Discours liminaire de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, lors de la 79e session de l'Institut de droit International

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DISCOURS LIMINAIRE DE M. LE JUGE ABDULQAWI A. YUSUF, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE INSTITUT DE DROIT INTERNATIONAL, LA HAYE, 26 AOÛT 2019
Altesse Royale, Excellences, Chères consoeurs, Chers confrères,
1. Je tiens à vous souhaiter chaleureusement la bienvenue au Palais de la Paix et à la Cour internationale de Justice. C’est pour moi un grand honneur que de m’adresser à l’Institut ici-même, dans les locaux de la Cour, vingt ans exactement après en avoir été élu membre associé à la session de Berlin.
2. Aux grilles d’entrée du Palais de la Paix, vous avez été discrètement accueillis par quatre médaillons en bronze ornés d’effigies des déesses Amicitia, Concordia, Pax et Justitia. Si Justitia et Pace est la devise commune à l’Institut et à la ville de La Haye, qui accueille la présente session, je souhaite donc également placer nos rencontres sous les auspices d’Amicitia et de Concordia. L’Institut a en effet pour mission de promouvoir la courtoisie, la concorde et la coopération entre les nations en précisant les règles qui régissent leurs relations.
3. Après tout, et je tiens à le souligner d’emblée, l’Institut n’a rien d’un cercle huppé dont les membres se livreraient à d’obscures discussions concernant des questions de nature purement théorique ou abstraite. Au contraire, ses travaux ont une incidence directe et concrète sur la vie quotidienne des peuples et les relations entre les Etats, comme l’atteste le fait que le prix Nobel de la paix lui a été décerné en 1904. L’Institut a été fondé en raison même de l’état du droit international au lendemain de la guerre franco-prussienne de 1870. Dans un article marquant qui militait en faveur de sa création, M. Rolin-Jaequemyns observait que les souverains européens ne convoquaient jamais de conférences internationales en vue d’adopter des traités multilatéraux qui régiraient leurs relations, déplorant le caractère incertain et les lacunes du droit, ainsi que la totale ignorance qu’en avaient ceux chargés de le faire appliquer. La situation a bien changé depuis, mais aujourd’hui encore, certaines de ces observations conservent toute leur pertinence.
4. Le XXe siècle fut une époque de profonds changements pour le système juridique international. D’une part, le droit international, dont cette période a marqué le développement, a cessé d’être un système uniquement applicable à un cercle restreint d’Etats européens — comme l’indiquait M. Rolin-Jaequemyns dans son article — pour devenir un système juridique pouvant prétendre de manière crédible à l’universalité ; un système auquel allaient prendre part des Etats des quatre coins du monde, grâce à la décolonisation et à l’émancipation de peuples auparavant opprimés. D’autre part, le droit international est passé d’un système westphalien, axé sur les Etats, à un ordre juridique à même de reconnaître les besoins de nombreux acteurs, qu’il s’agisse d’organisations internationales, d’individus ou d’entreprises, et d’y répondre. Ce ne sont là que deux des nombreux défis auxquels l’Institut a dû faire face au cours du siècle écoulé.
5. Aujourd’hui, de nouveaux défis se profilent à l’horizon. D’aucuns mettent à rude épreuve le droit international, par exemple en tentant de remettre en question ce que la Cour a décrit, en l’affaire du Détroit de Corfou, comme des «considérations élémentaires d’humanité, plus absolues
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encore en temps de paix qu’en temps de guerre», sur lesquelles sont fondées certaines obligations internationales (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22). Nous assistons également à une remise en cause croissante de l’inviolabilité des traités et du principe pacta sunt servanda : certains engagements internationaux se trouvent répudiés avant même que l’encre du papier sur lequel leur texte a été rédigé n’ait eu le temps de sécher, et le multilatéralisme est en perte de vitesse.
6. Les institutions qui s’attachent à promouvoir les valeurs fondamentales d’humanité et à renforcer la primauté du droit sur le plan international, telles que l’Institut, ne devraient pas se laisser distraire par des actes unilatéraux tapageurs, aussi dérangeants soient-ils. L’«édifice juridique patiemment construit par l’humanité au cours des siècles», auquel la Cour s’est référée en l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, repose toujours sur des bases solides, qui résisteront aux voix isolées de la discorde et survivront à ceux qui pourraient tenter de les ébranler.
7. Certains mettent en doute le rôle central que joue le droit international dans notre vie quotidienne et pour le bien-être de l’humanité ; nous pouvons toutefois donner aux sceptiques quelques exemples qui en montrent toute l’importance, car il convient assurément de les éclairer un tant soit peu sur la question.
8. Le droit international est important parce qu’il ne pourrait y avoir de communications numériques, de prévisions météorologiques, de transmissions de programmes de radio et de télévision dans le monde entier ni de connexions Internet et de liaisons téléphoniques sans l’ensemble de règles multilatérales qui régissent le positionnement de satellites en orbite, les spectres de fréquences radio et la pose de câbles sous-marins. De même, nous n’aurions pas pu prendre l’avion de n’importe où dans le monde pour nous rendre à cette réunion, pas plus qu’il ne nous serait possible d’expédier par voie aérienne des marchandises à l’autre bout de la planète, sans les règles uniformes et prévisibles qui encadrent l’aviation civile et le transport aérien de passagers, de bagages et de fret.
9. Le droit international est important parce que les flux financiers entre Etats et les échanges commerciaux internationaux seraient pratiquement paralysés, ou à tout le moins extrêmement compliqués, si les règles multilatérales complexes telles que celles du dispositif réglementaire international pour les banques Bâle III, ou les règles du GATT et de l’OMC, n’étaient pas en vigueur.
10. Le droit international est important parce qu’aucun Etat, aussi puissant soit-il, ne peut lutter à lui seul contre le terrorisme planétaire, le changement climatique ou la destruction de la couche d’ozone. Aucun Etat ne peut s’isoler du reste du monde. Aucun Etat ne peut s’en remettre exclusivement à des actes unilatéraux dans ses interactions avec les autres. Nous savons tous comment s’est achevée l’expérience isolationniste des Khmers rouges.
11. Enfin, le droit international est important parce qu’il permet le règlement pacifique des différends entre Etats, ce qui constitue un acquis de notre civilisation. Avec l’interdiction de la guerre comme moyen de règlement des différends par la Charte des Nations Unies, l’humanité s’est hissée, au cours de ces soixante-quatorze dernières années, à un niveau jamais atteint de développement, de prospérité et de coopération, et ce, dans tous les domaines. Dans la plupart des régions du globe, la barbarie a été jugulée. Une énergie et des ressources sans précédent ont ainsi pu être consacrées à l’éducation, à la science, à la technologie, aux arts et à la littérature, afin
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d’améliorer les conditions de vie partout dans le monde. Désormais, nombreux sont ceux qui mettent en pratique ce que le Mahatma Gandhi conseillait à Adolf Hitler dans sa lettre du 24 décembre 1940 — j’en cite le passage pertinent :
«Au nom de l’humanité, je vous conjure de mettre un terme à la guerre. Vous ne perdrez rien en soumettant l’ensemble des différends qui vous opposent à la Grande-Bretagne à un tribunal international choisi par vos deux Etats. Si vous gagnez la guerre, cela ne signifiera pas que vous aviez raison ; cela prouvera seulement que votre pouvoir de destruction était plus grand. Une décision rendue par un tribunal impartial montrerait quant à elle, autant que faire se peut, qui était dans son droit.»
12. C’est précisément à cette fin qu’a été créée la Cour internationale de Justice ; de nombreux différends lui sont aujourd’hui soumis avant de dégénérer en destructions ou en guerre. Voilà qui m’amène à l’activité récente de la Cour, qui est on ne peut mieux résumée par les propos de Ben Ferencz, le dernier procureur de Nuremberg encore de ce monde :
«Il ne peut y avoir de paix sans justice, ni de justice sans loi, ni de loi digne de ce nom sans un tribunal chargé de décider ce qui est juste et légal dans des circonstances données.»
13. La Cour bénéficie aujourd’hui, plus que jamais, de la confiance de nations du monde entier. Nous tirons fierté de cette confiance, gagnée progressivement grâce au travail rigoureux de la Cour. Seize affaires sont actuellement inscrites au rôle, qui font intervenir 26 Etats de tous les continents : 5 pays d’Europe, 6 pays d’Afrique, 9 pays d’Amérique du Nord et du Sud, et 6 pays d’Asie. Depuis la dernière session de l’Institut, qui s’est tenue à Hyderabad en septembre 2017, la Cour a rendu cinq arrêts au fond et un avis consultatif, deux arrêts sur des exceptions préliminaires, trois ordonnances en indication de mesures conservatoires et une ordonnance sur des demandes reconventionnelles.
14. Les affaires dont est saisie la Cour ont de plus en plus souvent trait à des différends soulevant des questions particulièrement épineuses et s’inscrivant dans un contexte politique délicat. Le nombre, la variété et l’importance de ces affaires témoignent de l’attachement accru des Etats au règlement des différends conformément au droit international.
15. Deux événements récents concernant la pratique en matière de saisine de la Cour méritent d’être soulignés. Le premier se rapporte à l’affaire concernant le Guyana et le Venezuela, qui a été introduite par suite d’une décision du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies. C’était la première fois qu’une affaire était portée devant la Cour sur décision du Secrétaire général. Le second a trait à l’affaire relative à la Revendication territoriale, insulaire et maritime du Guatemala, qui oppose ce dernier au Belize. Ce qui est singulier, c’est que les deux Gouvernements ont décidé de consulter, par référendum, leurs populations respectives sur la question de savoir si ce différend maritime et territorial vieux de deux cents ans devait être soumis pour règlement à la Cour. La bonne nouvelle est que les citoyens des deux Etats ont témoigné, à une majorité écrasante, leur confiance à la Cour en approuvant l’introduction de l’instance, ce qui fut fait en mai [sic] de cette année.
16. Pour revenir brièvement sur les propos de Gustave Rolin-Jaequemyns qui déplorait, à la fin du XIXe siècle, l’absence de conférences visant à adopter des traités multilatéraux ainsi que les lacunes du droit, il est intéressant de relever que ces deux problèmes se posent encore aujourd’hui. L’Institut pourrait donc, dans ses futurs travaux, être amené à se pencher tant sur les pressions que
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subit le multilatéralisme que sur les lacunes juridiques qui découlent des rapides progrès technologiques. Il ne fait aucun doute que des questions telles que les «sanctions» unilatérales, qui se sont multipliées ces derniers temps, la prospection spatiale, l’utilisation de l’espace et d’appareils spatiaux à des fins militaires, la cyberguerre et la cybercriminalité, la protection de la vie privée et l’exploration du Big Data, ainsi que certains usages de l’intelligence artificielle comme les armes autonomes, réclameront toute l’attention de l’Institut dans un avenir proche.
17. Mais il nous faut même aller encore plus loin, en réfléchissant aux enjeux de société et aux réalités complexes du monde qui nous entoure. Aussi, dans l’espoir de favoriser cette réflexion, j’invoquerai en conclusion un célèbre peintre européen, un poète persan du XIIIe siècle et un concept philosophique prisé de nombreux peuples africains, qui, selon moi, permettent d’éclairer le contexte actuel.
18. Le peintre est Max Ernst, dont le témoignage édifiant et la mise en garde qu’incarnait son tableau intitulé «L’Ange du foyer», datant de 1937, n’ont pas permis d’empêcher le chaos et la destruction de ravager l’Europe, ainsi qu’une grande partie du reste du monde. La question qui se pose est la suivante : les avertissements lancés aujourd’hui seront-ils entendus là où il le faut ?
19. Quant au poète, il s’agit de Saadi de Shiraz qui, au XIIIe siècle déjà, exprimait magnifiquement les liens qui unissent les hommes les uns aux autres dans les vers suivants :
«Les hommes sont membres les uns des autres, et créés tous de même matière, si un membre s’est affligé les autres s’en ressentent : Celui qui n’est touché du mal d’autrui ne mérite d’être appelé homme.» (Traduction : André du Ryer)
20. En Afrique, il existe un concept philosophique qui résume cette idée en un mot : c’est l’Ubuntu.
21. Je vous remercie de votre attention.
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