Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour international de Justice, à l'occasion de la soixante-onzième session de la Commission du droit international

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000-20190711-STA-01-00-EN
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DISCOURS DE S. EXC. M. ABDULQAWI AHMED YUSUF, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE, À L’OCCASION DE LA SOIXANTE ET ONZIÈME SESSION DE LA COMMISSION DU DROIT INTERNATIONAL 11 JUILLET 2019
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs, Chères consoeurs, chers confrères,
Je suis très heureux de m’adresser à la Commission du droit international réunie pour sa soixante et onzième session. Je saisis cette occasion pour féliciter, au nom de la Cour internationale de Justice, le président et les membres du bureau nouvellement élus.
Avant toute chose, je voudrais souligner, comme l’ont fait mes prédécesseurs, la grande importance que revêt cet échange de vues annuel entre nos deux institutions. C’est un honneur pour moi que de perpétuer cette tradition, après avoir déjà eu le plaisir de m’adresser à la Commission l’an dernier lors de la commémoration de son soixante-dixième anniversaire.
Aujourd’hui, j’aimerais commencer par vous informer brièvement des affaires dont la Cour a été saisie et des décisions qu’elle a rendues dernièrement. Je compléterai ainsi l’aperçu des affaires pendantes qui vous a été donné en juillet 2017 par mon prédécesseur, M. Ronny Abraham. J’aborderai ensuite quelques questions juridiques particulières que la Cour a récemment examinées dans certaines de ces affaires, questions qui peuvent s’avérer intéressantes et utiles pour vos travaux.
En ce qui concerne, de manière générale, les instances introduites devant la Cour, j’ai le plaisir de vous faire savoir que, depuis le mois de juillet 2017, sept nouvelles affaires ont été inscrites au rôle. La Cour, dans le même intervalle, a rendu cinq arrêts et un avis consultatif, ainsi que trois ordonnances en indication de mesures conservatoires et une ordonnance relative à des demandes reconventionnelles. Sur les cinq arrêts rendus, deux portaient sur le fond (dont un dans deux affaires jointes), un sur la question de l’indemnisation et deux sur des exceptions préliminaires. La Cour délibère actuellement sur deux différends, l’un opposant l’Ukraine et la Fédération de Russie, et l’autre, l’Inde et le Pakistan.
Si les affaires dont la Cour est saisie sont d’une diversité remarquable, l’importance des questions juridiques qu’elles soulèvent l’est tout autant. Les instances inscrites au rôle ont été introduites par des Etats de différentes régions du globe, notamment les Amériques, l’Asie, l’Afrique et l’Europe. De toute évidence, des pays des quatre coins du monde continuent de faire confiance à la Cour pour régler leurs différends, y compris ceux qui posent des questions particulièrement épineuses dans un contexte politique sensible.
Comme je l’ai dit, je n’entrerai pas dans le détail de chacune de ces affaires que vous connaissez très probablement déjà. Je préfère vous parler de certaines questions juridiques remarquables que la Cour a été amenée à trancher et qui, dans une certaine mesure, sont particulièrement pertinentes pour les travaux de la Commission. Elles sont au nombre de trois. La première consistait à déterminer l’existence d’une obligation juridique internationale découlant des échanges entre deux Etats ; la deuxième avait trait au rôle des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies dans la formation des règles de droit international coutumier ; enfin, la troisième portait sur l’obligation de réparer les dommages causés à l’environnement. La Cour s’est penchée sur ces questions, respectivement, dans l’affaire relative à l’Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), dans son avis consultatif sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, et, enfin, dans son arrêt sur les
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réparations, l’an dernier, en l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua).
I. Détermination de l’existence d’obligations juridiques en droit international
Je commencerai donc par l’affaire relative à l’Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), dans laquelle la Cour a dû se prononcer sur l’existence même d’obligations découlant des négociations tenues entre des Etats sur une longue période. Plus précisément, la Cour a été appelée à déterminer si le Chili était dans l’obligation, du fait de ses échanges avec la Bolivie, de négocier avec elle un accord lui donnant un accès souverain à l’océan Pacifique.
Je rappellerai que le différend opposant ces deux pays trouve son origine historique dans la guerre du Pacifique, qui s’est déroulée à la fin du XIXe siècle. Aux termes du traité de paix et d’amitié du 20 octobre 1904, dont la conclusion a officiellement mis fin à cette guerre entre le Chili et la Bolivie, cette dernière a perdu son accès à l’océan Pacifique. La validité du traité de 1904 n’était toutefois pas au coeur du différend. La Bolivie ne demandait pas non plus à la Cour de dire qu’elle avait droit à un accès souverain à la mer. Le différend portait principalement sur la question de savoir si les échanges et les négociations ayant eu lieu entre les parties depuis la conclusion du traité de 1904 avaient fait naître une obligation de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
Ce n’était pas la première fois que la Cour était saisie de questions liées à l’obligation de négocier au regard du droit international. Dans certaines instances, la Cour avait déjà été appelée à interpréter des obligations juridiques de négocier existantes, qui découlaient de dispositions conventionnelles précises, plus particulièrement pour en établir le sens et la portée. Par exemple, dans son arrêt de 2011 en l’affaire relative à l’Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce), la Cour avait dû déterminer si le demandeur avait violé l’obligation de négocier de bonne foi qui lui incombait en vertu du paragraphe 1 de l’article 5 de l’accord intérimaire, lequel prévoyait notamment l’établissement de relations diplomatiques entre les parties. Se référant à la jurisprudence de la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire relative au Trafic ferroviaire entre la Lithuanie et la Pologne et à sa propre jurisprudence dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, la Cour a confirmé qu’une obligation de négocier n’impliquait pas celle de s’entendre. Elle a estimé que le critère devant s’appliquer dans de telles circonstances était celui de savoir si les parties s’étaient comportées de telle manière que la négociation eût un sens.
Dans une autre série d’affaires faisant intervenir la question des négociations, la Cour a dû déterminer la signification et la portée juridiques de l’obligation de négocier préalablement à sa saisine. Certaines clauses compromissoires ou déclarations faites en vertu de la clause facultative contenue au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour prévoient une telle obligation. Par exemple, les exceptions préliminaires soulevées en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), qui ont fait l’objet d’un arrêt en 2011, ont amené la Cour à examiner la nature de la condition de négociation préalable à sa saisine prévue par l’article 22 de ladite convention. Vous vous souviendrez peut-être que c’est dans cette affaire que la Cour a clairement établi que la conduite de «négociations» se distingue par principe de l’existence d’un «différend» et implique, à tout le moins, que l’une des parties tente vraiment d’ouvrir le débat avec l’autre partie en vue de régler le différend. La Cour en a conclu que «dès lors qu’aucun élément ne démontre qu’une véritable tentative de négocier a eu lieu, il ne saurait être satisfait à la condition préalable de négociation» (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 132-133, par. 158 et 159).
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Si ces affaires plus anciennes peuvent donc être distinguées de l’instance Bolivie c. Chili, la Cour s’est néanmoins d’abord fondée sur cette jurisprudence établie et a ensuite saisi l’occasion qui lui était offerte de pousser son examen plus avant. Elle a commencé par rappeler que l’existence d’une obligation de négocier, comme celle de toute autre obligation juridique, devait être établie. La négociation fait partie de la pratique courante des Etats dans leurs relations bilatérales et multilatérales. Cependant, le fait de négocier une question donnée à un moment donné ne suffit pas pour donner naissance à une obligation de négocier. En particulier, pour qu’il y ait obligation de négocier en vertu d’un accord, il faut que les parties, par les termes employés, l’objet et les conditions de la négociation, démontrent une intention d’être juridiquement liées. Cette intention, à défaut de termes exprès indiquant l’existence d’un engagement juridique, peut être établie sur la base d’un examen objectif de tous les éléments de preuve.
La Cour a adopté une méthodologie similaire à celle employée pour des affaires antérieures qui, bien qu’ayant un objet complètement différent, avaient exigé qu’elle procède à un examen minutieux de tous les éléments de preuve apportés par les parties de manière à pouvoir déterminer si ces dernières avaient l’intention d’être juridiquement liées. Ainsi, dans l’affaire du Différend maritime (Pérou c. Chili), face au désaccord des parties quant au tracé de leur frontière maritime, la Cour avait étudié chaque élément de preuve versé au dossier, y compris les accords, arrangements, activités de pêche et autres pratiques pertinentes, afin de déterminer s’il y avait eu entente, et dans quelle mesure, sur une frontière maritime.
Dans l’affaire Bolivie c. Chili, la Cour a également procédé de manière systématique et minutieuse, examinant les faits et informations invoqués par chacune des parties et évaluant quel poids leur accorder, le cas échéant. Comme je l’ai déjà dit, la particularité de cette affaire tenait dans le fait que la Bolivie s’appuyait sur plusieurs exemples de pratique, tels que des déclarations unilatérales et des instruments bilatéraux, qui, selon elle, avaient créé des obligations juridiques. La Cour a d’abord cherché si l’un de ces instruments faisait naître une obligation de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Je ne donnerai qu’un exemple, à titre d’illustration : la déclaration commune signée à Charaña par les présidents bolivien et chilien le 8 février 1975, dans laquelle les deux chefs d’Etat, je cite :
«dans un esprit constructif et de compréhension mutuelle, ont décidé («ont résolu», selon la traduction anglaise produite par le Chili) de poursuivre le dialogue à différents niveaux afin de rechercher des mécanismes permettant de résoudre, dans le respect des intérêts mutuels («de leurs intérêts réciproques», selon la traduction anglaise produite par le Chili) et des aspirations des peuples bolivien et chilien, les problèmes vitaux auxquels sont confrontés les deux pays, notamment l’enclavement de la Bolivie.»
Après avoir soigneusement examiné l’origine, le langage et l’objet de la déclaration de Charaña, ainsi que le contexte dans laquelle elle avait été faite, la Cour a conclu que celle-ci ne pouvait être considérée comme un traité établissant un engagement juridique particulier de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Il s’agissait plutôt d’un document de nature politique soulignant l’esprit de solidarité entre les deux Etats. En résumé, la Cour a estimé que le libellé de cette déclaration ne traduisait pas l’existence d’une obligation de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique ni ne confirmait pareille obligation.
Dans un deuxième temps, la Cour a examiné attentivement les autres fondements juridiques invoqués par le demandeur, à savoir l’acquiescement, l’estoppel et les attentes légitimes qui, selon la Bolivie, pouvaient être les sources d’une obligation de négocier son accès souverain à la mer. Enfin, la Cour a évalué les arguments tirés de la Charte des Nations Unies et de la Charte de l’Organisation des Etats américains. Elle a conclu qu’aucun des instruments, actes ou comportements ainsi examinés ne fournissait de fondement juridique à une obligation du Chili de négocier un accès à la mer en faveur de la Bolivie.
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Je voudrais revenir brièvement sur deux autres arguments invoqués par la Bolivie, à savoir, premièrement, les «attentes légitimes» et, deuxièmement, l’«effet cumulatif» des déclarations des parties, conjointes ou non, et de leurs échanges. En ce qui concerne le premier argument, la Bolivie faisait valoir que les positions exprimées par le Chili à travers ses multiples déclarations au fil des années l’avaient amenée à s’attendre à ce que l’accès à la mer lui soit rendu. Le fait que le défendeur ait nié, comme elle l’affirmait, son obligation de négocier décevait donc ses attentes légitimes. C’était la première fois que la Cour était appelée à se prononcer sur l’applicabilité des «attentes légitimes» aux fins d’établir l’existence d’obligations en droit international. Le demandeur se fondait sur ce qu’il appelait «le principe d’attentes légitimes», appliqué par des tribunaux arbitraux dans des affaires relatives à l’investissement. Pour ce qui est de cet argument, la Cour a reconnu qu’il était fait référence aux attentes légitimes dans certaines sentences arbitrales relatives à des différends opposant investisseurs étrangers et Etats hôtes au sujet de l’application de dispositions prévoyant un traitement juste et équitable contenues dans des traités d’investissement bilatéraux. Elle a toutefois estimé qu’elle ne pouvait en inférer l’existence en droit international général d’un principe qui voudrait qu’une obligation puisse naître de ce qui pourrait être considéré comme une attente légitime. La Cour a donc clairement expliqué que la notion d’«attentes légitimes» relevait du domaine spécialisé de l’arbitrage entre investisseurs et Etats et ne pouvait être transposée au droit international général.
S’agissant de l’argument de l’«effet cumulatif», la Bolivie faisait valoir que même s’il n’existait pas d’instrument, d’acte ou de comportement qui, pris isolément, donnât naissance à une obligation de négocier son accès souverain à l’océan Pacifique, l’accumulation de tous ces éléments pouvait avoir un «effet décisif» sur l’existence d’une telle obligation. En d’autres termes, elle estimait que la continuité historique et l’effet cumulatif de ces éléments devaient être pris en compte. La Cour a cependant relevé que cet argument reposait sur l’hypothèse qu’une obligation pouvait se faire jour par l’effet cumulatif d’une série d’actes même en l’absence de fondement juridique spécifique. Or, ayant conclu qu’aucun des fondements juridiques invoqués par le demandeur ne créait, pris isolément, une quelconque obligation pour le Chili de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique, la Cour a estimé que le fait de les considérer cumulativement ne pouvait modifier ce résultat.
Bien qu’elle fût parvenue à la conclusion générale qu’il n’existait, entre la Bolivie et le Chili, aucune obligation de négocier l’accès de la première à l’océan Pacifique, la Cour a rappelé que les relations entre les parties se caractérisaient depuis fort longtemps par un dialogue, des échanges et des négociations visant à trouver une solution adéquate à l’enclavement de la Bolivie né de la guerre du Pacifique et du traité de paix de 1904. Selon elle, ces déclarations et échanges réguliers entre les parties montraient que celles-ci avaient tenté de bonne foi de résoudre le problème d’enclavement de la Bolivie. Dans sa conclusion, la Cour a donc encouragé les parties à poursuivre leur dialogue et leurs échanges, dans un esprit de bon voisinage, afin de traiter les questions relatives à cet enclavement, dont toutes deux reconnaissaient qu’il était dans leur intérêt mutuel de régler. Les parties reconnaissant l’importance de ce problème et étant désireuses de le résoudre, une solution idoine pourrait être trouvée à l’avenir.
II. La formation des règles de droit international coutumier
J’en arrive au deuxième sujet de mon exposé : la formation des règles de droit international coutumier. A cet égard, je tiens à féliciter la Commission pour ses travaux sur cette question, en particulier ses projets de conclusion sur la détermination du droit international coutumier, adoptés à sa soixante-dixième session en 2018 (Nations Unies, doc. A/73/10, reproduit dans Annuaire de la Commission du droit international, 2018, vol. II, deuxième partie). Le projet de conclusion 12 concerne le rôle que les résolutions adoptées par les organisations internationales ou lors de conférences intergouvernementales peuvent jouer dans la détermination des règles de droit international coutumier. Il dispose que, si ces résolutions ne peuvent en elles-mêmes ni constituer des règles de droit international coutumier ni être une preuve concluante de l’existence ou du
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contenu de telles règles, elles peuvent cependant avoir valeur de preuve d’une règle existante ou en train de se faire jour et peuvent contribuer au développement d’une règle de droit international coutumier.
C’est sur ce même sujet que la Cour a dû se prononcer dans l’avis consultatif qu’elle a rendu le 25 février 2019 sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965. Je rappellerai que les deux questions auxquelles elle était priée de répondre avaient été énoncées dans la résolution 71/292 adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 22 juin 2017. La première était ainsi libellée :
«Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967 ?»
Pour répondre à la question de savoir si le processus de décolonisation de Maurice avait été validement mené à bien au regard du droit international lorsque Maurice avait obtenu son indépendance, la Cour a notamment dû rechercher à quel moment le droit à l’autodétermination était devenu une règle de droit international ayant force obligatoire pour tous les Etats.
A cette fin, la Cour a d’abord cherché à définir la période pertinente. Elle a rappelé que l’Assemblée générale avait situé le processus de décolonisation de Maurice entre la séparation de l’archipel des Chagos du territoire mauricien en 1965 et l’indépendance de l’île en 1968. Mais cela ne l’a pas empêchée de tenir compte de l’évolution du droit à l’autodétermination depuis l’adoption de la Charte et de la résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960. Aux yeux de la Cour, la pratique des Etats et l’opinio juris se consolident et s’affirment progressivement dans le temps. La Cour a donc estimé pouvoir s’appuyer sur les instruments juridiques postérieurs à la période considérée lorsqu’ils confirment ou interprètent des règles ou principes préexistants.
En vue de la détermination des règles de droit international applicables au processus de décolonisation de Maurice, la Cour s’est d’abord intéressée au contexte normatif dans lequel était né le droit à l’autodétermination. Elle a rappelé que la Charte avait fait du respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes l’un des buts des Nations Unies. La Charte comporte également des dispositions permettant, à terme, aux territoires non autonomes de s’administrer eux-mêmes. Dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, la Cour avait déjà fait l’observation suivante : «l’évolution ultérieure du droit international à l’égard des territoires non autonomes, tel qu’il est consacré par la Charte des Nations Unies, a fait de l’autodétermination un principe applicable à tous ces territoires» (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, ordonnances nos 1, 2 et 3 du 26 janvier 1971, C.I.J. Recueil 1971, p. 31, par. 52).
La Cour a donc dû s’intéresser à l’évolution des normes après l’adoption de la Charte afin de déterminer avec certitude à quel moment le droit à l’autodétermination s’était cristallisé en tant que règle de droit coutumier international ayant force obligatoire pour tous les Etats. En 1971 déjà, dans son avis consultatif concernant la Namibie, la Cour avait souligné qu’une autre étape importante de l’évolution du droit international avait été la déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale en date du 14 décembre 1960) applicable à tous les peuples et à tous les territoires «qui n’[avaient] pas encore accédé à l’indépendance».
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Dans son avis consultatif concernant les Chagos, la Cour a dû développer son raisonnement afin de déterminer quel rôle jouaient les résolutions de l’Assemblée générale dans l’émergence du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier et, en particulier, le rôle de la résolution 1514. Comme vous vous en souvenez peut-être, la Cour avait déjà expliqué, dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), que l’opinio juris pouvait se déduire entre autres, avec la prudence nécessaire, de l’attitude des parties et des Etats à l’égard de certaines résolutions de l’Assemblée générale, le consentement au texte de telles résolutions pouvant s’interpréter comme une adhésion à la valeur de la règle ou de la série de règles qu’elles énoncent (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt du 27 juin 1986). Toutefois, c’est dans son avis consultatif de 1996 sur la question de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires que la Cour a le plus clairement explicité cette possibilité, en précisant que, je cite :
«[L]es résolutions de l’Assemblée générale, même si elles n’ont pas force obligatoire, peuvent parfois avoir une valeur normative. Elles peuvent, dans certaines circonstances, fournir des éléments de preuve importants pour établir l’existence d’une règle ou l’émergence d’une opinio juris. Pour savoir si cela est vrai d’une résolution donnée de l’Assemblée générale, il faut en examiner le contenu ainsi que les conditions d’adoption ; il faut en outre vérifier s’il existe une opinio juris quant à son caractère normatif.» (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 254 et 255, par. 70.)
A cet égard, la Cour a estimé que l’adoption de la résolution 1514 (XV), en 1960, avait marqué un moment décisif dans la consolidation de la pratique des Etats en matière de décolonisation, dans la mesure où ladite résolution avait précisé le contenu et la portée du droit à l’autodétermination. La Cour a également souligné que, du fait de son contenu et des circonstances de son adoption, cette résolution avait un caractère déclaratoire s’agissant du droit à l’autodétermination en tant que norme coutumière.
En se penchant sur la période suivant l’accession de Maurice à l’indépendance, la Cour a relevé que la nature et la portée du droit des peuples à l’autodétermination avaient été réaffirmées dans la déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies (résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale en date du 24 octobre 1970). En incluant le droit à l’autodétermination parmi les «principes fondamentaux du droit international», cette déclaration a confirmé qu’il constituait une norme à caractère contraignant en droit international coutumier.
Après avoir rappelé que le droit à l’autodétermination du peuple concerné est, aux termes des résolutions 1514 (XV) et 2625 (XXV), défini par référence à l’ensemble du territoire non autonome, la Cour a noté que tant la pratique des Etats que l’opinio juris, au cours de la période à l’examen, confirmaient le caractère coutumier du droit à l’intégrité territoriale d’un territoire non autonome, en tant que corollaire du droit à l’autodétermination. Selon la Cour, les peuples des territoires non autonomes étaient donc habilités à exercer leur droit à l’autodétermination sur l’ensemble de leur territoire, dont l’intégrité devait être respectée par la puissance administrante. Il en découlait que tout détachement par cette dernière d’une partie d’un territoire non autonome, à moins d’être fondé sur la volonté librement exprimée et authentique du peuple du territoire concerné, était contraire au droit à l’autodétermination.
La Cour en a conclu que, du point de vue du droit applicable, le droit à l’autodétermination constituait, au moment de l’accession de Maurice à l’indépendance, une règle coutumière de droit international. Cette conclusion l’a amenée à déclarer qu’«au regard du droit international, le processus de décolonisation de Maurice n’a[vait] pas été validement mené à bien lorsque ce pays a[vait] accédé à l’indépendance en 1968 à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos».
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III. Indemnisation à raison de dommages causés à l’environnement
J’en viens à présent à mon troisième sujet, fort différent des autres : l’indemnisation à raison de dommages causés à l’environnement, élément fondamental des efforts déployés par l’être humain pour protéger la planète. Comme l’a fait observer la Cour dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, que j’ai déjà évoqué, l’environnement n’est pas une notion abstraite, mais bien l’espace où vivent les êtres humains et dont dépendent la qualité de leur vie et leur santé, y compris pour les générations à venir. Je me réjouis donc de constater que le programme de travail actuel de la Commission comprend trois sujets directement liés à la protection de l’environnement dans le droit international, à savoir : «la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés», «la protection de l’atmosphère» et «l’élévation du niveau de la mer au regard du droit international». Je note également que le projet de principe 9 pour la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés, présenté dans le document intitulé Texte et titres des projets de principe adoptés provisoirement par le comité de rédaction en première lecture, réaffirme l’obligation de «réparer intégralement» les dommages causés à l’environnement dans le contexte d’un conflit armé, «y compris les dommages à l’environnement lui-même».
Comme vous vous en souviendrez peut-être, le principe de la «réparation intégrale» des dommages occasionnés par des faits internationalement illicites a d’abord été énoncé par la Cour permanente de Justice internationale, devancière de la Cour, dans l’affaire relative à l’Usine de Chórzow. Il a ensuite été repris et appliqué par la Cour, puis codifié par la Commission dans l’article 31 des articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite (2001). Cependant, aucun tribunal international n’a jamais eu l’occasion de se prononcer sur l’applicabilité et l’application pratique du principe de la «réparation intégrale» aux dommages environnementaux causés par un fait internationalement illicite. L’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) a permis à la Cour de jouer un rôle de chef de file dans ce domaine, en définissant clairement les principes de droit international devant régir la question même du caractère indemnisable des dommages environnementaux, ainsi que les méthodes à employer pour estimer le montant de ce type d’indemnisation.
Pour replacer cette affaire dans son contexte, je rappellerai que, dans son premier arrêt de 2015, la Cour avait déclaré que le Costa Rica avait souveraineté sur un «territoire litigieux» d’environ trois kilomètres carrés situé le long de la frontière avec le Nicaragua et que par conséquent les activités que ce dernier y avait menées entre 2010 et 2013, notamment le creusement de trois caños (petit chenaux) et l’établissement d’une présence militaire, constituaient une violation de la souveraineté costaricienne. La Cour en avait conclu que le défendeur avait l’obligation de réparer les dommages causés par ses activités illicites et que le demandeur était fondé à recevoir indemnisation pour les dommages matériels subis. Elle avait également décidé en 2015 que, au cas où les parties ne pourraient se mettre d’accord à ce sujet dans un délai de douze mois, elle procéderait au règlement de la question de l’indemnisation dans une procédure ultérieure. Les parties n’ayant pas réussi à trouver un accord, il lui est revenu de régler cette question.
A cette fin, la Cour a cherché à fonder en droit international général les principes régissant le caractère indemnisable des dommages environnementaux. Elle a rappelé que l’indemnisation pouvait constituer une forme appropriée de réparation, en particulier dans les cas où la restitution était matériellement impossible ou emportait une charge trop lourde, principe général déjà énoncé à l’article 35 des articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite.
Partant de ce principe, la Cour a déclaré sans équivoque que, je cite : «les dommages causés à l’environnement, ainsi que la dégradation ou la perte consécutive de la capacité de celui-ci de fournir des biens et services, sont susceptibles d’indemnisation en droit international». Elle a indiqué que l’indemnisation des dommages environnementaux pouvait prendre deux formes : 1) une indemnité pour la dégradation ou la perte de biens et services environnementaux subie
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pendant la période précédant la reconstitution, et 2) une indemnité pour la restauration de l’environnement endommagé. Concernant cette deuxième catégorie, elle a précisé que la régénération pouvait parfois ne pas suffire à rétablir l’environnement en l’état antérieur au dommage ; en pareil cas, des mesures de restauration active pouvaient donc être requises afin de rétablir, autant que possible, l’environnement en son état d’origine.
La Cour a ensuite examiné les méthodes d’évaluation des dommages environnementaux. Elle a d’abord relevé que le droit international ne prescrivait aucune méthode d’évaluation particulière aux fins de l’indemnisation de dommages causés à l’environnement. Concernant le caractère indemnisable de ce type de dommages, elle a donc conclu, conformément au projet de principe 9 que j’ai déjà évoqué, qu’en application des principes du droit international régissant les conséquences de faits internationalement illicites, notamment du principe de la réparation intégrale, les dommages environnementaux ouvraient en eux-mêmes droit à indemnisation, en sus des dépenses engagées par l’Etat lésé par suite de tels dommages.
Ainsi, la Cour a certes été d’avis que le caractère indemnisable en tant que tel devait être fondé sur les principes du droit international qui régissent déjà les faits internationalement illicites, y compris le principe de la réparation intégrale ; mais elle a visiblement préféré choisir la méthode d’évaluation des dommages en fonction des caractéristiques propres à l’affaire.
Deuxièmement, la Cour a réaffirmé qu’il devait exister un lien de causalité direct et certain entre le dommage causé et le fait internationalement illicite. En d’autres termes, pour accorder l’indemnisation, la Cour devait établir, pour chacun des chefs de dommages dont le demandeur avait fait état, qu’il existait un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le fait illicite commis et le préjudice subi, tout en gardant à l’esprit les particularités que pouvait présenter l’indemnisation des dommages environnementaux. Ainsi, dans ce type d’affaire, le lien de causalité entre le fait illicite et le dommage est souvent incertain, soit parce que le dommage était attribuable à plusieurs causes concomitantes, soit parce que l’état des connaissances scientifiques ne permet pas de prouver l’existence d’un tel lien. La Cour a néanmoins affirmé que l’absence d’éléments de preuve suffisants quant à l’étendue des dommages matériels n’excluait pas nécessairement l’indemnisation de ces derniers. Comme elle l’avait déjà dit à l’égard des violations des droits de l’homme dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo, lorsque la nature d’un préjudice est telle qu’il est impossible d’évaluer les dommages avec certitude, le montant de l’indemnité due peut être déterminé sur la base de considérations d’équité ou par une déduction juste et raisonnable.
Troisièmement, la Cour a décidé de ne pas employer les méthodes d’évaluation proposées par les parties, mais d’estimer les dommages environnementaux en appréhendant «l’écosystème dans son ensemble», c’est-à-dire en procédant à «une évaluation globale de la dégradation ou perte de biens et services environnementaux avant reconstitution, plutôt que d’attribuer une valeur à telle ou telle catégorie de biens et services environnementaux et d’estimer la période de reconstitution applicable à chacune».
Dans le cadre de son évaluation globale, la Cour a pris en considération quatre catégories de biens et services environnementaux : les arbres abattus par le Nicaragua lors du creusement des caños, les autres matières premières éliminées au cours des travaux de creusement, la perte en matière de régulation des gaz et de qualité de l’air due à cette élimination, et la dégradation ou la perte de biodiversité liée à l’abattage des arbres, au dégagement de la zone et à l’élimination des autres matières premières. Pour réparer les dommages ainsi causés à l’environnement, la Cour a fixé un premier montant qu’elle estimait «refl[éter] approximativement la valeur de la dégradation ou de la perte de biens et services environnementaux subie» avant la reconstitution de la zone touchée. Elle a également accordé une seconde somme pour couvrir les frais de restauration réclamés par le Costa Rica pour la zone humide sous protection internationale.
Quatrièmement, la Cour a distingué les dommages causés à l’environnement per se des frais engagés par l’Etat pour y faire face. Elle a donc décidé que, outre les dommages eux-mêmes, les
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frais et dépenses supportés par le Costa Rica pourraient être remboursés s’il était établi qu’il existait un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le comportement internationalement illicite et les chefs de dépense pour lesquels une indemnisation était réclamée. La Cour a défini certaines catégories particulières de dépenses à prendre en compte, telles que les frais de remise en état et les coûts de surveillance.
Par cet arrêt, la Cour a établi un précédent solide pour la réparation des dommages environnementaux dans les différends entre Etats. Par la même occasion, elle a donné un sens concret au principe même de l’indemnisation des dommages causés à l’environnement. Enfin, elle a clairement fixé la marche à suivre pour évaluer ce type de dommage du point de vue de l’écosystème dans son ensemble, en procédant à une évaluation globale de la dégradation ou perte de biens et services environnementaux avant reconstitution complète.
Bien évidemment, il reste beaucoup à faire dans ce domaine. La Cour sera de plus en plus souvent amenée à trancher des différends qui nécessiteront d’évaluer des dommages divers causés à l’environnement. Un certain nombre de questions restent en suspens, puisque les dommages ont été évalués et les dépenses calculées en fonction des éléments propres à l’affaire opposant le Costa Rica au Nicaragua. Ainsi, l’estimation des dommages environnementaux pourrait soulever des questions quant à l’usage fait par la Cour de son droit de désigner des experts, conformément à l’article 50 de son Statut.
Je crois cependant que cette affaire prouve que la Cour est disposée et déterminée à aider les Etats à régler les nouveaux désaccords juridiques qui se font jour entre eux, quels que soient la nature juridique et le degré de complexité technique de ces différends. En outre, dans un monde où la protection de l’environnement devient une question de plus en plus cruciale, il est à espérer que l’arrêt rendu par la Cour dissuadera les Etats de se livrer à des activités dommageables à la nature.
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Monsieur le président, Mesdames et Messieurs,
Je me réjouis d’avoir pu vous présenter quelques-unes des nombreuses et difficiles questions juridiques que la Cour a eu à trancher dans certaines instances dont elle a été saisie dernièrement. Les 17 affaires actuellement inscrites au rôle de la Cour concernent un large éventail de sujets, notamment les délimitations maritimes, la réparation des violations du droit international, et les violations alléguées d’obligations découlant de traités multilatéraux ou bilatéraux ayant trait à la diplomatie, aux affaires consulaires, aux droits de l’homme et aux biens étrangers. L’instance la plus récente a été introduite le 7 juin 2019 par le Guatemala et le Belize au moyen d’un compromis et concerne un différend territorial et maritime entre les deux pays. La démarche «démocratique» et participative adoptée par les parties à cette affaire est intéressante. En effet, conformément au compromis, chacun des deux pays a, avant de saisir la Cour, organisé un référendum national pour savoir si sa population était favorable à ce que ce différend soit porté devant cette juridiction aux fins d’un règlement définitif. Le «oui» l’ayant emporté dans les deux pays, le Guatemala et le Belize ont officiellement notifié le compromis et son protocole à la Cour, le 22 août 2018 et le 7 juin 2019 respectivement, cette notification emportant saisine. C’est la première fois dans l’histoire de la Cour que les populations de deux Etats manifestent leur confiance à cette dernière par un référendum populaire.
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Le grand nombre d’affaires pendantes devant la Cour témoigne de la profonde confiance que la communauté internationale continue d’accorder à l’organe judiciaire principal des Nations Unies pour le règlement pacifique des différends sur la base du droit international. J’espère vous avoir démontré aujourd’hui, de manière concrète, que la Cour, si elle doit souvent trancher des questions juridiques et techniques complexes dans le cadre de procédures contentieuses ou consultatives, s’efforce néanmoins de toujours trouver des solutions pragmatiques reposant sur de solides principes juridiques afin d’aider tous les Etats et les organisations internationales qui la saisissent. Elle leur apporte son aide de diverses façons, par sa fonction consultative ou sa compétence contentieuse. Dans chaque cas, et à chaque étape de son intervention, la Cour oeuvre en faveur de la paix et de la stabilité des nations, en réglant leurs différends sur la base du droit international, tâche à laquelle la Commission a également vocation à contribuer.
Je vous remercie de votre attention.
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Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour international de Justice, à l'occasion de la soixante-onzième session de la Commission du droit international

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