Observations liminaires de S. Exc. M. le juge Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, lors de la Journée internationale de commémoration de l'Holocauste

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JOURNÉE INTERNATIONALE DE COMMÉMORATION DE L’HOLOCAUSTE : L’INCIDENCE DE L’HOLOCAUSTE SUR L’ÉVOLUTION DU DROIT INTERNATIONAL
La Haye, Palais de la Paix, le 27 janvier 2020 à 17 h 30

Observations liminaires de M. le juge Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice
Excellences, Mesdames et Messieurs,
1. J’aimerais tout d’abord vous souhaiter à tous la bienvenue au Palais de la Paix et à cet important événement consacré à la commémoration de l’Holocauste.
2. Par sa résolution 60/7 sur la mémoire de l’Holocauste adoptée le 1er novembre 2005, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies a fait du 27 janvier la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Cette journée permet avant tout de se souvenir et d’honorer la mémoire des plus de six millions de Juifs et membres d’autres minorités qui furent massacrés et exterminés au seul motif qu’ils étaient «l’Autre». Non parce qu’ils avaient commis un crime, non parce qu’ils avaient fait du mal à d’autres êtres humains, mais parce qu’ils étaient ce qu’ils étaient. Ils avaient une religion ou une appartenance ethnique différente.
3. Il peut nous sembler difficile aujourd’hui d’imaginer que des êtres humains aient pu se réunir autour d’une table pour planifier l’extermination de millions de leurs semblables au seul motif que ces derniers étaient différents. Et pourtant, c’est ce qu’ils ont fait. Il peut nous sembler difficile aujourd’hui d’imaginer que des autorités étatiques aient pu construire avec tant de soin des chambres à gaz pour précipiter cette extermination. Et pourtant, c’est ce qu’elles ont fait. Il peut nous sembler difficile aujourd’hui d’imaginer que ces événements aient été le fruit de la haine et de l’intolérance. Et pourtant, c’est ce qu’ils ont été. C’est pourquoi il importe tant que la mémoire l’emporte sur l’oubli.
4. Dans sa résolution, l’Assemblée générale a réaffirmé que l’Holocauste rappellerait à jamais à tous les peuples les dangers de la haine, de l’intolérance, du racisme et des préjugés. C’est pourquoi nous sommes réunis ici aujourd’hui pour faire en sorte que la mémoire l’emporte sur l’oubli.
5. Avons-nous vaincu l’intolérance et les préjugés qui ont conduit à l’Holocauste ? Avons-nous tenu la promesse de ne «plus jamais» laisser un fléau aussi odieux se produire dans le monde ? Malheureusement, non. C’est la raison pour laquelle il convient non seulement de se souvenir, mais également de toujours nous rappeler que de tels événements ne doivent «plus jamais» se reproduire.
6. Si nous devons sans cesse nous rappeler cela, c’est parce que la haine et la stigmatisation de «l’Autre» continuent de refaire surface de par le monde. Le déni du droit à l’existence de groupes entiers de l’humanité, un déni qui, selon la Cour, «bouleverse la conscience humaine», continue de relever la tête et est parfois proclamé publiquement, déshonorant l’humanité tout entière.
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7. Si pareils comportements déshonorent l’humanité tout entière, c’est parce que l’extermination planifiée de certains d’entre nous au motif de leur appartenance ethnique ou religieuse ne nie pas uniquement l’humanité des victimes. Elle entame également l’humanité de ceux qui en sont les auteurs et de ceux qui en sont les spectateurs. Elle déshumanise l’exécutant tout comme le spectateur silencieux. En tant qu’êtres humains, nous ne devrions jamais tolérer l’extermination de groupes de nos semblables. Nous ne devrions jamais permettre que soit planifié un génocide. Nous devrions lutter contre les préjugés et l’intolérance avant qu’ils ne débouchent sur une intention génocidaire. Nous ne devrions pas laisser les discours haineux se répandre impunément. Nous devrions agir contre les hérauts du génocide, et non attendre qu’un tel crime se produise sous nos yeux. C’est pourquoi il importe de se souvenir de l’Holocauste et d’en commémorer les victimes.
8. Pour reprendre les mots d’un survivant de l’Holocauste et lauréat du prix Nobel de la paix, Elie Wiesel : «Comment faire le deuil de six millions de morts ? Combien de bougies allumer ? Combien de prières réciter ? Savons-nous comment commémorer les victimes, leur solitude, leur impuissance ? Elles ont disparu comme sans laisser de trace  nous sommes leur trace.»
9. Nous sommes effectivement la trace de leurs rêves inassouvis, de leurs ambitions contrariées, de leur capacité jamais réalisée de contribuer à un monde meilleur. Ce n’est que par nos actes que nous pouvons véritablement honorer leur mémoire. Je ne suis malheureusement pas en mesure d’affirmer que nous aurons été pleinement à la hauteur de la tâche.
10. Malgré l’adoption de la convention sur le génocide, qui, déjà en 1948, avait pour objectif de prévenir ce crime, nous nous surprenons à devoir établir des tribunaux, une fois les faits accomplis, pour poursuivre les auteurs de génocide dans les Balkans ou au Rwanda. La Cour a elle-même eu à connaître d’affaires concernant la convention sur le génocide. Pas plus tard que la semaine dernière, elle a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires afin de protéger les Rohingya au Myanmar à la suite d’allégations de génocide formulées par la Gambie.
11. En Afrique, l’acte constitutif de l’Union africaine autorise cette dernière à intervenir dans un Etat membre dans certaines circonstances graves, à savoir, les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité. Pareille disposition constitue indubitablement une avancée importante dans un continent qui a, ces derniers temps, été miné par des conflits internes. L’Union africaine ne s’est toutefois à ce jour jamais effectivement prévalue de ce droit pour sauver la vie des victimes potentielles de la haine et des préjugés dans leur propre pays.
12. Le respect et la mise en œuvre des instruments juridiques adoptés au niveau international sont ainsi d’une importance primordiale, tout comme l’est l’éducation, puisque c’est de l’ignorance que naissent l’intolérance et les préjugés. Pour paraphraser la célèbre phrase de l’Acte constitutif de l’UNESCO, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de l’humanité contre l’intolérance, les préjugés, le racisme et les obstacles à la paix entre les peuples et les nations. Commémorer l’Holocauste fait partie intégrante de cette éducation et de ces défenses. Nous ne pouvons pas nous permettre d’oublier ce qui s’est passé. Commémorer l’Holocauste, c’est réaffirmer notre humanité face à l’inhumanité de ce qui s’est produit à Auschwitz et dans d’autres camps de concentration et d’extermination.

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