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102-20020610-ORA-01-01-BI
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INMA
CR 2002/33 (traduction)
CR 2002/33 (translation)
Lundi 10 juin 2002 à 10 heures
Monday 10 June 2002 at 10 a.m.
- 2 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. La séance est ouverte. Nous sommes réunis
aujourd’hui pour entendre le second tour de plaidoiries de la République d’Indonésie.
M. Oda, pour des raisons dont il a dûment fait part à la Cour, ne peut être présent sur le
siège.
Je donne immédiatement la parole, au nom de la République d’Indonésie, à sir Arthur Watts.
Sir Arthur WATTS : Merci, Monsieur le président.
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je commencerai ce second tour
des plaidoiries de l’Indonésie en répondant à l’argumentation de la Malaisie sur deux points
principaux. Premièrement, la géographie de la région où sont situées Sipadan et Ligitan; et
deuxièmement, la convention de 1891.
Sipadan et Ligitan : considérations géographiques
2. La Cour se rappellera que Sipadan est très boisée1
, alors que Ligitan est constituée
principalement de sable, avec juste quelques arbustes et buissons2
. Aucune de ces deux îles n’a
jamais eu de population permanente.
3. La Malaisie accorde une importance considérable au fait que les deux îles sont situées à
proximité de l’Etat malaisien du Sabah, sur l’île de Bornéo proprement dite, et au contraire
relativement éloignées des côtes de la province de Kalimantan-est, dans la partie indonésienne de
l’île.
4. Il n’existe cependant aucune disposition, en droit international, qui prévoie qu’une île (du
moins lorsqu’elle se trouve en dehors de la mer territoriale) qui est plus proche du territoire
continental d’un Etat que de celui d’un autre appartient au premier du seul fait de cette plus grande
proximité.
5. Proximité et souveraineté sont deux questions totalement distinctes. Il n’y a aucun doute,
par exemple, que les îles Turtle appartenaient aux Etats-Unis en vertu du traité anglo-américain de
1930, alors qu’elles se trouvent à plus de 150 milles marins de Jolo (la plus proche des grandes îles

1
Voir la photographie sous l’onglet 3 du dossier d’audience, premier tour de plaidoiries de l’Indonésie.
2
Ibid., onglet 4.
- 3 -
de l’archipel des Philippines) mais à une dizaine de milles marins seulement de l’île de Bornéo
proprement dite; de même, les îles Anglo-Normandes sont sous souveraineté britannique alors
qu’elles sont situées à 8 milles marins seulement de la France mais à 60 du Royaume-Uni; et il est
également indéniable que de nombreuses îles de la mer Egée pourtant très proches des côtes
turques appartiennent à la Grèce. Il existe une multitude d’exemples similaires, mais ces trois-là
sont suffisamment éloquents.
6. Dans l’ensemble, les Parties s’accordent sur les faits géographiques. Sipadan est située à
une quinzaine de milles marins des côtes malaisiennes de l’île de Bornéo proprement dite, et à tout
juste plus de 40 milles marins de la côte orientale de la partie indonésienne de l’île de Sebatik.
Dans le cas de Ligitan, ces distances sont, respectivement, de 21 et 57 milles marins.
7. Si l’on compare ces distances avec celles des autres îles que je viens de vous citer en
exemple, la proximité de Sipadan et Ligitan par rapport à la Malaisie n’a rien de remarquable, pas
plus que leur éloignement par rapport à l’Indonésie.
8. Vous pouvez voir à l’écran, ainsi que sous l’onglet 1 de votre dossier d’audience, une
carte nautique moderne de la région, qui a été publiée par le service cartographique de la défense
américaine, et modifiée le 16 novembre 1985. Sipadan et Ligitan sont indiquées sur cette carte,
que vous voyez maintenant agrandie. On voit clairement que Sipadan forme une île bien distincte.
Près des côtes de Bornéo, la profondeur est moyenne, alors que Sipadan est isolée au milieu d’eaux
beaucoup plus profondes. Si nous regardons de plus près encore, nous pouvons voir que Sipadan
s’élève abruptement sur des fonds marins qui, à quelques centaines de mètres à peine de l’île,
gisent déjà à plusieurs centaines de brasses de profondeur. En fait, Sipadan est une île d’origine
volcanique : c’est le sommet d’une montagne sous-marine d’environ 600 ou 700 mètres de haut.
9. Il est manifeste en outre que Sipadan se trouve largement au sud de la fameuse ligne
passant par le parallèle 4º 10’ de latitude nord. La Malaisie3
et l’Indonésie4
conviennent toutes
deux qu’elle est située à 4º 6’ 39’’ de latitude nord.

3
CR 2002/30, p. 24, par. 15.
4
MI, par. 2.8.
- 4 -
10. Ligitan est quant à elle une formation très différente. Elle fait partie d’un récif corallien
plus étendu, et presque entièrement immergé. Elle n’appartient pas à la partie malaisienne de l’île
de Bornéo, dont elle est séparée par des eaux qui atteignent parfois jusqu’à 40 mètres de
profondeur, formant un chenal de navigation bien défini. Peut-être devrais-je préciser ici que si le
récif est représenté en foncé sur la carte, cela ne signifie pas qu’il soit en totalité découvert, même à
marée basse : il ne l’est pas, et la majeure partie en est même immergée en permanence, à une
profondeur plus ou moins grande; la zone foncée sur la carte vise simplement à indiquer aux marins
qu’ils doivent passer bien au large.
11. Quelques mots d’explication sur la terminologie utilisée sur la carte, comme sur d’autres
cartes de la région, peuvent vous être utiles.
12. Un point peut être vu rapidement. Les Parties s’accordent pour dire que la formation
signalée sur nombre de cartes sous le nom de «récifs de Ligitan», située largement à l’ouest de l’île
de Ligitan et de ce que l’on appelle le groupe des îles Ligitan, est distincte de l’île de Ligitan
proprement dite, et n’est pas concernée par le présent différend5
.
13. Un deuxième point sur lequel les Parties s’accordent également est que Ligitan est
elle-même une île, c’est-à-dire une zone de terre entourée d’eau, découverte en permanence à
marée haute. Les Parties ont indiqué quelles en étaient, selon elles, les coordonnées; la Malaisie la
situe à 4o
09’ 48’’ de latitude nord6
. Toutes deux reconnaissent que Ligitan est située au sud du
parallèle 4o
10’ de latitude nord.
14. Troisièmement, Ligitan est proche de l’extrémité méridionale d’un récif corallien qui a
plus ou moins la forme d’une étoile. La majeure partie de ce récif est immergée en permanence,
mais à marée basse, certains endroits assèchent sur une hauteur atteignant parfois 1,2 mètre. Ce
récif est presque entièrement situé au nord de la ligne fixée dans la convention qui passe par le
parallèle 4o
10’ de latitude nord.

5
Pour le point de vue de la Malaisie à cet égard, voir CR 2002/30, p. 23, par. 10.
6
Voir CR 2002/30, p. 24, par. 13. L’Indonésie situe Ligitan à 4o
09’ 35’’ (MI, p. 6, par. 2.8).
- 5 -
15. Tout cela est très clair sur les cartes. Celle que vous voyez à l’écran vous montre les
éléments géographiques que vous connaissez bien. Les formations maritimes sont visibles à marée
basse : le récif en forme d’étoile, avec les îles de Si Amil et de Dinawan à son extrémité
septentrionale et Ligitan près de l’extrémité méridionale, ainsi que les autres îles qui nous
intéressent (Mabul, Kapalai, Sipadan et Omadal), dans les eaux avoisinantes.
16. Voyons maintenant la situation à marée haute, c’est-à-dire lorsque la mer se trouve au
niveau qui, juridiquement, doit être pris en considération lorsqu’il s’agit d’îles. C’est ce qu’illustre
la carte projetée maintenant à l’écran, et qui se trouve aussi sous l’onglet 2 de votre dossier
d’audience. Vous voyez que le récif a disparu. Si Amil, Danawan et Ligitan apparaissent sous leur
jour véritable : ce sont des îles bien distinctes. Si Amil et Danawan sont au nord, proches l’une de
l’autre, et Ligitan est toute seule au sud, isolée, et séparée des deux autres par environ 9 milles
marins. On constate qu’il n’y a absolument aucune raison, contrairement à ce que prétend la
Malaisie, de lier Ligitan aux deux autres îles comme si elles formaient une seule unité
géographique.
17. Ce qui m’amène au quatrième point : la pratique qui veut que les îles de cette zone de
récifs soient souvent appelées sur les cartes «groupe de Ligitan». Ces îles constituent à l’évidence
un grand danger pour les bateaux qui naviguent autour de la péninsule de Semporna, et il n’y a
vraiment aucune façon de les signaler autrement qu’en les considérant comme un groupe. Ce serait
faire preuve d’imprudence, voire d’inconscience, pour un marin, que de tenter de naviguer à travers
cette zone de récifs, même à marée haute.
Monsieur le président, je me rends compte que je viens de vous parler de naviguer «à
travers» une zone de récifs; je suis cependant certain que personne n’a pensé que je voulais dire
que les navires qui naviguent «à travers» ces eaux s’arrêtent sitôt arrivés de l’autre côté de la zone
des récifs. Or, la Malaisie veut faire croire à la Cour que c’est là le sens de ce même terme «à
travers» lorsqu’il est employé à propos de la ligne dans l’article IV de la convention de 1891.
18. Pour en revenir aux cartes nautiques, la pratique qui consiste à regrouper les îles vise
uniquement à faciliter les travaux hydrographiques : elle n’a aucune implication ou conséquence
pour la souveraineté territoriale.
- 6 -
19. Pour commencer, les cartes de navigation qui signalent des groupes d’îles n’en précisent
généralement pas les composantes individuelles. Ce genre de précision n’est pas nécessaire sur une
carte de navigation. Les mots «groupe de Ligitan» sur la carte que vous voyez à l’écran ne donnent
aucune indication sur les îles formant ce groupe.
20. En outre, la Malaisie elle-même n’est pas en mesure de dire clairement quelle est la
composition du groupe. Son coagent nous a dit que «Ligitan et Sipadan [faisaient] partie d’un
groupe de petites îles englobant Mabul, Omadal, Kapalai, Danawan, Si Amil, Ligitan et Sipadan»7
.
Mais un quart d’heure plus tard, sir Elihu Lauterpacht a manifestement estimé que cela faisait trop,
et a retiré Mabul8
. Pour ne pas être en reste, le lendemain, M. Crawford a supprimé à la fois Mabul
et Omadal9
. Quant à ce que dit la réplique de la Malaisie, c’est encore mieux, ou pire : non
seulement Mabul et Omadal y sont supprimés, mais également Kapalai. On se retrouve ainsi avec
un groupe de quatre îles seulement, alors que le coagent de la Malaisie avait commencé par en
nommer sept. Voilà une base singulièrement incertaine pour construire une prétendue «unité»
entre les îles du groupe dit de Ligitan.
21. Ensuite, et contrairement à ce qu’a affirmé M. Crawford10, Sipadan n’est pas considérée
comme faisant partie du groupe de Ligitan dans la deuxième édition du Répertoire maritime
britannique de la région. Alors que la première édition incluait bien Sipadan dans les «îles
Ligitan», au moment de la deuxième édition de 1903 æ après que l’Egeria eut effectué un levé
plus détaillé de la région æ, Sipadan n’était plus considérée comme une île du groupe de Ligitan et
était classée à part.
22. Le fait que le coagent de la Malaisie ait inclus Mabul et Omadal dans le groupe suffit à
démontrer qu’une «unité» n’est pas plausible; en effet, étant situées dans la limite de 9 milles à
partir de la côte, Mabul et Omadal étaient incluses dans la concession accordée en 1878 par le

7
CR 2002/30, p. 25, par. 20.
8
CR 2002/30, p. 28, par. 9.
9
CR 2002/30, p. 41, par. 1.
10 CR 2002/30, p. 51, par. 17.
- 7 -
sultan de Sulu à MM. Dent et van Overbeck, et elles passèrent ainsi aux mains de la British North
Borneo Company, alors que ce ne fut le cas d’aucune des autres îles de ce groupe prétendument
«uni». Belle unité, en vérité !
23. Les éléments ne manquent pas pour prouver que la Malaisie a tort lorsqu’elle affirme que
Sipadan et Ligitan font partie du «groupe de Ligitan» et forment en quelque sorte une unité sociale,
géographique et économique.
æ Commençons par Sipadan. Considérer que cette île fait partie du groupe relève de la plus haute
fantaisie, parce que ce n’est pas du tout le cas. Il est évident que Sipadan ne forme une unité
géographique avec aucune des autres îles. On le voit très bien sur la carte à l’écran. Sipadan
est une formation maritime entièrement distincte et isolée, d’origine volcanique, qui est séparée
de Ligitan comme des autres îles voisines et de la partie malaisienne de Bornéo. J’attire
également votre attention sur la carte no
20 de l’atlas de la Malaisie. Cette carte indique le
groupe de Ligitan mais fait passer la frontière internationale entre lui et Sipadan; il s’agit d’une
carte officielle malaisienne, sur laquelle Sipadan est distinctement séparée des autres îles du
prétendu groupe.
æ Passons maintenant à Ligitan. La Malaisie veut nous faire croire que cette île formait une unité
sociale et économique avec Danawan et Si Amil, du fait que les pêcheurs de ces deux îles s’y
rendaient au cours de leurs activités de pêche. Mais ce genre de séjours ne convertissent pas
des territoires distincts en «unité», avec ce que cela implique en matière de souveraineté
territoriale. Ces séjours æ au sujet desquels la Cour n’a reçu aucune statistique détaillée
susceptible de témoigner de leur importance sociale ou économique æ étaient au mieux des
séjours occasionnels, saisonniers, effectués par des particuliers dans le cadre d’activités
privées. Ainsi que l’a déclaré le tribunal arbitral dans la sentence rendue récemment à l’issue
de la première étape de l’affaire Erythrée/Yémen11
, «les abondantes preuves de la pratique
individuelle de la pêche … ne sont pas pour autant des preuves d’une activité étatique
autorisant à revendiquer l’administration et le contrôle des îles».

11 Arbitrage Erythrée/Yémen (délimitation maritime) (première étape), 9 octobre 1998, par. 315.
- 8 -
C’est d’autant plus vrai que dans le cas de Ligitan, les preuves sont loin d’être «abondantes», et les
activités de pêche en question n’étaient que sporadiques et saisonnières.
24. Monsieur le président, la thèse de «l’unité» avancée par la Malaisie est tout simplement
fantaisiste et, de ce fait, indéfendable.
La convention de 1891 : objet et but
25. Monsieur le président, permettez-moi maintenant de passer à la convention de 1891.
Selon la Malaisie, le but fondamental de cette convention était de régler le problème de l’île
de Sebatik12, plutôt que d’apporter, comme l’Indonésie l’a démontré, une solution définitive à tous
les problèmes territoriaux, existants et à venir, dans la région.
26. Sur ce point, l’opposition entre les Parties n’est sans doute pas majeure. L’Indonésie a
montré que la Grande-Bretagne et les Pays-Bas cherchaient à l’évidence à éviter tout différend
présent ou futur. L’incertitude qui existait quant à la géographie des vastes régions de l’intérieur de
Bornéo et quant aux limites des territoires respectifs des sultans du Boeloengan et de Sulu, les
incidents répétés concernant, par exemple, la pose de drapeaux à Batoe Tinagat, les activités des
navires de la marine néerlandaise à Mabul, constituaient autant de sources de graves problèmes
potentiels.
27. C’est précisément pour mettre un terme, une fois pour toutes, à ces problèmes que les
Parties voulaient s’entendre sur un règlement. Mais ce règlement devait porter sur la totalité de la
région de Tidoeng-Semporna, qu’elles se disputaient. Par ailleurs, il était évident qu’il existait un
problème majeur à propos de Sebatik, et qu’il devait être réglé à cette occasion. En ce qui concerne
la présente affaire, l’article IV de la convention couvre, en une seule phrase, les deux aspects du
règlement poursuivi par les Parties.
La convention de 1891 : les travaux préparatoires
28. Passons maintenant aux travaux préparatoires, dont la Malaisie a dit qu’ils ne pouvaient
inclure les déclarations unilatérales faites par l’une des Parties au cours des négociations13. Il ne
peut cependant en être ainsi, car bien souvent, les travaux préparatoires consistent justement en

12 CR 2002/31, p. 17, par. 21 (Cot).
13 CR 2002/31, p. 24, par. 56 (Cot).
- 9 -
déclarations faites unilatéralement par les parties participant aux négociations; et ces déclarations
sont bel et bien pertinentes, car elles mettent en lumière ce que les parties avaient en tête au
moment de conclure le traité.
29. Mais surtout, on peut se demander si dans son principe même le recours aux travaux
préparatoires est légitime en l’espèce. Ce recours est autorisé lorsque, après application des règles
normales d’interprétation des traités, le sens d’un instrument reste ambigu ou obscur. Mais les
parties ont clairement formulé dans le traité le fruit de leurs négociations, on ne peut par la suite
défaire leur accord en invoquant les travaux préparatoires : ces parties sont parvenues à un accord,
quel qu’il soit, pour des raisons qui leur sont propres, et qui n’apparaissent pas forcément de
manière évidente dans les comptes rendus de leurs réunions.
30. Pour l’Indonésie, l’article IV, lu à la lumière des règles normales d’interprétation des
traités telles qu’elles sont définies à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités,
est parfaitement clair. Quelles qu’aient pu être leurs raisons, les parties ont conclu un accord. Tout
ce que nous savons, c’est qu’elles ont convenu ensemble des termes de l’article IV, qui (en
particulier par opposition à l’article III, et conformément à l’objet et au but de la convention)
dispose expressément que «la ligne se continue vers l’est le long» du parallèle de 4o
10’ de latitude
nord æ voilà exactement ce que dit l’article, et ce qu’il faut considérer comme traduisant
l’intention des parties lorsqu’elles l’ont rédigé.
31. M. Cot s’est ensuite beaucoup amusé en essayant de tourner en dérision ce qu’il a appelé
le tour de passe-passe cartographique, à la façon Harry Potter, de M. Alain Pellet, dont l’exposé,
d’après lui, n’était qu’une illusion14. Cependant, M. Cot était tellement sous le charme qu’il a raté
ce qui se passait véritablement sur la scène. Il s’est donné beaucoup de mal pour démontrer qu’une
proposition britannique donnée, à savoir celle, la Cour s’en souviendra, qui consistait à faire passer
la ligne en direction du sud-est entre Sebatik et Nanoekan, puis en direction de l’est le long du
parallèle 4º jusqu’au point D, n’avait jamais été soumise aux Néerlandais.

14 CR 2002/31, p. 27, par. 66.
- 10 -
32. Mais là n’était pas du tout la question. L’Indonésie ne cherchait pas à démontrer qu’au
cours des négociations les Néerlandais s’étaient vu proposer une telle ligne par les Britanniques et
l’avaient acceptée. Ce que nous voulions prouver, c’est que contrairement à ce qu’affirme la
Malaisie, les Britanniques eux-mêmes n’envisageaient pas uniquement une ligne terrestre, mais
également une ligne se continuant en mer en direction de l’est. A cette fin, les propositions des
Britanniques æ qu’elles aient ou non été communiquées aux Néerlandais æ sont directement
pertinentes : elles montrent incontestablement que, pour la Grande-Bretagne, la ligne qui serait
finalement choisie devait se continuer en mer sur une distance non négligeable. Et cela concorde
avec ce que nous savons également de la position des Néerlandais, qui est traduite sur leur carte du
mémoire explicatif. Et ce n’est probablement pas une coïncidence si la ligne du point D envisagée
par les Britanniques s’étend en direction de l’est sur presque exactement la même distance que la
ligne qui figure sur la carte du mémoire explicatif néerlandais : dans les deux cas, la ligne se
poursuit vers l’est sur environ 10 milles marins au-delà de Sipadan.
33. Nous savons æ cela ressort clairement du dossier æ que les deux parties avaient des
idées et des projets de ligne différents pour régler les questions auxquelles elles étaient confrontées.
Nous savons également que toutes deux échangeaient des propositions, parfois officiellement à
l’occasion de réunions, mais parfois aussi moins officiellement lors d’autres rencontres ou par
correspondance. Nous savons que les Britanniques ont bien proposé aux Néerlandais une ligne
passant entre Sebatik et Nanoekan. Nous savons que les Britanniques eux-mêmes envisageaient
une ligne plus complète allant jusqu’au point D, et que cette ligne a été consignée dans des
documents internes britanniques sous la forme d’une proposition devant servir lors des
négociations. Et le partage dit «du point D» n’est pas une proposition isolée; elle fait partie,
comme M. Pellet l’a montré15, d’un ensemble de propositions similaires, exactement comme l’on
peut s’y attendre dans le cadre de négociations.
34. Tous ces faits ressortent clairement du dossier. Et l’Indonésie les invoque pour
démontrer une évidence : lors des négociations, les deux parties, et en particulier les Britanniques
eux-mêmes, envisageaient une ligne se continuant en mer, et non limitée à l’île de Bornéo

15 CR 2002/27, p. 53-55, par. 51-59.
- 11 -
proprement dite. Ce seul fait est amplement démontré par le dossier, et il contredit complètement
la thèse de la Malaisie selon laquelle les parties prévoyaient un règlement concernant uniquement
les zones terrestres.
La convention de 1891
35. S’agissant de la convention de 1891 elle-même, la Malaisie a brièvement examiné le sens
de la locution «à travers» («across»). Dans son mémoire et son contre-mémoire16, l’Indonésie a
exposé son interprétation, différente, de cette locution, comme impliquant un mouvement sur
l’objet traversé et au-delà. Et, comme je l’ai montré il y a quelques minutes, il s’agit là du sens
parfaitement naturel de la locution, celui que j’avais justement à l’esprit lorsque je parlais de
naviguer à travers une zone de récifs.
36. Ce qui était le plus frappant dans l’exposé de M. Cot sur la locution «à travers», c’est
qu’il l’a prise isolément, sans la replacer dans son contexte. Cette locution accompagne le groupe
de mots qui exige que la ligne conventionnelle «se continue vers l’est le long…» Ce groupe de
mots, dans la disposition principale de la phrase, donne le contexte dans lequel les termes
«à travers» doivent être compris. La locution «à travers» ne contredit nullement le sens naturel de
la disposition du traité, selon laquelle «la ligne se continue vers l’est» le long du parallèle convenu :
en fait, elle le confirme.
37. Le 6 juin, sir Elihu Lauterpacht a posé un certain nombre de questions, auxquelles il n’y
avait, selon lui, aucune réponse qui étaye la thèse de l’Indonésie17. Au contraire, il y a bel et bien
des réponses à ces questions æ des réponses simples et directes æ et toutes étayent la thèse de
l’Indonésie. Permettez-moi de répondre brièvement aux huit premières de ces questions, celles qui
intéressent directement la convention de 1891.
38. Dans sa première question, il relevait que la convention concernait la frontière «sur» l’île
de Bornéo, et il demandait alors pourquoi cette frontière devrait s’étendre en mer, bien à l’est des
territoires terrestres revendiqués par les Pays-Bas. La réponse est triple : premièrement, il est très
courant qu’en visant d’importants territoires terrestres, l’on vise également les îles qui leurs sont

16 CMI, par. 5.43, alinéa h); CMI, par. 5.22-5.23.
17 CR 2002/30, p. 30-37, par. 15-25.
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associées, comme l’Indonésie l’a expliqué dans son contre-mémoire18; deuxièmement, la ligne
devait être étendue en mer parce que des points de friction potentiels existaient en mer comme sur
terre æ ce dont témoigne la visite de l’Admiraal Van Kinsbergen sur l’île de Mabul, dont le
souvenir était à l’époque suffisamment frais pour rappeler le risque d’un éventuel conflit;
troisièmement, la ligne délimitant les revendications des Néerlandais sur terre était sans rapport
avec leurs revendications en mer, et cela ne signifiait certainement pas qu’ils n’en avaient
pas æ pas plus que l’absence de ligne britannique de revendications en mer ne signifiait pas que
les Britanniques n’avaient pas de prétentions sur les îles. Les deux Etats avaient des intérêts
maritimes et des prétentions insulaires, et il fallait y répondre pour réaliser l’objectif fixé, à savoir
écarter toute possibilité de différend à l’avenir.
39. Deuxièmement, sir Elihu a demandé comment la frontière pouvait s’étendre en mer sur
plus de 50 milles et a souligné que le terme «à travers» ne pouvait pas, en soi, produire un tel effet.
Réponse : la locution «à travers» autorise parfaitement cette conséquence, à fortiori lorsqu’on la lit
avec les mots qui la précèdent immédiatement, à savoir «se continue vers l’est le long…» Voilà
comment le traité justifie æ et, de fait, prescrit ¾ l’extension de la ligne vers le large. Comme
presque toutes les dispositions conventionnelles, cette disposition aurait pu être libellée
différemment. Mais elle ne l’a pas été, et la manière dont elle a été libellée à l’article IV suffisait
pleinement pour atteindre le résultat visé : étendre la ligne le long du parallèle convenu.
40. Troisièmement, il a demandé pourquoi l’on avait dit que la ligne se continuait «à travers
l’île de Sebatik» sinon pour indiquer une limitation de la ligne, et non sa continuation. Réponse : il
était nécessaire d’indiquer que la ligne traversait Sebatik afin qu’il soit bien clair que les autres
possibilités étudiées lors des négociations æ c’est-à-dire attribuer totalement Sebatik à l’une ou
l’autre des Parties æ avaient été rejetées19. Tout comme en mettant l’accent sur l’attribution de la
partie nord de l’île à la British North Borneo Company «sans réserve» on indiquait clairement
æ comme la Malaisie l’a dit elle-même20 æ que la possibilité d’une sorte d’arrangement de
cession-bail ou de servitude entraînant des droits de transport était elle aussi exclue.

18 CMI, par. 5.14, alinéa e).
19 Voir CR 2002/28, p. 17, par. 37 (Watts).
20 CR 2002/31, p. 28, par. 69 (Cot).
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41. Quatrièmement, sir Elihu a posé une série de questions sur la carte du mémorandum
explicatif : a) pourquoi devrait-on la laisser modifier le texte de la convention ? b) une partie
peut-elle donner sa propre interprétation d’un traité ? c) combien de personnes, en
Grande-Bretagne, ont-elles eu connaissance de cette carte ? Réponses :
æ concernant la question a) : la carte ne «modifiait» pas le texte, elle illustrait l’interprétation du
Gouvernement des Pays-Bas æ interprétation qui était pleinement conforme aux termes de
l’article IV, «se continuait vers l’est le long…»
æ concernant la question b) : une partie est effectivement en droit de donner sa propre
interprétation d’un traité æ c’est en fait ce qui arrive habituellement. Bien entendu, cette
interprétation n’engage pas, en elle-même, l’autre partie : une interprétation unilatérale
n’engage l’autre partie que si celle-ci, l’a, d’une manière ou d’une autre, acceptée ou y a
acquiescé æ ce qui est précisément le cas ici, comme je le montrerai dans un instant.
æ concernant la question c) : j’y répondrai plus exhaustivement dans un moment, mais pour
l’instant je me contenterai de dire que nous savons que le représentant diplomatique de la
Grande-Bretagne à la Haye s’était, pour sa part, concentré sur la carte æ il avait attiré
particulièrement l’attention sur elle.
42. Cinquièmement, sir Elihu a demandé pourquoi, si l’intention était d’établir une ligne
d’attribution, n’y avait-il aucune cohérence entre les cartes dressées par la suite. Réponse : mais les
cartes ultérieures étaient dans une large mesure cohérentes, nombre d’entre elles montrant æ mais
seulement après 1891 æ une ligne suivant la ligne de la convention de 1891 jusqu’à la mer. Sur
quoi d’autre que la convention aurait-on pu se fonder, après 1891, pour décrire une telle ligne ?
C’est une question à laquelle la Malaisie n’a pas répondu, même en ce qui concerne les lignes
figurant sur ses propres cartes officielles. Comme Mme Malintoppi l’expliquera, la présence de
toute ligne se continuant en mer le long du parallèle 4o
10’ de latitude nord ébranle la thèse de la
Malaisie; la présence répétée de telles lignes la minent irrémédiablement; et la présence répétée de
telles lignes sur ses propres cartes portent à la thèse malaisienne un coup fatal.
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43. Sixièmement, sir Elihu relève la confusion apparente qui existerait entre une ligne
«frontière» et une ligne «d’attribution». Réponse : lisez le contre-mémoire de l’Indonésie21
.
L’Indonésie y a montré que souvent une ligne est appelée «ligne frontière» bien qu’il s’agisse en
fait à ce que l’on pourrait appeler une «ligne d’attribution».
44. Je me permets ici de dire un mot sur l’exposé de M. Cot au sujet des lignes
d’attribution22 æ quatre mots en fait : «élégant», «érudit», «académique» et … «peu convaincant».
Pour une grande part, ce qu’il a dit correspondait à la position de l’Indonésie sur le même sujet.
Ainsi, des deux caractéristiques sur lesquelles il a attiré l’attention, la première æ à savoir que les
lignes d’attribution ne sont pas des lignes de délimitation maritime æ ne pose aucun problème à
l’Indonésie. De telles lignes ne sont, en réalité, que de simples outils cartographiques.
45. Mais il a tort de prétendre ensuite que puisqu’un traité emploie le terme «frontière», il
prescrit nécessairement une ligne séparant des territoires souverains adjacents et ne peut donc
rétablir une ligne d’attribution. Le terme «frontière» est utilisé dans les traités qui attribuent
expressément des îles en traçant des lignes d’attribution en mer : le traité de 1930 entre la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis n’est que le plus simple des exemples23
.
46. Ce qui importe, c’est l’effet fondamental de la ligne, non son appellation : le fond est
décisif, non la forme. Si une ligne sépare effectivement des zones adjacentes relevant de la
souveraineté d’Etats différents, il s’agit en effet non pas d’une ligne d’attribution mais de ce que
l’on pourrait appeler une frontière stricto sensu : mais si une ligne æ voire un segment différent de
la même ligne æ délimite des zones qui ne sont pas elles-mêmes soumises à la souveraineté d’un
Etat mais qui renferment des territoires dont l’attribution est déterminée par leur position vis-à-vis
de la ligne, alors la ligne est effectivement une ligne d’attribution.
47. En outre, laisser entendre, comme l’a fait M. Cot24, qu’en 1891 la Grande-Bretagne et les
Pays-Bas ne s’étaient entendu sur une ligne d’attribution que dans l’abstrait, et sans savoir s’il
existait des îles à partager, tient de la caricature. Ils savaient qu’il y avait de nombreuses îles à l’est

21 CMI, par. 5.12.
22 CR 2002/31, p. 19-24, par. 28-54.
23 Voir CMI, par. 5.12.
24 CR 2002/31, p. 21, par. 39.
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de Sebatikæles documents et cartes de l’époque le prouvent abondamment. C’est précisément la
raison pour laquelle il était nécessaire d’en tenir compte d’une manière ou d’une autre æ comme
ils l’ont fait à l’article IV.
48. La seconde «caractéristique» relevée par M. Cot était que les traités établissant une ligne
d’attribution disposent expressément que les îles situées de part et d’autre de celle-ci appartiennent
à l’Etat désigné. Il y a trois réponses à cela. Premièrement, montrer que les Etats procèdent
souvent, voire habituellement, d’une certaine manière, ne signifie pas, d’un point de vue juridique,
qu’ils ne peuvent parvenir à leurs fins autrement. Deuxièmement, il ressort clairement des
exemples invoqués par M. Cot qu’il existe diverses manières de libeller un traité pour parvenir au
résultat désiré. Troisièmement, la convention de 1891 illustre cette diversité : elle établit une
frontière æ ce terme n’a pas une connotation exclusivement territoriale æ entre les possessions
néerlandaises et britanniques æ là encore, le terme n’a pas une connotation exclusivement
territoriale æ en adoptant une ligne qui, pour sa partie pertinente, «se continue vers l’est le long»
d’un parallèle convenu æ les parties sachant bien entendu que «vers l’est» signifie vers le large.
Les parties auraient pu choisir de parvenir à leurs fins de bien d’autres manières : mais elles ont
choisi celle-ci, qui convenait parfaitement pour atteindre leur objectif.
49. Revenons aux questions de sir Elihu. Dans la septième question, il a fait observer,
concernant la distinction entre les articles III et IV, qu’il existait une localité identifiable sur la côte
occidentale æ Tandjong Datoe æ «jusqu’à» laquelle l’article III pouvait indiquer que la ligne
allait, alors qu’il n’y avait pas de lieu-dit similaire sur la côte orientale de Sebatik. Réponse : nul
besoin d’une ville : il aurait été très facile de dire que la ligne «suit le parallèle 4o
10’ de latitude
nord jusqu’à ce qu’elle rencontre la côte orientale de l’île» æ c’est d’ailleurs exactement ce que les
parties ont fait à l’article I lorsqu’elles ont identifié le point de départ de la ligne : «la
frontière … part du point de la côte orientale de Bornéo situé à 4o
10’ de latitude nord». Mais elles
se sont prudemment abstenues de dire la même chose à l’article IV, puisque, dans ce contexte, ce
n’était pas leur intention.
50. Dans la huitième de ses questions æ la dernière à laquelle je répondrai æ sir Elihu a
demandé pourquoi le rapport de la commission mixte de 1913, inclus dans l’accord de 1915, ne
faisait aucune mention d’une quelconque continuation de la frontière à l’est de la borne située sur la
- 16 -
côte orientale de Sebatik. J’examinerai les accords de 1915 et 1928 plus en détail dans un moment,
mais je peux d’ores et déjà répondre que la commission de 1913 ne s’était occupée que d’une
partie de la frontière, et qu’il s’agissait alors principalement d’un exercice de démarcation. Il n’est
pas possible de démarquer en mer, sauf là où les eaux sont très peu profondes, et il n’est nul besoin
de le faire lorsqu’une ligne est décrite comme suivant simplement un parallèle æ il n’en faut pas
plus pour fixer le tracé exact de la ligne à la surface; et, de toute manière, l’on ne démarque pas une
ligne d’attribution.
51. Permettez-moi de me pencher maintenant sur un autre des arguments de la Malaisie, à
savoir que la Grande-Bretagne ne pouvait pas, par la convention de 1891, donner Sipadan et
Ligitan aux Pays-Bas puisqu’elles ne lui appartenaient pas. Cet argument est à la fois irréaliste et
erroné.
52. Il méconnaît à quel point la situation était totalement incertaine à l’époque. Or c’était
précisément cette incertitude qui avait motivé la conclusion de la convention de 1891. L’étendue
des domaines de Boeloengan et de Sulu suscitait des points de vue diamétralement opposés; de
toute manière, Sulu ne faisait alors plus partie du tableau; et l’Espagne se désintéressait
complètement de ce qui se passait au sud et à l’ouest de l’archipel des Sulu. Il ressort du dossier
que dans un certain nombre de cas, la BNBC, qui n’avait aucun titre, cela est admis, avait pris des
mesures en ce qui concerne plusieurs des îles25. La proposition britannique tendant à tracer une
ligne vers le large au sud de Sebatik et suivant le parallèle 4o
10’ de latitude nord faisait peu de cas
des intérêts que quiconque (autre que les Pays-Bas) pouvait avoir dans les eaux en cause. En fait,
les deux parties se considéraient en pratique comme les seuls acteurs d’importance de la région, et
cette proposition des Britanniques montrait clairement que la Grande-Bretagne avait des intérêts
dans les eaux situées à l’est de Sebatik æ et dans les îles qui s’y trouvaient.

25 Ainsi, «[la concession sulu de 1878 n’englobait pas les îles qui, comme Sipadan et Ligitan, se trouvaient à plus
de 9 milles marins au large, mais en fait ces îles étaient administrées par la BNBC» : CMM, p. 52, par. 3.1.
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53. L’argument de la Malaisie est erroné car, comme l’Indonésie l’a déjà souligné dans ses
pièces écrites26, la convention de 1891 n’était pas un traité de cession. Aucune des parties ne
«donnait» son territoire à l’autre, et cela était aussi vrai des Pays-Bas s’agissant des possessions
situées au nord de la ligne conventionnelle que de la Grande-Bretagne s’agissant des possessions
situées au sud de cette ligne.
54. Les circonstances qui amenèrent la conclusion de la convention empêchent d’en
interpréter les dispositions comme impliquant une quelconque cession. Si la convention était ainsi
libellée, c’était précisément parce que les parties ne parvenaient pas à s’entendre sur l’étendue de
leurs territoires respectifs. Il leur aurait donc été impossible de parvenir à un accord par lequel
l’une d’elles aurait accepté qu’un territoire lui soit cédé par l’autre, parce que cela aurait été
reconnaître que l’autre avait le titre sur le territoire en question, et c’était précisément ce sur quoi
elles ne pouvaient s’accorder.
55. Rien dans les circonstances qui amenèrent la conclusion de la convention ne donne à
penser que l’une des parties envisageait que l’autre lui céderait des possessions; rien, dans la
convention même, ne donne à penser que les parties envisageaient une cession de territoire. Rien,
dans le texte de la convention, ne correspond aux termes habituellement employés pour les cessions
de territoire; et rien, postérieurement à la convention, ne correspondait à la pratique qui
accompagne traditionnellement les cessions de territoire par un souverain à un autre.
56. Au contraire, la convention prévoyait simplement une ligne formant la frontière entre les
possessions de chaque partie æ c’est exactement ainsi que le point de départ de la frontière est
décrit à l’article I. S’agissant des deux Etats contractants, les Pays-Bas convenaient qu’ils
n’avaient pas de possessions au nord de la ligne convenue et reconnaissaient que les possessions au
nord étaient britanniques; de même, la Grande-Bretagne convenait qu’elle n’avait pas de
possessions au sud de la ligne et reconnaissait que ces possessions au sud étaient néerlandaises.
57. Que l’une quelconque de ces possessions pût appartenir à un autre Etat, c’était là un tout
autre problème. En effet, comme je l’ai déjà dit, les deux parties tenaient manifestement pour
acquis qu’elles étaient les deux seuls Etats en concurrence dans cette région : Sulu avait quitté la

26 RI, par. 1.13.
- 18 -
scène, et l’Espagne n’avait aucun intérêt dans les îles situées au sud et à l’est de l’archipel des Sulu.
A supposer qu’une tierce partie fût entrée en scène par la suite, elle aurait considéré que la
convention anglo-néerlandaise de 1891 était res inter alios acta, et la question aurait dû être réglée
individuellement. Mais cette question ne se poserait que plus tard (si elle se posait jamais) et, le
cas échéant, elle devrait être réglée soit par les Britanniques et la tierce partie, soit par les
Néerlandais et la tierce partie : mais s’agissant des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne, elle était
réglée æ aucun de ces Etats ne revendiquait de possessions situées du côté de la ligne convenue
attribué à l’autre.
58. En fait, c’est la clé du problème. La Malaisie postule l’existence d’un tiers détenteur du
titre. Mais qui ? Comme M. Bundy l’a montré la semaine dernière27, il ne pouvait s’agir de Sulu,
parce que le sultan de Sulu avait déjà renoncé à ses intérêts au profit de la British North Borneo
Company ou de l’Espagne; ni de l’Espagne, qui n’avait plus déjà d’intérêts dans les îles de cette
région; ni des Etats-Unis, qui n’étaient pas encore entrés en scène. Pourtant ces îles n’étaient pas
terrae nullius æ la Malaisie insiste avec force sur ce point28. Le fait que cet argument de la
Malaisie mène à une telle impasse prouve qu’il est intrinsèquement défectueux.
59. Ce que nous avons dans la convention de 1891, c’est un accord par lequel, notamment, la
Grande-Bretagne a convenu avec les Néerlandais qu’elle n’avait pas de possessions au sud de la
ligne. Puis, avec le traité de 1930 entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, nous touchons au
cœur de la thèse subsidiaire de la Malaisie, selon laquelle le titre, étant finalement passé aux mains
des Etats-Unis æ selon la Malaisie æ est ensuite passé à la Grande-Bretagne : quoi qu’il en soit
æ et l’Indonésie n’accepte pas cette thèse æ il est toutefois clair que s’agissant des Etats-Unis et
de la Grande-Bretagne, les Etats-Unis avaient reconnu n’avoir aucune prétention sur les îles et les
avaient laissées à la Grande-Bretagne. Mais, cette reconnaissance ne sert nullement la Malaisie,
car cela ferait immédiatement intervenir l’accord anglo-néerlandais de 1891, selon lequel la
Grande-Bretagne n’avait aucune possession au sud de la ligne convenue.

27 CR 2002/28, p. 44, par. 1 et suiv.
28 MM, par. 3.1. L’Indonésie est d’accord : CMI, par. 2.14.
- 19 -
60. En somme, dans cette affaire entre les successeurs en titre des Pays-Bas et de la
Grande-Bretagne, la Malaisie ne peut pas æ en tant que successeur de la Grande-Bretagne
æ opposer aux Pays-Bas æ ou à l’Indonésie aujourd’hui æ le traité anglo-américain de 1930 en
affirmant que celui-ci confère un titre susceptible de primer la convention anglo-néerlandaise
de 1891 : car la convention de 1930 était pour les Pays-Bas, et est aujourd’hui pour l’Indonésie,
res inter alios acta.
Convention de 1891 : la carte jointe au mémoire explicatif
61. J’en viens à l’analyse faite par la Malaisie de la carte jointe au mémoire explicatif. La
Malaisie a cherché à contester la valeur probante de cette carte de deux façons : premièrement en
lui reprochant de n’être qu’une carte néerlandaise «unilatérale» ou «interne», et deuxièmement en
cherchant à montrer que le Gouvernement britannique n’y a jamais acquiescé.
62. L’Indonésie reconnaît que la carte du mémoire explicatif était au départ une carte
néerlandaise et non pas une carte ayant fait l’objet d’un accord, et qu’elle a été établie par le
Gouvernement néerlandais à des fins internes, pour assurer la ratification de la convention de 1891.
Mais ces deux éléments n’ôtent pas à cette carte son importance particulière en l’affaire.
63. La carte montre clairement l’effet que le Gouvernement néerlandais attribuait à
l’article IV de la convention.
64. La carte était contemporaine de la convention : elle a été présentée aux Etats généraux
néerlandais un mois seulement après la signature de cette dernière.
65. La carte était une publication officielle du Gouvernement néerlandais.
66. La carte n’était pas secrète, au sens où elle aurait été établie pour les seuls besoins
internes de l’administration néerlandaise : elle était accessible au public.
67. La carte montrait le sens que le Gouvernement néerlandais attribuait à l’article IV.
68. L’objet de cette carte était de contribuer à la ratification de la convention de 1891,
l’approbation des Etats généraux étant expressément exigée par l’article VIII de la convention.
69. Cette carte avait manifestement une portée internationale, même si son établissement par
le Gouvernement néerlandais était inévitablement, au départ, un acte unilatéral dudit
gouvernement. Mais cela ne prive pas la carte de sa valeur internationale.
- 20 -
70. La situation aurait pu être différente si le Gouvernement britannique avait contesté la
carte, mais æ et c’est là le point essentiel æ il ne l’a pas fait. Il a acquiescé à la carte, en
particulier au fait que la ligne convenue y était décrite comme se continuant en mer au-delà de la
côte de Sebatik.
71. La Malaisie soutient que le Gouvernement néerlandais n’a pas officiellement
communiqué la carte au Gouvernement britannique et qu’on ne peut par conséquent dire que
celui-ci en avait officiellement connaissance. Monsieur le président, une telle analyse amène le
pédantisme et le formalisme au niveau de l’absurde.
72. En premier lieu, la Cour a déjà déterminé les critères qui doivent s’appliquer dans ce
genre de situation. La semaine dernière29, l’Indonésie a attiré l’attention sur la carte du «Livre
jaune» dont il était question dans l’affaire du Différend territorial (Jamahiriya arabe
libyenne/Tchad)30
. Comme il a été dit alors :
æ dans cette affaire, la Cour se trouvait face à une carte française qui s’écartait du texte de la
déclaration anglo-française qu’elle illustrait. Dans la présente espèce, la carte concorde avec le
texte du traité en question;
æ dans cette affaire, comme dans la nôtre, la carte a été établie par une des parties au traité en
question;
æ dans cette affaire, comme dans la nôtre, il s’agit d’une carte à la fois contemporaine et
officielle;
æ dans cette affaire, comme dans la nôtre, la carte a été publiée et soumise au parlement dans le
cadre du processus de ratification;
æ dans cette affaire, comme dans la nôtre, la carte avait été rendue publique;
æ mais dans cette affaire, contrairement à la situation qui est la nôtre, la Cour n’a pas laissé
entendre que la carte était effectivement connue du Gouvernement britannique : elle semble
avoir considéré qu’il suffisait que la carte ait été rendue publique, et que le Gouvernement
britannique était ainsi réputé en avoir eu connaissance.

29 CR 2002/28, p. 23, par. 67.
30 C.I.J. Recueil 1994, p. 6.
- 21 -
73. Dans l’affaire du Différend territorial, la Cour a conclu que la carte française donnait une
interprétation fidèle de la déclaration anglo-française en question. Pour les raisons qui précèdent,
les circonstances liées à la carte du mémoire explicatif justifient à fortiori une telle conclusion.
74. Dans la présente affaire, que le Gouvernement britannique avait effectivement
connaissance de la carte jointe au mémoire explicatif peut être établi avec certitude, et
indépendamment de la connaissance qu’il aurait pu être réputé avoir eu de la carte du seul fait
qu’elle avait été portée à la connaissance du public.
75. Ainsi, la légation britannique à La Haye suivait les débats de ratification du Parlement
néerlandais de très près, et le Foreign Office en était régulièrement informé.
76. En second lieu, nous savons que le ministre, sir Horace Rumbold, connaissait très bien la
carte. Il en adressa deux exemplaires à Londres avec sa dépêche du 26 janvier 189231, à laquelle
était également joint le mémoire explicatif. Il appela l’attention sur la carte : c’était, selon lui, le
seul «élément intéressant» parmi les documents qu’il expédiait. A l’évidence, il savait ce qu’elle
était et ce qu’elle décrivait.
77. M’arrêtant ici un instant, je préciserai qu’il suffit amplement de montrer que la
connaissance d’un fait est attribuée à un Etat en raison de la connaissance qu’en a le chef de sa
mission diplomatique à l’étranger, à fortiori lorsque ce dernier a acquis cette connaissance dans
l’exercice de ses fonctions officielles et qu’elle est liée à une question qui intéresse directement les
relations entre les deux Etats. Les missions diplomatiques sont les représentants officiels des Etats
à l’étranger. Ce qu’elles font est fait par l’Etat qu’elles représentent, ce qu’elles savent est connu
de celui-ci.
78. Mais en l’espèce, ce que sait la légation britannique va plus loin que cela. Comme
M. Pellet l’a montré la semaine dernière32 et comme l’Indonésie l’a expliqué dans ses pièces
écrites33, sir Horace Rumbold a joué un rôle actif et servi d’intermédiaire dans les négociations qui
aboutirent à la convention de 1891. Il savait ce qui se passait, et lorsqu’il vit une carte néerlandaise

31 RI, vol. 2, annexe 3.
32 CR 2002/27, p. 52.
33 MI, par. 5.7 et par. 5.2.
- 22 -
qui illustrait une ligne dont la Malaisie tente de persuader la Cour qu’elle ne correspond pas à ce
que prévoit l’article IV, il l’envoya simplement æ c’est ce que prétend la Malaisie — à Londres en
faisant observer qu’elle était «intéressante».
79. Ceci n’est tout simplement pas crédible. Si la ligne avait été inexacte, il aurait au moins
formulé une quelconque observation en ce sens en l’envoyant au Foreign Office. Or, il dit
seulement que la carte est «intéressante». Il sait, comme l’Indonésie l’a soutenu tout au long de la
procédure, que cette carte illustre la ligne convenue de façon tout à fait exacte, à savoir qu’elle suit
la ligne prévue par la convention en se continuant en mer le long du parallèle 4o
10’ de latitude
nord.
80. Indépendamment du comportement de sir Horace Rumbold, il est clair que la carte
n’était pas connue seulement de la mission diplomatique britannique à La Haye, mais également du
Foreign Office à Londres. L’Indonésie a déposé l’accusé de réception signé par le Foreign Office
qui atteste que les cartes avaient été reçues34. Le Foreign Office a conservé la carte dans ses
archives, avec la convention proprement dite. Par la suite, les archives du Foreign Office ont été
transmises au Public Record Office (archives publiques britanniques), le dépositaire officiel des
archives d’Etat.
81. Par conséquent, du fait que :
æ la carte jointe au mémoire explicatif avait été publiée, et que
æ la légation britannique à La Haye et en particulier le chef de cette mission diplomatique,
sir Horace Rumbold, en avaient connaissance, et que
æ le Foreign office connaissait la carte et que celle-ci fut versée aux archives officielles du
Royaume-Uni,
il ne fait aucun doute que le Gouvernement britannique avait directement connaissance, à l’époque
des faits, de la carte.
82. Ayant ainsi connaissance de la carte, le Gouvernement britannique n’a rien fait. Rien
n’indique que la carte ait fait l’objet d’une quelconque contestation de la part du Foreign Office ou
de la légation à La Haye.

34 RI, annexe 3.
- 23 -
83. La conclusion va de soi. La carte était exacte. Le gouvernement britannique le savait. Il
ne voyait pas la nécessité de protester parce qu’il reconnaissait l’exactitude de la carte. Il a donc
reconnu que l’article IV de la convention de 1891 prévoyait une ligne se continuant en mer au-delà
de Sebatik et, qu’en conséquence, les îles situées au nord de cette ligne étaient britanniques, et
celles situées au sud, néerlandaises. C’est là-dessus que l’accord s’était fait. C’est ce que la
convention prévoyait, et ce que la carte jointe au mémoire explicatif illustrait avec exactitude.
Les accords de 1915 et 1928
84. La Malaisie compare défavorablement la carte jointe au mémoire explicatif à la carte
jointe à l’accord anglo-néerlandais ultérieur de 1915. Etant donné que cette carte ultérieure a été
acceptée par les deux Parties et qu’elle illustrait une frontière s’arrêtant à la côte orientale de l’île
de Sebatik, cela démontre, selon la Malaisie, que la ligne prévue par la convention de 1891
s’arrêtait aussi sur cette côte.
85. Cet argument relève d’un illogisme stupéfiant.
86. Comme l’Indonésie l’a expliqué la semaine dernière, les deux accords anglo-néerlandais
ultérieurs, qui précisaient des parties de la ligne de 1891, ne portaient que sur des segments limités
de celle-ci. Le croquis qui vous a été présenté la semaine dernière est à nouveau à l’écran; il figure
sous l’onglet 3 de votre dossier. Il illustre les zones très restreintes visées par les accords de 1915
et de 1928 — environ 20 % seulement du total.
87. Si ces 20 % de la ligne prévue par la convention ont effectivement pu être remplacés ou
précisés par les textes et les cartes des deux conventions ultérieures, on ne peut aucunement
soutenir que les 80 % restant de la ligne conventionnelle ont été effacés. Ces 80 % demeurent ce
qu’ils étaient à l’origine, c’est-à-dire ce que la convention avait prévu. Les 80 % restant de la ligne
de la convention, qu’ils se situent à l’est ou à l’ouest du segment restreint, n’étaient tout
simplement pas concernés ni affectés par ces accords.
88. Si la portion de la frontière visée par l’accord de 1915 a pu commencer (ou se terminer,
selon le sens dans lequel on va) sur la côte orientale de Sebatik, rien dans le texte ne laisse penser
que la ligne de la convention commençait (ou s’arrêtait) à cet endroit.
- 24 -
89. Les deux gouvernements avaient désigné des commissaires pour délimiter la frontière.
Les commissaires établirent un rapport conjoint qu’ils signèrent le 17 février 1913; il était
accompagné d’une carte. Les deux gouvernements acceptèrent par l’accord de 191535 de confirmer
ces deux documents. Ils reproduirent le texte du rapport conjoint dans l’accord.
90. Les dispositions qui nous intéressent directement sont l’introduction du paragraphe 3 et
ses deux premiers alinéas. Elles sont affichées à l’écran et reproduites sous l’onglet 4 de votre
dossier. Elles montrent que les commissaires ont déterminé la frontière, «qui emprunte le trajet
suivant» :
«1) Traversant l’île de Sibetik, la ligne frontière suit le parallèle 4o
10’ de latitude
nord, telle qu’elle est déjà fixée à l’article IV du traité de frontière et matérialisée
sur les côtes est et ouest par des bornes frontières.
2) A partir de la borne frontière érigée sur la côte ouest de l’île de Sibetik, la
frontière suit le parallèle 4o
10’ de latitude nord vers l’ouest jusqu’…»
Puis le texte décrit la suite du tracé de la frontière à l’intérieur des terres.
91. Ce qui ressort de ce texte, c’est que les commissaires relèvent simplement le passage de
la ligne à travers l’île de Sebatik, comme quelque chose qui est déjà réglé : «telle qu’elle est déjà
fixée à l’article IV» et «matérialisée sur les côtes est et ouest par des bornes frontières». L’emploi
du mot «traversant» traduit simplement le fait que l’article IV lui-même prévoyait que la ligne
passait «à travers» Sebatik.
92. La ligne tracée par les commissaires eux-mêmes ne commençait pas sur cette côte
orientale. Leur ligne partait de la borne située sur la côte ouest de Sebatik; c’est ce que dit le
rapport : «A partir de la borne frontière érigée sur la côte ouest de l’île de Sibetik».
93. En outre, les commissaires n’avaient pas besoin de s’occuper de la continuation à l’est et
en mer de la ligne prévue par la convention; c’était même impossible concrètement. Leur tâche
était, au sens moderne du terme, de démarquer la frontière : ils utilisèrent les formations naturelles
ainsi que quatre bornes (cela est expliqué au par. 2 du rapport). Or, il est impossible d’effectuer
une démarcation en mer, un parallèle de latitude en mer n’a pas besoin d’être démarqué et, en tout
état de cause, comme je l’ai dit, une ligne d’attribution ne demande aucune démarcation.

35 MI, vol. 3, annexe 118.
- 25 -
94. En bref, leur tâche ne demandait pas d’eux qu’ils se penchent sur ce qui se passait à l’est;
ils avaient à démarquer la ligne en direction de l’ouest à partir du segment précédemment
démarqué, qui s’arrêtait à la borne occidentale de l’île de Sebatik.
95. Monsieur le président, ceci m’amène à la fin de mon exposé sur ces deux points. Je
remercie la Cour de sa courtoisie et de sa patience et vous prie de bien vouloir appeler à la barre
M. Soons, qui poursuivra le second tour des plaidoiries de l’Indonésie.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, sir Arthur. Je donne maintenant la parole au professeur
Alfred Soons.
M. SOONS : Je vous remercie Monsieur le président. Monsieur le président, Madame et
Messieurs de la Cour.
TERRITOIRE DU SULTAN DE BOELOENGAN
MANIFESTATIONS DE SOUVERAINETE DES PAYS-BAS
DEBATS INTERNES NEERLANDAIS SUR LA DELIMITATION DE LA MER
TERRITORIALE AU LARGE DE L’ILE DE SEBATIK
1. Ma tâche, dans ce second tour de plaidoiries de l’Indonésie, sera de traiter brièvement
trois questions abordées par les conseils de la Malaisie au cours du premier tour : 1) la position de
l’Indonésie en ce qui concerne le titre acquis du sultan de Boeloengan sur Sipadan et Ligitan,
2) l’exercice par les Pays-Bas de la souveraineté sur Sipadan et Ligitan et 3) l’importance, dans
cette espèce, des débats internes néerlandais des années vingt sur la délimitation de la mer
territoriale au large de l’île de Sebatik.
I. Les Pays-Bas ont acquis du sultan de Boeloengan le titre sur Sipadan et Ligitan
2. Les conseils de la Malaisie ont demandé quelle est la position de l’Indonésie concernant
les revendications sur Pulau Sipadan et Pulau Ligitan en tant que parties du territoire du sultan de
Boeloengan. Mon ami et confrère, M. Schrijver, a cru percevoir des changements dans la position
de l’Indonésie sur cette question (voir CR 2002/30, p. 38), mais il s’est trompé. Je peux être très
bref sur ce point compte tenu aussi de ce que sir Arthur Watts vient de dire. L’Indonésie maintient
clairement la position qu’elle a adoptée tout au long des pièces écrites, et qui a été exposée au cours
- 26 -
du premier tour de plaidoiries par M. Pellet et moi-même (CR 2002/27, p. 31-34 et CR 2002/28,
p. 44-50). Cette position est la suivante : c’est par des contrats avec le sultan de Boeloengan que
les Pays-Bas ont acquis le titre sur Sipadan et Ligitan. Cependant, comme cela était fréquent à
l’époque dans cette région, l’étendue exacte des possessions du Sultanat était incertaine. En
conséquence, peu après que la BNBC se fut établie au Nord-Bornéo, il apparut que la concession
qu’elle revendiquait et le territoire que revendiquait Boeloengan se chevauchaient. M. Pellet a
expliqué cela en détail lundi dernier.
3. La raison qui conduisit les Néerlandais et les Britanniques à envisager les négociations qui
aboutirent à la conclusion de la convention de 1891 était précisément l’incertitude découlant de ce
chevauchement des revendications territoriales, et la convention de 1891 y mit fin une fois pour
toutes.
4. La Malaisie déclare qu’on ne trouve pas trace d’une revendication expresse des îles de
Sipadan et Ligitan dans les documents de l’époque (CR 2002/30, p. 42). Cette remarque, Monsieur
le président, ne me paraît pas très utile. Les Britanniques n’ont pas non plus mentionné
expressément, au cours des négociations, les îles revendiquées par la BNBC æ mise à part, bien
entendu, l’île de Sebatik. Il était entendu par les deux Etats que les îles au large des côtes étaient
comprises dans les deux revendications et qu’elles devraient nécessairement faire partie du
règlement négocié. Je reviendrai dans un instant sur cette question des îles revendiquées par les
Néerlandais.
5. Enfin, en ce qui concerne Boeloengan, M. Schrijver continue à en parler comme d’un
sultanat entièrement situé sur l’île de Bornéo proprement dite. Nous avons déjà démontré que cela
est tout simplement inexact, mais je ne veux pas me répéter. La population côtière de Boeloengan
prenait part à la pêche et au commerce maritime. Les Bugis, originaires de Sulawesi mais
parfaitement intégrés dans les communautés locales, étaient renommés æ et le sont toujours æ
pour leurs qualités de marins. Je vous renvoie à nos écritures et à ce que j’ai dit au cours du
premier tour de plaidoiries.
- 27 -
II. Manifestations de souveraineté des Pays-Bas sur Sipadan et Ligitan
a) Avant 1891
6. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, j’examinerai maintenant la
question plus importante des manifestations de souveraineté des Pays-Bas sur les deux îles. Selon
les conseils de la Malaisie, les Pays-Bas n’ont pas exercé de compétence sur Sipadan et Ligitan
avant 1891 (CR 2002/30, p. 45). Ce n’est pourtant pas ce qu’indiquent les activités de l’Admiraal
van Kinsbergen en 1876. Comme on l’a déjà dit, le 10 juin 1876, ce bâtiment de guerre qui
patrouillait dans la zone a débarqué un sloop armé sur l’île de Maboel. L’équipage a pris sur l’île
un prao qu’il a rendu le jour suivant (CMI, vol. 2, annexe 12). Cet incident prouve tout d’abord
que, contrairement à ce que soutient la Malaisie (M. Schrijver, CR 2002/30, p. 43-44; M. Crawford,
CR 2002/30, p. 54), les Pays-Bas étaient présents à l’est de Batoe Tinagat, comme vous pouvez le
voir sur la carte actuellement sur l’écran; elle figure sous l’onglet 5 du dossier. L’île de Maboel est
située à la même latitude que Batoe Tinagat æ 4o
14’ nordæ, et approximativement à 39 milles
marins à l’est de Batoe Tinagat. Ainsi, les Pays-Bas exerçaient bien une compétence territoriale à
l’est de Batoe Tinagat.
7. Deuxièmement, il prouve l’existence d’une revendication néerlandaise sur les îles situées
dans la Baie de Sainte Lucie æ au large de la côte nord de cette baie æ une revendication
néerlandaise sur une île proche de Sipadan, mais située à huit milles marins au nord de cette île. Si
cet incident prouve quelque chose, c’est, en tout cas, qu’il y avait des revendications sur les îles de
cette zone, et que celles-ci constituaient une source potentielle de différends qu’il fallait régler.
8. L’Admiraal van Kinsbergen n’était pas le seul bâtiment de guerre néerlandais à patrouiller
dans cette partie des Indes orientales néerlandaises. Depuis 1879, les Pays-Bas avaient un croiseur
stationné en permanence près de l’embouchure de la rivière Tawau, opérant à partir de Tarakan, en
réaction précisément aux activités de la BNBC qui empiétaient potentiellement sur le territoire
néerlandais.
9. En 1883, il y eut un autre incident concernant l’île de Maboel, dont l’Indonésie a parlé
dans sa réplique (RI, vol. 1, par. 1.41, et RI, vol. 2, annexe 2). Vous trouverez une copie du
document pertinent sous l’onglet 6 du dossier d’audience. En octobre 1883, les officiers de la
BNBC ont rapporté qu’un navire de guerre néerlandais anonyme patrouillait dans les parages
- 28 -
de Maboel, où il avait même saisi un navire indigène. La correspondance mentionne d’autres
patrouilles néerlandaises pendant cette même période. Encore une fois, cela montre que les
Pays-Bas exerçaient une compétence à l’est de Batoe Tinagat æ contrairement à ce que
soutiennent nos adversaires.
10. En passant maintenant à la période postérieure à 1891 æ je devrais peut-être dire
postérieure à 1892, puisque la convention n’est entrée en vigueur qu’en mai 1892 æ je voudrais
faire la distinction entre deux catégories d’activités : les levés hydrographiques et les patrouilles
navales.
b) Les levés hydrographiques
11. Je vais traiter d’abord des levés hydrographiques, c’est-à-dire des activités consistant à
rassembler des données en mer en vue d’établir des cartes marines. Ces cartes, devrais-je peut-être
ajouter, sont des représentations de parties de l’océan qui sont spécialement destinées aux marins,
pour la sécurité et l’efficacité de la navigation. Pour éviter tout malentendu, je tiens à préciser la
position de l’Indonésie en ce qui concerne l’importance des levés hydrographiques comme
manifestation des compétences étatiques ou comme preuve de souveraineté, de manière générale.
Bien entendu, l’Indonésie ne dit pas que publier une carte marine d’une zone équivaut à
revendiquer la souveraineté sur les îles ou autres territoires représentés sur cette carte. Mais c’est
l’effort qu’implique la collecte des données en mer qui importe ici. Le point le plus important
souligné par l’Indonésie est que les Néerlandais se sont rendus dans la zone entourant Sipadan et
Ligitan pour recueillir leurs propres données, et ne se sont pas reposés uniquement sur les
informations fournies par les Britanniques qui avaient également fait des levés de la côte
septentrionale de la Baie de Sainte-Lucie. La marine néerlandaise a de toute évidence agi ainsi
parce que les Pays-Bas considéraient qu’ils avaient eux-mêmes la responsabilité de tenir à jour des
cartes fiables de cette zone, et parce qu’ils ressentaient le besoin d’avoir des informations
hydrographiques détaillées des zones entourant les îles néerlandaises au sud du parallèle 4° 10’ de
latitude nord, autrement dit de la ligne conventionnelle de 1891.
- 29 -
12. Comme cela ressort du rapport du commandant du navire (MI, vol. 3, annexe 105), le
Macasser a effectué des levés dans la zone entourant les deux îles en 1903. La carte no
59 qui
résulte de ces levés a été publiée et tenue à jour par le Service hydrographique des Pays-Bas.
L’Indonésie mentionne dans son mémoire un mémorandum en date du 16 février 1948 sur les levés
hydrographiques réalisés par la marine royale des Pays-Bas aux Indes orientales néerlandaises, qui
constitue l’annexe 127 du mémoire de l’Indonésie. De ce mémorandum, il ressort, entre autres,
que les Néerlandais eux-mêmes ont rectifié, sur la base de leurs propres mesures, les informations
contenues dans les cartes britanniques en ce qui concerne la partie nord-est de la carte no
59, qui
montre la zone entourant Sipadan et Ligitan. Le mémorandum indique aussi expressément que les
Néerlandais ont continué à effectuer des levés hydrographiques détaillés au large de la côte
nord-est de Bornéo de 1901 à 1903, et je cite la traduction d’un passage du mémorandum : «jusqu’à
la frontière britannique (4o
10’ nord)». Le rapport du commandant du Macasser montre que, dans
son esprit, cela incluait les zones au large de Sipadan et Ligitan.
13. Malgré les explications que j’ai données lundi dernier dans le premier tour de plaidoiries,
la Malaisie soulève encore la question de la ligne indiquée par cette carte no
59 publiée en 1905,
ligne qui figure sur l’île principale de Bornéo et l’île de Sebatik. M. Schrijver demande à nouveau :
comment expliquer la ligne frontière sur Bornéo ? Comment expliquer la ligne frontière sur l’île de
Sebatik ? Eh bien, c’est très simple. Les cartes marines montraient en général les frontières
terrestres, mais elles n’indiquaient pas les frontières maritimes ni les lignes d’attribution
territoriale, pas plus qu’elles ne précisaient à quel Etat appartenait chaque île. Il n’y a pas de
signification particulière à chercher à cette carte : elle représente seulement la frontière terrestre sur
Bornéo, y compris Sebatik, et rien de plus; c’est le contraire qui aurait été étonnant. Les
informations portées sur la carte ne disent rien de la souveraineté sur Sipadan et Ligitan.
14. Enfin, je pense qu’il est approprié de dire un mot ici de la question soulevée par M. Cot.
Il évoque les activités du navire néerlandais le Banda en 1891, qu’il oppose à celles des navires
britanniques l’Egeria et le Rattler, en se demandant pourquoi je n’avais pas mentionné le Banda
(CR 2002/31, p. 29-31). Encore une fois, la raison est très simple : j’aurais certainement eu grand
plaisir à relater ses exploits, mais je ne l’ai pas fait, parce qu’ils n’ont rien à voir avec Sipadan et
Ligitan.
- 30 -
15. Le Banda est allé là-bas, à Sebatik, spécialement pour déterminer et démarquer,
conjointement avec la Royal Navy, l’emplacement exact de la frontière qui avait été fixée en
principe au cours des négociations anglo-néerlandaises, c’est-à-dire l’intersection de la ligne
de 4° 10’ avec la côte de Bornéo et l’île de Sebatik. Les trois navires avaient pour tâche d’y
procéder sur place æ il n’y avait pas d’autre intersection de la ligne conventionnelle avec le
territoire ou les îles à déterminer. Et c’est précisément ce qu’a fait le Banda en juin 1891.
16. Contrairement au Banda, l’Egeria avait également une autre mission. Il a effectué
d’importants levés hydrographiques des zones côtières au large de l’Etat du Nord-Bornéo. Il s’est
rendu sur place pour s’acquitter de cette mission. Incidemment, il est intéressant de noter sur la
carte montrée par la Malaisie vendredi et qui représente les voyages de l’Egeria en 1891 æ vous la
trouverez sous l’onglet 26 du dossier æ que, alors qu’en 1903 le Macasser, comme nous l’avons
vu, a effectué des levés dans les parages de Sipadan et Ligitan et d’autres îles voisines comme
Maboel, l’Egeria ne s’est pas approché des îles côtières néerlandaises. Bien sûr que non : les
Britanniques n’y avaient pas d’intérêts, ils n’avaient pas besoin de données, ils n’avaient pas de
responsabilités. Mais les Néerlandais sont allés loin en mer, jusqu’à Sipadan et Ligitan, leurs îles.
17. Monsieur le président, une dernière petite précision sur le Banda pour en finir avec cette
histoire. Après que le Banda eut achevé sa mission, il retourna immédiatement à Soerabaja, la
principale base navale des Indes orientales néerlandaises sur la partie orientale de Java. Soerabaja
s’appelle toujours Surabaya, ce n’est pas l’ancien nom de Jakarta comme le pensait M. Cot
(CR 2002/31, p. 30).
c) Les patrouilles de police et les patrouilles navales néerlandaises
18. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vais maintenant parler des
patrouilles de police et des patrouilles navales de la marine royale néerlandaise. L’Indonésie ne
cache pas qu’elle n’a que quelques exemples à citer de ces patrouilles incluant expressément
Sipadan et Ligitan. Mais il convient de les replacer dans leur contexte.
- 31 -
19. En premier lieu, il est important de souligner que la marine néerlandaise aux Indes
orientales avait une zone énorme à contrôler; vous avez vu maintenant assez de cartes de
l’Indonésie pour que cette zone vous soit devenue familière. Mais les ressources dont elle disposait
étaient limitées, et elle devait les utiliser en fonction des priorités. Sipadan et Ligitan étaient
situées à l’extrême limite des possessions néerlandaises, elles étaient petites et inhabitées.
20. Dans ces conditions, la remarque faite vendredi par M. Crawford (CR 2002/31, p. 42)
selon laquelle les Néerlandais auraient dû établir après 1891 une base navale dans le voisinage de
Sipadan et Ligitan est déconcertante. On pourrait demander aussi : pourquoi les Britanniques ne
l’ont-ils pas fait ? Les Néerlandais ont au moins envoyé des patrouilles navales æ ce que les
Britanniques n’ont jamais fait. Compte tenu des facteurs que je viens de mentionner, les efforts
que les Néerlandais ont faits sont remarquables. Pour montrer que les Néerlandais étaient
effectivement régulièrement présents dans cette zone, l’Indonésie a produit la liste des navires de la
marine royale néerlandaise qui se trouvaient au large de la côte nord-est de Bornéo de 1895 à 1928
(CMI, vol. 2, annexe 32). Cette liste avait été dressée à partir des rapports sur les colonies soumis
chaque année au Parlement par le Gouvernement néerlandais. Pour répondre à la question de
savoir pourquoi cette liste s’arrête en 1928, je peux informer la Cour que, après cette date, les
rapports sur les colonies ont cessé d’inclure cette information.
21. Cependant, les rapports de mission ou de patrouille de ces navires n’existent plus. Je ne
peux que redire que les archives du commandant des forces navales des Indes orientales
néerlandaises pour cette période, dans lesquelles étaient conservés ces rapports, n’existent plus en
Indonésie. Les journaux de bord de quelques-uns de ces navires se trouvent dans les archives des
Pays-Bas, mais pas tous, comme la Malaisie semble vouloir le faire croire : en réalité, seule une
minorité d’entre eux ont survécu. Par exemple, le journal de bord du Lynx pour 1921 æ et vous
pouvez imaginer que nous l’avons cherché æ est introuvable. Incidemment, M. Schrijver doit
faire erreur lorsqu’il parle des «énormes archives de l’administration des Indes orientales
néerlandaises pour le vingtième siècle, qui se trouvent à Bogor» (CR 2002/31, p. 60). Cette partie
des archives nationales de l’Indonésie, concernant le Secrétariat général du Gouvernement des
Indes néerlandaises et non le Ministère de la marine, a été transférée à Jakarta il y a quelques
années. Comme je l’ai déjà dit plus haut, les archives de la marine ont été détruites en 1942.
- 32 -
22. La Malaisie essaye de donner l’impression qu’il existe des archives complètes, contenant
encore tous les documents qui ont jamais existé et qui étaient pertinents en l’espèce. Mais ceci
serait une distorsion totale de la réalité. En réalité, il y a des lacunes importantes, comme tout
expert vous le dira. Pour donner un autre exemple : les archives de l’administration néerlandaise
locale à Tarakan, le centre administratif néerlandais le plus proche des îles qui nous intéressent, ont
également été détruites pendant la guerre. L’Indonésie avait pris le parti de ne pas accorder
d’attention particulière à ces faits dans ses pièces écrites. Mais les déclarations trompeuses faites
vendredi par les conseils de la Malaisie m’ont obligé à en parler. Le moment est peut-être venu
pour nous de faire une pause, Monsieur le président.
Le PRESIDENT : Je vous remercie beaucoup, Monsieur le professeur. La séance de la Cour
est suspendue pour une dizaine de minutes.
L’audience est suspendue de 11 h 30 à 11 h 40.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. La séance est reprise et la parole est au
professeur Soons.
M. SOONS : Merci, Monsieur le président.
23. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, j’en arrive maintenant aux
véritables effectivités. M. Schrijver a encore une fois mentionné le Koetei (CR 2002/31, p. 58-59).
Selon l’Indonésie, son voyage de 1910 est exemplaire puisqu’il montre comment un bâtiment de
guerre néerlandais n’est pas resté à proximité de la côte lorsqu’il a atteint l’île de Sebatik où se
situaient la frontière terrestre, et par conséquent, la frontière maritime avec le Nord-Bornéo
britannique, et a gagné le large en traversant la baie de Sainte-Lucie en direction de Sipadan et
Ligitan. M. Schrijver a déclaré que, de toute évidence, le navire avait passé «la frontière», mais
rien ne le prouve. Et, à supposer qu’il l’ait fait, qu’est-ce que cela changerait ? Je ne comprends
simplement pas la signification qu’il attache aux incidents qu’il a cités; j’espère qu’il sait que le
journal de bord mentionne que le navire a jeté l’ancre à la frontière à l’ouest de l’île de Sebatik.
- 33 -
24. Puis, nous arrivons à la série de patrouilles du Lynx et de son hydravion à Sipadan et
Ligitan en novembre et en décembre 1921. Sur ce point, la Malaisie reste remarquablement
silencieuse. MM. Crawford et Schrijver se contentent de mentionner en passant les activités du
navire (CR 2002/31, p. 59-60). Ils tentent de jeter un écran de fumée sur cet épisode extrêmement
important, parce qu’ils sont embarrassés : ils n’ont rien à dire et, par conséquent, ils essaient de le
dévaloriser. Mais cet épisode doit être pris sérieusement, et mérite une analyse soigneuse, calme et
objective.
25. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, la Malaisie ne s’est même pas
donné la peine de répondre aux questions précises que j’ai posées sur la portée des différentes
opérations de police entreprises par le destroyer et son hydravion. Nous pouvons donc considérer
qu’il n’y a pas d’autres réponses que celles proposées par l’Indonésie.
26. Le commandant du Lynx, M. Smit, avait reçu des instructions claires du commandant des
forces navales aux Indes orientales néerlandaises, selon lesquelles les îles situées au sud de la ligne
de la convention de 1891 — 4° 10’ de latitude nord — devaient être considérées comme
néerlandaises, et les îles situées au nord comme appartenant au Nord-Bornéo britannique. Par
conséquent, il a accosté à Sipadan et y a même débarqué des hommes en armes pour fouiller
l’île æ opération qui a dû prendre quelques heures æ, alors qu’il est resté en dehors de la mer
territoriale de l’île britannique de Si Amil. L’hydravion a survolé plusieurs fois Sipadan et Ligitan,
mais il a respecté la limite des trois milles à Si Amil.
27. La Malaisie soutient qu’il s’agissait d’une opération de lutte contre la piraterie qui, par
conséquent, n’avait aucune importance s’agissant de la souveraineté. C’est là une curieuse
déclaration, à laquelle il est difficile de répondre puisque aucun argument n’est avancé.
28. Les officiers de la British North Borneo Company ont été informés à différents niveaux,
y compris directement par le commandant du Lynx; les Britanniques n’ont jamais soulevé aucune
objection à ses activités.
29. M. Schrijver mentionne que le rapport du Lynx contient de nombreuses mentions des
«îles de Sulu» et de «Sulu» (CR 2002/31, p. 59). Et alors ? Les pirates venaient des îles de Sulu
æ des vraies îles de Sulu, et non pas de ces îles rebaptisées ainsi par M Schrijver, autrement dit le
groupe de Ligitan æ et le rapport indique qu’ils y sont retournés.
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30. M. Schrijver a également demandé combien de fois le commandant du Lynx avait
mentionné la ligne de 4° 10’ dans son rapport. La réponse est en effet : pas une seule fois. Mais
pourquoi l’aurait-il fait ? Il tenait ses instructions, qu’il appliquait scrupuleusement, du
commandant des forces navales des Indes orientales néerlandaises, auquel était adressé son rapport.
Et nous savons par la correspondance de ce dernier que, concernant la frontière de la mer
territoriale de Sebatik, il avait expressément indiqué la ligne conventionnelle (CMM, vol. 2,
annexe 4).
31. En outre, les conseils de la Malaisie ont déclaré que l’Indonésie n’a rien d’autre que le
Lynx. Parlant des effectivités qui pouvaient être invoquées par l’Indonésie, M. Crawford a
prononcé avec force le nom du navire, qui apparemment lui est devenu cher à lui aussi, et il l’a
répété trois fois en une très courte phrase pour exprimer cette opinion (CR 2002/32, p. 21).
Cependant, lorsqu’il est question des manifestations de souveraineté des prédécesseurs de la
Malaisie dans son prétendu titre, je serais tenté de les résumer ainsi : rien, rien et rien. La BNBC
n’a pas accompli un seul acte sur le territoire. Comme M. Pellet l’expliquera cet après-midi, la
Malaisie n’a pas du tout d’effectivités à faire valoir. Seul le prédécesseur en titre de l’Indonésie a
en réalité exercé concrètement la souveraineté sur les deux îles : en débarquant le sloop armé sur
Sipadan et en survolant les deux îles.
32. Monsieur le président, je ne vais bien entendu pas revenir encore une fois sur les
aventures du Lynx et de son hydravion. Nous avons inclus les deux photographies sous l’onglet 7
du dossier d’audience. Je voudrais seulement ajouter un point : lundi, je n’ai pas mentionné un
autre vol de l’hydravion à Si Amil. Sur l’écran, vous voyez maintenant la carte correspondante.
Elle figure sous l’onglet 8 du dossier. C’était en fait son premier voyage de reconnaissance, celui
au cours duquel il a amerri pour la première fois hors de la mer territoriale de Si Amil où il avait
repéré les bateaux des pirates et son pilote de l’avion a parlé au chef présumé des pirates. Vous
trouverez toute cette histoire dans le rapport du commandant du Lynx (MI, vol. 4, annexe 120,
p. 3).
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33. Après cette expédition, aucune autre patrouille de la marine néerlandaise sur Sipadan et
Ligitan n’a été rapportée. A notre connaissance, aucun incident de piraterie n’y a été signalé
après 1921. En fait, le rapport du Lynx montre bien à quel point son opération a été efficace. Mais
il n’y avait pas non plus besoin d’autres manifestations de souveraineté : la BNBC n’avait émis
aucune protestation, et il n’existait aucun différend concernant la souveraineté sur les deux îles.
34. En conclusion, les séries de patrouilles effectuées en 1921 par le Lynx et son hydravion
sur une période de deux semaines constituent la manifestation concrète et publique la plus éclatante
qui soit de l’exercice des fonctions étatiques par les Pays-Bas sur Sipadan et Ligitan, confirmant
ainsi le titre que la convention de 1891 attribue aux Néerlandais sur ces îles.
III. Le débat interne néerlandais relatif à la délimitation de la mer territoriale
au large de l’île de Sebatik
35. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, j’en viens maintenant à mon
troisième et dernier point, le débat interne qui a eu lieu aux Pays-Bas dans les années vingt sur la
délimitation de la mer territoriale de l’île de Sebatik. Les conseils de la Malaisie se sont étonnés
que l’Indonésie considère ce débat comme totalement dépourvu de pertinence à l’égard de son
argumentation. Monsieur Schrijver indique que l’Indonésie néglige totalement le fait que ce débat
a été provoqué par les activités du Lynx aux environs de Sipadan (CR 2002/31, p. 61). Mais sa
version des faits qui auraient entraîné le débat est manifestement fausse. La correspondance à ce
sujet qui figure dans le dossier de l’affaire montre que ce sont des questions relatives aux limites de
la mer territoriale dans la baie de Cowie qui ont déclenché le débat (CMM, vol. 2, annexe 4). Lors
de ses premières patrouilles le long de la côte du Boeloengan, le commandant du Lynx, qui pensait
avoir peut-être à arrêter des pirates, avait constaté que les limites de la mer territoriale néerlandaise
autour de Sebatik étaient imprécises. Au cours des discussions qui s’ensuivirent dans les
années vingt, on se préoccupa particulièrement du maintien futur de la neutralité dans ces eaux si
proches du grand port pétrolier néerlandais de Tarakan.
36. Cela ressort de la lettre du 10 décembre 1922 adressée au ministre des colonies à
La Haye par le gouverneur général des Indes orientales néerlandaises (CMM, vol. 2, annexe 4),
dans laquelle ce dernier porte pour la première fois à l’attention du ministre la question de la
délimitation de la mer territoriale.
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37. Le croquis utilisé lors du débat et le nouveau croquis établi par la Malaisie (qui est à
nouveau à l’écran) montrent clairement que les discussions ne concernaient qu’une toute petite
zone au large de Sebatik : le seul endroit où une délimitation de la mer territoriale était requise.
38. Malheureusement, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, les conseils
de la Malaisie n’ont pas répondu aux explications que j’ai données lors du premier tour sur le sens
de ce débat, mais continuent à poser les questions qui figuraient déjà dans les écritures de cet Etat.
Je me sens donc obligé de tenter une nouvelle fois d’expliquer ce sur quoi portait vraiment le
débat.
39. M. Schrijver pose quatre questions qu’il veut rhétoriques, en demandant chaque fois si
les faits qu’il relève sont effectivement sans «la moindre pertinence», comme l’Indonésie l’a
expliqué dans sa réplique et comme je l’ai confirmé lundi. La réponse à chacune de ses
quatre questions est oui. Ces faits sont sans intérêt pour notre argumentation, qui porte sur la
nature de la ligne établie par la convention de 1891 dans la région située à l’est de l’île de Sebatik
au-delà de sa mer territoriale et qui est, selon l’Indonésie, une ligne d’attribution. Je reprends mon
explication.
40. La première question de M. Schrijver porte sur ce qui a déclenché le débat interne
néerlandais. Je viens d’y répondre. La raison du débat n’est pas celle qu’il indique.
41. Sa deuxième question est de savoir s’il est sans la moindre pertinence qu’en 1922, le
commandant de la marine des Indes orientales néerlandaises ait préféré une ligne perpendiculaire à
la continuation de la frontière terrestre. Oui, cela est sans pertinence au regard de notre
argumentation. Deux solutions se présentaient et l’amiral préféra à juste titre celle-là
æ c’est-à-dire l’application de la règle générale de droit international, dont l’effet est de garantir
que l’espace maritime devant la côte d’un Etat soit soumis à la souveraineté de cet Etat. Cette
manière de délimiter la mer territoriale laissait intacte plus au large la ligne fixée par la convention,
en tant que ligne d’attribution. Cela peut être déduit du fait qu’aucun des responsables néerlandais
qui prirent part au débat interne ne mit en cause les actes du commandant du Lynx s’agissant de
Sipadan, Ligitan et Si Amil, alors qu’ils avaient tous reçu un exemplaire de son rapport. L’amiral
avait néanmoins donné par prudence pour instruction au Lynx de rester au sud de la ligne prévue
par la convention dans la baie de Cowie parce qu’il n’était pas sûr que les Britanniques
- 37 -
accepteraient la ligne perpendiculaire comme étant la frontière. C’est précisément pour cette raison
qu’il engagea le débat sur cette question. Il voulait que la situation soit claire pour les navires qui
patrouilleraient à l’avenir dans les parages de la baie de Cowie et pour maintenir la neutralité si
nécessaire.
42. Sa troisième question, que je reformule, est de savoir s’il n’est pas curieux qu’aucune des
personnes qui avaient participé au débat dans les années vingt n’ait fait allusion à l’existence de la
ligne d’attribution. Bien sûr que non, ce n’est pas curieux. Le débat portait sur la délimitation de
la mer territoriale au large de l’île de Sebatik dans la baie de Cowie : les archives le montrent
clairement et le croquis que nous avons vu le confirme. Il ne visait aucune des îles extérieures
au-delà de la mer territoriale.
43. La quatrième question concerne une observation faite par le résident de la division
méridionale et orientale de Bornéo, en poste à Banjermasin, dans la lettre qu’il adressait au
gouverneur général à ce sujet. Cette observation, selon laquelle il n’y a pas d’île au-delà de
Sebatik, faite par une personne qui se trouvait à plus de 900 kilomètres au sud de Sebatik, montre
seulement une fois encore qu’il n’y avait pas d’île assez proche de la côte orientale de Sebatik pour
être prise en considération dans la délimitation de la mer territoriale avec le Nord-Bornéo
britannique.
44. Nous connaissons le résultat. La ligne perpendiculaire fut considérée comme la ligne
adéquate mais la question ne fut pas estimée suffisamment importante pour faire l’objet d’une
discussion avec les Britanniques. Point. Le débat interne néerlandais est sans pertinence à l’égard
du titre sur Sipadan et Ligitan.
45. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, ceci m’amène à la fin de mon
exposé du second tour. Je vous remercie à nouveau de votre patience et de votre attention et vous
prie de bien vouloir, Monsieur le président, appeler M. Bundy à la barre pour poursuivre les
exposés de l’Indonésie.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Soons, et je donne maintenant la parole à
M. Rodman R. Bundy.
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M. BUNDY : Merci, Monsieur le président.
REFUTATION DE L’ARGUMENTATION DE LA MALAISIE RELATIVE A LA CHAINE
DE SUCCESSION DU TITRE
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour. A ce stade de la réfutation
engagée par l’Indonésie, il convient de revenir sur la chaîne de succession du titre invoquée par la
Malaisie à l’appui de ses prétentions sur Sipadan et Ligitan. Telle est la tâche à laquelle je
m’attellerai dans cette seconde partie de la matinée et, ce faisant, je répondrai essentiellement aux
arguments développés jeudi et vendredi derniers par M. Crawford.
2. Une fois de plus, une observation liminaire s’impose. Il incombe à la Malaisie, pour
convaincre la Cour, de prouver que quatre entités distinctes — le sultan de Sulu, l’Espagne, les
Etats-Unis et la Grande-Bretagne — possédaient chacune un titre valide sur l’une et l’autre des îles
pendant la période correspondante. J’ai écouté avec une grande attention les arguments développés
par la Malaise au sujet de chacune de ces entités la semaine dernière, et il m’apparaît que nos
contradicteurs ne sont aujourd’hui pas plus avancés à cet égard que voici une huitaine de jours. Et
ce, pour une raison bien simple : il n’y a aucun élément de preuve qui vienne renforcer l’un ou
l’autre des maillons de la thèse malaisienne.
A. La Malaisie n’a pas démontré que le sultan de Sulu possédait un titre sur les îles
3. Je commencerai par le sultan de Sulu. Le conseil a manifestement estimé que j’étais
malvenu à me référer à la note diplomatique du 5 avril 2001, par laquelle les Philippines ont
expressément assuré n’avoir aucun intérêt territorial relativement aux îles de Sipadan ou de Ligitan
(CR 2002/30, p. 55). Or, la pertinence de cette note ne saurait faire de doute. La question n’est pas
de savoir si la revendication des Philippines à l’égard d’une partie du Sabah est «plausible» ou non.
Ce n’est pas là un point que la Cour est appelée à trancher. Ce qui importe, c’est que les
Philippines ont indiqué très clairement qu’elles maintenaient leur revendication sur l’ensemble des
territoires sur lesquels elles estiment avoir un titre historique, mais ont été tout aussi explicites sur
le fait qu’elles ne revendiquaient pas Sipadan et Ligitan et, partant, qu’à leur sens ni l’une ni l’autre
de ces deux îles ne relevaient des domaines du sultan de Sulu. En eût-il été autrement, les
Philippines les auraient revendiquées. Dans la mesure où il incombe notamment à la Cour de
- 39 -
décider si Sipadan ou Ligitan étaient comprises dans les possessions du sultan de Sulu, l’opinion
des Philippines à ce sujet a son importance, particulièrement à la lumière de leur relation unique en
qualité de successeur du sultan.
4. Le conseil aurait préféré que je me réfère à ce qu’il a appelé «les documents datant de la
période en question». Ce que j’aurais fait, Monsieur le président, s’il y avait eu matière à s’y
référer. Mais il n’en est rien. Permettez-moi de revenir sur les cinq documents ainsi qualifiés cités
par le conseil la semaine dernière (CR 2002/30, p. 52-53).
1) Commençons par la description rédigée par Hunt, en 1837. Sa date même n’est pas sans
soulever des interrogations s’agissant d’un document censé relever de la période en question.
Ce texte a été publié cinquante-quatre ans avant la signature de la convention de 1891. Sur les
trente pages très denses que compte cet article consacré à Sulu, le conseil tire argument de
douze mots seulement æ parce qu’il n y en a pas plus qui servent sa cause. Au sujet de la côte
de la baie de Giong æ et la rivière Giong se trouve au fond de la baie de Darvel, au nord de la
région qui nous intéresse ici æ, au sujet, donc, de cette région, Hunt écrit : «Les chevreuils
abondent à Pulo Giya, au large de cette section de la côte, et il en est de même pour les tortues
vertes à Separan» (MM, annexe 34, p. 56). Et c’est tout. Outre l’orthographe erronée du nom
de l’île, et sa localisation non moins erronée dans la baie de Darvel, ces malheureux
douze mots ne sauraient prouver de manière décisive la souveraineté de Sulu sur Sipadan
et Ligitan.
2) Viennent ensuite les «notes sur Bornéo» rédigées par le fonctionnaire néerlandais von Dewall
en 1855 (RI, annexe 1). Ni Sipadan ni Ligitan n’y sont mentionnées. En revanche, ce
document indique sans équivoque que le point le plus septentrional de la frontière néerlandaise
sur la côte orientale du Nord-Bornéo est à 4o
21’ de latitude nord. Von Dewall formule
également une observation intéressante, à savoir que cette côte était placée sous l’autorité du
sultan de Sulu «en théorie seulement».
3) Le conseil fait valoir que de prétendus «agents» du sultan exercèrent l’autorité sur l’île
d’Omadal. Mais si l’on se reporte au document cité à l’appui de cette proposition, on n’y
découvre, une fois de plus, aucune mention de Sipadan ou de Ligitan (MM, annexe 76).
- 40 -
4) A également été invoquée la carte néerlandaise de 1870, élaborée à titre privé et dénuée de
caractère officiel (MM, atlas, carte no
3). Une carte des plus imprécises, puisque les données
géographiques qui y sont figurées pourraient difficilement l’être avec moins d’exactitude. Et
dont, au demeurant, il ne ressort pas avec certitude que les îles relèvent de Sulu.
5) Le conseil soutient que le Gouvernement néerlandais, en réponse à des questions soulevées au
Parlement, avait affirmé n’avoir «jamais contesté l’autorité de l’Espagne sur les dépendances
de Sulu dans la partie nord-est de l’île» de Bornéo. Outre qu’une fois de plus, il n’est fait
aucune mention d’une souveraineté exercée par Sulu sur Sipadan ou Ligitan, ce qu’englobait la
«partie nord-est» de Bornéo est extrêmement vague (MM, annexe 51). Comme l’a démontré
l’Indonésie, et comme l’a encore rappelé sir Arthur ce matin, il ressort du contexte dans lequel
s’inscrivait la convention de 1891 que celle-ci était précisément destinée à remédier une fois
pour toutes aux incertitudes et aux chevauchements qui caractérisaient les prétentions dans la
région.
5. Peut-on réellement affirmer que ces cinq éléments mis en avant par le conseil établissent
l’existence d’une souveraineté du sultan de Sulu sur Ligitan ou Sipadan ? L’on comprend mieux,
je crois, pourquoi les Philippines n’ont pas estimé pouvoir, en se fondant sur les domaines
historiques du sultan, revendiquer l’une ou l’autre.
B. La Malaisie reconnaît la parfaite indifférence de l’Espagne à l’égard des îles
6. J'en viens maintenant à la position de l’Espagne. La Cour se souviendra que j’ai relevé, au
cours du premier tour de plaidoiries, que la Malaisie elle-même avait, en de nombreuses occasions,
admis dans ses écritures que l’Espagne n’avait ni intérêts ni revendications en ce qui concerne les
îles aussi méridionales que Sipadan ou Ligitan (CR 2002/28, p. 48-49). Au reste, en 1903, un
représentant du Nord-Bornéo britannique alla jusqu’à écrire au gouverneur de la région que les
«Espagnols [n'avaient] jamais revendiqué ni exercé aucun droit souverain» sur les îles (MM,
annexe 57).
7. La Malaisie n’a nullement tenté, la semaine dernière, de nier ces faits. Et même, le
conseil les a reconnus :«l’Espagne n’a rien fait» — tels ont été ses mots (CR 2002/31, p. 42). Et
malgré cela, la Malaisie voudrait que la Cour conclue que la souveraineté espagnole sur Sipadan et
- 41 -
Ligitan avaient été fermement établie au cours des vingt-deux dernières années du XIXe
siècle. A
l’époque l’Espagne aurait certainement été surprise d’apprendre que des zones aussi étendues,
qu’elle n’avait jamais revendiquées ni occupées et sur lesquelles elle n’avait jamais exercé la
moindre autorité, étaient sous sa souveraineté. Reste que la thèse selon laquelle l’Espagne détenait
un titre sur ces îles est un élément indispensable de l’argumentation de la Malaisie et de la chaîne
de titres qu’elle invoque. Car, à défaut de titre espagnol, celui de la Malaisie tombe. Comme l’a
exposé M. Huber dans l’affaire de l’Ile de Palmas : «Il est évident que l’Espagne ne pouvait
transférer plus de droits qu’elle n’en possédait elle-même.» (Nations Unies, Recueil des sentences
arbitrales, 1928, vol. II, p. 842.)
8. Le conseil cherche à remédier à cette lacune en excipant du protocole de 1885. Par cet
instrument, argue-t-il, la Grande-Bretagne reconnaissait la souveraineté espagnole sur l’ensemble
des îles situées à plus de 9 milles nautiques de la côte jusqu’à la rivière Sibuko (CR 2002/30,
p. 57). Mais c’est là mal interpréter le texte du protocole de 1885, et c’est aussi méconnaître
qu’aux yeux des Pays-Bas, le territoire de Sulu ne s’étendait pas, au sud, jusqu’à la rivière Sibuko.
En 1885, M. Soons l’a expliqué, les Néerlandais s’étaient déjà installés au nord jusqu’à
Batoe Tinagat et avaient envoyé des troupes armées sur l’île de Mabul (voir également le
CR 2002/27, p. 47-48). Au surplus, les Pays-Bas n’étant pas partie au protocole de 1885, ils
n’étaient de toute façon pas liés par celui-ci.
9. Aux termes de l’article I du protocole æ un article que M. Crawford n’a pas pris la peine
de citer æ, la Grande-Bretagne ne reconnaissait la souveraineté de l’Espagne que sur les points de
l’archipel de Sulu effectivement occupés, ou non encore occupés, par l’Espagne. Dans le second
cas de figure, l’article IV du protocole faisait obligation à l’Espagne d’informer la Grande-Bretagne
chaque fois qu’elle occuperait effectivement un point. Nous avons entendu M. Crawford affirmer
que l’Espagne n’avait rien fait, qu’elle était totalement inactive dans la région. L’Espagne
n’occupait pas les îles litigieuses en 1885, et aucune occupation espagnole ne fut notifiée
ultérieurement, à quelque moment que ce soit, à la Grande-Bretagne ou à l’Allemagne æ les deux
autres parties au protocole de 1885. Par conséquent, il n’était reconnu aucune souveraineté
espagnole sur les îles s’étendant jusqu’à la rivière Sibuko aux termes des seules dispositions du
protocole de 1885.
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10. En outre, c’est un fait que le protocole lui-même ne mentionne pas la rivière Sibuko. Il
se contente de reprendre les termes des capitulations de 1836, selon lesquelles l’archipel de Sulu
s’étendait de l’extrémité occidentale de Mindanao à l’île de Palawan æ située loin au nord æ et à
Bornéo. Mais il n’apportait aucune indication sur la limite méridionale de l’archipel.
11. Ce problème æ la limite méridionale dans le protocole de 1885 æ fut expressément
évoqué dans une lettre adressée à l’ambassadeur britannique à Washington par le secrétaire d’Etat
des Etats-Unis en 1904. Le secrétaire d’Etat y relevait : «[L]es protocoles sont muets sur les points
de la côte du Nord-Bornéo où commence et se termine la ligne des 3 lieues.» (MM, annexe 65.) Il
convient à cet égard de rappeler que l’encyclopédie universelle illustrée d’Espagne de 1927
æ présentée par l’Indonésie dans ses écritures æ situait la limite méridionale de l’archipel de Sulu
à 4º 40" de latitude nord, c’est-à-dire la latitude de l’île de Sibutu (MI, annexe 124). Et il convient
aussi de rappeler que le secrétaire d’Etat américain avait en octobre 1903 exprimé l’opinion que
l’île de Sibutu représentait la limite des possessions espagnoles dans la région (MI, annexe 104).
12. L’opinion que se faisaient l’Espagne et les Etats-Unis sur les limites des possessions
espagnoles dans la région est aussi attestée par l’étendue du territoire que l’Espagne céda aux
Etats-Unis en vertu des traités de 1898 et de 1900. Entre ici en jeu le troisième maillon de la
chaîne de titres invoquée par la Malaisie, sur lequel je vais à présent me pencher.
C. Les Etats-Unis n’ont pas hérité Sipadan ou Ligitan de l’Espagne
1. Le traité de 1900
13. Il ressort du premier tour de plaidoiries de la Malaisie que celle-ci est visiblement mal à
l’aise s’agissant du rôle que joue en l’espèce le traité de 1900.
14. L’éminent agent de la Malaisie déclare que : «[l]a souveraineté sur le groupe de Ligitan
découle de traités conclus entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis en 1907 et 1930», et poursuit
ainsi : «Ces deux traités étaient fondés sur un traité essentiel conclu plus tôt  le protocole de
Madrid, signé avec l’Espagne en 1885.» (CR 2002/30, p. 14-15.) Etonnamment, il ne fait aucune
allusion au traité de 1900.
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15. Sir Elihu lui emboîte le pas. A propos de la chaîne de succession du titre alléguée par la
Malaisie, il évoque lui aussi le protocole de 1885, l’échange de notes de 1907 et la convention
anglo-américaine de 1930. Une fois de plus, le traité de 1900 brille par son absence (CR 2002/30,
p. 34-35).
16. M. Crawford s’est montré de même très expéditif à l’égard du traité de 1900. Jeudi
après-midi, il a abordé la question du processus au terme duquel la Malaisie aurait acquis un titre
sur les îles en évoquant une série de transactions effectuées entre 1885 et 1930. Et quelles étaient
ces transactions ? Selon M. Crawford :
«Le protocole tripartite de 1885 entre la Grande-Bretagne, l’Allemagne et
l’Espagne, parfois appelé «protocole de Madrid», l’échange de notes anglo-américain
de 1907 et la convention de délimitation anglo-américaine de 1930.» (CR 2002/30,
p. 49.)
17. Monsieur le président, le traité de 1900 se trouverait-il affecté de quelque tare ? Se
pourrait-il que ce soit par pure inadvertance qu’il ait été si singulièrement omis de ces
trois plaidoiries ? La Malaisie semble l’éviter comme la peste.
18. Soyons honnête, M. Crawford s’est finalement résolu à lui consacrer quelques mots
vendredi. Mais il n’a rien à opposer au fait que le traité dispose expressément qu’il vise plus
particulièrement les îles de Cagayan Sulu et de Sibutu et leurs dépendances (CR 2002/31,
p. 44-45). Pas plus qu’il ne tient compte de l’opinion formulée par le secrétaire d’Etat des
Etats-Unis dans sa lettre du 23 octobre 1903 dans les termes suivants : «La mention expresse de
l’île de Sibutu dans le traité du 7 novembre 1900 devait peut-être s’entendre comme d’une
exception constituant une limite aux prétentions territoriales espagnoles au sud-ouest du groupe
des Sulu.»
19. Comme je l’ai montré lors du premier tour de plaidoiries, la position constamment
maintenue par les Etats-Unis après le 23 octobre 1903 était que l’île de Sibutu se trouvait à
l’extrémité sud-ouest du groupe des Philippines que les Etats-Unis avaient revendiqué sur la base
des possessions qu’ils avaient héritées de l’Espagne. Aucune revendication ne fut jamais formulée
par la suite sur des îles situées au sud de Sibutu, dont Sipadan et Ligitan.
- 44 -
20. Outre ces considérations, une carte officielle élaborée par les Etats-Unis, et produite par
eux au cours de la procédure relative à l’affaire de l’Ile de Palmas, vient étayer la thèse de
l’Indonésie. Elle figure dans l’atlas de l’Indonésie sous le numéro 8, et dans le dossier d’audience
sous l’onglet 9. [Projection de la carte 8 de l’atlas indonésien.]
21. Cette carte décrit l’étendue des possessions que les Etats-Unis estimaient avoir héritées
de l’Espagne aux termes des traités de 1898 et de 1900. Vous constaterez que les deux encadrés
tracés autour de Sibutu et de Cagayan Sulu et leurs dépendances représentent les îles qui n’étaient
pas visées par le traité de 1898, mais étaient couvertes par celui de 1900. Vous noterez au passage,
Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, que les Etats-Unis n’entretenaient
nullement l’illusion d’avoir acquis la moindre île au sud de Sibutu. [Agrandissement de la carte à
l’écran.] C’est ce qui ressort de l’agrandissement, également inclus dans vos dossiers. L’île de
Sipadan se trouve bien au sud-ouest des îles revendiquées par les Etats-Unis.
22. Il convient de souligner que cette carte fut soumise par les Etats-Unis au cours de la
procédure d’arbitrage les opposant aux Pays-Bas, de sorte que ces derniers étaient en droit de
considérer qu’elle donnait une description exacte des prétentions des Etats-Unis susceptibles
d’affecter leurs propres intérêts. Du fait que les Etats-Unis la présentaient, les Pays-Bas ont
probablement conclu qu’ils ne revendiquaient pas Sipadan ou Ligitan.
23. En réalité, le fait est que lorsqu’ils avaient conclu le traité de paix de 1898, les Etats-Unis
et l’Espagne avaient, par mégarde, négligé de faire figurer Sibutu ou Cagayan Sulu parmi les
possessions cédées par l’Espagne. Et le but du traité de 1900 était précisément de remédier à cet
oubli. Lequel, au demeurant, se révéla coûteux pour les Etats-Unis. Comme l’indique le traité
de 1900 lui-même, ceux-ci durent verser à l’Espagne 100 000 dollars en contrepartie de sa
renonciation à ces deux îles en 1900.
24. Les écritures des Parties en l’affaire de l’Ile de Palmas sont conservées à un étage d’ici,
dans les archives de la Cour permanente d’arbitrage. Il suffit de consulter les conclusions des
Etats-Unis dans cette affaire, ce que la Malaisie affirme avoir fait dans ses écritures (CMM,
par. 5.13), pour conclure sans équivoque que les îles de Sibutu et de Cagayan Sulu étaient seules
- 45 -
visées par le traité de 1900. Au reste, la sentence rendue dans cette affaire l’indique clairement,
dans un passage qui vient juste après la phrase où M. Huber déclare que l’Espagne ne pouvait
transférer plus de droits qu’elle n’en possédait elle-même :
«Ce principe de droit [à savoir que l’Espagne ne pouvait transférer plus de
droits qu’elle n’en possédait elle-même] est expressément reconnu dans une lettre en
date du 7 avril 1900, adressée par le secrétaire d’Etat des Etats-Unis au ministre
d’Espagne à Washington, et relative à une divergence de vues qui s’était élevée sur la
question de savoir si deux îles réclamées par l’Espagne comme territoire espagnol et
situées juste en dehors des limites fixées par le traité de Paris [le traité de 1898]
devaient être considérées comme comprises dans la cession, ou si elles devaient en
être exclues.» (Affaire de l’Ile de Palmas, Nations Unies, Recueil des sentences
arbitrales, vol. II, p. 242.)
25. Les deux îles auxquelles faisait référence M. Huber étaient Sibutu et Cagayan Sulu.
26. Par la suite, au cours des négociations avec la Grande-Bretagne qui se concluraient par la
convention de 1930, les Etats-Unis revendiqueraient également les îles Turtle et les îles Mangsee,
situées bien plus au nord au large de la côte de Bornéo. Mais à l’égard des Pays-Bas et de la
Grande-Bretagne, les Etats-Unis ne revendiquèrent aucune île située au sud de Sibutu.
27. «Où étaient les Hollandais ?», demande le conseil de la Malaisie au sujet du traité
de 1900. A quoi, il s’empresse, fort heureusement, de répondre : «Ils n’étaient pas concernés.»
(CR 2002/31, p. 45.) Une affirmation, Monsieur le président, tout à fait exacte. Pourquoi
l’auraient-ils été ? Le traité de 1900 concernait des îles situées nettement au nord du
parallèle 4o
10’.
28. Toute équivoque sur cette question est également levée dès lors que l’on consulte la
correspondance échangée à l’époque entre l’ambassadeur néerlandais à Madrid, qui suivait de très
près l’évolution de la situation entre l’Espagne et les Etats-Unis, et le ministre néerlandais des
affaires étrangères. (Voir CMI, annexes 28 et 29.) Le 3 mars 1900, l’ambassadeur des Pays-Bas
en Espagne informait La Haye que Sibutu et Cagayan Sulu figuraient toutes deux hors du champ
d’application du traité de 1898. Toutefois, concluait-il, «[ce] territoire n’est pas situé à proximité
immédiate des possessions des Indes néerlandaises, mais entre le Nord-Bornéo britannique et les
Philippines». (Annexe 28.) Une affirmation à laquelle souscrivit le ministre néerlandais des
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affaires étrangères, qui répondit : «A la lecture de la[dite] missive, il m’apparaît clairement que les
Etats-Unis n’ont pas encore abandonné leurs revendications fantaisistes sur ces îles [Sibutu et
Cagayan Sulu] et que celles-ci ne sont pas situées à proximité de nos colonies.» (Annexe 29.)
2. Les événements de 1903
29. J’en viens maintenant aux événements de 1903. A cet égard, la Malaisie s’est vue
obligée de limiter hâtivement les dégâts après que deux des principaux éléments de preuve
présentés à l’appui de sa thèse eurent été complètement discrédités : la mission du
lieutenant Boughter sur le Quiros, et la carte provisoire publiée par le service hydrographique des
Etats-Unis au cours de l’été 1903.
30. Tout d’abord, concernant le voyage du Quiros, M. Crawford a insisté sur le fait que les
Etats-Unis n’avaient pas désavoué le lieutenant Boughter (CR 2002/31, p. 44). Or, les éléments
disponibles æ que le conseil n’a pas jugés nécessaire de citer æ ne corroborent aucunement cette
affirmation. En réalité, le 2 mars 1904, le secrétaire d’Etat américain écrivit au secrétaire d’Etat à
la marine pour lui suggérer d’ordonner à ses officiers «de s’abstenir … de toute affirmation de [la]
souveraineté [américaine]» (MI, annexe 106). Et c’est ainsi que neuf jours plus tard, le
11 mars 1904, le secrétaire d’Etat à la marine demanda au supérieur du lieutenant Boughter, le
commandant de la flotte américaine dans le Pacifique, de s’abstenir de toute affirmation de
souveraineté (MI, annexe 107). On voit mal comment cet échange de correspondance pourrait
exprimer une adhésion aux revendications du lieutenant Boughter.
31. Le conseil de la Malaisie a également insisté sur le fait que les Etats-Unis avaient bien
formulé des revendications sur les îles situées au sud-ouest de Sibutu et qu’ils avaient
effectivement négocié ces revendications (CR 2002/31, p. 44). Mais que reste-t-il donc de ces
revendications, ou des négociations relatives à Sipadan et Ligitan ? On n’en trouve aucune trace
dans la documentation utilisée pendant les négociations de l’échange de notes de 1907, ni dans les
comptes rendus des débats qui débouchèrent sur la conclusion de la convention de 1930. Si la
Malaisie est en mesure de nous démontrer qu’il y eut ne serait-ce qu’une occasion où les Etats-Unis
revendiquèrent la souveraineté sur Sipadan ou Ligitan après la lettre du 23 octobre 1903 du
secrétaire d’Etat, qu’elle le fasse mercredi, parce qu’elle ne l’a pas encore fait jusqu’à présent. Peu
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importe que les Britanniques s’estimassent ou non en droit de réclamer le titre sur des îles situées à
plus de 9 milles des côtes de Bornéo : les Etats-Unis, eux, n’ont formulé aucune revendication de
ce genre.
32. Le deuxième élément sur lequel la Malaisie fondait principalement sa demande est la
carte no
2117 du service hydrographique des Etats-Unis. Je dois dire que j’ai été stupéfait lorsque
M. Crawford, lors de son exposé cartographique vendredi après-midi, nous a de nouveau présenté
la version de cette carte sur laquelle la ligne frontière est tracée autour de Sipadan et de Ligitan, en
se plaignant de ce que l’Indonésie ne lui reconnaissait aucune pertinence [CR 2002/32, p. 39,
par. 62 (Crawford)].
33. Or, Monsieur le président, cette carte est bel et bien dépourvue de pertinence. C’est la
carte dont parlait le secrétaire d’Etat, en octobre 1903, lorsqu’il donna l’ordre bien précis de
supprimer la ligne frontière; et cette carte fut rapidement remplacée par une nouvelle édition sur
laquelle ne figurait aucune ligne frontière. [Projection de la seconde édition de la carte.] Voici la
seconde édition, celle que le conseil de la Malaisie aurait dû vous montrer.
34. M. Crawford a également affirmé que si les Etats-Unis n’avaient pas diffusé la version
provisoire de cette carte, c’était uniquement parce que la Grande-Bretagne insistait pour qu’un
accord quelconque soit conclu et que les Américains avaient accueilli favorablement cette
proposition (CR 2002/31, p. 49). C’est inexact. Il ressort du dossier, sans doute possible, que des
instructions en vue de supprimer la ligne frontière sur la carte 2117 furent données le
25 novembre 1903, soit juste un mois après la lettre du secrétaire d’Etat. Vous pouvez le constater
sur la liste des accusés de réception qui se trouve sous l’onglet 10 de votre dossier d’audience (RI,
annexe 5). Dans le dernier de ces accusés de réception, en date du 25 novembre, il est demandé au
service hydrographique de supprimer la ligne frontière. Or, à cette date æ le 25 novembre 1903 æ
les Britanniques n’avaient encore jamais proposé de négociations aux Etats-Unis. Autrement dit,
les Etats-Unis ont publié de leur propre initiative une nouvelle version, définitive, de la carte 2117.
Non pas à cause des Britanniques, mais parce que le secrétaire d’Etat estimait que la ligne frontière
tracée sur la version provisoire ne pouvait être conservée (la seconde version de la carte figure sous
la cote 8 dans la réplique de l’Indonésie, p. 116).
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35. Ce qui me conduit à vous parler de la carte n° 529, publiée ultérieurement par le service
hydrographique américain pour illustrer les revendications des Etats-Unis dans la région. [Projeter
la carte 9 de la réplique de l’Indonésie.] Voici cette carte à l’écran. Le conseil de la Malaisie a
refusé d’en parler, si ce n’est pour dire qu’elle avait probablement été élaborée dans les
années 1920 en prévision de la convention de 1930. Il a reproché à l’Indonésie de n’avoir pas
fourni le document complet ni indiqué sa source (CR 2002/31, p. 44).
36. C’est bien le document complet que vous avez devant vous (carte no 9 de la réplique de
l’Indonésie). Vous pouvez voir en outre qu’il porte un tampon de la bibliothèque du congrès, avec
la date de 1926. La carte était conservée non seulement dans cette bibliothèque, mais également
aux archives nationales des Etats-Unis.
37. Que peut-on donc reprocher à cette carte hormis que la Malaisie n’aime pas la façon dont
elle décrit les limites de la juridiction américaine aux Philippines ? En haut de la carte est
mentionné le mémorandum rédigé le 8 août 1930 par le responsable du service hydrographique, un
document que la Malaisie elle-même a joint à ses pièces écrites, et que M. Crawford a cité la
semaine dernière (MM, annexe 62). Cette carte parle d’elle-même. Les Etats-Unis considéraient
que les limites de leurs possessions dans les Philippines ne s’étendaient pas, au sud, au-delà de l’île
de Sibutu. La ligne rouge sur la carte illustre cette position. Et cette carte ne fait que confirmer la
position que les Etats-Unis avaient déjà exprimée dans la lettre du secrétaire d’Etat datée du
23 octobre 1903. Elle réduit à néant l’argument de la Malaisie selon lequel les Etats-Unis auraient
revendiqué Sipadan ou Ligitan, ou possédé un titre quelconque sur ces îles.
3. L’échange de notes de 1907
38. Passons à présent à l’échange de notes de 1907 entre les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne. Le conseil de la Malaisie a reconnu qu’à l’époque, les Etats-Unis s’intéressaient
surtout aux îles Turtle, situées bien plus au nord (CR 2002/31, p. 43). Cependant, malgré cette
concession, le conseil a affirmé que les revendications des Etats-Unis s’étendaient jusqu’à 4º de
latitude nord, et portaient sur la totalité des îles situées à l’ouest de la ligne dite de Durand qui est
citée dans l’échange de notes.
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39. Là encore, j’affirme que cette hypothèse se fonde sur une interprétation erronée de
l’échange de notes de 1907. Celui-ci ne mentionne aucune revendication des Etats-Unis, que ce
soit jusqu’à 4º de latitude nord ou ailleurs. Il vise à geler la question de la frontière dans sa totalité
jusqu’à ce qu’un traité ait pu être négocié, et il précise aussi expressément que les privilèges
d’administration de la BNBC sur les îles situées à l’ouest de la ligne n’emportent aucun droit
territorial.
40. En outre, il ressort clairement de la documentation des Etats-Unis et de la
Grande-Bretagne que j’ai passée en revue la semaine dernière que les îles objet de l’échange de
notes de 1907 étaient les îles Turtle et Mangsee (CR 2002/29, p. 13-14). La Malaisie n’a pas
répondu sur ce point.
4. La convention anglo-américaine de 1930
41. Monsieur le président, cela m’amène maintenant au maillon final de la chaîne invoquée
par la Malaisie, à savoir la convention anglo-américaine de 1930. Le conseil de la Malaisie a
reconnu que les îles Turtle et Mangsee étaient bien concernées par cette convention. Il a même
admis que «certes, les Etats-Unis [n’avaient] manifesté aucun intérêt en ce qui concerne les îles
situées plus au sud, qui, de leur point de vue, étaient très mineures» (CR 2002/31, p. 52). Ce qu’il
ne nous a pas expliqué, c’est pourquoi les formations les plus méridionales auraient été jugées plus
mineures que des formations comme les îles Mangsee, elles-mêmes minuscules.
42. Sans autre explication, le conseil a ensuite affirmé, sans avancer la moindre preuve, que
si les Etats-Unis avaient cédé à la Grande-Bretagne ces îles situées le plus au sud æ y compris,
probablement, Sipadan et Ligitan æ c’était parce que les Etats, et notamment les Etats-Unis,
avaient tendance à penser qu’il est préférable de recevoir que de donner.
43. Voilà assurément une affirmation extraordinaire. On peut chercher en vain dans les
échanges diplomatiques anglo-américains la moindre mention donnant à penser que les Etats-Unis
avaient sur Sipadan et Ligitan une revendication qu’ils étaient prêts à abandonner au bénéfice de la
Grande-Bretagne.
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44. Manifestement, la Malaisie pense que les Etats-Unis, par simple inadvertance ou manque
d’intérêt, ont donné Sipadan et Ligitan et d’autres îles à la Grande-Bretagne. D’après
M. Crawford, les Parties n’ont pas parlé de contrepartie pendant les négociations parce que cela
aurait compliqué davantage la conclusion de la convention de 1930 (CR 2002/31, p. 52). Outre que
mon distingué adversaire a, une fois de plus, omis de produire la moindre preuve à l’appui de cette
affirmation, il est bon de rappeler ici la célèbre remarque de l’éminent juriste brésilien,
Gilberto Amado, qui a fait observer un jour que «les Etats ne sont pas des enfants».
45. On ne peut présumer qu’un Etat a cédé un territoire sans disposer de preuves irréfutables
dans ce sens. Et à plus forte raison lorsque cet Etat, en l’occurrence les Etats-Unis, subissait,
comme je l’ai dit la semaine dernière, des pressions intenses à la fois de son Sénat et du
Gouvernement des Philippines, qui lui enjoignaient de ne rien céder (CR 2002/29, p. 16). La
Malaisie a du pain sur la planche si elle veut prouver que les Etats-Unis avaient l’intention de céder
un quelconque territoire. Or, elle n’a même pas apporté ne serait-ce qu’un commencement de
preuve.
46. Non, Monsieur le président, il n’y a pas eu la moindre cession de la part des Etats-Unis,
ni aucune contrepartie sous forme d’échange d’îles. Les îles situées au sud de Sibutu n’ont pas été
évoquées lors des négociations qui ont débouché sur la convention, ni dans la convention
elle-même, pour la simple raison qu’elles n’étaient pas concernées. Les Etats-Unis n’avaient
aucune revendication dans cette zone.
47. M. Crawford a beaucoup insisté sur le fait que la convention de 1930 avait été rendue
publique, de même que les cartes. Et il a demandé une fois de plus : «où étaient les Hollandais» ?
(CR 2002/31, p. 53.)
48. Puisque le conseil de la Malaisie n’a toujours pas répondu à cette question, je vais le faire
moi-même. En fait, il y a deux réponses. La première est que la convention de 1930 n’était en
aucun cas contraignante pour les Pays-Bas. Ainsi que je l’ai dit la semaine dernière, elle était pour
eux res inter alios acta. Ce détail semble avoir été ignoré par nos adversaires. Pourtant, l’arbitre
unique en l’affaire de l’Ile de Palmas, Max Huber, a catégoriquement affirmé qu’il «est évident
que, quelle que puisse être la juste interprétation d’un traité, celui-ci ne peut être interprété comme
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disposant des droits d’Etats tiers indépendants». (Arbitrage relatif à l’Ile de Palmas, Recueil des
sentences arbitrales, Nations unies, vol. 2, p. 842 [traduction française : Ch. Rousseau, Revue
générale de droit international public, t. XLII, 1935, p. 180].)
49 La seconde réponse que j’opposerai au conseil de la Malaisie est tout aussi évidente. Elle
concerne le fait que les intérêts néerlandais n’étaient tout simplement pas menacés par la
convention de 1930.
50. Vous vous souviendrez, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, que
quatre ans avant la conclusion de la convention de 1930, les Pays-Bas étaient engagés dans une
procédure arbitrale avec les Etats-Unis à propos de l’île de Palmas. On nous a beaucoup parlé de
cette affaire la semaine dernière, et à juste titre puisqu’elle concerne globalement la même région.
Au cours de cette procédure, les Etats-Unis apportèrent des éléments de preuve démontrant quelles
étaient, à leur avis, les limites des possessions néerlandaises dans la région.
51. [Projeter la carte no
7 de l’atlas de l’Indonésie.] L’une des cartes que les Etats-Unis
firent alors valoir particulièrement était une carte de 1897, autrement dit, publiée tout juste six ans
après la signature de la convention de 1891 (MI, carte 7 de l’atlas). Voici cette carte à l’écran, elle
se trouve aussi sous l’onglet 11 de votre dossier d’audience. Je dois préciser qu’il ne s’agit pas de
la carte «long courrier» de M. Crawford, mais d’une autre carte à plus petite échelle, présentée par
les Etats-Unis lors de leurs plaidoiries contre les Pays-Bas.
52. Les Etats-Unis se donnèrent beaucoup de mal pour convaincre le juge Huber que cette
carte faisait foi. Plutôt que de vous expliquer ce que cette carte est censée traduire, laissez-moi
plutôt vous rapporter ce que le Gouvernement américain en disait. Souvenez-vous que c’était au
cours de la procédure arbitrale Etat contre Etat qui opposa les Etats-Unis aux Pays-Bas. Les
Etats-Unis décrivirent cette carte comme suit :
«La carte reproduite illustre la souveraineté à la fois par des couleurs et par des
frontières conventionnelles en mer. Les îles Philippines sont en vert et indiquées
comme étant «espagnoles». Les Indes orientales néerlandaises sont en marron clair.
Les possessions britanniques et portugaises sont, respectivement, en rose et en marron
foncé.» [Traduction du Greffe.]
53. [Projeter la partie agrandie de la carte.] Si nous agrandissons maintenant la zone qui
nous intéresse, la Cour peut voir la frontière entre les possessions espagnoles et britanniques à l’est
du Nord-Bornéo britannique. Dans le mémoire qu’ils soumirent pour cette affaire de l’Ile de
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Palmas, les Etats-Unis faisaient observer que cette frontière visait manifestement à séparer les
petites îles espagnoles au sud-ouest de Mindanao des petites îles britanniques au nord-est du
Nord-Bornéo britannique. Sibutu est signalée comme constituant la limite la plus au sud-ouest des
possessions espagnoles dans la région.
54. Le mémoire des Etats-Unis poursuit en ces termes :
«De même, une frontière signalée en noir au sud de Mindanao, formée par une
succession de tirets courts et longs, est appelée «frontière des possessions
néerlandaises». Elle se continue en direction de l’est à partir de la frontière entre les
parties britanniques et néerlandaises de Bornéo jusqu’à un point situé à une certaine
distance à l’est de Mindanao.» [Traduction du Greffe.]
55. La «frontière des possessions néerlandaises» : voilà comment les Etats-Unis appelaient la
ligne — la «frontière conventionnelle» en mer — qui se continuait à l’est de Sebatik. Monsieur le
président, cette ligne en pointillés à l’est de Sebatik était indiquée de la même manière que la ligne
terrestre sur Sebatik et sur l’île de Bornéo proprement dite.
56. Dans son contre-mémoire, la Malaisie laisse entendre que cette carte est peu
convaincante pour attester d’une «commune renommée» (CMM, par. 5.9). Or, si cette carte est
importante, ce n’est pas tant parce qu’elle constitue un exemple de commune renommée, mais
plutôt parce qu’elle décrit les limites des possessions néerlandaises dans la région telles qu’elles
furent expressément approuvées et invoquées par les Etats-Unis lors de la procédure judiciaire
contre les Pays-Bas.
57. En opposant cette carte aux arguments des Pays-Bas, les Etats-Unis faisaient valoir
quelles étaient selon eux les limites des possessions néerlandaises et espagnoles dans la région.
Dans cette affaire, les Pays-Bas prétendaient détenir le titre sur l’île de Palmas, qui est située au
nord de la ligne davantage vers Mindanao. Toutefois, aucune des parties — pas plus les Etats-Unis
que les Pays-Bas æ ne contestait que tout ce qui se trouvait au sud de la ligne tracée sur la carte
appartenait aux Néerlandais.
58. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, la sentence arbitrale en l’affaire
de l’Ile de Palmas a été rendue deux ans avant la conclusion de la convention anglo-américaine
de 1930. Concernant la frontière au large du Nord-Bornéo, les Pays-Bas étaient totalement en droit
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d’invoquer la position prise par les Etats-Unis quant à ce qui constituait, pour ces derniers, la limite
des possessions néerlandaises. D’ailleurs, dans la zone au large de Sebatik, le tracé adopté par les
Etats-Unis coïncidait avec celui décrit par les Néerlandais sur la carte du mémorandum explicatif.
59. Les Etats-Unis ont reconnu publiquement que ces possessions étaient circonscrites par
une ligne se dirigeant vers l’est à partir de l’île de Sebatik — une ligne incluant Sipadan et Ligitan
dans les possessions néerlandaises. Les possessions britanniques étaient situées exclusivement au
nord de cette ligne, et les possessions espagnoles, dont les Etats-Unis héritèrent en 1900, n’étaient
pas réputées s’étendre jusqu’à l’une ou l’autre de ces deux îles.
60. Cela posé, pourquoi donc les Pays-Bas auraient-ils dû réagir au sujet de la convention
de 1930 ? Les Etats-Unis ne revendiquaient rien au sud de Sibutu. La ligne de la convention
de 1930 passe au nord de la ligne décrite par les Etats-Unis comme constituant la limite des
possessions néerlandaises lors de la procédure qui les opposa aux Pays-Bas au sujet de l’île de
Palmas. Les intérêts néerlandais n’étaient tout simplement pas menacés par cette convention.
61. Lors de son exposé cartographique, M. Crawford a également cité la carte officielle qui
fut publiée pour illustrer les limites de la ligne de la convention de 1930. [Projeter la carte.] Voici
cette carte. Le conseil de la Malaisie a ensuite affirmé que la ligne de la convention de 1930
laissait le groupe de Ligitan au Nord-Bornéo [CR 2002/32, p. 25, par. 9 (Crawford)]. Mais jetons
donc un coup d’œil à cette carte, si vous le voulez bien. Elle ne va même pas jusqu’au sud de la
baie de Darvel et elle ne montre assurément pas Sipadan ni Ligitan. Et l’on voudrait que les
Pays-Bas réagissent face à cette carte ?
62. Lorsque la convention dispose que «toutes les îles situées au sud et à l’ouest de cette
ligne [appartiendront] à l’Etat de Bornéo du Nord», cette disposition ne peut s’appliquer qu’aux
parties à la convention, c’est-à-dire à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, et en tout état de cause,
elle ne peut être comprise littéralement : une restriction est nécessairement implicite, à savoir que
les îles situées au sud et à l’ouest ne peuvent appartenir au Nord-Bornéo que si elles
n’appartiennent pas déjà à quelqu’un d’autre. Les Etats-Unis ne revendiquaient pas les zones au
sud et à l’ouest de la ligne de 1930. Mais la Grande-Bretagne était toujours liée par les dispositions
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de la convention conclue en 1891 avec les Pays-Bas. Cette convention portait sur la frontière
séparant les possessions britanniques et néerlandaises au sud des zones concernées par la
convention de 1930.
63. Par conséquent, à la date de 1930, la question avait déjà été réglée. Il était clair entre la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis que ces derniers ne revendiquaient pas Sipadan ni Ligitan. Il
était clair entre les Pays-Bas et la Grande-Bretagne que Sipadan et Ligitan avaient été attribuées
aux Pays-Bas en 1891, tandis que d’autres îles situées au nord du parallèle 4o
10’ de latitude nord,
comme Si Amil, etc., avaient été attribuées à la Grande-Bretagne.
64. Monsieur le président, cela conclut mon exposé; je vous serais reconnaissant de bien
vouloir donner la parole, peut-être après le déjeuner, à Mme Malintoppi, qui poursuivra cette
plaidoirie de l’Indonésie.
Le PRESIDENT : je vous remercie, Monsieur Bundy. La séance est levée. Nous
reprendrons cet après-midi à 15 heures.
L’audience est levée à 13 heures.
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