Discours liminaire prononcé par S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, à l'occasion du 70e anniversaire de la Commission du droit international

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000-20180705-STA-01-00-EN
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DISCOURS LIMINAIRE PRONONCÉ PAR S. EXC. M. ABDULQAWI A. YUSUF,
PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
C’est pour moi un grand honneur d’avoir été invité à prononcer ici le discours liminaire et je
suis particulièrement heureux que ma première allocution devant vous en ma qualité de président
de la Cour internationale de Justice intervienne à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la
Commission du droit international (ci-après la «Commission» ou la «CDI»).
Les travaux de la Commission ont occupé et continuent d’occuper une place centrale dans
mes activités quotidiennes : non seulement celles de juge de la Cour internationale de Justice, mais
aussi et surtout celles de juriste international. C’est à votre dévouement  et celui de vos
prédécesseurs  que le système juridique international doit être ce qu’il est aujourd’hui. Au nom
des juristes internationaux du monde entier, soyez-en remerciés. Au premier rang de ces juristes
internationaux figurent, bien entendu, mes collègues de la Cour internationale de Justice, nombre
desquels, ayant siégé à la Commission, m’ont demandé de vous transmettre leurs félicitations à
l’occasion de ce soixante-dixième anniversaire ainsi que leurs voeux les meilleurs pour l’avenir.
La cérémonie d’aujourd’hui a pour thème «Dresser le bilan pour l’avenir», mais je voudrais
prendre quelques minutes pour interroger le passé, le but étant de mesurer le rôle que la
Commission a joué au cours des sept dernières décennies, ce qui me fait penser au proverbe
africain qui dit que «si tu veux connaître la fin, regarde le début».
Le XXe siècle a été une ère singulièrement riche en bouleversements pour le système
juridique international. D’une part, il a marqué le passage du droit international d’un système
enfermé dans un petit cercle d’Etats européens à un autre prétendant légitimement à l’universalité
et ouvert aux Etats des quatre coins du monde. D’autre part, dépassant le système étatique
westphalien le droit international s’est mué en ordre juridique sensible aux besoins et exigences
d’une pluralité d’acteurs, dont des organisations internationales, des personnes physiques et
morales qu’il reconnaît. Ce ne sont là que deux paris, parmi tant d’autres, que la CDI est appelée à
tenir depuis sa création en 1947.
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I. L’évolution de la communauté internationale
La résolution 174 (II) de l’Assemblée générale des Nations Unies a confié à la Commission
pour mission de «promouvoir le développement progressif du droit international et sa
codification».
La question que je voudrais aborder est la suivante : comment la CDI s’est-elle acquittée de
son mandat face aux paris susmentionnés, et en particulier face aux changements intervenus dans la
physionomie et la composition de la communauté internationale au cours des soixante-dix dernières
années ? En d’autres termes, comment a-t-elle concouru à l’adaptation des règles juridiques
internationales aux profondes mutations sociétales survenues dans la sphère internationale ?
Pour répondre à cette question, nous devons nous tourner vers le prédécesseur de la
Commission, le comité d’experts pour la codification progressive du droit international de la
Société des Nations (SDN), créé en 1924. Prétendument composé de personnes représentant les
«grandes formes de civilisation … du monde», ce comité n’en incarnait pas moins le caractère
profondément européocentrique du droit international du début du XXe siècle, tant par sa
composition que par sa mission.
En ce qui concerne sa composition, le comité comprenait des juristes chinois et japonais,
mais la plupart des membres afro-asiatiques de la SDN, tels que le Siam, l’Ethiopie, le Libéria et
l’Egypte, n’y étaient pas représentés. Sa mission, la codification du droit international était entendu
à l’époque au sens étroit. Il s’agissait de codifier ou de systématiser les usages et pratiques d’un
club autoproclamé d’«Etats civilisés» qui s’arrogeait le droit d’exclure d’autres nations de l’empire
des règles juridiques internationales ou de les y admettre.
Les débats auxquels l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie a donné lieu à la Société des Nations
témoignent de la persistance de cette conception du droit international du XIXe siècle jusqu’aux
années 1930.
Toutefois, au moment où la CDI a été créée en 1947, le monde vivait déjà des changements
spectaculaires. La Charte de l’Atlantique et la Charte des Nations Unies, adoptées respectivement
en 1941 et 1945, sont venues jeter les bases d’un nouveau droit international aux aspirations
universalistes, articulé autour du principe d’égalité des droits et d’autodétermination des peuples et
de la protection universelle des droits de la personne, normes nouvelles que viendront enrichir les
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vues et positions des Etats nouvellement indépendants, et en particulier deux instruments consacrés
par ces derniers à proclamer ces vues.
Le premier instrument est la résolution de Bandung, adoptée par la conférence afro-asiatique
de 1955, qui déclarait que «le colonialisme, dans toutes ses manifestations, est un mal auquel il doit
être mis fin rapidement». Cette résolution exigeait également l’admission du Cambodge, de
Ceylan, du Japon, de la Jordanie, du Népal et du Viet Nam à l’Organisation des Nations Unies,
jetant ainsi les bases de l’influent Mouvement des pays non alignés.
Le second tournant sera l’adoption, par l’Assemblée générale, de la résolution 1514 (XV) du
14 décembre 1960 intitulée «Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples
coloniaux». Rappelant «la nécessité de mettre rapidement et inconditionnellement fin au
colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations», cette résolution proclame
que «[l]a sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères
constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations Unies
et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales».
Ces déclarations viennent marquer non seulement le début d’un vaste processus de
décolonisation en Asie et en Afrique au cours des décennies suivantes avec son cortège de
mutations de la physionomie de la communauté internationale, mais aussi l’avènement de
nouvelles perspectives et manières de voir en matière de droit international et d’un changement de
mentalités en ce domaine.
II. La réaction de la CDI
Comme Wolfgang Friedmann le dit dans son célèbre ouvrage intitulé «The Changing
Structure of International Law» :
«La principale portée de cette extension horizontale de la famille des nations ne
réside cependant pas dans l’augmentation explosive des effectifs. Elle réside dans la
dilution croissante de l’homogénéité des valeurs et des normes issues de l’héritage
culturel d’Europe occidentale commun aux membres originaires.»1
Lorsque la Commission voit le jour, l’Organisation des Nations Unies ne compte que
57 Etats Membres ; elle en a actuellement 193. Au-delà de son importance numérique, ce
1 W. Friedmann, The Changing Structure of International Law, Columbia University Press (1964), p. 5 et 6.
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changement opère une profonde mutation sociétale marquée par l’émergence de tout un ensemble
d’acteurs divers, chacun desquels possède une culture, des coutumes et traditions juridiques
propres. Venant asseoir la CDI dans sa vocation, ces mutations contribuent à lui donner les moyens
de mieux concourir à la formation d’un ordre juridique international universel.
De même, ce n’est pas tant à l’élargissement de sa composition, le nombre de ses membres
étant passé de 15 à 21 en 1956, puis à 25 en 1961 et enfin à 34 en 1981, qu’à son aptitude à tenir
compte, dans ses travaux, de la diversité des optiques du droit international, née de la
décolonisation, que la Commission doit ses réalisations au cours des soixante-dix dernières années.
Cette aptitude procède, quant à elle, de l’article 8 du Statut de la Commission qui dispose que ses
membres doivent représenter «[l]es grandes formes de civilisation et [l]es principaux systèmes
juridiques du monde»2, reprenant ainsi le libellé de l’article 9 du Statut de la Cour internationale de
Justice. Ce dernier article reproduit la disposition correspondante du Statut de la Cour permanente
de Justice internationale, qui est devenue beaucoup plus importante de nos jours que ses rédacteurs
ne pouvaient l’imaginer. Il en va de même pour l’article 8 du Statut de la CDI.
Comme je l’ai dit plus tôt, les règles du droit international coutumier qui existaient au
moment de la création de la Commission découlaient de la pratique d’Etats européens, mais la
décolonisation est venue faire comprendre à la CDI que la codification de ces règles à l’effet de les
systématiser ne correspondait plus à la réalité internationale. Cela étant, la CDI a pris une double
décision. Premièrement, elle a jugé nécessaire de tenir compte des vues et optiques des nouveaux
Etats et de leurs systèmes juridiques. Deuxièmement, elle a, pour ce faire, décidé de considérer
comme une seule et même mission les deux volets de son mandat, à savoir la codification et le
développement progressif. Comme vous l’avez dit, Monsieur le président, la Commission a
fusionné les deux volets, l’un des motifs qui lui ont inspiré ce choix ayant été de ne pas se borner
dans ses travaux à systématiser des pratiques et règles dont certaines ne cadraient pas avec les
nouvelles réalités de la communauté internationale.
2 Résolution 174 (II) de l’Assemblée générale des Nations Unies (21 novembre 1947), telle que modifiée par ses
résolutions 485 (V) (12 décembre 1950), 984 (X) (3 décembre 1955), 985 (X) (3 décembre 1955) et 36/39 (18 novembre
1981).
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Evoquant les défis auxquels la CDI devait faire face le juriste néerlandais Bert Röling
concluait, dans son ouvrage de 1960 intitulé «International Law in an Expanded World», en ces
termes :
«Il faut élaborer un nouveau droit international qui soit conforme à la nouvelle
configuration de la communauté des nations et aux nouvelles conceptions juridiques
qui y sont exprimées. Cette évolution est une condition préalable à l’existence d’un
«monde unique», lequel devrait être à la fois une communauté de bien-être et une
communauté de paix.»
Permettez-moi d’expliquer pourquoi cette conclusion est si importante, à mon avis. Je
retiendrai deux raisons. La première réside dans l’exigence de diversité dans l’ordre juridique
international. Il n’est pas paradoxal de dire que l’universalité du droit international est tributaire de
la diversité. Pour le droit international, l’universalisation revient à emprunter des concepts et des
principes à différentes traditions juridiques et à les adapter. Plus il s’abreuvera à la source de
multiples traditions juridiques, plus le droit international sera considéré comme universel.
La deuxième raison réside dans la légitimité. La légitimité du droit international dépend,
dans une large mesure, de son aptitude à donner expression aux points de vue de toutes les
composantes de la communauté internationale. Comme l’a fait remarquer Georges Abi-Saab :
«Si nous voulons vraiment que le droit international prenne racine et soit pris au
sérieux par tous, il faut qu’il soit  et soit regardé comme étant  tant dans sa
création que dans son interprétation et son application, le produit de cette communauté
dans son ensemble, exprimant, par voie de synthèse ou de symbiose, les visions,
besoins et aspirations juridiques de toutes les composantes de cette dernière.»3
Il ressort de l’oeuvre de la CDI qu’elle se veut l’émanation de la communauté internationale
dans toute sa splendeur plurielle. Elle l’a démontrée très tôt, non seulement par ses travaux, mais
aussi en reconnaissant l’importance de la contribution personnelle de chacun de ses rapporteurs
issus des pays afro-asiatiques, à commencer par Abdullah El-Erian dans les années 1960, suivi de
Mohammed Bedjaoui, Sompong Sucharitkul et Doudou Thiam, pour n’en citer que quelques-uns.
La contribution de ces personnes a été importante, mais dans son ensemble l’oeuvre
accomplie par la CDI dit assez combien elle est ouverte à des perspectives et optiques diverses,
dont le droit international contemporain porte le sceau indélébile. Le temps nous étant compté,
3 G. Abi-Saab, «The Portrait of the Jurist as an International Judge», in Connie Peck et Roy Lee (sous la dir. de),
Increasing the Effectiveness of the International Court of Justice: Proceedings of the ICJ/UNITAR Colloquium to
Celebrate the 50th Anniversary of the Court, Martinus Nijhoff Publishers (1997), p. 171.
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permettez-moi de ne citer que deux exemples pour illustrer comment la CDI a concrètement tenu
compte des points de vue des Etats nouvellement indépendants dans ses premiers travaux de
codification et de développement progressif du droit international dès les années 1960 et 1970,
dans un domaine profondément marqué par les pratiques et usages de l’ancien club du «concert
européen», à savoir le droit des traités.
i) L’extinction des traités
Je commencerai par l’insertion de dispositions relatives à l’extinction des traités dans le texte
du projet de la Commission sur le droit des traités. Les Etats nouvellement indépendants se sont
élevés contre l’application de traités qui leur avaient été imposés par la force ou par la peur, ainsi
que celle de traités de capitulation. Lors des débats concernant le projet d’articles de 1966 de la
CDI sur le droit des traités, les délégués à la Sixième Commission de l’Assemblée générale ont
exprimé l’opinion suivante :
«Le projet d’articles sur le droit des traités ne pouvait reconnaître les traités
injustes, inéquitables ou inégaux, qui dans nombre de cas étaient la conséquence du
système colonial. Les instruments mis en place sans le consentement des populations
concernées, les instruments représentant le prix de l’accession à l’indépendance, les
instruments tendant à exploiter la situation des pays en développement ... ne pouvaient
être protégés par le droit des traités et devaient être éliminés des relations
internationales.»4
La Commission tiendra compte de ces vues en adoptant, en particulier, le texte qui deviendra
l’article 52 de la convention de Vienne sur le droit des traités, d’où il résulte qu’«[e]st nul tout
traité dont la conclusion a été obtenue par la menace ou l’emploi de la force»5.
ii) La succession d’Etats en matière de traités
Le second exemple réside dans les travaux de la Commission sur la succession d’Etats en
matière de traités. Au moment de leur accession à l’indépendance, un certain nombre d’Etats
africains ont adhéré à ce que l’on qualifiera de doctrine Nyerere de la succession d’Etats. Selon
cette doctrine, les Etats nouvellement indépendants devaient appliquer provisoirement les traités
bilatéraux, à charge de réciprocité, pendant une période de deux ans à compter de la date
4 F. Okoye, International Law and the New African States, Sweet and Maxwell (1972), p. 191.
5 Nations Unies, convention de Vienne sur le droit des traités (adoptée à Vienne le 23 mai 1969, entrée en vigueur
le 27 janvier 1980), Recueil des traités, vol. 1155, p. 331.
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d’accession à l’indépendance, pour autant que ces traités soient compatibles avec leurs droits
souverains. Cette durée de deux ans était considérée comme un délai de réflexion accordé à l’Etat
décolonisé pour apprécier l’opportunité de se lier par le traité, de le renégocier ou de l’abandonner
complètement.
A l’époque, la CDI menait également ses travaux sur la «succession d’Etats et de
gouvernements», que l’Assemblée générale l’a priée d’exécuter «en se référant, le cas échéant, aux
vues des Etats qui ont accédé à l’indépendance depuis la seconde guerre mondiale», notamment
 il importe de le souligner  au principe d’autodétermination6, ce qui amènera la CDI à déclarer
ce qui suit : «La Commission a estimé que, bien compris et convenablement limité, le principe
traditionnel selon lequel un nouvel Etat aborde ses relations conventionnelles avec une «table rase»
est plus aisément compatible avec celui de l’autodétermination.»7
La doctrine Nyerere a ainsi été pleinement prise en compte dans le projet d’articles de la
CDI, qui servira de base à la convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de traités8
dont l’article 16 en particulier porte que : «Un Etat nouvellement indépendant n’est pas tenu de
maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’Etats
le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’Etats.»
III. L’avenir des travaux de la CDI
Les deux exemples que je viens de proposer montrent, à mon avis, en quoi la CDI a su
prendre en compte les vues de divers acteurs pour développer progressivement et codifier un droit
international aux aspirations universelles. C’est là une réalisation exceptionnelle.
Je citerai brièvement avec votre permission deux autres exemples notables. Premièrement,
l’insertion du concept de normes impératives (ou jus cogens) dans le texte de la CDI sur le droit des
traités et sa consécration future dans les articles 53 et 64 de la convention de Vienne sur le droit des
traités agiront durablement sur l’économie du droit international. Comme l’a éloquemment dit
Mustafa Yasseen, président du comité de rédaction de la conférence de Vienne, l’expression
6 Résolution 1902 (XVIII) de l’Assemblée générale des Nations Unies (18 novembre 1963).
7 CDI, Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa vingt-quatrième session, Annuaire
de la Commission du droit international, 1972, vol. II, p. 245.
8 Nations Unies, convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de traités (adoptée à Vienne le 23 août
1978, entrée en vigueur le 6 novembre 1996), Recueil des traités, vol. 1946, p. 3.
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jus cogens désigne les «règles importantes, indispensables à la vie de la communauté internationale
et profondément ancrées dans la conscience de l’humanité»9. Certes controversé au départ, ce
concept emporte largement de nos jours l’adhésion des Etats et d’autres acteurs internationaux, ce
que l’on doit en grande partie à la CDI, l’intérêt qu’elle continue de porter au jus cogens
témoignant de l’importance que le sujet a de longue date.
Deuxièmement, les travaux consacrés par la CDI à la succession d’Etats dans les matières
autres que les traités sont d’autant remarquables qu’ils ont été pour elle l’occasion de reconnaître
expressément le principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses ressources
naturelles, vigoureusement mis en avant et défendu par les Etats nouvellement indépendants,
principe qui sera consacré au paragraphe 4 de l’article 15 de la convention de Vienne sur la
succession d’Etats en matière de biens, archives et dettes d’Etat10.
Par ses travaux, la CDI a clairement démontré que la règle de droit pouvait s’adapter aux
mutations de la société. La portée et le nombre des règles juridiques internationales reconnues par
tous les membres de la communauté internationale se sont accrus grâce à sa contribution. En outre,
la Commission a réussi à déclasser la coutume comme principale source du droit au profit des
conventions multilatérales et d’un ensemble codifié de règles dans lesquelles, comme la Cour
l’a dit dans son avis consultatif sur la Convention sur le génocide, «les Etats
contractants … ont … tous et chacun, un intérêt commun»11.
Au début de mon allocution, j’ai relevé que deux mutations intervenues au cours du
XXe siècle avaient singulièrement influé sur le droit international : premièrement, la décolonisation
et son cortège de changements intéressant la physionomie et la composition de la communauté
internationale ; deuxièmement, l’abandon du système de droit international étatique westphalien au
profit d’un système ouvert à une pluralité d’acteurs.
9 Conférence des Nations Unies sur le droit des traités, première session, Vienne, 26 mars-24 mai 1968,
Documents officiels, doc. A/CONF.39/11, p. 321.
10 Convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de biens, archives et dettes d’Etat (adoptée à Vienne
le 8 avril 1983, non encore en vigueur). Voir documents officiels de la conférence des Nations Unies sur la succession
d’Etats en matière de biens, archives et dettes d’Etat, vol. II (numéro de vente : F.94.V.6).
11 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
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Comme je l’ai indiqué plus haut, la CDI a su répondre de manière convaincante à la première
de ces mutations. En ce qui concerne la seconde, cependant, comme l’a relevé mon collègue (et
ancien membre de la Commission) Giorgio Gaja12, il y a encore du travail à faire. Je vous donnerai
un seul exemple pour l’illustrer, si vous me le permettez.
Si certaines dispositions proposées par la Commission, telles que le paragraphe 2 de
l’article 33 de son projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, reconnaissent que le droit
international peut conférer des droits aux personnes physiques, dans ses articles sur la protection
diplomatique, la CDI reconnaît uniquement comme pratique recommandée le fait important que
toute personne lésée dans ses droits mérite réparation.
La Cour n’a pas fait beaucoup mieux. Dans son arrêt indemnisation en l’affaire Diallo, elle
s’est bornée à rappeler que «l’indemnité accordée à la Guinée, dans l’exercice par celle-ci de sa
protection diplomatique à l’égard de M. Diallo, est destinée à réparer le préjudice subi par
celui-ci»13. A mon avis, la CDI et la Cour auraient dû affirmer que toute atteinte aux droits de
l’individu lui ouvre droit à réparation. Pour reprendre les mots de Giorgio Gaja, une telle solution
permettrait d’établir de façon «générale» et «cohérente» la place de l’individu en droit
international.
L’avenir réserve cependant de plus grands défis à la CDI en particulier et au système
juridique international en général. A en juger par l’évolution récente de la situation, les règles et
principes cardinaux du droit international sont menacés. Comme l’a déclaré la Cour internationale
de Justice en l’affaire du Détroit de Corfou, certaines obligations internationales sont fondées sur
«des considérations élémentaires d’humanité, plus absolues encore en temps de paix qu’en temps
de guerre»14. Ces normes sont aujourd’hui remises en question par les tenants de l’unilatéralisme
qui veulent tourner le dos à l’ordre mondial fondé sur le multilatéralisme. Nous constatons
également que le caractère sacré des traités et du principe pacta sunt servanda est de plus en plus
remis en cause, les engagements conventionnels internationaux étant répudiés pratiquement avant
12 G. Gaja, «The Position of Individuals in International Law: An ILC Perspective», European Journal of
International Law, 2010, vol. 21, no 1, p. 11 et 12.
13 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 344.
14 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22.
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même que l’encre n’ait séché sur le papier sur lequel ils sont rédigés. Partout dans le monde,
d’aucuns tentent de fragiliser ou d’écourter la vie des accords entre Etats et d’assimiler les
changements de régime ou l’alternance des partis politiques au pouvoir aux circonstances donnant
prise à la clause rebus sic stantibus.
La CDI doit concourir à lutter contre ces menaces. En particulier, elle doit promouvoir le
multilatéralisme et l’inclusion, et sensibiliser les gouvernements au fait que ces concepts sont
importants et nécessaires pour asseoir la légalité internationale. En somme, elle doit continuer de
montrer la voie à suivre pour faire mieux respecter les règles du droit international dans l’intérêt de
l’humanité tout entière.
Tout au long de ses soixante-dix années d’existence, la Commission a concouru de façon
décisive à voir le droit international répondre aux attentes et besoins de tous les membres de la
société qu’il sert. Elle est plus que jamais nécessaire aujourd’hui, devant diffuser l’idée que le
bien-être et le progrès de toutes les nations passent nécessairement par la coopération multilatérale
fondée sur la primauté du droit et que la paix et la concorde entre les nations postulent des valeurs
partagées ainsi que des normes et règles communes fondées sur ces valeurs. C’est là un défi
difficile à relever, mais je ne doute point que la Commission saura le relever.
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