Arrêt du 18 décembre 2020

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171_20201218_JUD_01-00-EN
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18 DECEMBER 2020
JUDGMENT
ARBITRAL AWARD OF 3 OCTOBER 1899 (GUYANA v. VENEZUELA)
___________
SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899 (GUYANA c. VENEZUELA)
18 DÉCEMBRE 2020
ARRÊT
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-22
I. INTRODUCTION 23-28
II. CONTEXTE HISTORIQUE ET FACTUEL 29-60
A. Le traité de Washington et la sentence de 1899 31-34
B. Le rejet de la sentence de 1899 par le Venezuela et la recherche d’un règlement du différend 35-39
C. La signature de l’accord de Genève de 1966 40-44
D. La mise en oeuvre de l’accord de Genève 45-60
1. La commission mixte (1966-1970) 45-47
2. Le protocole de Port of Spain de 1970 et le moratoire institué 48-53
3. De la procédure des bons offices (1990-2014 et 2017) à la saisine de la Cour 54-60
III. INTERPRÉTATION DE L’ACCORD DE GENÈVE 61-101
A. Le «différend» au sens de l’accord de Genève 64-66
B. La question de savoir si les Parties ont donné leur consentement au règlement judiciaire du différend en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève 67-88
1. La question de savoir si la décision du Secrétaire général revêt un caractère contraignant 68-78
2. La question de savoir si les Parties ont consenti au choix, par le Secrétaire général, du règlement judiciaire 79-88
C. La question de savoir si le consentement donné par les Parties au règlement judiciaire de leur différend en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève est subordonné à une quelconque condition 89-100
IV. COMPÉTENCE DE LA COUR 102-115
A. La conformité de la décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 avec le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève 103-109
B. L’effet juridique de la décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 110-115
V. SAISINE DE LA COUR 116-121
VI. PORTÉE DE LA COMPÉTENCE DE LA COUR 122-137
DISPOSITIF 138
___________
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2020
2020
18 décembre
Rôle général
no 171
18 décembre 2020
SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899
(GUYANA c. VENEZUELA)
COMPÉTENCE DE LA COUR
Introduction — Non–comparution du Venezuela — Article 53 du Statut de la Cour.
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Contexte historique et factuel.
Revendications territoriales concurrentes du Royaume-Uni et du Venezuela au XIX siècle —Traité d’arbitrage pour le règlement de la question de la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et le Venezuela signé à Washington le 2 février 1897 — Sentence arbitrale du 3 octobre 1899.
Rejet de la sentence de 1899 par le Venezuela.
Signature de l’accord de Genève de 1966.
Mise en oeuvre de l’accord de Genève — Commission mixte de 1966 à 1970 — Protocole de Port of Spain de 1970 — Moratoire de douze ans — Parties s’en remettant ensuite au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies pour choisir un moyen de règlement conformément au paragraphe 2 de l’article IV — Secrétaire général ayant choisi la procédure des bons offices de
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1990 à 2017 — Décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 choisissant la Cour comme moyen de règlement du différend — Saisine de la Cour par le Guyana le 29 mars 2018.
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Interprétation de l’accord de Genève.
Définition du «différend» au sens de l’accord de Genève — Différend concernant la question de la validité de la sentence de 1899 ainsi que ses implications juridiques pour le tracé de la frontière entre le Guyana et le Venezuela.
Question de savoir si les Parties ont donné leur consentement au règlement judiciaire de leur différend en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève — Décision du Secrétaire général revêtant un caractère contraignant pour les Parties — Paragraphe 2 de l’article IV faisant mention de l’article 33 de la Charte des Nations Unies, lequel comprend le moyen de règlement judiciaire — Moyens de règlement des différends à la disposition du Secrétaire général, auxquels les Parties ont consenti, incluant le règlement judiciaire.
Question de savoir si le consentement donné par les Parties au règlement judiciaire de leur différend était subordonné à une quelconque condition — Question de savoir si le Secrétaire général est tenu de suivre un ordre particulier dans le choix des moyens de règlement énumérés à l’article 33 de la Charte — Absence, pour le Secrétaire général, d’obligation de suivre un ordre particulier ou de consulter les Parties sur son choix.
*
Compétence de la Cour.
Question de la conformité de la décision du Secrétaire général avec le paragraphe 2 de l’article IV — Cour constituant un moyen de «règlement judiciaire» au sens de l’article 33 de la Charte — Décision du Secrétaire général prise conformément au paragraphe 2 de l’article IV.
Effet juridique de la décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 — Statut de la Cour ne faisant nullement obstacle à ce que le consentement soit exprimé par le biais du mécanisme établi au paragraphe 2 de l’article IV — Fait de subordonner la mise en oeuvre d’une décision prise par le Secrétaire général en vertu du paragraphe 2 de l’article IV à un nouveau consentement des Parties privant la décision d’effet — Nécessité d’un consentement ultérieur des Parties étant contraire à l’objet et au but de l’accord de Genève — Consentement des Parties à la compétence de la Cour étant établi.
*
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Saisine de la Cour — Accord entre les Parties pour saisir la Cour conjointement n’étant pas nécessaire, celles-ci ayant déjà consenti à sa compétence absence — Cour ayant été valablement saisie.
*
Portée de la compétence de la Cour.
Compétence ratione materiae — Article I de l’accord de Genève — Questions de la validité de la sentence de 1899 et du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela entrant dans le champ de la compétence ratione materiae de la Cour.
Compétence ratione temporis de la Cour — Article I de l’accord de Genève — Différend visé par l’accord de Genève étant celui qui s’était cristallisé au moment de la conclusion de l’accord —Cour n’ayant pas compétence pour connaître des demandes du Guyana fondées sur des faits survenus après la signature de l’accord de Genève.
ARRÊT
Présents : M. YUSUF, président ; MME XUE, vice-présidente ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, CANÇADO TRINDADE, MME DONOGHUE, M. GAJA, MME SEBUTINDE, MM. BHANDARI, ROBINSON, CRAWFORD, GEVORGIAN, SALAM, IWASAWA, juges ; MME CHARLESWORTH, juge ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
En l’affaire de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899,
entre
la République coopérative du Guyana,
représentée par
l’honorable Carl B. Greenidge,
comme agent ;
Sir Shridath Ramphal, OE, OCC, SC,
S. Exc. Mme Audrey Waddell, ambassadrice, CCH,
comme coagents ;
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M. Paul S. Reichler, avocat, Foley Hoag LLP, membre des barreaux de la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique et du district de Columbia,
M. Alain Pellet, professeur émérite de l’Université Paris Nanterre, ancien président de la Commission du droit international, membre de l’Institut de droit international,
M. Philippe Sands, QC, professeur de droit international au University College London (UCL), avocat, Matrix Chambers (Londres),
M. Payam Akhavan, LLM, SJD (Université de Harvard), professeur de droit international à l’Université McGill, membre du barreau de l’Etat de New York et du barreau de l’Ontario, membre de la Cour permanente d’arbitrage,
comme conseils et avocats ;
M. Pierre d’Argent, professeur ordinaire, Université catholique de Louvain, membre de l’Institut de droit international, Foley Hoag LLP, membre du barreau de Bruxelles,
Mme Christina L. Beharry, avocate, Foley Hoag LLP, membre des barreaux de l’Etat de New York, du district de Columbia et de l’Ontario,
M. Edward Craven, avocat, Matrix Chambers (Londres),
M. Ludovic Legrand, chercheur au Centre de droit international de Nanterre (CEDIN) et conseiller en droit international,
Mme Philippa Webb, professeure de droit international public au King’s College London, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles et membre du barreau de New York, Twenty Essex Chambers (Londres),
comme conseils ;
S. Exc. M. Rashleigh E. Jackson, OR, ancien ministre des affaires étrangères,
Mme Gail Teixeira, représentante du People’s Progressive Party/Civic,
S. Exc. M. Cedric Joseph, ambassadeur, CCH,
S. Exc. Mme Elisabeth Harper, ambassadrice, AA,
Mme Oneka Archer-Caulder, LLB, LEC, LLM, juriste au ministère des affaires étrangères,
Mme Donnette Streete, LLB, LLM, fonctionnaire principale du service diplomatique au ministère des affaires étrangères,
Mme Dianna Khan, LLM, MA, juriste au ministère des affaires étrangères,
M. Joshua Benn, LLB, LEC, Nippon Fellow, juriste au ministère des affaires étrangères,
comme conseillers ;
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M. Raymond McLeod, DOAR Inc.,
comme conseiller technique ;
M. Oscar Norsworthy, Foley Hoag LLP,
comme assistant,
et
la République bolivarienne du Venezuela,
LA COUR,
ainsi composée,
après délibéré en chambre du conseil,
rend l’arrêt suivant :
1. Le 29 mars 2018, le Gouvernement de la République coopérative du Guyana (dénommée ci-après le «Guyana») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République bolivarienne du Venezuela (dénommée ci-après le «Venezuela») au sujet d’un différend concernant «la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela».
Dans sa requête, le Guyana entend fonder la compétence de la Cour, en vertu du paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour, sur le paragraphe 2 de l’article IV de l’«accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique» signé à Genève le 17 février 1966 (ci-après l’«accord de Genève»). Il explique que, conformément à cette dernière disposition, le Guyana et le Venezuela «ont convenu de conférer au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le pouvoir de choisir le moyen de règlement du différend [et que] celui-ci en a fait usage le 30 janvier 2018, optant pour le règlement judiciaire par la Cour».
2. En application du paragraphe 2 de l’article 40 du Statut de la Cour, le greffier a immédiatement communiqué la requête au Gouvernement du Venezuela ; il a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt par le Guyana de cette requête.
3. Par lettre datée du 3 juillet 2018, le greffier a en outre informé tous les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies du dépôt de la requête du Guyana.
4. Conformément au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut, le greffier a informé les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise du Secrétaire général, du dépôt de la requête par transmission du texte bilingue imprimé de celle-ci.
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5. Le 18 juin 2018, lors d’une réunion que le président de la Cour a tenue avec les Parties, en application de l’article 31 du Règlement de la Cour, pour recueillir leurs vues sur des questions de procédure, S. Exc. Mme Delcy Rodríguez Gómez, vice-présidente du Venezuela, a déclaré que son gouvernement estimait que la Cour n’avait manifestement pas compétence pour connaître de l’affaire et que le Venezuela avait décidé de ne pas prendre part à l’instance. Elle a en outre remis au président de la Cour une lettre datée du 18 juin 2018 de S. Exc. M. Nicolás Maduro Moros, président du Venezuela, dans laquelle ce dernier indiquait notamment que son pays «n’a[vait] jamais accepté la juridiction de [la] Cour … pour des raisons de tradition historique et d’institutions fondamentales ; et [qu’il] n’accepterait pas non plus ni la présentation unilatérale d’une requête faite par le Guyana, ni la forme ni le contenu des revendications qui y sont exprimées». Dans cette lettre, il signalait par ailleurs que, en plus de n’avoir pas accepté la compétence de la Cour «en ce qui concerne le différend mentionné dans la prétendue «requête» présentée par le Guyana», le Venezuela n’avait «pas non plus accepté que le différend soit soumis unilatéralement à la Cour», ajoutant qu’«il n’existe aucun fondement qui pourrait établir … la juridiction de la Cour pour connaître des demandes du Guyana». Le président du Venezuela poursuivait :
«En l’absence de toute disposition de l’article IV, paragraphe 2, de l’Accord de Genève de 1966 (ou de l’article 33 de la Charte des Nations Unies, auquel il se réfère) sur i) la juridiction de la Cour et ii) les modalités de sa saisine ; l’établissement de la juridiction de la Cour exige, selon une pratique bien établie, à la fois un consentement exprès à la juridiction de la Cour donné par les deux Parties au différend, et un accord commun des Parties notifiant la soumission du différend à la Cour.
Le seul objet et propos et effet juridique de la décision du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, du 30 janvier 2018, conformément au paragraphe 2 de l’article IV de l’Accord de Genève, est de «choisir» un mécanisme particulier de règlement des différends pour arriver à une solution amiable du différend.
D’autre part, la juridiction de la Cour, en vertu de l’article 36 du Statut, et les modalités de sa saisine, conformément à l’article 40 du Statut, ne sont pas régies par l’Accord de Genève. En l’absence d’un accord des Parties exprimant leur consentement à la juridiction de la Cour en vertu de l’article 36, et en l’absence d’un accord des Parties acceptant que le différend puisse être porté unilatéralement et non conjointement devant la Cour en vertu de l’article 40, il n’y a aucune base pour la juridiction de la Cour en ce qui concerne la prétendue «Requête du Guyana».
Dans ces circonstances, et compte tenu des considérations mentionnées ci-dessus, la République Bolivarienne du Venezuela ne participera pas à la procédure dont la République coopérative du Guyana a l’intention d’engager par le biais d’une action unilatérale.»
Lors de la même réunion, le Guyana a déclaré qu’il désirait que la Cour poursuive l’examen de l’affaire.
6. Par ordonnance du 19 juin 2018, la Cour a estimé, conformément au paragraphe 2 de l’article 79 du Règlement du 14 avril 1978, tel qu’amendé le 1er février 2001, que, dans les circonstances de l’espèce, il était en premier lieu nécessaire de régler la question de sa compétence et que, en conséquence, elle devrait statuer séparément, avant toute procédure sur le fond, sur cette
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question. A cette fin, la Cour a décidé que les pièces de la procédure écrite porteraient d’abord sur la question de la compétence et a fixé au 19 novembre 2018 et au 18 avril 2019, respectivement, les dates d’expiration du délai pour le dépôt d’un mémoire du Guyana et d’un contre-mémoire du Venezuela. Le Guyana a déposé son mémoire dans le délai ainsi prescrit.
7. La Cour ne comptait sur le siège aucun juge de la nationalité de l’une ou l’autre des Parties. Le Guyana a fait usage du droit que lui confère le paragraphe 3 de l’article 31 du Statut de procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire ; il a désigné Mme Hilary Charlesworth. Comme suite à sa décision de ne pas participer à la présente instance (voir paragraphe 5 ci-dessus), le Venezuela n’a pas, quant à lui, fait usage à ce stade du droit de procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire.
8. Par lettre du 12 avril 2019, S. Exc. M. Jorge Alberto Arreaza Montserrat, le ministre du pouvoir populaire pour les relations extérieures du Venezuela, a confirmé la décision de son gouvernement de «ne pas participer à la procédure écrite». Il a rappelé que, dans une lettre en date du 18 juin 2018 (voir paragraphe 5 ci-dessus), S. Exc. M. Nicolás Maduro Moros, président du Venezuela, avait expressément informé la Cour que le Venezuela «ne participerait pas à la procédure ouverte à la suite de la demande d[u] Guyana, en raison de l’absence manifeste de base juridictionnelle de la Cour sur [cette] demande». Il a toutefois ajouté que, par «respect envers la Cour», le Venezuela fournirait «ultérieurement des informations afin d’aider la Cour à s’acquitter de ses obligations en vertu de l’article 53.2 de son Statut».
9. Par lettre du 24 avril 2019, le Guyana a indiqué que, selon lui, en l’absence de contre-mémoire du Venezuela, la phase écrite de la procédure devait «être considérée comme close» et qu’il convenait d’«organiser la procédure orale le plus tôt possible».
10. Par lettres du 23 septembre 2019, les Parties ont été informées que les audiences sur la question de la compétence de la Cour se tiendraient du 23 au 27 mars 2020.
11. Par lettre du 15 octobre 2019, le greffier, se référant à la communication du Venezuela du 12 avril 2019, a informé ce dernier que, s’il entendait toujours fournir des informations afin d’aider la Cour, il devait le faire le 28 novembre 2019 au plus tard.
12. Le 28 novembre 2019, le Venezuela a adressé à la Cour un document intitulé «Mémorandum de la République bolivarienne du Venezuela sur la requête déposée par la République coopérative du Guyana auprès de la Cour internationale de Justice le 29 mars 2018» (ci-après le «mémorandum»). Ce document a immédiatement été transmis au Guyana par le Greffe de la Cour.
13. Par lettre du 10 février 2020, S. Exc. M. Jorge Alberto Arreaza Monserrat, ministre du pouvoir populaire pour les relations extérieures du Venezuela, a indiqué que son gouvernement n’avait pas l’intention de prendre part aux audiences prévues pour mars 2020.
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14. Par lettres du 16 mars 2020, les Parties ont été informées que, en raison de la pandémie de COVID-19, la Cour avait décidé de reporter la procédure orale à une date ultérieure. Le 19 mai 2020, il a été indiqué aux Parties que celle-ci se tiendrait par liaison vidéo le 30 juin 2020.
15. Conformément au paragraphe 2 de l’article 53 de son Règlement, la Cour, après avoir consulté les Parties, a décidé que des exemplaires du mémoire du Guyana et des documents y annexés seraient rendus accessibles au public à l’ouverture de la procédure orale. Elle a aussi décidé, compte tenu de l’absence d’objection des Parties, que le mémorandum que le Venezuela lui a adressé le 28 novembre 2019 serait rendu public au même moment.
16. Une audience publique sur la question de la compétence de la Cour s’est tenue par liaison vidéo le 30 juin 2020, au cours de laquelle ont été entendus en leurs plaidoiries :
Pour le Guyana : Sir Shridath Ramphal,
M. Payam Akhavan,
M. Paul Reichler,
M. Philippe Sands,
M. Alain Pellet.
17. A l’audience, une question a été posée au Guyana par un membre de la Cour, à laquelle il a été répondu par écrit, conformément au paragraphe 4 de l’article 61 du Règlement. Le Venezuela a été invité à présenter toutes observations qu’il souhaiterait formuler sur la réponse du Guyana, mais il n’en a pas soumis.
18. Par lettre du 24 juillet 2020, le Venezuela a transmis des observations écrites sur les arguments présentés par le Guyana lors de l’audience du 30 juin 2020, indiquant que ces observations étaient fournies «[d]ans le cadre de l’assistance qu’il a[vait] offert d’apporter à la Cour aux fins de l’exécution de l’obligation incombant à celle-ci en application de l’article 53.2 de son Statut». Par lettre du 3 août 2020, le Guyana a fait part de ses vues concernant cette communication du Venezuela.
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19. Dans la requête, les demandes ci-après ont été formulées par le Guyana :
«[L]e Guyana prie [la Cour] de dire et juger que :
a) la sentence de 1899 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela, et que la frontière établie par ladite sentence et l’accord de 1905 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela ;
b) le Guyana jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905, et que le Venezuela jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé à
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l’ouest de ladite frontière ; que le Guyana et le Venezuela sont tenus au respect mutuel, plein et entier, de leur souveraineté et de leur intégrité territoriale sur la base de la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 ;
c) le Venezuela doit immédiatement se retirer de la moitié orientale de l’île d’Ankoko et cesser d’occuper celle-ci, et agir de même s’agissant de tout autre territoire dont il est reconnu dans la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 qu’il relève de la souveraineté territoriale du Guyana ;
d) le Venezuela doit s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre toute personne physique ou morale autorisée par le Guyana à mener une activité économique ou commerciale sur le territoire du Guyana tel que défini par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905, ou dans tout espace maritime généré par ledit territoire et sur lequel le Guyana a souveraineté ou exerce des droits souverains, ainsi que d’y entraver toute activité menée par le Guyana ou avec son autorisation ;
e) la responsabilité internationale du Venezuela est engagée à raison de violations de la souveraineté et des droits souverains du Guyana et de tous les préjudices subis en conséquence par celui-ci.»
20. Dans la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement du Guyana dans le mémoire sur la question de la compétence de la Cour :
«Pour ces raisons, le Guyana prie respectueusement la Cour :
1. de dire qu’elle a compétence pour connaître des demandes présentées par le Guyana et que ces demandes sont recevables ; et
2. de procéder à l’examen de l’affaire au fond.»
21. Lors de la procédure orale, les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement du Guyana à l’audience du 30 juin 2020 :
«Sur la base de sa requête du 29 mars 2018, de son mémoire du 19 novembre 2018 et de ses exposés oraux, le Guyana prie respectueusement la Cour :
1. de dire qu’elle a compétence pour connaître des demandes présentées par le Guyana et que ces demandes sont recevables ; et
2. de procéder à l’examen de l’affaire au fond.»
22. Aucune pièce écrite n’ayant été déposée par le Gouvernement du Venezuela et celui-ci n’ayant pas comparu lors de la procédure orale, aucune conclusion formelle n’a été présentée par ce gouvernement. Cependant, il ressort clairement de la correspondance et du mémorandum reçus du Venezuela que ce dernier soutient que la Cour n’a pas compétence pour connaître de l’affaire.
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I. INTRODUCTION
23. La présente affaire porte sur un différend qui est survenu entre le Guyana et le Venezuela du fait de la position de ce dernier selon laquelle la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre les deux Parties (ci-après la «sentence de 1899» ou la «sentence») est nulle et non avenue.
24. La Cour souhaite tout d’abord exprimer son regret face à la décision prise par le Venezuela de ne pas prendre part à la procédure devant elle, telle qu’énoncée dans les lettres susmentionnées des 18 juin 2018, 12 avril 2019 et 10 février 2020 (voir paragraphes 5, 8 et 13 ci-dessus). A cet égard, elle rappelle que, aux termes de l’article 53 de son Statut, «[l]orsqu’une des parties ne se présente pas, ou s’abstient de faire valoir ses moyens, l’autre partie peut demander à la Cour de lui adjuger ses conclusions» et que «[l]a Cour, avant d’y faire droit, doit s’assurer non seulement qu’elle a compétence aux termes des Articles 36 et 37, mais que les conclusions sont fondées en fait et en droit».
25. La non-comparution d’une partie comporte à l’évidence des conséquences négatives pour une bonne administration de la justice (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 23, par. 27, se référant notamment à Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 257, par. 15 ; Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1973, p. 54, par. 13). En particulier, la partie non comparante se prive de l’occasion d’apporter des preuves et des arguments à l’appui de sa propre cause et de contester les allégations de la partie adverse. La Cour ne bénéficie donc pas de l’aide que ces informations auraient pu lui apporter, alors même qu’il lui faut poursuivre son examen et formuler toutes conclusions nécessaires en l’affaire.
26. La Cour souligne que la non-participation d’une partie à la procédure ou à une phase quelconque de celle-ci ne saurait en aucun cas affecter la validité de son arrêt (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 23, par. 27). Un arrêt sur la compétence, comme sur le fond, est définitif et obligatoire pour les parties aux termes des articles 59 et 60 du Statut (ibid., p. 24, par. 27 ; Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fixation du montant des réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 248). Si l’examen de la présente affaire devait se poursuivre au-delà de la phase actuelle, le Venezuela, qui demeure partie à l’instance, pourra, s’il le souhaite, comparaître devant la Cour pour présenter ses arguments (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 142-143, par. 284).
27. L’article 53 du Statut vise à ce que ni l’une ni l’autre des parties ne soit défavorisée en cas de non-comparution (ibid., p. 26, par. 31). S’il n’est pas question pour la Cour de se prononcer automatiquement en faveur de la partie comparante (ibid., p. 24, par. 28), la partie qui s’abstient de comparaître ne saurait être admise à tirer profit de son absence (ibid., p. 26, par. 31).
28. Bien qu’officiellement absentes, les parties non comparantes soumettent parfois des lettres et des documents à la Cour par des voies et moyens non prévus par son Règlement (ibid., p. 25, par. 31). En l’espèce, le Venezuela a adressé à la Cour un mémorandum (voir paragraphe 12 ci-dessus). Celle-ci a avantage à connaître les vues des deux parties, quelle que soit la manière dont ces vues s’expriment (ibid., p. 25, par. 31). Aussi prendra-t-elle en considération le mémorandum
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du Venezuela, dans la mesure où elle l’estime approprié en vue de s’acquitter de l’obligation que lui impose l’article 53 de son Statut de s’assurer de sa compétence pour connaître de la requête (Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 7, par. 14).
II. CONTEXTE HISTORIQUE ET FACTUEL
29. Situé dans la partie nord-est de l’Amérique du Sud, le Guyana jouxte, à l’ouest, le Venezuela. A l’époque où le différend actuel a pris naissance, le Guyana était encore une colonie britannique connue sous le nom de Guyane britannique. Il a obtenu son indépendance du Royaume-Uni le 26 mai 1966. Le différend entre le Guyana et le Venezuela s’inscrit dans une série d’événements remontant à la seconde moitié du XIXe siècle.
30. La Cour commencera par relater dans l’ordre chronologique les événements pertinents relatifs au différend opposant les deux Etats.
A. Le traité de Washington et la sentence de 1899
31. Au XIXe siècle, le Royaume-Uni et le Venezuela ont tous deux revendiqué le territoire qui comprenait la zone située entre l’embouchure du fleuve Essequibo à l’est et l’Orénoque à l’ouest.
32. Dans les années 1890, les Etats-Unis d’Amérique ont encouragé les deux parties à soumettre leurs revendications territoriales à un arbitrage contraignant. Les échanges entre le Royaume-Uni et le Venezuela ont finalement abouti à la signature, à Washington, d’un traité d’arbitrage dénommé «Traité entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis du Venezuela relatif au règlement de la question de la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela» (ci-après le «traité de Washington»), le 2 février 1897.
33. Aux termes de son préambule, le traité de Washington avait pour but de «parvenir à un règlement amiable du différend … concernant la frontière». Son article I précisait ce qui suit :
«Un tribunal arbitral sera immédiatement constitué aux fins de déterminer le tracé de la ligne frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela.»
D’autres dispositions prévoyaient les modalités de l’arbitrage, y compris la constitution du tribunal, le lieu de l’arbitrage ou encore les règles applicables. Enfin, selon l’article XIII du traité de Washington,
«[l]es Hautes Parties contractantes s’engag[eai]ent à considérer la sentence du tribunal arbitral comme un règlement complet, parfait et définitif de toutes les questions soumises aux arbitres».
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34. Le tribunal arbitral constitué en vertu de ce traité a rendu sa sentence le 3 octobre 1899. La sentence de 1899 accordait la totalité de l’embouchure de l’Orénoque ainsi que les terres situées de part et d’autre de celle-ci au Venezuela et attribuait au Royaume-Uni les terres se trouvant à l’est jusqu’à l’Essequibo. L’année suivante, une commission mixte ad hoc, composée de représentants du Royaume-Uni et du Venezuela, a été chargée de réaliser la démarcation de la frontière établie par la sentence de 1899. Elle s’est acquittée de sa tâche entre novembre 1900 et juin 1904. Le 10 janvier 1905, à l’issue de la démarcation de la frontière, les commissaires britanniques et vénézuéliens ont établi une carte officielle du tracé de la frontière et signé un accord reconnaissant, entre autres, l’exactitude des coordonnées des points énumérés.
B. Le rejet de la sentence de 1899 par le Venezuela et la recherche d’un règlement du différend
35. Le 14 février 1962, le Venezuela a fait savoir au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise de son représentant permanent, qu’il considérait qu’il existait un différend entre lui et le Royaume-Uni «concernant la démarcation de la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique». Dans sa lettre adressée au Secrétaire général, le Venezuela déclarait ce qui suit :
«La sentence a été le fruit d’une transaction politique conclue dans le dos du Venezuela et sacrifiant ses droits légitimes. La frontière a été démarquée de façon arbitraire, sans tenir compte des règles spécifiques établies par l’accord d’arbitrage ni des principes pertinents du droit international.
Le Venezuela ne saurait reconnaître une sentence rendue dans de telles conditions.»
Lors d’une allocution prononcée quelques jours plus tard, le 22 février 1962, devant la Quatrième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Venezuela a réitéré sa position.
36. Le Gouvernement du Royaume-Uni, quant à lui, a affirmé, le 13 novembre 1962, lors d’une déclaration devant la Quatrième Commission, que «la frontière occidentale entre la Guyane britannique et le Venezuela a[vait] été définitivement fixée par la sentence annoncée par le tribunal arbitral le 3 octobre 1899», et qu’il ne saurait «admettre le moindre différend sur la question tranchée par la sentence». Le Royaume-Uni a également indiqué être disposé à discuter avec le Venezuela, par la voie diplomatique, des modalités d’un examen tripartite du matériau documentaire concernant la sentence de 1899.
37. Le 16 novembre 1962, avec l’assentiment des représentants du Royaume-Uni et du Venezuela, le président de la Quatrième Commission a annoncé que les gouvernements des deux Etats (celui du Royaume-Uni agissant avec le plein accord de celui de la Guyane britannique) s’engageraient dans l’examen du «matériau documentaire» se rapportant à la sentence de 1899 (ci-après l’«examen tripartite»). Des experts nommés par les deux gouvernements ont ainsi procédé à l’examen des archives du Royaume-Uni à Londres et des archives vénézuéliennes à Caracas, à la recherche de preuves relatives à la position du Venezuela, qui soutient que la sentence de 1899 est nulle.
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38. L’examen tripartite a duré de 1963 à 1965. Il s’est achevé le 3 août 1965 avec l’échange de rapports d’expertise. Alors que les experts du Venezuela continuaient de considérer que la sentence était nulle et non avenue, ceux du Royaume-Uni estimaient qu’il n’existait aucune preuve à l’appui de cette position.
39. Les 9 et 10 décembre 1965, les ministres des affaires étrangères du Royaume-Uni et du Venezuela ainsi que le nouveau premier ministre de la Guyane britannique se sont réunis à Londres afin de discuter d’un règlement du différend. Cependant, à l’issue de la conférence, les parties ont chacune maintenu leur position sur la question. Le représentant vénézuélien affirmait que toute proposition «qui ne reconnaît[rait] pas que le Venezuela s’étend jusqu’au fleuve Essequibo serait inacceptable», tandis que le représentant de la Guyane britannique rejetait toute proposition qui «s’intéresse[rait] aux questions de fond».
C. La signature de l’accord de Genève de 1966
40. Après l’échec des discussions tenues à Londres, les trois délégations sont convenues de se réunir de nouveau à Genève en février 1966. Au terme de deux jours de négociations, elles sont parvenues le 17 février 1966 à la signature de l’accord de Genève, dont les textes anglais et espagnol font foi. Conformément à son article VII, l’accord de Genève est entré en vigueur le jour même de sa signature.
41. L’accord de Genève a été approuvé par le Congrès national du Venezuela le 13 avril 1966. Il a été publié sous forme de livre blanc au Royaume-Uni, c’est-à-dire comme un document d’orientation politique présenté par le gouvernement, et entériné par l’Assemblée de la Guyane britannique. Il a été officiellement transmis au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le 2 mai 1966 et enregistré auprès du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies le 5 mai 1966 (Nations Unies, Recueil des traités, vol. 561, no 8192, p. 322).
42. Le 26 mai 1966, ayant accédé à l’indépendance, le Guyana est devenu partie à l’accord de Genève, aux côtés du Gouvernement du Royaume-Uni et du Gouvernement du Venezuela, conformément aux dispositions de son article VIII.
43. L’accord de Genève prévoit en premier lieu la constitution d’une commission mixte pour tenter de régler le différend entre les parties (articles I et II). L’article I se lit comme suit :
«Il sera institué une commission mixte chargée de rechercher des solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend survenu entre le Venezuela et le Royaume-Uni du fait de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence arbitrale de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela est nulle et non avenue.»
Le paragraphe 1 de l’article IV dispose en outre que, en cas d’échec de cette commission, les Gouvernements du Guyana et du Venezuela devront choisir un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies. Conformément au paragraphe 2 de l’article IV, en cas de désaccord entre ces gouvernements, le choix du moyen de règlement devra être fait par un organisme international compétent sur lequel celles-ci se mettront d’accord, ou, à défaut, par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
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44. Le 4 avril 1966, par lettres adressées aux ministres des affaires étrangères du Royaume-Uni et du Venezuela, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, U Thant, accusait bonne réception de l’accord de Genève et précisait ce qui suit :
«J’ai pris note des responsabilités que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies pourrait être appelé à assumer au titre du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord et je souhaite vous informer que je considère celles-ci comme étant de nature à pouvoir être assumées de manière appropriée par le Secrétaire général.»
D. La mise en oeuvre de l’accord de Genève
1. La commission mixte (1966-1970)
45. La commission mixte a été établie en 1966, en application des articles I et II de l’accord de Genève. Durant son mandat, les représentants du Guyana et du Venezuela se sont réunis à plusieurs reprises.
46. Une différence d’interprétation du mandat de la commission est apparue dès le début de ses travaux. En effet, selon le Guyana, la commission mixte était chargée de trouver une solution pratique à la question juridique que soulevait la nullité de la sentence alléguée par le Venezuela. Or, selon le Venezuela, elle était chargée de rechercher des solutions pratiques au différend territorial.
47. Les discussions dans le cadre de la commission mixte se sont déroulées sur fond d’actions hostiles qui ont aggravé le différend. En effet, depuis la signature de l’accord de Genève, les deux Parties ont allégué des atteintes multiples à leur souveraineté territoriale dans la région d’Essequibo. La commission mixte est parvenue au terme de son mandat en 1970 sans avoir abouti à une solution.
2. Le protocole de Port of Spain de 1970 et le moratoire institué
48. Aucune solution n’ayant été trouvée dans le cadre de la commission mixte, il revenait au Venezuela et au Guyana de choisir l’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, en application de l’article IV de l’accord de Genève. Cependant, face aux désaccords entre les Parties, un moratoire sur le processus du règlement du différend, énoncé dans un protocole à l’accord de Genève (ci-après le «protocole de Port of Spain» ou le «protocole»), a été adopté le 18 juin 1970, soit le jour même où la commission mixte remettait son rapport final. L’article III du protocole prévoyait la suspension de l’application de l’article IV de l’accord de Genève aussi longtemps que le protocole demeurerait en vigueur. Le protocole devait, en vertu de son article V, rester en vigueur pendant une période initiale de douze ans, laquelle pouvait être ensuite renouvelée. Selon l’article I du protocole, les deux Etats convenaient de promouvoir les relations de confiance et d’améliorer l’entente entre eux.
49. En décembre 1981, le Venezuela a fait part de son intention de dénoncer le protocole de Port of Spain. En conséquence, l’article IV de l’accord de Genève a recommencé à s’appliquer dès le 18 juin 1982 conformément au paragraphe 3 de l’article V du protocole.
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50. En application du paragraphe 1 de l’article IV de l’accord de Genève, les Parties ont tenté de se mettre d’accord sur le choix d’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte. Elles n’y sont cependant pas parvenues dans le délai de trois mois prescrit par le paragraphe 2 de ce même article. Elles ne sont pas non plus parvenues à s’entendre sur la désignation d’un organisme international compétent chargé de choisir le moyen de règlement, comme le prévoyait le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève.
51. En conséquence, les Parties sont passées à l’étape suivante, s’en remettant au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies quant au choix du moyen de règlement. Dans une lettre en date du 15 octobre 1982 adressée à son homologue guyanien, le ministre vénézuélien des affaires étrangères a déclaré ce qui suit :
«Le Venezuela est convaincu que, pour mettre en oeuvre les dispositions du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, l’organisme international le plus compétent est le Secrétaire général de l’ONU … Le Venezuela souhaite réaffirmer sa conviction que le plus pratique et le plus indiqué serait de confier le choix du moyen de règlement directement au Secrétaire général de l’ONU. Puisqu’il est manifeste qu’aucun accord n’existe entre les parties quant au choix d’un organisme international chargé de remplir les fonctions prévues au paragraphe 2 de l’article IV, force est de constater que cette fonction relève désormais de la responsabilité du Secrétaire général de l’ONU.»
Plus tard, dans une lettre en date du 28 mars 1983 adressée à son homologue vénézuélien, le ministre des affaires étrangères du Guyana a déclaré que celui-ci,
«constatant à regret que [le Venezuela] n’[était] pas disposé à engager des efforts sérieux pour arriver à un accord sur l’organisme international compétent à qui reviendrait le choix du moyen de règlement, consent[ait] par la présente à passer à l’étape suivante et, en conséquence, à s’en remettre, pour ce choix, au Secrétaire général de l’ONU».
52. Après avoir été saisi par les Parties, le Secrétaire général, M. Javier Pérez de Cuéllar, a, par une lettre du 31 mars 1983, accepté de s’acquitter de la responsabilité dont il était investi conformément au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Cinq mois plus tard, il a chargé le Secrétaire général adjoint aux affaires politiques, M. Diego Cordovez, de se rendre à Caracas et à Georgetown afin de se renseigner sur les positions des Parties concernant le choix du moyen de règlement du différend.
53. Entre 1984 et 1989, les Parties ont tenu des réunions et des discussions régulières aux niveaux diplomatique et ministériel. Compte tenu des informations fournies par M. Cordovez, le Secrétaire général a choisi, au début de l’année 1990, la procédure des bons offices comme moyen de règlement approprié.
3. De la procédure des bons offices (1990-2014 et 2017) à la saisine de la Cour
54. Entre 1990 et 2014, la procédure des bons offices a été dirigée par trois représentants personnels nommés par les Secrétaires généraux successifs : M. Alister McIntyre (1990-1999), M. Oliver Jackman (1999-2007) et M. Norman Girvan (2010-2014). Les Parties ont, de leur côté,
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désigné des facilitateurs pour assister les différents représentants personnels du Secrétaire général dans leurs travaux et servir de point de contact avec ceux-ci. Durant cette période, des rencontres ont été organisées régulièrement entre les représentants des deux Etats et le Secrétaire général, notamment en marge de la session annuelle de l’Assemblée générale.
55. Dans une lettre en date du 2 décembre 2014 qu’elle a adressée à son homologue vénézuélien, la ministre guyanienne des affaires étrangères a fait observer que, après vingt-cinq années, la procédure des bons offices n’avait nullement rapproché les Parties d’un règlement du différend. Elle a précisé que son gouvernement «étud[iait] les autres options prévues à l’article 33 de la Charte des Nations Unies qui pourraient aider à mettre un terme au différend, conformément aux dispositions de l’accord de Genève de 1966». En réponse à cette déclaration, le Venezuela a, le 29 décembre 2014, invité le Gouvernement du Guyana à «consentir dans les meilleurs délais à la désignation d’un chargé des bons offices». Le 8 juin 2015, le vice-président du Guyana a prié le Secrétaire général,
«dans le cadre de ses fonctions … et, plus particulièrement, de la mission qui lui [était] conférée par l’accord de Genève de 1966 de choisir un moyen de règlement qui, de son point de vue, permettr[ait] d’aboutir à un règlement définitif et concluant … du différend».
Dans une lettre datée du 9 juillet 2015, le président du Venezuela a prié le Secrétaire général d’«entamer la procédure de désignation d’un chargé des bons offices».
56. En septembre 2015, au cours de la soixante-dixième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Secrétaire général, M. Ban Ki-moon, a organisé une rencontre avec les chefs d’Etat du Guyana et du Venezuela. Par la suite, le 12 novembre 2015, le Secrétaire général a établi un document relatif à «la marche à suivre» («The Way Forward»), dans lequel il informait les Parties que, «[à] supposer qu’aucune solution pratique au différend ne soit trouvée avant la fin de son mandat, [il avait] l’intention d’engager le processus d’obtention d’une décision finale et contraignante de la Cour internationale de Justice».
57. Dans sa déclaration du 16 décembre 2016, le Secrétaire général a indiqué avoir décidé de poursuivre la procédure des bons offices pendant une année supplémentaire, sous la conduite d’un nouveau représentant personnel doté d’un mandat renforcé de médiation. Il a également annoncé que
«[s]i, à la fin 2017, le Secrétaire général conclut à l’absence de progrès significatifs en vue d’un accord complet sur le règlement du différend, il choisira la Cour internationale de Justice comme prochain moyen de règlement, sauf demande contraire présentée conjointement par les deux parties».
58. Le président vénézuélien, S. Exc. M. Nicolás Maduro Moros, a répondu au Secrétaire général dans une lettre du 17 décembre 2016, dans laquelle il soulignait que le Venezuela était opposé à «l’intention [exprimée] de recommander aux Parties la saisine de la Cour», tout en affirmant être résolu à parvenir à une solution négociée dans le cadre strictement défini de l’accord de Genève. Dans une lettre datée du 21 décembre 2016, le président du Guyana,
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S. Exc. M. David A. Granger, a, pour sa part, assuré le président du Venezuela de l’engagement de son pays
«à répondre aux attentes les plus élevées concernant le processus des «bons offices» au cours des douze prochains mois, conformément à la décision du Secrétaire général afin de parvenir à un règlement complet du différend et, si cela se révélait nécessaire par la suite, de recourir à la Cour internationale de Justice».
Il a réaffirmé cette position dans une lettre adressée au Secrétaire général le 22 décembre 2016.
59. Après avoir pris ses fonctions le 1er janvier 2017, le nouveau Secrétaire général, M. António Guterres, a, conformément à la décision de son prédécesseur, reconduit la procédure des bons offices pour une dernière année. Dans ce cadre, il a nommé M. Dag Nylander, le 23 février 2017, comme son représentant personnel et l’a doté d’un mandat renforcé de médiation. M. Dag Nylander a tenu plusieurs réunions et eu nombre d’échanges avec les Parties. Dans des lettres du 30 janvier 2018 adressées à chacune d’elles, le Secrétaire général a indiqué avoir «soigneusement analysé l’évolution de la procédure des bons offices au cours de l’année 2017» et a annoncé que :
«En conséquence, je me suis acquitté de la responsabilité qui m’incombait dans ledit cadre et, aucun progrès significatif n’ayant été réalisé en vue d’un accord complet sur le règlement du différend, j’ai retenu la Cour internationale de Justice comme prochain moyen d’atteindre cet objectif.»
60. Le 29 mars 2018, le Guyana a déposé sa requête au Greffe de la Cour (voir paragraphe 1 ci-dessus).
III. INTERPRÉTATION DE L’ACCORD DE GENÈVE
61. Ainsi qu’il est exposé au paragraphe 43 ci-dessus, l’accord de Genève établit un processus en trois étapes pour le règlement du différend entre les Parties. La première étape, prévue en son article I, consiste à instituer une commission mixte «chargée de rechercher des solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend» résultant de la position du Venezuela selon laquelle la sentence de 1899 est nulle et non avenue. Dans le cas où la commission mixte ne parviendrait pas à un accord complet sur la résolution du différend dans les quatre années suivant la conclusion de l’accord de Genève, l’article IV prévoit deux étapes supplémentaires dans le processus du règlement du différend. Cette disposition se lit comme suit :
«1) Si, dans les quatre ans qui suivront la date du présent Accord, la Commission mixte n’est pas arrivée à un accord complet sur la solution du différend, elle en référera, dans son rapport final, au Gouvernement guyanais et au Gouvernement vénézuélien pour toutes les questions en suspens. Ces gouvernements choisiront sans retard un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies.
2) Si, trois mois au plus tard après avoir reçu le rapport final, le Gouvernement guyanais et le Gouvernement vénézuélien ne sont pas parvenus à un accord sur le choix d’un des moyens de règlement prévus à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, ils s’en remettront, pour ce choix, à un organisme international
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compétent sur lequel ils se mettront d’accord, ou, s’ils n’arrivent pas à s’entendre sur ce point, au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies. Si les moyens ainsi choisis ne mènent pas à une solution du différend, ledit organisme ou, le cas échéant, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, choisira un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés.»
62. Aux termes de l’article 33 de la Charte des Nations Unies :
«1. Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix.
2. Le Conseil de sécurité, s’il le juge nécessaire, invite les parties à régler leur différend par de tels moyens.»
63. Ainsi que cela a déjà été exposé (voir paragraphe 50 ci-dessus), les Parties ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur le choix d’un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte, comme le prévoyait le paragraphe 1 de l’article IV de l’accord de Genève. Elles sont ensuite passées à l’étape suivante en s’en remettant, pour ce choix, au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (voir paragraphe 51 ci-dessus), en application du paragraphe 2 de l’article IV dudit accord. La Cour interprétera cette disposition pour déterminer si, en confiant au Secrétaire général la décision quant au choix d’un des moyens de règlement énoncés à l’article 33 de la Charte, les Parties ont consenti à régler leur différend inter alia par la voie judiciaire. Dans l’affirmative, elle devra déterminer si ce consentement est subordonné à une quelconque condition. Aux fins de l’interprétation du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, la Cour commencera par examiner l’emploi du terme «différend» dans cette disposition.
A. Le «différend» au sens de l’accord de Genève
64. En vue de définir le «différend» pour le règlement duquel l’accord de Genève a été conclu, la Cour examinera l’usage du terme «controversy» dans le texte anglais de cet instrument, qui fait foi. Elle fait observer que l’accord de Genève utilise le terme «controversy» en tant que synonyme du mot «différend». Conformément à la jurisprudence bien établie de la Cour, un différend est «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes» (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11). La Cour note à cet égard que, en son article IV, le traité de Washington employait le substantif «controversy» pour désigner le différend originel soumis au tribunal arbitral constitué en vertu de cet instrument, aux fins de déterminer le tracé de la ligne frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela. Elle note également que les parties ont, dans le cadre de la conclusion et de la mise en oeuvre de l’accord de Genève, exprimé des vues divergentes quant à la validité de la sentence de 1899 rendue par ce tribunal et aux implications de cette question pour leur frontière. L’article I de l’accord de Genève dispose ainsi que la commission mixte avait pour mandat de rechercher des solutions
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satisfaisantes pour le règlement pratique du «différend survenu entre le Venezuela et le Royaume-Uni du fait de la position du Venezuela, qui sout[enait] que la sentence arbitrale de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela [était] nulle et non avenue». Cette position du Venezuela s’est heurtée à l’opposition constante du Royaume-Uni, d’abord, pendant la période allant de 1962 à l’adoption de l’accord de Genève, le 17 février 1966, puis du Guyana, lorsque, ayant accédé à l’indépendance, celui-ci est devenu partie à l’accord de Genève, conformément à l’article VIII de cet instrument.
65. Il s’ensuit, selon la Cour, que l’accord de Genève avait pour objet de rechercher une solution au différend frontalier opposant les parties né de leurs vues divergentes sur la validité de la sentence de 1899. C’est ce qu’indiquent également l’intitulé de l’accord de Genève ⎯ «Accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique» ⎯ et le libellé du dernier alinéa de son préambule. Cette même idée ressort implicitement du paragraphe 1 de l’article V de l’accord de Genève, qui dispose qu’
«aucune des dispositions du présent Accord ne sera interprétée comme constituant une renonciation totale ou partielle par le Royaume-Uni, la Guyane britannique ou le Venezuela à aucun des principes qu’ils invoquent pour revendiquer la souveraineté sur les territoires situés au Venezuela ou en Guyane britannique, ni à aucun des droits ou des revendications qu’ils ont précédemment cherché à faire valoir sur ces territoires, ou encore comme préjugeant leur position pour ce qui est d'admettre ou de refuser d’admettre un droit, une revendication ou un principe de revendication que l’un d’entre eux pourrait faire valoir pour réclamer la souveraineté sur ces territoires».
En faisant référence à la protection de leurs revendications et droits respectifs en matière de souveraineté sur ces territoires, les parties semblent avoir mis en exergue le fait que le «différend» («controversy» en anglais) visé dans l’accord de Genève concernait principalement le différend né de la position du Venezuela selon laquelle la sentence de 1899 était nulle et non avenue et ses implications pour le tracé de la frontière entre le Guyana et le Venezuela.
66. En conséquence, la Cour est d’avis que le différend («controversy» en anglais) que les parties sont convenues de régler au moyen du mécanisme établi en vertu de l’accord de Genève concerne la question de la validité de la sentence de 1899 ainsi que ses implications juridiques pour le tracé de la frontière entre le Guyana et le Venezuela.
B. La question de savoir si les Parties ont donné leur consentement au règlement judiciaire du différend en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève
67. La Cour relève que, à la différence d’autres dispositions conventionnelles qui renvoient directement au règlement judiciaire par la Cour, le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève renvoie à la décision d’une tierce partie quant au choix du moyen de règlement. Elle doit commencer par rechercher si les Parties ont conféré à cette tierce partie, en l’occurrence le Secrétaire général, le pouvoir de choisir, par une décision s’imposant à elles, les moyens de règlement de leur différend. Pour ce faire, elle interprétera la première phrase du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, selon laquelle «[les parties] s’en remettront, pour ce choix … au Secrétaire général». Dans l’affirmative, elle déterminera ensuite si les Parties ont consenti au choix,
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par le Secrétaire général, du règlement judiciaire. A cette fin, elle interprétera la dernière phrase de cette disposition, selon laquelle le Secrétaire général «choisira un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés».
1. La question de savoir si la décision du Secrétaire général revêt un caractère contraignant
68. Le Guyana estime que la décision du Secrétaire général ne peut être assimilée à une simple recommandation. Il explique que l’obligation qui en découle ressort clairement de l’emploi du terme «shall» dans le texte anglais du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève («shall refer the decision»). Il ajoute que l’utilisation du terme «decision» en anglais indique que le pouvoir conféré au Secrétaire général de choisir le moyen de règlement était destiné à produire un effet juridique contraignant.
69. Dans son mémorandum, le Venezuela explique que la décision du Secrétaire général ne peut être considérée que comme une recommandation. Il se fonde sur le préambule de l’accord de Genève pour soutenir que l’interprétation suggérée par le Guyana n’est pas conforme à l’objet et au but de cet instrument puisqu’il «ne s’agit pas seulement de régler le différend, mais de le faire par des moyens pratiques, acceptables et satisfaisants retenus d’un commun accord par les Parties». Le Venezuela fait également valoir que le fait de choisir le moyen de règlement que les Parties devront utiliser ne suffit pas en soi à «matérialiser le recours à tel ou tel moyen de règlement».
* *
70. Pour interpréter l’accord de Genève, la Cour appliquera les règles en matière d’interprétation des traités énoncées aux articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne») (Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 237, par. 47). Bien que cette convention ne soit pas en vigueur entre les Parties et que, en tout état de cause, elle ne soit pas applicable aux instruments conclus avant son entrée en vigueur, tels que l’accord de Genève, il est constant que ces articles reflètent des règles de droit international coutumier (Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 116, par. 33).
71. Conformément à la règle d’interprétation consacrée au paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Ces éléments d’interprétation doivent être considérés comme un tout (Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2017, p. 29, par. 64).
72. La première phrase du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève énonce que les Parties «shall refer the decision … to the Secretary-General» (en français : «s’en remettront, pour ce choix … au Secrétaire général»). La Cour a déjà observé dans son arrêt sur les exceptions
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préliminaires en l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France) que l’emploi du terme «shall» dans les dispositions d’une convention devrait être interprété comme imposant une obligation aux Etats parties à cette convention (C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 321, par. 92). Il en va de même s’agissant du paragraphe précité de l’accord de Genève. Le verbe «refer» (en français : «s’en remettre») qui est employé dans cette disposition marque l’idée de confier une question à une tierce personne. Quant au mot «decision», il n’est pas synonyme de «recommandation» et implique le caractère contraignant de l’acte pris par le Secrétaire général quant au choix du moyen de règlement. Considérés ensemble, ces termes indiquent que les Parties ont pris l’engagement juridique de respecter la décision de la tierce partie à laquelle elles ont conféré ce pouvoir, en l’espèce le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
73. Comme la Cour l’a observé dans plusieurs affaires, le but d’un traité peut ressortir de son titre et de son préambule (voir par exemple Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 118, par. 39 ; Certains emprunts norvégiens (France c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1957, p. 24). En l’espèce, le titre de l’accord est ainsi libellé : «Agreement to Resolve the Controversy … over the Frontier between Venezuela and British Guiana» (en français : «Accord tendant à régler le différend … relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique») et son préambule indique qu’il a été conclu «to resolve» (en français : «pour résoudre») ce différend. L’accord mentionne également, en son article I, la recherche de «solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend». Cela indique que l’objet et le but de l’accord de Genève consistent à garantir le règlement définitif du différend entre les Parties.
74. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les Parties ont conféré au Secrétaire général le pouvoir de choisir, par une décision s’imposant à elles, les moyens à utiliser pour le règlement de leur différend.
75. Cette conclusion est également étayée par la position du Venezuela dans l’exposé des motifs de son projet de loi du 22 juin 1970 ratifiant le protocole de Port of Spain. Il y est indiqué qu’
«il existait une possibilité qu[’]une question d’une importance aussi vitale … que la détermination des moyens de règlement du différend échappe aux deux Parties directement intéressées et que la décision revienne à une institution internationale choisie par elles ou, à défaut, au Secrétaire général des Nations Unies».
76. En l’espèce, il n’est, en principe, pas nécessaire pour la Cour de recourir aux moyens complémentaires d’interprétation mentionnés à l’article 32 de la convention de Vienne. Cependant, comme dans d’autres affaires, elle peut recourir à ces moyens complémentaires, tels que les circonstances dans lesquelles l’accord de Genève a été conclu, pour y rechercher une confirmation éventuelle de l’interprétation qu’elle a tirée du texte de l’accord de Genève (voir par exemple Différend maritime (Pérou c. Chili), arrêt, C.I.J. Recueil 2014, p. 30, par. 66 ; Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c. Bahreïn), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 21, par. 40 ; Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 27, par. 55).
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77. A cet égard, la Cour observe que, dans la déclaration qu’il a faite le 17 mars 1966 devant le Congrès national à l’occasion de la ratification de l’accord de Genève, le ministre vénézuélien des affaires étrangères, M. Ignacio Iribarren Borges, en décrivant les discussions qui avaient eu lieu durant la conférence de Genève, a affirmé que «[l]e seul rôle conféré au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies consist[ait] à indiquer aux parties les moyens de règlement pacifique des différends prévus à l’article 33». Il a également précisé que, après avoir rejeté la proposition britannique consistant à conférer ce rôle à l’Assemblée générale des Nations Unies, «[l]e Venezuela a[vait] ensuite suggéré de confier ce rôle au Secrétaire général».
78. La Cour considère que les circonstances dans lesquelles l’accord de Genève a été conclu appuient la conclusion selon laquelle les Parties ont conféré au Secrétaire général le pouvoir de choisir le moyen de règlement de leur différend par une décision s’imposant à elles.
2. La question de savoir si les Parties ont consenti au choix, par le Secrétaire général, du règlement judiciaire
79. La Cour en vient maintenant à l’interprétation de la dernière phrase du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, selon laquelle le Secrétaire général
«choisira un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés».
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80. Selon le Guyana, «[l]e renvoi sans réserve à l’article 33 donne pouvoir au Secrétaire général de décider que les parties auront recours au règlement judiciaire». Il ajoute qu’une interprétation du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève comme excluant la possibilité d’un règlement judiciaire priverait le traité de son efficacité et enfermerait les Parties «dans un processus sans fin de négociation diplomatique, où la résolution effective pourrait être sempiternellement bloquée par l’une ou l’autre d’entre elles». Le demandeur soutient également que les circonstances qui ont entouré la conclusion de l’accord de Genève «confirment que les parties avaient compris et accepté que le renvoi délibéré à l’article 33 ouvrait la possibilité que le différend soit en définitive résolu par voie de règlement judiciaire».
81. Dans son mémorandum, le Venezuela reconnaît que l’article 33 de la Charte comprend le règlement judiciaire. Cependant, il soutient que, dans la mesure où l’accord de Genève vise en son article I la «recherche de solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend», cela exclut le recours au règlement judiciaire à moins que les Parties ne consentent à y recourir par voie de compromis.
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82. Etant donné que le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève fait mention de l’article 33 de la Charte des Nations Unies, lequel comprend le moyen de règlement judiciaire, la Cour estime que les Parties ont accepté l’éventualité que le différend soit réglé par cette voie. Elle est d’avis que, si elles avaient souhaité écarter cette possibilité, les Parties auraient pu le faire durant leurs négociations. Elles auraient également pu, au lieu de mentionner l’article 33 de la Charte, énumérer les moyens de règlement envisagés sans citer le règlement judiciaire, ce qu’elles n’ont pas fait non plus.
83. La Cour note que, selon le libellé du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, les Parties ont conféré au Secrétaire général le pouvoir de choisir parmi les moyens de règlement des différends prévus à l’article 33 de la Charte «jusqu’à ce que le différend ait été résolu». Elle observe que l’article 33 de la Charte comprend, d’une part, des moyens politiques et diplomatiques, et d’autre part, des moyens juridictionnels tels que l’arbitrage et le règlement judiciaire. La volonté des Parties de régler leur différend de manière définitive ressort du fait que les moyens énumérés incluent l’arbitrage et le règlement judiciaire qui sont, par nature, contraignants. Le membre de phrase «et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu» suggère également que les Parties ont conféré au Secrétaire général l’autorité de choisir le moyen le plus approprié pour résoudre définitivement leur différend. La Cour estime que, en choisissant un moyen menant à la résolution du différend, le Secrétaire général s’acquitte de ses responsabilités au titre du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, conformément au but et à l’objet de cet instrument.
84. Au regard de l’analyse ci-dessus, la Cour conclut que les moyens de règlement des différends à la disposition du Secrétaire général, auxquels les Parties ont consenti en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, incluent le règlement judiciaire.
85. Il est rappelé que, lors de la procédure orale (voir paragraphe 17 ci-dessus), un membre de la Cour a posé la question suivante au Guyana :
«Le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève du 17 février 1966 se conclut par une alternative selon laquelle soit que la controverse a été résolue soit que tous les moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies ont été épuisés. Ma question est la suivante : Est-il possible de concevoir une situation où tous les moyens de règlement pacifique ont été épuisés sans que la controverse n’ait été résolue ?»
Dans sa réponse, le Guyana a soutenu qu’il n’était pas possible de concevoir une situation dans laquelle tous les moyens de règlement pacifique seraient épuisés sans que le différend ait été résolu. Selon lui, «[l]’accord de Genève de 1966 a établi une procédure visant à s’assurer de parvenir à un règlement complet et définitif du différend» et «[l]e fait que l’arbitrage et le règlement judiciaire figurent parmi les moyens énoncés à l’article 33 garantit un règlement complet et définitif du différend».
86. La Cour relève que sa conclusion selon laquelle les Parties ont consenti au règlement judiciaire en vertu de l’article IV de l’accord de Genève n’est pas remise en cause par le membre de phrase «ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés» se trouvant au paragraphe 2 dudit article, qui pourrait suggérer que les Parties avaient
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envisagé l’hypothèse que le choix, par le Secrétaire général, des moyens prévus à l’article 33 de la Charte, lequel comprend le règlement judiciaire, n’aboutisse pas au règlement du différend. Diverses raisons pourraient expliquer qu’une décision judiciaire, revêtue de l’autorité de la chose jugée et clarifiant les droits et obligations des parties, n’aboutisse pas dans les faits à une résolution définitive du différend. Il lui suffit de constater, dans le cas d’espèce, qu’une décision judiciaire qui déclare la sentence de 1899 invalide sans délimiter la frontière entre les Parties pourrait ne pas aboutir à la résolution définitive du différend, ce qui serait contraire à l’objet et au but de l’accord de Genève.
87. A cet égard, la Cour note que le communiqué commun sur les conversations ministérielles tenues à Genève les 16 et 17 février 1966 entre le ministre vénézuélien des affaires étrangères, son homologue britannique et le premier ministre de la Guyane britannique indique que «[l]es délibérations ont permis d’aboutir à un accord dont les dispositions permettront de régler définitivement [les] problèmes [relatifs aux relations entre le Venezuela et la Guyane britannique]». De même, la loi vénézuélienne du 13 avril 1966 portant ratification de l’accord de Genève énonce que :
«L’accord signé à Genève le 17 février 1966 par le Gouvernement de la République du Venezuela et le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, en consultation avec le Gouvernement de la Guyane britannique, en vue de régler le désaccord entre le Venezuela et le Royaume-Uni au sujet du tracé de la frontière avec la Guyane britannique a été approuvé dans toutes ses dispositions et à toutes fins juridiques pertinentes.»
88. Au regard de ce qui précède, la Cour conclut que les Parties ont consenti au règlement judiciaire de leur différend.
C. La question de savoir si le consentement donné par les Parties au règlement judiciaire de leur différend en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève est subordonné à une quelconque condition
89. La Cour observe qu’il n’est pas rare que, dans des traités par lesquels elles consentent à un règlement judiciaire de leur différend, les parties assortissent ce consentement de conditions devant être considérées comme en constituant les limites (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 124-125, par. 130-131 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 39, par. 88). La Cour doit donc à présent rechercher si le consentement des Parties au moyen de règlement judiciaire, tel qu’exprimé au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, est subordonné à certaines conditions.
90. Les Parties ne contestent pas que le Secrétaire général est tenu d’établir que les moyens choisis précédemment n’ont pas «m[ené] … à une solution du différend» avant de choisir «un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies». La Cour interprétera donc seulement les termes de la deuxième phrase de cette disposition, qui prévoit que, si les moyens
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choisis ne mènent pas à une solution du différend, «le Secrétaire général … choisira un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés» (les italiques sont de la Cour).
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91. Le Guyana soutient que la décision du Secrétaire général de choisir la voie judiciaire comme moyen de règlement du différend relève du bon exercice de son pouvoir au titre du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Il soutient que le recours au déterminant «des» (un «des» moyens) «dénote l’exhaustivité» et implique que le Secrétaire général puisse choisir l’un quelconque de ces moyens sans suivre un ordre particulier. Il ajoute que, «[s]i les moyens devaient être appliqués mécaniquement, dans l’ordre dans lequel ils figurent à l’article 33, faire intervenir un tiers «pour ce choix» serait inutile».
92. Si le Guyana reconnaît que, par le passé, certains Secrétaires généraux ont consulté les Parties pendant le processus ayant conduit au choix d’un moyen de règlement, il souligne que le fait de consulter les Parties pour s’enquérir de leur disposition à participer à ce processus n’enlève rien au pouvoir du Secrétaire général de décider, de façon unilatérale, du moyen de règlement à utiliser.
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93. Dans son mémorandum, le Venezuela soutient que la décision du Secrétaire général ne cadre pas avec le mandat qui lui a été confié au titre du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Il y avance en effet que la manière correcte d’exercer de tels pouvoirs consiste à suivre l’ordre d’énumération des moyens de règlement énoncés à l’article 33 de la Charte. Il tire cette interprétation de l’expression «et ainsi de suite» (dans les textes anglais et espagnol faisant foi : «and so on»/«y así sucesivamente») qui figure dans la dernière phrase du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève.
94. Le Venezuela ajoute qu’il convient de ne pas méconnaître la pratique voulant que les Parties soient consultées et donnent leur consentement sur le choix envisagé par le Secrétaire général.
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95. La Cour doit déterminer si, en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, le consentement des Parties à ce que leur différend soit réglé par la voie judiciaire est subordonné à la condition que le Secrétaire général suive l’ordre dans lequel les moyens sont énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies.
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96. La Cour observe que l’emploi du verbe «choisir» dans le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, qui décrit l’action de décider entre plusieurs solutions, exclut l’idée de devoir suivre l’ordre dans lequel les moyens de règlement sont énumérés à l’article 33 de la Charte. Selon elle, en parlant de choix «des» moyens et d’«un autre» de ces moyens en cas d’échec du précédent, les Parties ont entendu que chacun desdits moyens était susceptible d’être retenu. Quant à l’expression «et ainsi de suite» sur laquelle repose l’argumentation du Venezuela («and so on» dans le texte anglais ; «y así sucesivamente» dans le texte espagnol), elle décrit une série d’actes ou de faits se déroulant de la même manière et ne fait que marquer l’idée de continuité de la prise de décision jusqu’à ce que le différend soit résolu ou que tous les moyens soient épuisés. Ainsi, la lecture de cette disposition dans son sens ordinaire indique que le Secrétaire général est appelé à choisir l’un quelconque des moyens énoncés à l’article 33 de la Charte, sans être tenu, ce faisant, de suivre un ordre particulier.
97. De l’avis de la Cour, interpréter le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève comme imposant une application successive des moyens, suivant l’ordre dans lequel ils sont énumérés à l’article 33 de la Charte, pourrait se révéler contraire à l’objet et au but de l’accord de Genève, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le recours à certains moyens n’aurait plus de sens si d’autres étaient épuisés. Ensuite, pareille interprétation successive reviendrait à retarder le règlement du différend puisque certains moyens peuvent être moins efficaces que d’autres au regard des circonstances qui entourent le différend entre les Parties. A l’inverse, la souplesse et la latitude laissées au Secrétaire général dans l’exercice du pouvoir de décision qui lui a été conféré contribuent à l’objectif consistant à parvenir à une solution pratique, effective et définitive au différend.
98. La Cour rappelle également que la Charte des Nations Unies ne requiert pas l’épuisement des négociations diplomatiques comme condition préalable à la décision de recourir au règlement judiciaire (voir par exemple Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 303, par. 56).
99. De plus, s’agissant de la pratique ultérieure des Parties, la Cour observe que tant le Guyana que le Venezuela ont reconnu que les bons offices relevaient de l’expression «autres moyens pacifiques de leur choix» telle qu’elle figure à la fin de la liste des moyens énumérés au paragraphe 1 de l’article 33 de la Charte. Or, les deux Parties ont accueilli favorablement la décision du Secrétaire général de choisir ce moyen de règlement plutôt que de commencer par les négociations, l’enquête ou la conciliation. Ce faisant, elles ont reconnu que le Secrétaire général n’était pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens de règlement sont énumérés à l’article 33 de la Charte, mais avait le pouvoir de privilégier un moyen par rapport à un autre.
100. En ce qui concerne la question de la consultation, la Cour est d’avis que rien dans le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève n’impose au Secrétaire général de consulter les Parties avant de choisir un moyen de règlement. Elle relève également que, bien que les Secrétaires généraux successifs aient consulté les Parties, il ressort des diverses communications de ceux-ci (notamment du télégramme du Secrétaire général, M. Javier Pérez de Cuéllar, adressé au ministre des affaires étrangères du Guyana le 31 août 1983) qu’une telle consultation n’avait pour but que de recueillir des informations de la part des deux Parties afin de choisir le moyen de règlement le plus approprié.
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101. La Cour conclut que, à défaut d’accord entre elles, les Parties ont confié au Secrétaire général, en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, le rôle de choisir l’un quelconque des moyens de règlement énoncés à l’article 33 de la Charte. En choisissant le moyen de règlement, le Secrétaire général n’est pas tenu, en vertu du paragraphe 2 de l’article IV, de suivre un ordre particulier ou de consulter les Parties sur ce choix. Enfin, les Parties sont également convenues de donner effet à la décision du Secrétaire général.
IV. COMPÉTENCE DE LA COUR
102. Ainsi que la Cour l’a établi ci-dessus (voir paragraphes 82 à 88), les Parties ont, en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, accepté l’éventualité que le différend soit réglé par la voie judiciaire. La Cour recherchera donc à présent si, en la choisissant comme moyen de règlement judiciaire du différend entre le Guyana et le Venezuela, le Secrétaire général a agi conformément à cette disposition. Dans l’affirmative, il lui faudra déterminer l’effet juridique de la décision prise par le Secrétaire général le 30 janvier 2018 sur la compétence qu’elle tient du paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut.
A. La conformité de la décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 avec le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève
103. La Cour rappelle que, le 30 janvier 2018, le Secrétaire général a fait parvenir aux présidents du Guyana et du Venezuela deux lettres identiques concernant le règlement du différend. Celle qu’il a adressée au président du Guyana se lit comme suit :
«J’ai l’honneur de me référer au différend qui s’est fait jour entre la République coopérative du Guyana et la République bolivarienne du Venezuela en raison de la position de cette dernière selon laquelle la sentence arbitrale de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela est nulle et non avenue (ci-après le «différend»).
Comme vous le savez, le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique, signé à Genève le 17 février 1966 (ci-après l’«accord de Genève»), confère au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le pouvoir et la responsabilité de choisir, parmi les moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, celui qu’il convient de retenir pour régler le différend.
Si le moyen ainsi choisi ne permet pas d’aboutir à un règlement du différend, le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève confère ensuite au Secrétaire général la responsabilité de choisir un autre des moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte.
Comme vous le savez également, mon prédécesseur, M. Ban Ki-moon, vous a communiqué, ainsi qu’au président de la République bolivarienne du Venezuela, un cadre aux fins du règlement du différend frontalier fondé sur ses conclusions quant aux mesures les plus appropriées à prendre. Il a notamment déterminé que la procédure des bons offices, qui avait été menée depuis 1990, se poursuivrait encore
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pendant un an, jusqu’à la fin 2017, avec un mandat renforcé de médiation. Il a également déterminé que, si je concluais alors, en ma qualité de nouveau Secrétaire général, à l’absence de progrès significatifs en vue d’un accord complet sur le règlement du différend, je choisirais la Cour internationale de Justice comme prochain moyen de règlement, sauf demande contraire présentée conjointement par les Gouvernements du Guyana et du Venezuela.
Au début de l’année 2017, j’ai désigné un représentant personnel, M. Dag Halvor Nylander, qui n’a pas ménagé ses efforts au plus haut niveau pour parvenir à un règlement négocié.
Conformément au cadre défini par mon prédécesseur, j’ai soigneusement analysé l’évolution de la procédure des bons offices au cours de l’année 2017.
En conséquence, je me suis acquitté de la responsabilité qui m’incombait dans ledit cadre et, aucun progrès significatif n’ayant été réalisé en vue d’un accord complet sur le règlement du différend, j’ai retenu la Cour internationale de Justice comme prochain moyen d’atteindre cet objectif.
Dans le même temps, j’estime que votre gouvernement et celui de la République bolivarienne du Venezuela pourraient toutefois continuer de bénéficier des bons offices de l’Organisation des Nations Unies via une procédure complémentaire établie sur la base des pouvoirs que me confère la Charte. Une procédure de bons offices pourrait offrir au moins les avantages ci-après.
Premièrement, si les deux gouvernements acceptaient cette offre de procédure complémentaire, j’estime que celle-ci pourrait favoriser l’utilisation du moyen de règlement pacifique retenu.
Deuxièmement, si les gouvernements souhaitaient tous deux tenter de régler le différend par la voie de négociations directes, parallèlement à une procédure judiciaire, une procédure de bons offices pourrait favoriser ces négociations.
Troisièmement, la relation bilatérale entre votre gouvernement et celui de la République bolivarienne du Venezuela ne se limitant pas au différend, les deux gouvernements pourraient souhaiter mettre à profit l’assistance d’un tiers pour traiter dans le cadre d’une procédure de bons offices tous autres points pendants importants.
Je ne doute pas qu’une procédure complémentaire de bons offices contribuerait en outre à perpétuer les relations amicales et de bon voisinage qui ont caractérisé les échanges entre les deux pays.
Pour conclure, je tiens à vous informer que la présente marche à suivre sera rendue publique. J’ai adressé au président de la République bolivarienne du Venezuela une lettre identique, dont je joins copie à la présente.»
104. La Cour note tout d’abord que, en prenant cette décision, le Secrétaire général s’est expressément fondé sur le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Elle observe ensuite que cette disposition demande au Secrétaire général, dans le cas où le moyen précédemment retenu
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ne mène pas à une solution du différend, de choisir un autre des moyens de règlement prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, mais qu’elle ne lui impose pas de suivre un ordre particulier (voir paragraphe 101 ci-dessus).
105. La Cour est d’avis que, selon les termes employés au paragraphe 2 de l’article IV, le moyen que le Secrétaire général avait précédemment retenu «n[’a pas] m[ené] à une solution du différend». En 2014, les Parties participaient déjà depuis plus de vingt ans à une procédure de bons offices conduite conformément à l’accord de Genève, sous les auspices de trois représentants personnels désignés par les Secrétaires généraux successifs, en vue de parvenir à un règlement du différend (voir paragraphe 54 ci-dessus). Dans sa décision du 30 janvier 2018, le Secrétaire général a en conséquence indiqué que, aucun progrès significatif n’ayant été réalisé dans le cadre de la procédure des bons offices en vue d’un accord complet sur le règlement du différend, il avait «retenu la Cour internationale de Justice comme prochain moyen d’atteindre cet objectif» ; ce faisant, il s’est acquitté de la responsabilité qui lui incombait de choisir un autre moyen de règlement parmi ceux énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies.
106. Bien qu’elle ne soit expressément mentionnée ni au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève ni à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, la Cour, «organe judiciaire principal des Nations Unies» (article 92 de la Charte), constitue un moyen de «règlement judiciaire» au sens de l’article 33. Le Secrétaire général pouvait donc la choisir, sur le fondement du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, en vue de régler, par la voie judiciaire, le différend entre les Parties.
107. En outre, il ressort des circonstances ayant entouré la conclusion de l’accord de Genève, lesquelles comprennent des déclarations ministérielles et des débats parlementaires (voir Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 454, par. 49, et p. 457, par. 60 ; Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 29, par. 69), que les parties avaient envisagé le recours à la Cour internationale de Justice durant leurs négociations. En particulier, la Cour note que, s’adressant au Congrès national à l’occasion de la ratification de l’accord, le ministre vénézuélien des affaires étrangères a indiqué ce qui suit :
«Après quelques discussions officieuses, notre délégation choisit de mettre sur la table une proposition analogue à cette troisième formule qui avait été rejetée à Londres, en y ajoutant le recours à la Cour internationale de Justice. Ayant examiné cette proposition de manière approfondie, les délégations de la Grande-Bretagne et de la Guyane britannique ⎯ avant de se montrer finalement favorables ⎯ s’opposèrent à la mention spécifique du recours à l’arbitrage et à la Cour internationale de Justice. Une fois l’objection contournée par substitution à cette mention spécifique de la référence à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, qui prévoit ces deux procédures que sont l’arbitrage et le recours à la Cour internationale de Justice, la possibilité de parvenir à un accord redevint envisageable. C’est sur la base de cette proposition du Venezuela que l’accord de Genève fut conclu. Loin d’avoir été imposé, comme cela fut dit non sans malice, ou de relever d’un stratagème britannique auquel la délégation vénézuélienne se serait naïvement laissé prendre, l’accord se fonde sur une proposition du Venezuela qui avait, dans un premier temps, été rejetée à Londres, mais vient d’être acceptée à Genève.» (Les italiques sont de la Cour.)
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La Cour considère que ces propos du ministre vénézuélien des affaires étrangères démontrent que, lorsqu’elles ont consenti à ce que le choix du Secrétaire général s’effectue parmi les moyens énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, les parties à l’accord de Genève entendaient y inclure la possibilité de recourir à la Cour internationale de Justice.
108. Au vu de ce qui précède, la Cour est d’avis que, en concluant l’accord de Genève, les deux Parties ont accepté l’éventualité que, en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de cet instrument, le Secrétaire général puisse, pour régler le différend, choisir le règlement judiciaire par la Cour internationale de Justice comme l’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies. La décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018 a donc été prise conformément aux termes du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève.
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109. La Cour observe que le fait que le Secrétaire général ait demandé au Guyana et au Venezuela, s’ils le souhaitaient, de «tenter de régler le différend par la voie de négociations directes, parallèlement à une procédure judiciaire», et offert ses bons offices à cet effet n’a aucune incidence sur la conformité de la décision avec le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Elle a précisé par le passé que les démarches parallèles tendant à régler un différend par des moyens diplomatiques ne faisaient nullement obstacle à ce que celui-ci soit examiné par elle (voir par exemple Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 20, par. 35). En la présente espèce, le Secrétaire général a simplement rappelé aux Parties que les négociations constituaient un moyen de règlement auquel elles pouvaient continuer de recourir une fois la Cour saisie du différend.
B. L’effet juridique de la décision du Secrétaire général du 30 janvier 2018
110. La Cour examinera à présent l’effet juridique de la décision du Secrétaire général sur sa compétence, qui, aux termes du paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut, «s’étend à toutes les affaires que les parties lui soumettront, ainsi qu’à tous les cas spécialement prévus dans la Charte des Nations Unies ou dans les traités et conventions en vigueur».
111. La Cour rappelle que «sa compétence repose sur le consentement des parties, dans la seule mesure reconnue par celles-ci» (Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 39, par. 88).
112. La Cour ⎯ tout comme sa devancière ⎯ a déjà observé dans plusieurs affaires que le consentement des parties à sa compétence n’était pas soumis à l’observation d’une forme déterminée (ibid., p. 18, par. 21 ; voir également Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), exception préliminaire, arrêt, 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 27 ; Droits de minorités en Haute-Silésie (écoles minoritaires), arrêt no 12, 1928, C.P.J.I. série A no 15, p. 23-24). En conséquence, le Statut de la Cour ne fait nullement obstacle à ce que le consentement des Parties soit exprimé par le biais du mécanisme établi au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève.
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113. La Cour doit toutefois s’assurer qu’il existe une manifestation non équivoque de la volonté des parties au différend d’accepter de manière volontaire et indiscutable sa compétence (Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 204, par. 62).
114. La Cour rappelle que le Venezuela soutient que l’accord de Genève ne suffit pas en soi pour fonder sa compétence et que le consentement ultérieur des Parties est requis, quand bien même elle aurait été retenue par le Secrétaire général comme moyen de règlement judiciaire. Or, le fait de subordonner la mise en oeuvre d’une décision prise par celui-ci en vertu du pouvoir que lui confère le paragraphe 2 de l’article IV de cet instrument à un nouveau consentement des Parties priverait la décision du Secrétaire général d’effet (voir paragraphes 74 à 78 ci-dessus). De plus, toute interprétation du paragraphe 2 de l’article IV qui subordonnerait la mise en oeuvre de la décision du Secrétaire général à un nouveau consentement des Parties serait contraire à cette disposition, ainsi qu’à l’objet et au but de l’accord de Genève, qui consistent à garantir le règlement définitif du différend, puisque cela donnerait à l’une ou l’autre des Parties le pouvoir de retarder indéfiniment un tel règlement en refusant son consentement.
115. Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour conclut que, en conférant au Secrétaire général l’autorité de choisir le moyen approprié de règlement de leur différend, le recours au règlement judiciaire par la Cour internationale de Justice comptant parmi les moyens possibles, le Guyana et le Venezuela ont consenti à la compétence de celle-ci. Le libellé, l’objet et le but de l’accord de Genève, ainsi que les circonstances ayant entouré sa conclusion, étayent cette interprétation (voir paragraphe 108 ci-dessus). Il s’ensuit que, au vu des circonstances de la présente affaire, le consentement des Parties à la compétence de la Cour est établi.
V. SAISINE DE LA COUR
116. La Cour recherchera à présent si elle a été valablement saisie par le Guyana.
117. La saisine de la Cour est, comme cela a été observé en l’affaire de la Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c. Bahreïn), «un acte de procédure autonome par rapport à la base de compétence invoquée ; et, à ce titre, elle est régie par le Statut et le Règlement de la Cour» (compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 23, par. 43). Ainsi, pour que la Cour puisse connaître d’une affaire, la base de compétence considérée doit trouver son complément nécessaire dans un acte de saisine (ibid.).
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118. Le Guyana avance que «[l]a décision [du Secrétaire général] constitue … un acte juridique matérialisant le consentement a priori des parties au règlement judiciaire», qui autorisait ainsi l’une ou l’autre à saisir unilatéralement la Cour du différend. Il soutient en particulier que la saisine de la Cour est indépendante de la base de compétence, et que le Venezuela, ayant consenti à la compétence de la Cour, ne peut s’opposer à ce qu’il la saisisse de manière unilatérale.
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119. Le Venezuela fait valoir, dans son mémorandum, que l’article IV de l’accord de Genève se distingue d’une clause compromissoire. Il affirme que, étant donné que l’accord de Genève ne contient aucune disposition expresse autorisant la saisine unilatérale de la Cour, force est de présumer que celle-ci ne peut être valablement saisie que par «accord conjoint» entre les Parties.
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120. La Cour est d’avis qu’un accord des Parties visant à la saisir conjointement ne serait nécessaire que si elles n’avaient pas déjà consenti à sa compétence. Or, étant donné qu’elle a conclu ci-dessus que, dans les circonstances de la présente affaire, ce consentement était établi, les Parties avaient l’une et l’autre la faculté d’introduire une instance en la saisissant d’une requête unilatérale en vertu de l’article 40 de son Statut.
121. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a été valablement saisie du différend entre les Parties par le dépôt de la requête du Guyana.
VI. PORTÉE DE LA COMPÉTENCE DE LA COUR
122. Ayant conclu qu’elle avait compétence pour connaître de la requête du Guyana et qu’elle avait été valablement saisie en l’espèce, la Cour doit à présent rechercher si toutes les demandes formulées par le Guyana entrent dans le champ de sa compétence.
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123. Le Guyana soutient que la compétence ratione materiae de la Cour couvre l’ensemble des demandes formulées dans sa requête, faisant valoir que cette compétence est déterminée par le texte de l’accord de Genève, interprété à la lumière de l’objet et du but de celui-ci, ainsi que de la pratique suivie par les Parties dans le cadre de son application.
124. Invoquant l’intitulé et le préambule de l’accord de Genève, ainsi que son article I, le demandeur affirme que le différend couvre non seulement celui qui oppose les Parties sur la validité de la sentence de 1899, mais également «tout différend «survenu du fait de la position du Venezuela»» (les italiques sont du Guyana) selon laquelle la sentence de 1899 est «nulle et non avenue». De l’avis du Guyana, serait ainsi visé tout différend territorial ou maritime entre les Parties résultant de cette position, y compris toute allégation relative à la responsabilité du Venezuela à raison de violations de la souveraineté du Guyana.
125. Le Guyana avance en particulier que le libellé de l’accord de Genève, notamment l’article I, présente le différend comme étant né entre les Parties «du fait» de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela est nulle et non avenue. Il fait valoir que, la sentence de 1899 ayant délimité la frontière entre le Venezuela et la colonie de la Guyane britannique, le différend entre les Parties est
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de nature territoriale, et que la Cour doit donc déterminer la frontière le séparant du Venezuela, ce qui suppose, à titre liminaire, de décider si ladite sentence est ou non valide. Le Guyana considère également que la Cour ne serait pas en mesure de parvenir «à un accord complet sur la solution» de ce différend en répondant à «toutes les questions en suspens» (les italiques sont du Guyana) ⎯ objectif énoncé à l’article IV de l’accord de Genève ⎯ sans se prononcer au préalable sur la validité de la sentence.
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126. Dans son mémorandum, le Venezuela affirme que la question de la validité de la sentence de 1899 ne fait pas partie du différend visé par l’accord de Genève. Selon lui, cet instrument a été adopté en partant du principe que la position consistant à soutenir que ladite sentence est nulle ne pouvait faire l’objet de discussions entre les Parties, la «validité ou la nullité d’une sentence arbitrale [n’étant] pas négociable». Le Venezuela estime que «l’accord de Genève a pour objet le différend territorial et non la validité ou la nullité de la sentence de 1899».
127. Le Venezuela ajoute qu’un différend d’ordre juridique portant sur une question telle que la validité de la sentence de 1899 ne se prête pas à un règlement «pratique». A son avis, «les innombrables références faites à un règlement pratique, acceptable et satisfaisant» dans l’accord de Genève seraient privées de tout effet juridique si l’on devait considérer que la question de la validité de la sentence de 1899 fait partie du différend visé par cet accord.
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128. La Cour observe que, dans sa requête, le Guyana a formulé certaines demandes ayant trait à la validité de la sentence de 1899 et d’autres qui sont fondées sur des faits survenus après la conclusion de l’accord de Genève (voir paragraphe 19 ci-dessus). En conséquence, elle commencera par rechercher si les demandes du Guyana concernant la validité de la sentence de 1899 relative à la frontière séparant la Guyane britannique et le Venezuela relèvent de l’objet du différend que les Parties sont convenues de régler au moyen du mécanisme prévu aux articles I à IV de l’accord de Genève et si, partant, elle a compétence ratione materiae pour en connaître. Il lui faudra ensuite déterminer si les demandes du Guyana qui sont fondées sur des faits survenus après la conclusion de l’accord de Genève relèvent de sa compétence ratione temporis.
129. S’agissant de sa compétence ratione materiae, la Cour rappelle que l’article I de l’accord de Genève fait référence au différend survenu entre les parties à cet instrument du fait de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence de 1899 relative à la frontière entre lui et la Guyane britannique est nulle et non avenue (voir paragraphes 64 à 66 ci-dessus). Ainsi que cela a été indiqué au paragraphe 66 ci-dessus, le différend que les parties sont convenues de régler en vertu de l’accord de Genève a pour objet la validité de la sentence de 1899 et les implications de cette question sur la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela. L’opposition de vues entre les parties à l’accord de Genève en ce qui concerne la validité de ladite sentence ressort de
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l’emploi, à l’article I de cet instrument, de l’expression «position du Venezuela, qui soutient» («Venezuelan contention» dans le texte anglais faisant foi). Prise dans le sens ordinaire à lui attribuer dans le contexte de cette disposition, cette expression implique que la nullité alléguée de la sentence de 1899 constituait entre les parties à l’accord de Genève un point de désaccord exigeant la recherche de solutions. Cela ne signifie en rien que le Royaume-Uni ou le Guyana aient souscrit à la position défendue par le Venezuela, que ce soit avant ou après la conclusion de cet instrument. La Cour est donc d’avis que, contrairement à ce que soutient le Venezuela, l’emploi de l’expression «position du Venezuela, qui soutient» révèle l’opposition de vues entre les parties à l’accord de Genève quant à la validité de la sentence de 1899.
130. Cette interprétation est conforme à l’objet et au but de l’accord de Genève, lequel visait, comme l’indiquent son titre et son préambule, à garantir un règlement définitif du différend opposant le Royaume-Uni et le Venezuela relativement à la frontière entre ce dernier et la Guyane britannique (voir paragraphes 64 à 66 et 73 ci-dessus). Il ne serait en effet pas possible de régler définitivement le différend frontalier qui oppose les Parties sans statuer d’abord sur la validité de la sentence de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela.
131. Cette interprétation est également confirmée par les circonstances ayant entouré la conclusion de l’accord de Genève. On se souviendra que les discussions entre les parties au sujet de la validité de la sentence de 1899 ont commencé par un examen tripartite de la documentation relative à celle-ci en vue d’apprécier le bien-fondé de la position vénézuélienne quant à sa nullité. Cet examen a été entrepris par le Gouvernement du Royaume-Uni, qui a affirmé à maintes reprises qu’il considérait la sentence comme valide et contraignante pour les parties. Comme l’a rapporté le ministre vénézuélien des affaires étrangères, le Royaume-Uni a, deux jours seulement avant la clôture de l’examen tripartite, réitéré sa position selon laquelle la sentence avait réglé la question de la souveraineté de manière valide et définitive.
132. Lors des discussions tenues les 9 et 10 décembre 1965 entre la Guyane britannique, le Royaume-Uni et le Venezuela, qui ont précédé la conclusion de l’accord de Genève, l’ordre du jour prévoyait, au premier point, un «[é]change de vues sur le rapport des experts ayant analysé les documents et [un] examen des conséquences en découlant», ainsi que, au deuxième point, la «[r]echerche de solutions satisfaisantes pour le règlement pratique du différend survenu du fait de la position du Venezuela selon laquelle la sentence de 1899 [était] nulle et non avenue». Au cours de ces discussions, le Venezuela a réaffirmé sa conviction que «la seule solution satisfaisante du problème frontalier avec la Guyane britannique résid[ait] dans la rétrocession du territoire qui lui appart[enait] de plein droit», le Royaume-Uni et la Guyane britannique ayant pour leur part rejeté la proposition du Venezuela, au motif que cela reviendrait à affirmer que la sentence de 1899 était nulle et non avenue, et qu’une telle assertion était sans fondement. La Guyane britannique a réitéré, à cette occasion, que «la première question à l’examen était celle de la validité de la sentence de 1899» et qu’elle «ne [pouvait] accepter la position vénézuélienne selon laquelle la sentence de 1899 n’était pas valide», le Royaume-Uni rappelant que «les deux parties s’étaient révélées incapables de parvenir à un accord sur la question de la validité de la sentence de 1899». Enfin, le représentant de la Guyane britannique a déclaré «qu’il n’a[vait] jamais pensé que la revendication territoriale serait discutée à moins que l’invalidité de la sentence arbitrale de 1899 n’ait d’abord été établie».
133. C’est sur cette base que se sont déroulées les réunions ultérieures tenues à Genève en février 1966, à l’issue desquelles a été adopté l’accord. Dans une note verbale en date du 25 février 1966, le ministre britannique des affaires étrangères indiquait à l’ambassadeur du Royaume-Uni au Venezuela que ce dernier Etat
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«a[vait] tout fait pour que le préambule de l’accord reflète sa position de base, à savoir, premièrement, qu’il s’agissait d’examiner la question de fond concernant la frontière et non uniquement la validité de la sentence de 1899 et, deuxièmement, que tel avait été le fondement de[s] pourparlers tant à Londres qu’à Genève. Non sans difficulté, [il avait] persuadé le ministre vénézuélien des affaires étrangères d’accepter, dans un esprit de compromis, un libellé qui refl[éterait] les positions connues des parties.»
134. La Cour observe en outre que l’argument du Venezuela selon lequel l’accord de Genève ne couvre pas la question de la validité de la sentence de 1899 est contredit par l’allocution prononcée par le ministre vénézuélien des affaires étrangères devant le Congrès national peu après la conclusion de cet instrument. Le ministre a en particulier indiqué que, «[à] supposer que la sentence de 1899 soit déclarée nulle, que ce soit d’un commun accord entre les parties concernées ou par une décision rendue par une autorité internationale compétente communément désignée, la question se poserait de nouveau dans les termes initiaux». Cela confirme que les parties à l’accord de Genève considéraient que la question de la validité de la sentence de 1899 se trouvait au coeur du différend à résoudre conformément au paragraphe 2 de l’article IV de cet instrument, en vue de parvenir à un règlement définitif de la question de la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela.
135. La Cour conclut en conséquence que les demandes du Guyana concernant la validité de la sentence de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela ainsi que la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela relèvent de l’objet du différend que les Parties sont convenues de régler au moyen du mécanisme prévu aux articles I à IV de l’accord de Genève, en particulier le paragraphe 2 de l’article IV, et que, partant, elle a compétence ratione materiae pour en connaître.
136. S’agissant de sa compétence ratione temporis, la Cour note que la portée du différend que les Parties sont convenues de régler au moyen du mécanisme prévu aux articles I à IV de l’accord de Genève est circonscrite par l’article I de cet accord, qui fait référence au «différend survenu … du fait de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence arbitrale de 1899 … est nulle et non avenue». L’emploi du participe passé à l’article I indique que les parties considéraient que le différend en question était celui qui s’était cristallisé entre elles au moment de la conclusion de l’accord. Cette interprétation n’est pas contredite par la version espagnole de l’article I de l’accord, laquelle fait foi tout comme la version anglaise et fait référence à «la controversia entre Venezuela y el Reino Unido surgida como consecuencia de la contención venezolana de que el Laudo arbitral de 1899 sobre la frontera entre Venezuela y Guayana Británica es nulo e írrito». Elle est en outre renforcée par l’emploi de l’article défini dans le titre de l’accord («Accord tendant à régler le différend» ; dans les langues faisant foi : «Agreement to resolve the controversy»/«Acuerdo para resolver la controversia»), par la référence faite dans le préambule à la résolution de «tout différend en suspens» (dans les langues faisant foi : «any outstanding controversy»/«cualquiera controversia pendiente»), ainsi que par la mention du fait que l’accord a été conclu «pour résoudre le différend actuel» (dans les langues faisant foi : «to resolve the present controversy»/«para resolver la presente controversia») (les italiques sont de la Cour). En conséquence, la compétence de la Cour est limitée ratione temporis aux demandes que les Parties avaient pu formuler à la date de la signature de l’accord de Genève, à savoir le 17 février 1966. Il s’ensuit que les demandes du Guyana qui sont fondées sur des faits survenus après cette date n’entrent pas dans le champ de la compétence ratione temporis de la Cour.
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137. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence pour connaître des demandes du Guyana se rapportant à la validité de la sentence de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela ainsi qu’à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre les territoires respectifs des Parties.
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138. Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par douze voix contre quatre,
Dit qu’elle a compétence pour connaître de la requête déposée par la République coopérative du Guyana le 29 mars 2018 dans la mesure où elle se rapporte à la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre la République coopérative du Guyana et la République bolivarienne du Venezuela ;
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Cançado Trindade, Mmes Donoghue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Salam, Iwasawa, juges ; Mme Charlesworth, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Abraham, Bennouna, Gaja, Gevorgian, juges ;
2) A l’unanimité,
Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître des demandes de la République coopérative du Guyana qui sont fondées sur des faits survenus après la signature de l’accord de Genève.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le dix-huit décembre deux mille vingt, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République coopérative du Guyana et au Gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela.
Le président,
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
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M. le juge TOMKA joint une déclaration à l’arrêt ; MM. les juges ABRAHAM et BENNOUNA joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion dissidente ; MM. les juges GAJA et ROBINSON joignent chacun une déclaration à l’arrêt ; M. le juge GEVORGIAN joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.
(Paraphé) A.A.Y.
(Paraphé) Ph.G.
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Compétence de la Cour

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Arrêt du 18 décembre 2020

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