

être considérés comme fiables.

10. Bien que la Cour privilégie les éléments de preuve confirmés par des sources

159
impartiales et fait observer à juste titre que la valeur des rapports produits dépend, entre autres,

160
de la source de l’élément de preuve , la Croatie persiste à se fonder sur des opinions partiales :

152
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 135, par. 227.
153 o
Les numéros des annexes correspondant à ces déclarations figurent à la note de bas de page n 110 du
contre-mémoire (p. 67).
154
Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda),
arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61.
155
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 131, par. 214.
156Affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 17.

157RC, par. 2.44.

158DS, par. 256-258.
159
Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République Démocratique du Congo c. Ouganda),
arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61.
160
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 135, par. 227. - 54 -

elle cite ainsi son propre ministre adjoint en tant que «témoin-expert». Or, en l’affaire relative aux

Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, ainsi qu’en l’affaire des

Activités armées sur le territoire du Congo, la Cour a jugé qu’il était inopportun de se fonder sur le

témoignage de représentants de l’Etat :

«un membre du gouvernement d’un Etat qui est partie ... à une instance [devant la
Cour et en particulier] concernant un conflit armé tendra[it] vraisemblablement à
s’identifier aux intérêts de son pays...» 161

Nous n’aurions pas su mieux dire. La Serbie n’a d’ailleurs pas cité ses propres fonctionnaires

comme témoins. Malgré tout le respect dû au colonel Grujić, la Serbie s’interroge sur la valeur

qu’il y a lieu d’accorder à son exposé, sauf en ce qui concerne les passages qui sont contraires aux

intérêts de son pays en l’espèce .162

58 11. Vendredi, la Croatie a répondu à la question du juge Greenwood quant au nombre exact

de personnes tuées et détenues dans le cadre des événements de Vukovar . Il a été clairement

démontré que les archives de l’Etat croate étaient loin d’être complètes. Mais là n’est pas le

principal problème. En ne faisant pas appel à un expert neutre capable de se prononcer sur le

bien-fondé de la méthode de collecte des données, la Croatie a de fait privé la Cour de la possibilité

d’évaluer les chiffres présentés dans le rapport de M. Grujić.

12. Je ne voudrais pas qu’on nous réponde la semaine prochaine que nous sommes sur la

défensive. Au paragraphe 171 du contre-mémoire, la Serbie s’est déclarée prête à rechercher avec

l’Etat demandeur un accord sur les faits en litige. Cette proposition date de janvier 2010.

Pouvions-nous aller plus loin en vue d’une réconciliation ? Pourtant, la Partie adverse est restée

silencieuse, refusant d’admettre que pareil accord ne pouvait se limiter aux faits relatifs aux crimes

commis à l’encontre de la population croate et devait également porter sur les faits se rapportant

aux souffrances endurées par les Serbes en Croatie.

161
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 43, par. 70 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du
Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61.
162Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 135, par. 227.
163
CR 2014/12, p. 11 (Starmer). - 55 -

2.5. Qui peut revendiquer la qualité d’expert devant la Cour ?

13. Le fait de citer Mme Biserko, diplômée en économie et militante en faveur des droits de

l’homme, en tant qu’expert sur des questions politiques, historiques et constitutionnelles,

outrepasse largement les vues exprimées jusqu’à présent par les Parties en ce qui a trait à

l’administration de la preuve. Mme Biserko ne possède pas, en politique, en histoire

contemporaine et en droit constitutionnel de l’ex-Yougoslavie, les connaissances et les

compétences que l’on est en droit d’attendre d’un expert ou d’un témoin-expert et qui

justifieraient que son opinion, quelle qu’elle soit, puisse être retenue en justice. C’est ce qu’a fait

clairement apparaître le contre-interrogatoire.

14. L’exposé de Mme Biserko pose problème à bien des égards. Permettez-moi de rappeler

à la Cour la phrase introductive de son exposé :

«J’ai été sollicitée, par l’équipe juridique de la Croatie, de fournir une
déclaration qui permettra de faire la lumière sur le programme national serbe,
principal élément déclencheur de la guerre en ex-Yougoslavie.»

Il semble ainsi tout à fait évident que le demandeur l’a pressée d’approfondir la thèse qu’il défend

au lieu de solliciter de sa part une analyse objective. Elle s’est vue confier cette mission et a

bénéficié d’une contrepartie, comme c’est le cas de nombre de militants qui dépendent

financièrement de bailleurs de fonds. C’est ce qui est ressorti très clairement de la réticence de

Mme Biserko à répondre à la question du rôle joué par le président Mesić dans le processus de
59

désintégration de l’Etat fédéral ; pareille gêne témoigne d’un parti pris.

15. Après ces observations, Mesdames et Messieurs de la Cour, le défendeur estime que

deux problèmes doivent être signalés à votre attention.

3. L’absence de signature sur l’original des déclarations sous serment
produites par la Croatie

16. Le premier de ces problèmes a trait aux déclarations sous serment produites par la

Croatie. Le défendeur fait observer que 332 des déclarations annexées au mémoire ne portent pas

la signature de la personne censée en être l’auteur 164 tandis que 161 autres ne portent pas la

signature de la personne qui l’a reçue. Dix ans après le dépôt du mémoire et en réponse à

16Les numéros des annexes correspondant à ces déclarations figurent au paragraphe 155 du contre-mémoire. - 56 -

l’objection soulevée par le défendeur, la police croate a recueilli 188 des signatures manquantes sur
165
les déclarations originales sous serment en croate .

17. Mesdames et Messieurs les membres de la Cour, pareille opération peut se justifier dans

le cadre d’une requête déposée par exemple auprès d’autorités locales, mais pas dans le cadre d’une

affaire ayant trait à la Convention sur le génocide. S’il suffisait de recueillir les signatures de ses

concitoyens pour avoir gain de cause devant la justice internationale, on peut supposer que les pays

très peuplés seraient toujours vainqueurs.

18. Le défendeur réaffirme que les déclarations sous serment produites par le demandeur ne

satisfont pas aux exigences minimales en matière de preuve. En tant que tels, ces documents ne

sauraient se voir accorder la même valeur probante que les rapports d’exhumation, les ordres

militaires ou les décrets, par exemple. Ils ne sauraient non plus être assimilés aux déclarations

faites publiquement par un chef d’Etat devant un organe de presse. Ces déclarations sous serment

relèvent davantage des témoignages extrajudiciaires, qui sont faits en dehors de toute garantie

procédurale et dont il est de ce fait impossible de vérifier l’authenticité et la véracité au moyen d’un

contre-interrogatoire. S’agissant des sept témoins que le demandeur a choisi de faire entendre dans

le cadre de la présente procédure orale, il serait possible de remédier aux vices de forme qui

entachent leur déclaration, mais tel n’est pas le cas concernant les autres déclarations non signées,

en particulier parce que la majeure partie d’entre elles ne concerne pas les événements dont les

sept témoins présents font état.

60 19. Par ailleurs, je souhaiterais souligner que les archives déposées en même temps que le

mémoire et la réplique n’ont même pas été produites conformément aux règles de procédure

judiciaire applicables en Croatie. Ainsi, même les déclarations faites sur le formulaire officiel en

usage dans l’ensemble des juridictions de l’ex-Yougoslavie ne portent pas les signatures des juges

166
censés les avoir reçues . Cela ressort très clairement de l’examen des copies des originaux

produits par le demandeur à part des annexes du mémoire.

16RC, annexe 30.

16Voir DS, par. 248. - 57 -

20. Je vous en donnerai un seul exemple. Dans le mémoire, le demandeur cite une

déclaration figurant à l’annexe 143 et faisant état d’atrocités. Il s’agit de la déclaration d’une

personne qui aurait relaté que, à Vukovar,

«[se trouvaient] de nombreux morts ensanglantés et une femme l’abdomen ouvert :
son fœtus a[vait] été extrait et remplacé par un chien portant une pancarte rédigée en
ces termes : «Voici le fruit des entrailles des mères croates.» Le bac regorge de
mains, de têtes et de pieds qui dépassent...» 167

21. Le défendeur fait observer ce qui suit :

a) La copie de la déclaration originale faite en croate ne porte pas la signature de son auteur

présumé.

b) Le document ne donne aucune indication de la procédure suivie ou des circonstances dans

lesquelles la déclaration a été faite.

c) La citation reproduite dans le mémoire n’est pas tout à fait exacte : elle ne correspond ni au

texte de l’original ni à sa traduction.

d) D’après les informations figurant dans la déclaration, il semble que la personne qui y est citée

comme source n’a pas vu de ses yeux les atrocités en question ; il s’agit donc de ouï-dire.

e) Cette allégation n’a jamais été répétée dans les salles d’audience du Tribunal pénal.

f) Le détenteur présumé de cette information présumée n’a pas été cité comme témoin dans le

cadre de la présente procédure.

g) La personne censée avoir consigné cette déclaration n’a pas non plus été citée comme témoin.

Comment peut-on alors ajouter foi à ces horribles allégations que contient le mémoire ?

Allons-nous devoir procéder à pareille analyse pour chacun des éléments de preuve ? Afin d’éviter

61 cela, nous avons élaboré un tableau qui se trouve dans le dossier de plaidoiries et où est examiné un

échantillon des sources des citations auxquelles M. Sands a fait référence la semaine dernière dans

son exposé, sous la rubrique «La finalité ethnique de la campagne menée par le défendeur» . Il 168

me semble qu’il s’agit là d’un exemple représentatif de la manière dont la Croatie a exploité les

éléments de preuve dans la présente affaire.

167
MC, par. 4.166.
168CR 2014/6, p. 56-62, par. 13-30 (Sands). - 58 -

22. Monsieur le président, permettez-moi de vous assurer qu’il n’est pas dans notre intention

de remettre en question l’importance des témoignages des victimes. Il est possible que nombre de

ces déclarations soient exactes, mais il est toutefois impossible de le vérifier. Par conséquent, il ne

s’agit pas là d’un mode de preuve acceptable devant la Cour internationale de Justice.

4. Les documents établis par la police croate

23. Le second problème sur lequel je souhaiterais m’attarder aujourd’hui concerne les

169
documents établis par la police croate, à savoir 209 documents annexés au mémoire et

23 documents annexés à la réplique, qui sont des comptes rendus officiels d’interrogatoires de

police.

24. Le défendeur soutient respectueusement que la Cour ne saurait admettre ces comptes

rendus officiels, même lorsqu’ils sont signés ce qui est rare par la personne censée en être

l’auteur, et ce, pour les raisons que je vais exposer. Premièrement, il ne fait aucun doute que la

police d’un Etat partie à une instance internationale d’aussi grande importance ne peut être

considérée comme impartiale. En l’espèce, la Serbie ne se fonde pas sur des documents établis par

ses propres services de sécurité.

25. Deuxièmement, il est désormais évident que les organes officiels de la Croatie ont

secrètement contribué, et à grande échelle, à la défense des généraux croates accusés devant le

TPIY. Ce soutien a été confirmé par de nombreux documents secrets émanant de l’Etat croate et

aujourd’hui passés dans le domaine public, parmi lesquels la lettre adressée par M. Markica Rebić,

ministre adjoint de la défense, au président Tudjman le 4 juin 1998 et faisant valoir que la défense

des Croates accusés devant le TPIY relevait de l’intérêt national de la République de Croatie . 170

26. Troisièmement, l’actuel président de la Croatie, S. Exc. M. Ivo Josipović, a admis, dans

une déclaration à la chaîne de télévision B92 en décembre 2012, qu’il était «parfaitement clair»

62 que, jusqu’en 2000, la coopération de la République de Croatie avec le TPIY avait été «factice»,

169Les numéros des annexes correspondant à ces déclarations figurent à la note de bas de page n 112 du
contre-mémoire (p. 67).
170 o
TPIY, Le Procureur c. Mrkšić et consorts, pièce n 299 (http://icr.icty.org/frmResultSet.aspx?
e=fteplm32o5xojx451dhuswji&StartPage=1&EndPage=10). - 59 -

171
allant même jusqu’à la fabrication d’éléments de preuve . J’attire votre attention sur le fait que la

plupart des éléments de preuve que j’ai remis en cause jusqu’à présent ont été établis par la police

croate au cours de cette même période, c’est-à-dire avant 2000.

27. Dernier point, et non des moindres , les comptes rendus officiels d’interrogatoires de

police ne sont même pas admissibles en preuve devant les tribunaux croates. En effet, le code de

procédure pénale croate interdit à la police d’interroger tout citoyen accusé ou cité comme témoin

173
ou expert . Toute information fournie par un citoyen aux forces de police doit être exclue du

174 175
dossier par le juge d’instruction . Ces règles s’appliquent également en Serbie . Il s’agit là

d’une garantie procédurale essentielle, fondée sur le principe du témoignage direct devant la

juridiction de première instance. Les éléments consignés par la police à la demande du procureur

doivent être démontrés lors du procès qui s’ensuit ; ils ne sauraient avoir valeur probante en soi.

5. Conclusion

28. Dans nos écritures, nous avons qualifié d’«inadmissibles», au sens général du terme, ce

type d’éléments de preuve produits par la Croatie. Nous sommes toutefois pleinement conscients

de ce que la Cour internationale de Justice, outre qu’elle exige, en vertu de l’article 50 du

Règlement, que les copies des documents annexés aux pièces de procédure soient certifiées

conformes et que l’article 56 précise les modalités limitées de production de documents au cours de

la procédure orale, ne prévoit pas d’interdiction formelle quant à la production d’éléments de

preuve au cours de la procédure écrite. Cela signifie que tous ces documents non fiables continuent

à faire partie du dossier de la Cour, mais je soutiens respectueusement qu’il ne doit leur être

accordé aucune valeur probante.

171
http://b92.net/info/vesti/index.php?yyyy=2012&mm=12&dd=07&nav_category=… (en
serbe ; une traduction en anglais en a été communiquée à la Cour le 8 août 2013).
172
Voir DS, par. 254 et 255.
173Code de procédure pénale de la République de Croatie, art. 208, par. 4, dont on trouve une traduction anglaise
à l’adresse suivante : legislationline.org/.../id/.../Croatia_Criminal_proc_code_am2009_en.pdf.

174Ibid., art. 86, par. 3.

175Code de procédure pénale de la République de Serbie, art. 288, par. 2 et art. 237, par. 3, dont on trouve une
traduction anglaise à l’adresse suivante : http://legislationline.org/download/action/download/id/3560/file/Serbia…%
20CPC%20English_.pdf. - 60 -

29. Le défendeur estime que la production d’une quantité si importante de documents sans la

moindre force probante n’avait d’autre but que d’embrouiller la Cour dans son appréciation.

63 R ÉPONSE À LA QUESTION POSÉE PAR M. LE JUGE BHANDARI

30. Avec votre permission, Monsieur le président, j’aimerais maintenant répondre à la

question posée par M. le juge Bhandari à propos de la valeur probante qu’il y a lieu d’accorder aux

trois types de dépositions et d’exposés.

31. Premièrement, le défendeur est d’accord avec le demandeur pour considérer que la

déposition des témoins qui auront été soumis à un contre-interrogatoire devrait être appréciée en

fonction de la fiabilité et de la crédibilité de l’intéressé, comme dans n’importe quel système

judiciaire.

32. Deuxièmement, le défendeur fait valoir que la déposition des témoins qu’une Partie avait

choisi d’appeler, mais que la Partie adverse a renoncé à contre-interroger, ne devrait pas pour

autant se voir attribuer une valeur probante moindre. Les Parties ont conclu l’an dernier un accord

sur l’audition des témoins et des témoins-experts, et étaient alors convenues que la déclaration

écrite des témoins cités tiendrait lieu d’interrogatoire principal. La Cour a entériné cet accord dans

sa décision concernant l’administration de la preuve testimoniale. Les Parties étaient également

convenues que les témoins que la Partie adverse ne souhaiterait pas soumettre à un

contre-interrogatoire ne viendraient pas à La Haye. Cette décision visait également à accélérer le

déroulement de la procédure orale. Mais, comme le demandeur l’a confirmé la semaine passée, il

n’était pas dans l’intention des Parties que la décision de renoncer à contre-interroger un témoin ait

pour effet de réduire la valeur probante de la déclaration écrite tenant lieu d’interrogatoire

principal, ce qui serait injuste. Le défendeur étant parti du principe que la Cour n’avait aucun

doute à cet égard, il se verrait, dans le cas contraire, forcé de revenir sur sa position concernant la

présence devant la Cour de ses sept témoins et témoins-experts, que la Croatie a choisi de ne pas

soumettre à un contre-interrogatoire.

33. Bien entendu, la déclaration écrite d’un témoin versée au cours de la procédure orale

pourrait se voir privée de valeur probante si elle se révélait incompatible avec d’autres éléments de

preuve produits par les Parties et jugés convaincants par la Cour, ou si elle était entachée d’un vice - 61 -

apparent, comme c’est le cas en ce qui concerne la substance de l’exposé du témoin-expert

Georges-Marie Chenu, cité par la Croatie.

34. Troisièmement, les déclarations annexées aux pièces de procédure devraient être

considérées comme des déclarations extrajudiciaires. Sur le principe, le défendeur est d’accord

64 avec le demandeur pour considérer que ces déclarations devraient être appréciées à la lumière des

critères établis dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine , comme tout autre élément de

preuve documentaire produit par les Parties.

35. De l’avis du défendeur, la Cour devrait accorder une attention spéciale aux comptes

rendus de déposition versés aux dossiers du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Ces comptes rendus ont été établis par des fonctionnaires des Nations Unies et leur contenu a pu

être contrôlé au moyen d’un contre-interrogatoire, d’un interrogatoire complémentaire et, à

l’occasion, des questions posées par les juges du TPIY.

36. Les dépositions faites devant les tribunaux municipaux, en conformité avec le droit

interne régissant la procédure, devraient également recevoir toute l’attention de la Cour.

37. Enfin, et à la lumière de l’explication qui précède, les déclarations non signées ou dont

les modalités d’exécution sont inconnues, tout comme celles qui ont été fabriquées par des organes

officiels dont l’impartialité ne peut être établie, devraient être écartées.

POSITION GÉNÉRALE PAR RAPPORT AUX ALLÉGATIONS FACTUELLES DU DEMANDEUR

38. Monsieur le président, le grief fondamental que nourrit le défendeur à l’égard des

déclarations non signées et rapports de police produits par le demandeur ne signifie pas que l’Etat

serbe nie la perpétration de grimes graves au cours du conflit armé en Croatie. En effet, de tels

crimes ont été commis à l’encontre de membres du groupe national et ethnique croate. Et ils l’ont

été par des personnes et des groupements de souche serbe. Il va sans dire que la Serbie condamne

ces crimes, regrette leur perpétration et compatit à la souffrance des victimes et de leurs familles.

39. A ce jour, la Haute Cour de Belgrade a condamné et emprisonné 15 Serbes à raison des

crimes de guerre commis contre des prisonniers de guerre à la ferme d’Ovčara, près de Vukovar, et

14 autres pour les crimes de guerre perpétrés contre des civils dans le village de Lovas, en Slavonie

17Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 135, par. 227. - 62 -

orientale. Le deuxième jugement a récemment été cassé par la Cour d’appel, en raison de

déficiences dans le raisonnement sous-tendant les déclarations de culpabilité individuelles, et un

nouveau procès doit avoir lieu. Dix autres actions ont été intentées devant la Haute Cour de

Belgrade à raison de crimes de guerre commis par des Serbes en Croatie. Au total, 31 personnes de

65 nationalité serbe ont à ce jour été condamnées et emprisonnées, et d’autres accusations sont en voie
177
d’être portées . L’instruction se poursuit relativement à plusieurs autres crimes, y compris celui

de Bogdanovci.

40. Ainsi, malgré l’incurie dont le demandeur a fait montre en ce qui concerne

l’administration de la preuve, il n’est pas contesté que des civils et des prisonniers croates ont été

assassinés au cours du conflit. Cela a également été établi par le TPIY dans le jugement qu’il a

rendu à l’issue du procès intenté contre Milan Martić, déclaré coupable en sa qualité d’ancien

ministre de l’intérieur de la République serbe de Krajina, ainsi que dans l’affaire Mrkšić et
178
consorts, qui porte aussi le nom d’«Ovčara» . Dans cette affaire bien connue, le TPIY a constaté

que 194 prisonniers de guerre avaient été tués. Il s’agit du plus grave massacre dont les Croates

aient été les victimes pendant tout le conflit.

41. L’examen attentif de tous les actes d’accusations dressés par le TPIY à raison des crimes

commis contre les Croates révèle que les victimes sont effectivement nombreuses. Il ne fait aucun

doute par ailleurs que de nombreux Croates sont tombés aux champs de bataille au cours de ce

conflit qui s’étend sur une période de cinq ans. Pourtant, dans la perspective de l’objet de la

présente procédure, ces pertes sont d’un tout autre ordre que le nombre des victimes tuées en

quelques jours à Srebrenica, ou même en Krajina.

42. Monsieur le président, je suis pleinement conscient de la possibilité que le nombre de

civils et de prisonniers croates assassinés soit encore plus élevé, mais nous ne voyons ici aucun

élément de preuve fiable à cet effet. Comme je l’ai déjà mentionné, les autres documents produits

par le demandeur avec ses pièces de procédure et faisant état de massacres ne sont ni vérifiables ni

fiables.

177
Voir http://www.tuzilastvorz.org.rs/html_trz/pocetna_eng.htm.
178Pour plus de détails, voir DS, par. 476-486. - 63 -

43. Après ces quelques remarques qui s’imposaient, je me permettrai de rappeler que, selon

les allégations du demandeur, «la JNA et les forces serbes subordonnées ont tué plus de

12 500 croates», «ont causé des atteintes graves à l’intégrité physique et mentale de milliers de

Croates» et «ont violé plus de femmes croates qu’on ne le saura jamais» . Nous n’avons pas

encore vu le moindre élément de preuve pour étayer ces estimations et je suis maintenant

convaincu qu’il n’en existe pas. De plus, le colonel Grujić, représentant officiel de l’Etat

demandeur, qui a fondé son exposé concernant les exhumations et les personnes disparues sur les

archives officielles croates, n’a ni confirmé ni infirmé ce chiffre de plus de 12 500 victimes tuées.

66 Faut-il en conclure que l’équipe des juristes croates chargée de représenter le peuple qui se dit

victime de génocide aurait oublié de demander à son expert de confirmer un renseignement aussi

important ?

44. C’était là la position générale du défendeur à l’égard de la prétention du demandeur

concernant le meurtre en tant qu’élément matériel du crime de génocide qui sous-tend la demande

principale. Le défendeur observe en outre que, la semaine dernière, le demandeur s’est référé avec

insistance à une phrase que contient la duplique et selon laquelle les actes décrits dans les pièces de

procédure de la Croatie pourraient en théorie correspondre à l’élément matériel du génocide.

Peut-être l’expression «en théorie» était-elle mal choisie. Il aurait mieux valu dire «a priori»,

puisque le meurtre peut en effet constituer l’élément matériel du génocide, à condition d’avoir été

commis avec l’intention exigée par la définition de ce crime. Sans ce dol spécial, le meurtre reste

un meurtre, et peut à ce titre être qualifié de crime de guerre ou de crime contre l’humanité. La

Croatie est libre de revenir sur ce point la semaine prochaine, mais, chose certaine, elle ne peut se

contenter de prouver le génocide à moitié : l’élément matériel ne peut exister en tant que tel en

l’absence de l’élément moral nécessaire.

45. De fait, le demandeur n’a pas produit la moindre déclaration ou autre preuve

documentaire tendant à établir le dol spécial du génocide. Le rapport de renseignement de la JNA

figurant à l’annexe 63 de la réplique et montré à l’écran plusieurs fois au cours de la semaine

dernière n’est rien de plus que la consciencieuse tentative déployée par un colonel pour prévenir

179CR 2014/6, p. 45, par. 13 (Špero). - 64 -

l’état-major à Belgrade que des paramilitaires agissant indépendamment de la JNA étaient en train

de se livrer à des crimes horribles en Slavonie orientale. J’ai peine à croire que le demandeur

puisse sérieusement considérer comme opposable à la Cour internationale de Justice la

qualification donnée à ces crimes par le colonel Djokovic de la JNA. Et, contrairement à ce que

soutient le demandeur, elle ne saurait non plus être considérée comme un aveu de responsabilité de

la part de l’Etat. Et encore, de quel Etat s’agirait-il ? De la RFSY ?

46. Faute de pouvoir établir l’existence d’un plan serbe en vue de commettre le génocide, le

demandeur tente de se tirer d’affaire en s’appuyant sur les façons d’agir des exécutants. Or la tâche

est ardue : ces façons d’agir n’établissent pas de manière convaincante l’intention génocidaire.

Après ce que nous avons entendu la semaine passée dans la Grande Salle de Justice, il est évident

qu’il n’y a pas eu destruction d’une partie substantielle ou importante du groupe national et

ethnique croate. C’était bien clair. La dernière tentative du demandeur a consisté à invoquer la

question de l’occasion. Le conseil de la Croatie s’est exprimé ainsi : «l’occasion donnée à l’auteur

est cruciale, et ce qui s’est passé lorsque cette occasion s’est présentée l’est évidemment tout

autant» . Nous n’aurions pas su mieux dire. C’est précisément dans la perspective de l’occasion
67

que la demande de la Croatie s’est effondrée pour de bon. Permettez-moi de vous donner quelques

exemples.

47. Premièrement, le demandeur n’a pas prouvé que la population croate s’était vu refuser la

possibilité de quitter la Slavonie orientale au cours des combats violents dont les villes et les

villages ont été la scène. Lors du pilonnage de Vukovar, la population civile se trouvait dans des

abris et, après la chute de la ville, la JNA a procédé à l’évacuation des femmes et des enfants.

Voici ce qu’a dit le TPIY dans le jugement Mrkšić : «Les femmes et les enfants qui, avec quelques

autres personnes, étaient sur le point d’être évacués, devaient embarquer dans différents autocars

selon la destination choisie, Croatie ou Serbie.» 181 Ils n’ont donc par été tués, ni attaqués alors

qu’ils se trouvaient dans une colonne de réfugiés, comme l’ont été les Serbes de Krajina pendant

l’opération Tempête.

180
CR 2014/12, p. 29, par. 63 (Starmer).
181Le Procureur c. Mrkšić et consorts, jugement, 27 septembre 2007, par. 213 ; les italiques sont de nous. - 65 -

48. Deuxièmement, le témoin Kožul a parlé des quelque 1000 hommes qui étaient

182
emprisonnés avec lui en Serbie, à Stajićevo. Ces hommes ont été libérés, et non tués . Le

demandeur a produit devant la Cour une liste des personnes détenues sur le territoire de la Serbie

en 1991/1992, portant les noms de 2786 Croates . Ces personnes ont-elles été tuées ou libérées ?

Si l’intention avait été de détruire le groupe, les civils et les détenus auraient été des proies idéales

pour les génocidaires présumés, et l’occasion de procéder à leur destruction était bien présente.

49. Troisièmement, le défendeur a produit devant la Cour un document émanant de l’hôpital

militaire de Novi Sad (Serbie) et contenant la liste des personnes arrêtées en Croatie qui y ont été

traitées . Dans la déclaration écrite de feu Stjepan Peulić, la Cour pourra lire également que,

après le massacre de Lovas, les civils blessés ont été transportés à l’hôpital de Sremska Mitrovica,

lui aussi en Serbie. Cette façon d’agir n’est pas celle d’une armée animée d’une intention

génocidaire.

50. D’après le demandeur, les civils croates restés en Slavonie orientale ont été déplacés

185
68 entre mars et mai 1992, soit environ six mois après la prise de leur village . C’est ce qu’on peut

lire dans le mémoire. Est-il besoin d’ajouter que, durant ces six mois, on aurait eu toutes les

occasions de procéder à leur destruction, si telle avait été l’intention ? Nous saurions gré au

demandeur de bien vouloir répondre à ces observations au cours du second tour.

51. Monsieur le président, voici qui met fin à nos plaidoiries pour aujourd’hui. Je vous

remercie de votre bienveillante attention.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Obradović. La Cour se réunira à nouveau demain

à 10 heures, pour entendre la suite du premier tour de plaidoiries de la Serbie. Merci. L’audience

est levée.

L’audience est levée à 13 heures.

___________

182
CR 2014/7.
183RC, annexe 47.

184DS, annexe 47.
185
Voir MC, par. 4.30, 4.37, 4.46, 4.61, 4.80 et 4.93.

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