Discours liminaire de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, à la Conférence de Londres sur le droit international

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000-20191003-STA-01-00-EN
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DISCOURS LIMINAIRE PRONONCÉ PAR M. LE JUGE ABDULQAWI A. YUSUF, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE CONFÉRENCE DE LONDRES SUR LE DROIT INTERNATIONAL : «ENGAGING WITH INTERNATIONAL LAW»
Excellences,
Honorables invités,
Mesdames et Messieurs,
Introduction
1. Je remercie vivement Madame la baronne Hale pour les très aimables paroles de présentation qu’elle a prononcées à mon endroit. C’est pour moi un grand honneur que d’être présenté par une si éminente juriste. Je suis très heureux d’être ici aujourd’hui et je tiens à dire merci aux organisateurs de la conférence, que Mme la baronne Hale a déjà nommément cités.
2. Je dois dire qu’au départ le titre de la conférence, «Engaging with international law», m’a bien intrigué. Comme vous le savez tous, la langue anglaise est très riche et l’expression «engaging with international law» peut être entendue de plusieurs manières. A n’en pas douter, ce n’est pas dans le sens d’attaquer un ennemi ou de commencer à le combattre pour le terrasser que les organisateurs ont employé le verbe «to engage», mais dans celui d’interagir avec quelque chose, en l’occurrence le droit international, ou d’en devenir acteur.
3. En dépit de ces éclaircissements, le titre de la conférence soulève un certain nombre de questions et invite à la réflexion. Faut-il se faire acteur du droit international ? Et pourquoi ? Quel intérêt y a-t-il à le faire ? Qui doit se faire acteur du droit international ? Et comment ? Que signifie d’ailleurs se faire acteur du droit international ?
4. Je ne peux évidemment pas répondre à toutes ces questions dans le peu de temps qui m’est imparti, mais je vais essayer d’en traiter quelques-unes, en particulier les suivantes : «Pourquoi s’engager pour le droit international ?», «Qui doit s’engager pour le droit international ?» et «Comment faut-il concrètement s’engager pour le droit international ?» Je les aborderai successivement.
I. Pourquoi faut-il s’engager pour le droit international ?
5. Pour commencer, si vous le permettez, je vais m’intéresser à la question de savoir pourquoi il faut s’engager pour le droit international. A cet égard, je vous donnerai en premier lieu une réponse très personnelle, et convoquerai à cette fin la scène de la première saison de la série télévisée «Game of Thrones» dans laquelle Ned Stark dit à sa fille Arya : «Tu es née pendant le long été, tu n’as rien connu d’autre.»
6. Je suis né après la seconde guerre mondiale, à l’époque de l’adoption de la Charte des Nations Unies, de la création de la Cour internationale de Justice, de la décolonisation des peuples sous domination étrangère, y compris ceux de mon propre pays, la Somalie, et de nombreux autres Etats africains, et de l’adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
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7. J’ai eu la chance de ne pas venir au monde à l’époque où l’on réduisait les peuples africains en esclavage et les plaçait en dehors de tout ordre juridique, où l’on considérait les empires, royaumes et Etats africains non pas comme des sujets de droit international, mais comme des territoires sans maître à conquérir et à occuper à volonté et les excluait du bénéfice de la protection offerte par le droit international, où l’on considérait la guerre comme un moyen légitime de règlement des différends entre Etats, où les lois et les politiques des plus grandes puissances prédominaient dans l’ordre international et où l’on envoyait des millions de personnes mourir dans des chambres à gaz en Europe sans que le droit puisse être d’aucun secours pour défendre leur humanité.
8. Pour moi et, j’en suis certain, pour beaucoup de ceux qui sont nés au cours des soixante-dix dernières années, que ce soit en Afrique, en Asie, en Europe ou dans les Amériques, respect de l’état de droit au niveau international, respect des principes d’égalité des droits des peuples et d’autodétermination de ceux-ci, interdiction du recours à la force entre Etats par la Charte des Nations Unies, prohibition du génocide et protection des droits de l’homme riment avec liberté, indépendance, prospérité et paix entre les nations, mais aussi, tout simplement, pour beaucoup, avec survie. Voilà des considérations plus que suffisantes pour s’engager pour le droit international.
9. Les soixante-dix dernières années auront vraiment été un très long été, bien plus long que celui de la série «Game of Thrones». Il nous incombe de faire en sorte qu’il ne soit pas suivi d’un long hiver. La meilleure façon d’y parvenir consiste à mon sens à renouveler notre engagement envers le droit international. Ce n’est qu’au moyen d’un système multilatéral fondé sur le respect des règles que nous pouvons éviter de plonger l’humanité dans un long hiver, elle qui a déjà connu de nombreux hivers douloureux dans le passé.
10. En second lieu, et je veux ici parler du droit proprement dit, il convient de rappeler qu’en 1945 les Etats qui ont émergé de la seconde guerre mondiale ont opéré un choix fondamental par l’adoption de la Charte des Nations Unies. Ils ont choisi de faire du respect de la primauté du droit la règle régissant les relations internationales. Ce choix ne s’est pas concrétisé du jour au lendemain, pas davantage qu’il n’a été le fruit d’une décision soudaine ou précipitée. Il est le produit de l’évolution de la civilisation, les Etats concernés ayant pris conscience du fait que l’ancien système qui permettait de recourir à la guerre pour redresser les torts était non seulement barbare et sauvage, mais aussi fondamentalement injuste. L’idée que «force fait loi» n’a jamais aidé les êtres humains à vivre ensemble dans la paix ou l’harmonie.
11. Le président Eisenhower l’a exprimé de façon très succincte dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 1959, en déclarant que le Gouvernement des Etats-Unis avait l’intention de «redoubler d’efforts pour faire en sorte que la primauté du droit vienne se substituer à l’obsolète loi du plus fort dans les affaires des Etats». Cette obsolète loi du plus fort devait être mise de côté.
12. La consécration de la primauté du droit par la Charte des Nations Unies s’est accompagnée d’un accroissement significatif du nombre de règles applicables aux relations interétatiques, dû à la conclusion de conventions internationales dans un large éventail de domaines allant de l’aviation au droit de l’environnement et à la protection de la diversité biologique, en passant par les télécommunications, les normes du travail, le commerce et les investissements, les droits de l’homme et le droit humanitaire. Cette multiplication des règles a également donné naissance à des milliers de traités de coopération interétatique à caractère bilatéral et multilatéral. L’ancien modèle de coexistence des Etats dit «modèle boule de billard», qui consistait en une simple juxtaposition de souverainetés, a été remplacé par un réseau de règles protégeant les intérêts
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communs et les valeurs communes qui a donné naissance à l’idée d’une coopération juridique «axée sur la communauté». Ce changement d’orientation s’est opéré grâce au fait que, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, les Etats se sont fermement engagés à créer un système de règles multilatérales centré sur les principes énoncés dans la Charte des Nations Unies.
13. Il faut toutefois reconnaître que la tâche demeure inachevée. Nous n’avons pas encore réussi à passer complètement d’une «société des nations» à une «communauté des nations». Certes, nombre d’instruments multilatéraux invoquent l’«intérêt commun» de l’humanité, mais les grandes initiatives prises par les organisations internationales pour satisfaire cet «intérêt commun» sont amputées, réduites ou purement et simplement rejetées lorsqu’elles entrent en conflit avec les intérêts individuels (et parfois fugitifs) de puissantes parties prenantes. Tant que chaque membre sera enclin à poursuivre ses intérêts propres et que les relations interétatiques consisteront en des échanges intéressés et en des accords bilatéraux à court terme plutôt qu’en des actions menées dans l’intérêt de tous, l’«intérêt commun» demeurera une simple expression. Je pense ici au type d’action collective nécessaire pour résoudre des questions telles que la protection des océans, la préservation de la diversité biologique et la lutte contre le réchauffement de la planète. Ce sont des questions que les actions d’un seul Etat ne peuvent pas résoudre, quelque puissant qu’il soit. Elles doivent être abordées comme des problèmes intéressant la communauté dans son ensemble et exigent des solutions axées sur celle-ci.
14. La troisième raison pour laquelle nous devons nous faire acteurs du droit international tient en ce que, dans le passé, l’humanité a souvent souffert des effets néfastes de l’exercice d’un pouvoir qui n’est pas soumis au droit. La constitution, évoquée plus haut, d’un réseau de plus en plus vaste de traités multilatéraux, dont beaucoup sont sous-tendus par des normes coutumières, conjuguée à la création de la Cour internationale de Justice et d’autres organes juridictionnels chargés du règlement des différends, a fait du droit international un véritable système juridique, caractérisé par un haut degré de prévisibilité et de stabilité, dans lequel, comme le font observer Robert Jennings et Arthur Watts, «toute situation internationale peut trouver réponse dans les règles de droit». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous en sommes tous venus à reconnaître et à invoquer, même dans notre vie quotidienne, un système international axé sur des règles de portée universelle et autour duquel la coopération entre tous les pays s’organise et s’exécute.
15. Il en est ainsi malgré le fait qu’il n’existe pas de législateur central ni d’organe législatif à proprement parler, le système ne reposant que sur une production normative décentralisée de règles, dont les sources sont énoncées au paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la CIJ. Toutefois, si les Etats ne s’emploient pas continuellement à faire évoluer ce système et à veiller à ce qu’il ne se déconnecte pas de la réalité, certaines règles risquent de devenir obsolètes ou inadaptées à leur objet. En conséquence, ce n’est que par cet engagement permanent des Etats que l’évolution du droit peut aller de pair avec celle des circonstances historiques, sociales et politiques. Tel a été le cas immédiatement après les deux guerres mondiales. Tel a également été le cas au lendemain de la décolonisation dans les années 1950 et 1960.
16. Pour conclure ce point, il convient de répéter que le droit international est aujourd’hui un système dont nous bénéficions tous quotidiennement, mais qui ne saute souvent pas aux yeux de la plupart d’entre nous, sauf lorsque les actes d’un Etat ou d’un groupe de personnes physiques ou morales viennent y porter atteinte, surtout s’ils sont amplifiés par les médias. Alors que les médias peinent à rendre compte, et encore plus à se faire largement écho, du respect quotidien du droit international et de son application par les Etats, les organisations internationales et les organes juridictionnels, ou encore des bénéfices qu’en retirent chaque jour les individus, les règles du droit international sont observées tous les jours dans les relations interétatiques à travers le monde. Nous
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assistons également à leur application quotidienne dans des domaines tels que les flux internationaux de personnes et de biens, les télécommunications, le commerce mondial, les opérations financières et les investissements transfrontaliers et le règlement des différends entre investisseurs et Etats, ainsi que dans l’action des organisations intergouvernementales et non gouvernementales concernant les droits de l’homme, le droit humanitaire et le droit des réfugiés.
II. Qui doit s’engager pour le droit international ?
17. Qui doit s’engager pour le droit international ? Pour répondre brièvement à cette question, je dirai que quiconque jouit de droits conférés par le droit international, quiconque assume des obligations découlant de cet ordre juridique, quiconque dont la situation juridique est régie par le droit international ou dont le comportement peut avoir une incidence sur l’application des règles juridiques internationales doit s’engager pour le droit international.
18. L’éventail en est donc très large, puisqu’il recouvre non seulement les suspects habituels, à savoir les Etats, leurs organes et les organisations internationales, mais aussi des acteurs dont la qualité de sujet de droit international fait depuis longtemps débat, notamment les groupes armés non étatiques tels que les rebelles, les milices ou les insurgés, ainsi que les personnes physiques, les entreprises, la société civile et les organisations non gouvernementales.
19. Il est peut-être superflu de poser que les Etats doivent se faire acteurs du droit international, puisqu’ils en sont les principaux sujets, mais, avec la montée récente des doctrines politiques «souverainistes», il importe de souligner qu’il n’y a pas de contradiction entre souveraineté des Etats et droit international. Les obligations que les Etats contractent dans le cadre des conventions internationales ne sont pas incompatibles avec leur souveraineté. Comme l’a fait observer la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire du vapeur Wimbledon, la conclusion d’un traité quelconque par lequel un Etat s’engage à faire ou à ne pas faire quelque chose est en soi un attribut de la souveraineté de l’Etat (Vapeur Wimbledon, arrêt, 1923, C.P.J.I. série A no 1, p. 25).
20. De toute façon, la souveraineté de l’Etat est hiérarchiquement inférieure et non supérieure à l’ordre juridique international. Le comportement de tous les Etats dans leurs relations mutuelles doit s’inscrire dans un cadre juridique qui est, bien entendu, le droit international. Pour reprendre les mots du juge Anzilotti,
«[l]’indépendance … n’est, au fond, que la condition normale des Etats d’après le droit international : elle peut être aussi bien qualifiée comme souveraineté (suprema potestas) ou souveraineté extérieure, si l’on entend par cela que l’Etat n’a au-dessus de soi aucune autre autorité, si ce n’est celle du droit international» (Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche, avis consultatif, 1931, C.P.J.I. série A/B no 41, p. 57).
21. De nos jours, les organisations internationales sont également présentées comme des menaces potentielles pour la souveraineté nationale, ce qui est certainement une erreur. En effet, tout en convenant dans son avis consultatif sur la réparation des dommages subis au service des Nations Unies que les organisations internationales jouissaient de la personnalité juridique internationale (Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1949, p. 184-185), la Cour a pris la peine de préciser que cela ne revenait pas à dire qu’une organisation internationale est un «Etat», ou un «super-Etat», quel que soit le sens de cette expression (ibid., p. 179).
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22. En réalité, le champ d’action et les pouvoirs des organisations internationales dépendent de leurs Etats membres. Les organisations internationales sont régies par le «principe de spécialité», c’est-à-dire dotées par les Etats qui les créent de compétences d’attribution limitées dans leurs domaines de compétence (Licéité de l’utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 78, par. 25).
23. Si vous le permettez, je prendrai pour illustrer cela le cas de l’Union postale universelle (UPU), dont la presse s’est récemment fait l’écho. C’est l’une des plus anciennes organisations internationales, ayant été créée au XIXe siècle par la convention postale de Berne de 1874 conclue entre 22 pays. Selon l’UPU, la convention «permit de transformer une complexe myriade de services et de règlements postaux internationaux en un territoire postal unique destiné à l’échange de lettres. Les obstacles et les frontières qui entravaient la libre circulation et le développement du courrier international furent enfin supprimés.» Loin de constituer une menace pour la souveraineté nationale, l’UPU est à son service et permet aux Etats d’entretenir une coopération fructueuse entre eux. C’est dans cet esprit qu’un accord a été conclu le 26 septembre 2019 pour résoudre la récente controverse née de son Règlement. Cet accord devrait permettre aux Etats-Unis d’Amérique de demeurer membre de l’UPU et de continuer à bénéficier de ses services.
24. C’est également dans cet esprit que les organisations intergouvernementales concourent de tout temps au développement du droit international. Non seulement elles sont les gardiennes des normes internationalement reconnues dans leur domaine de spécialité, mais les Etats les investissent de certains pouvoirs normatifs pour améliorer et actualiser les règles applicables à leurs activités. Ainsi, à moins que les Etats, en particulier les plus puissants, ne fassent valoir leurs intérêts individuels pour compromettre l’action de telles institutions multilatérales, la part prise par celles-ci dans le droit international pour promouvoir leurs objectifs et la contribution qu’elles apportent en conséquence à son développement font partie intégrante de leur mission et de leur raison d’être.
25. S’agissant des droits de l’homme et de la place de l’individu dans le droit international, il convient de rappeler que, même si elles ont été conçues principalement pour régir les relations interétatiques, les règles du droit international intéressent en définitive l’être humain, destinataire ultime de toutes les règles de droit. Grâce au grand nombre de traités conclus aux niveaux régional et international, la question de la protection des droits de l’homme fondamentaux ne relève plus du domaine réservé des Etats.
26. Prenons l’exemple des Etats africains. Pendant la période qui a immédiatement suivi leur accession à l’indépendance, la violation des droits de l’homme était exclusivement vue sous le prisme de la domination coloniale, de l’agression étrangère ou, en Afrique du Sud, de l’apartheid, alors que les organisations intergouvernementales africaines telles que l’Organisation de l’unité africaine, devancière de l’Union africaine, fermaient les yeux sur les actes des régimes dictatoriaux et oppressifs locaux. Toutefois, à la suite de l’entrée en vigueur de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples en 1986, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a pu faire la forte déclaration suivante dans le cadre d’une affaire concernant le peuple du Darfour (Soudan) :
«[Selon u]ne certaine école de pensée, le «droit d’un peuple» en Afrique ne peut être affirmé que vis-à-vis d’une agression, d’une oppression ou d’une colonisation extérieure. La Commission a un point de vue différent selon lequel la Charte africaine a été promulguée par les Etats africains pour protéger les droits de l’homme et des peuples des populations africaines contre les atteintes extérieures et intérieures.»
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(Sudan Human Rights Organisation & Centre on Housing Rights and Evictions (COHRE)/Sudan, communication no 279/03-296/05, 27 mai 2009, par. 222).
27. Le développement du droit international dans le domaine des droits de l’homme au cours du siècle dernier n’a pas seulement conféré des droits aux individus ; ces droits sont venus avec leur cortège de responsabilités et d’obligations, en particulier la responsabilité pénale internationale. On se rappellera à cet égard la célèbre déclaration faite par le Tribunal de Nuremberg en ces termes :
«Ce sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent les crimes dont la répression s’impose, comme sanction du Droit international.» (Tribunal international militaire de Nuremberg, La République française, les Etats-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques contre Hermann Wilhelm Göring et consorts, jugement du 1er octobre 1946, dans Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, texte officiel en langue française, tome I, documents officiels, Nuremberg 1947, p. 235.)
28. Sur la base de ce principe de la responsabilité pénale internationale, le droit international a vu naître les premières juridictions pénales spéciales, telles que les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo et, plus récemment, le TPIY et le TPIR, avant l’adoption en 1998 du Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale. Dans le même temps, le nombre de crimes internationaux a augmenté, les infractions telles que les crimes contre l’humanité, le crime de génocide, les crimes de guerre et le crime d’agression étant venues s’ajouter à la piraterie et à l’esclavage, prohibés de longue date.
29. A présent, vous allez peut-être vous poser les questions suivantes : qu’en est-il des autres acteurs non étatiques ? Qu’en est-il des entreprises ? Qu’en est-il des insurgés et des rebelles ? Qu’en est-il des organisations de la société civile et des organisations non gouvernementales ? Je ne pense pas que nous ayons assez de temps pour traiter toutes ces questions ce matin. Permettez-moi cependant de dire quelques mots sur les entreprises. A mon avis, le monde des entreprises est un domaine dans lequel il existe un déséquilibre entre les droits et les obligations en droit international. Au cours du siècle écoulé, le droit international a conféré de plus en plus de droits aux entreprises. L’éventail de ceux-ci va de certains droits analogues aux «droits de l’homme» à toute une panoplie de droits découlant de traités d’investissement bilatéraux et multilatéraux. Cette multiplication des droits des entreprises n’a toutefois pas été suivie de précisions sur leurs obligations et encore moins de la création de voies de recours à exercer en cas de violation du droit international.
30. Il est peut-être temps d’y regarder de plus près, au moins pour deux raisons. La première consiste dans les changements climatiques. Il est impossible de lutter efficacement contre le réchauffement de la planète sans la participation des grandes entreprises, notamment celles qui opèrent dans la production de combustibles fossiles, liés aux émissions de gaz à effet de serre. La seconde consiste dans le fait qu’à l’heure actuelle le droit international n’arrive pas à faire face à l’incidence des progrès technologiques rapides sur les droits de l’homme et les libertés. Aujourd’hui, les outils technologiques et les plateformes de médias sociaux risquent de porter atteinte aux libertés individuelles, au respect de l’individu et de la vie privée, voire de les manipuler. En l’occurrence, les droits de l’homme et les libertés sont menacés non par les Etats, mais par des entités privées.
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31. En Europe, le règlement général sur la protection des données adopté par l’Union européenne a généré de nouveaux droits, très stricts, en matière de protection de la vie privée. Mais qu’en est-il du reste du monde ? Que fait-on pour éviter que les données personnelles ne soient transformées en marchandises et commercialisées chaque jour sans le consentement éclairé de la personne concernée ? Comment peut-on protéger les personnes contre la face cachée de la technologie ? On ne peut à mon sens le faire que par la promotion de la primauté du droit. Il est nécessaire de mettre en place des moyens de défense juridiques permettant de lutter contre les comportements abusifs liés à l’utilisation des outils technologiques.
III. Comment s’engager pour le droit international ?
32. Je terminerai par la question de savoir comment s’engager pour le droit international. Je ne pense pas qu’il y ait de meilleur exemple à cet égard que le débat qui s’est déroulé récemment à la Chambre des communes du Royaume-Uni au sujet de la convention de Vienne sur le droit des traités et de la clause rebus sic stantibus. C’est avec fascination que j’ai regardé ce débat à la télévision. C’est ce type de débat tenu dans les parlements nationaux qui peut faire prendre conscience de l’importance du droit international.
33. Le droit international, en tant que système de coopération horizontal, est tributaire de la fiabilité des engagements pris par les Etats. Premièrement, les obligations contractées doivent être respectées. Deuxièmement, le consentement libre, la règle pacta sunt servanda et la bonne foi sont indispensables pour assurer l’intégrité du droit. Dans leurs observations sur le texte final du projet de convention de Vienne sur le droit des traités, les Etats-Unis d’Amérique ont dit que la règle pacta sunt servanda constituait «la pierre angulaire de la confiance entre les Etats» (Annuaire de la Commission du droit international, 1966, vol. II, doc. A/CN.4/Ser.A/1966/Add. 1, p. 328). Cette règle fondamentale du droit international général exige que les traités soient exécutés de bonne foi. Toutefois, la confiance et la bonne foi doivent se manifester non seulement dans l’interprétation et l’application des traités, mais aussi dans leur négociation et leur conclusion. La confiance dans le système ne peut être assurée si un Etat négocie sérieusement avec tous les autres, mais, par la suite, refuse de signer l’accord qui en résulte ou s’en retire avant que l’encre de sa signature n’ait séché. Comme la Cour l’a souligné dans les affaires des Essais nucléaires, la confiance réciproque est d’une importance capitale dans les relations internationales, surtout à notre époque où, dans bien des domaines, la coopération est de plus en plus indispensable (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46).
34. Aujourd’hui, nous assistons à un retour inquiétant à l’unilatéralisme dans les relations internationales. L’unilatéralisme est l’antithèse absolue de la culture du multilatéralisme et d’un véritable engagement en faveur du droit international, surtout lorsqu’il est invoqué pour justifier l’adoption de mesures coercitives ou pour forcer d’autres Etats à modifier leur comportement.
35. Le bilatéralisme est sans aucun doute préférable à l’unilatéralisme effréné. Néanmoins, il demeure un mode très primitif d’action sur la scène du droit international. La solution consistant à réglementer les questions mondiales par un réseau d’accords bilatéraux s’est soldée par un échec. Dans le meilleur des cas, le bilatéralisme aboutit à un ordre juridique fragmenté comportant des obligations juridiques internationales contradictoires. Les difficultés que les codes de Tokyo ont rencontrées dans la réglementation du commerce international par des accords bilatéraux devraient servir d’enseignement à cet égard. Il n’est pas possible d’assurer la prévisibilité de la règle de droit, sa stabilité et la sécurité juridique par un réseau de traités bilatéraux.
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36. Le deuxième moyen par lequel les Etats peuvent se faire acteurs du droit international consiste à s’engager fermement en faveur d’un système de règlement des différends internationaux reposant sur des décisions ayant force obligatoire. Les juridictions internationales sont les piliers de la primauté du droit au niveau international. Sans elles, il n’est évidemment pas possible de garantir la primauté du droit. Les juridictions judiciaires et arbitrales internationales ont fait leurs preuves en matière de règlement des différends et de développement du droit.
37. Le Royaume-Uni peut se targuer d’être le seul membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies à avoir toujours reconnu la juridiction obligatoire de la Cour internationale de Justice prévue par le paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut. Bien entendu, il serait préférable que la déclaration de reconnaissance ne soit pas assortie de tant de réserves. Celle-ci témoigne malgré tout de l’attachement du Gouvernement britannique à la primauté du droit international, dont il a toujours été un des architectes inlassables.
38. L’attachement au règlement judiciaire des différends internationaux doit être réaffirmé et renforcé. Je suis heureux de vous annoncer que la confiance que les Etats accordent aux travaux de la Cour n’a cessé de croître au cours de la dernière décennie. Aujourd’hui, 16 affaires sont pendantes devant la Cour. Elles concernent 26 pays de toutes les régions du monde : cinq pays européens, six pays africains, neuf pays d’Amérique latine et d’Amérique du Nord et six pays asiatiques. La dernière affaire dont la Cour a été saisie oppose le Guatemala et le Belize au sujet de la Revendication territoriale, insulaire et maritime du Guatemala. Ce qui est inédit dans cette affaire, c’est que les deux gouvernements avaient décidé de consulter leurs populations respectives par voie de référendum sur la question de savoir s’il fallait soumettre à la Cour, aux fins de règlement, leur différend territorial et maritime vieux de 200 ans. L’excellente nouvelle, c’est que les peuples des deux pays ont massivement exprimé leur confiance dans la Cour et souscrit à sa saisine, qui a eu lieu en mai dernier.
39. Permettez-moi à présent de dire quelques mots sur la manière dont les acteurs non étatiques, notamment les individus, les groupes rebelles, les entreprises et les organisations non gouvernementales, peuvent se faire acteurs du droit international.
40. Le mode d’intervention d’un acteur non étatique dans le droit international dépend en grande partie de sa sphère d’action. En m’inspirant de catégories relevant du droit international des droits de l’homme, je dirais que nous tous devons, individuellement ou collectivement, promouvoir, soutenir et respecter le droit international dans la mesure de notre sphère d’action.
41. C’est en promouvant et en soutenant le droit international que les acteurs non étatiques peuvent s’engager pour celui-ci dans la majorité des cas. Soutenir le droit international se justifie lorsque des obligations juridiques qui ne sont pas expressément mises à la charge d’une entité, personne physique ou morale, intéressent néanmoins, en quelque sorte, son comportement. Ces entités, même si les traités relatifs aux droits de l’homme ne s’imposent pas formellement à elles, doivent dès lors adapter leur comportement aux garanties substantielles et de procédure énoncées dans les instruments en question.
42. Cette idée a été bien exprimée dans le Civil Service Act de 1996 du Royaume-Uni, lequel dispose que
«[l]es fonctionnaires doivent servir leur administration conformément aux principes énoncés dans le présent code, qui reconnaissent … l’obligation de se conformer au
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droit, y compris le droit international et les obligations conventionnelles, et de soutenir l’administration de la justice».
43. Je sais que cette disposition est caduque, le renvoi au «droit international» et aux «obligations conventionnelles» ayant été retiré du code, en même temps que du Ministerial Code of Conduct en 2015 ; le contentieux interne engagé en vue de son rétablissement n’a pas abouti. Je suis cependant convaincu qu’il n’en découle pas que les fonctionnaires et les ministres du Royaume-Uni ne sont pas tenus de soutenir le droit international. C’est, à mon sens, dans le but de le soutenir que les organisateurs de la présente conférence l’ont conviée.
44. L’histoire nous enseigne que la manière dont l’humanité interagit avec le droit international dépend de la nature et de l’ampleur des problèmes auxquels elle est confrontée. Face à la cruauté et à l’inhumanité propres à l’esclavage au XIXe siècle, les Etats ont adopté en 1890 et 1926 des instruments juridiques contraignants pour l’interdire et oeuvrer de concert à son élimination. Après avoir vu 75 millions de leurs civils perdre la vie pendant la seconde guerre mondiale, les Etats ont adopté en 1949 la quatrième convention de Genève, consacrée à la protection des civils en temps de conflit armé international. Lorsqu’ils ont vu les peuples du monde entier se soulever contre le colonialisme, s’y opposer ou se rebeller contre sa pratique, les Etats ont affirmé le droit des peuples à l’autodétermination, qui a permis aux peuples colonisés d’accéder à l’indépendance et a facilité le processus de décolonisation. Lorsque les conflits armés non internationaux ont pris le pas sur les autres, les Etats ont adopté le protocole additionnel II aux conventions de Genève, qui étend à ce type de conflit le bénéfice des considérations élémentaires d’humanité.
45. C’est de la même manière que nous devons aujourd’hui nous attaquer aux changements climatiques et à l’érosion de la biodiversité. Ces défis de plus en plus graves auxquels doit désormais faire face la communauté internationale sont bien connus. Nous devons travailler à l’adoption de règles multilatérales pour les résoudre. Il n’y a pas d’autre solution que la coopération multilatérale et l’adoption de règles multilatérales : toute mesure unilatérale serait vaine. C’est par des règles multilatérales que nous pouvons résoudre au moins en partie ces problèmes, qu’il s’agisse des changements climatiques, de l’extrême pauvreté, du terrorisme mondial ou de l’érosion de la biodiversité. A cet égard, il faut aussi accroître la place du droit international dans l’enseignement général et professionnel, en mettant l’accent sur le droit humanitaire et le droit des droits de l’homme. Si nous observons aujourd’hui les conflits en cours dans le monde, nous constaterons que les violations du droit humanitaire et du droit des droits de l’homme y sont de plus en plus nombreuses. Comme le déclare l’Acte constitutif de l’UNESCO, «les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix». C’est dans l’esprit des femmes et des hommes que doivent être érigées les défenses de la paix par le droit international. Aujourd’hui, les ressources consacrées à cette éducation sont insuffisantes. Imaginez que les marchands d’armes incluent dans chacun de leurs paquets un manuel sur les lois de la guerre ou forment leurs acquéreurs au droit humanitaire et au droit des droits de l’homme. Je suis tout à fait convaincu que cela changerait beaucoup la donne.
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Conclusion
Mesdames et Messieurs,
46. Pour terminer, permettez-moi d’insister sur un point : se faire acteur du droit international ne signifie pas nécessairement promouvoir le statu quo. A l’instar de beaucoup d’autres entreprises humaines, le droit international est perfectible, et certaines des critiques dont il fait l’objet pourraient même être bien fondées. L’édifice de règles internationales a sans doute besoin d’améliorations à certains égards et, peut-être, d’un élargissement de son emprise pour répondre efficacement à certaines des préoccupations communes de l’humanité. Aucun système juridique ne peut être meilleur que la conscience sociale dont il est l’émanation. Cependant, le droit international est un élément essentiel des progrès de l’humanité. C’est à son développement que nous devons une grande partie du «long été» que nous avons connu au cours des soixante-dix dernières années. Le droit international nous offre un lexique commun admis par les Etats et les autres acteurs du système international. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il nous offre un système stable et prévisible permettant de régler les différends interétatiques sans recourir à la violence ni à la brutalité. C’est un cadre dans lequel des personnes rationnelles peuvent trouver des moyens novateurs de résoudre nos problèmes communs. Il peut nous aider à éviter les futurs «hivers» si nous nous engageons tous à en devenir acteurs.
47. Le Royaume-Uni, en tant que nation fondée sur le droit, a été et continue d’être au coeur de la construction d’une infrastructure propre à faire prospérer l’état de droit dans sa dimension internationale ; on ne peut qu’espérer qu’il continuera de le faire même après le 31 octobre 2019, quoi qu’il arrive ce jour fatidique.
48. Je vous remercie de votre attention.
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Discours liminaire de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, à la Conférence de Londres sur le droit international

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