Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, devant l'Académie royale de Belgique

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000-20181112-PRE-01-00-EN
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DISCOURS DE SON EXC. M. ABDULQAWI AHMED YUSUF,
PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE,
DEVANT L’ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE
La justice supranationale : forces, défis et le rôle
croissant de la Cour internationale de Justice
Bruxelles, le 12 novembre 2018
Excellences,
Chers invités,
Mesdames et Messieurs,
I. INTRODUCTION
1. C’est un grand plaisir pour moi que de m’exprimer aujourd’hui devant vous dans le cadre
de la conférence intitulée «Visions du monde. Reading the complexity of the World». Je tiens à
saisir cette occasion pour remercier l’Académie royale de Belgique de nous offrir une tribune où
discuter de ces questions ô combien importantes. Du thème général et complexe qui nous réunit ici,
j’ai été invité à examiner un aspect bien précis, à savoir les forces et défis de la justice
supranationale, ainsi que le rôle croissant de la Cour internationale de Justice (que j’appellerai la
CIJ ou simplement la Cour).
2. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi d’apporter une précision
importante aux fins de ma présentation de ce soir. A proprement parler, la CIJ n’est pas une cour
«supranationale» mais bien une cour de «justice internationale».
3. Il ne s’agit pas là d’une simple question de sémantique. A propos de «supranationalisme»,
je ne puis manquer de relever que nous sommes aujourd’hui réunis à Bruxelles, ville siège de la
plus grande institution supranationale au monde : l’Union européenne. Au coeur de l’intégration
européenne résident les idées d’un homme qui est souvent présenté comme l’un des «pères
fondateurs» de l’Union européenne, à savoir Jean Monnet, le premier président de la «Haute
Autorité» de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Ce fut en effet Jean Monnet qui,
dans le sillage de la seconde guerre mondiale, eut l’idée d’une communauté économique
européenne permettant d’ancrer durablement la paix entre les nations d’Europe. Au cours des
négociations de 1950, Jean Monnet expliqua que ses propositions jetaient les bases de la
construction d’une nouvelle Europe par l’instauration concrète d’un régime supranational en
faisant porter l’effort sur un secteur économique ciblé mais déterminant ; le premier principe
fondamental de ses propositions était –– je cite –– «la délégation de souveraineté dans un domaine
limité, mais décisif.»1
4. Cette «délégation de souveraineté» est cruciale pour saisir les différences entre droit
supranational et droit international. Le droit supranational transcende les souverainetés ; il suppose
la création de structures juridiques au-dessus de l’Etat, par le transfert de compétences à des entités
supranationales dotées de leur propre pouvoir de décision. Ces organes, au nombre desquels
figurent la Commission européenne ou le Conseil européen, agissent indépendamment de leurs
créateurs.
1 Jean Monnet, Mémoires (Fayard, 1976), p. 371.
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5. Le droit international, en revanche, est le droit qui s’applique entre les Etats souverains. Il
ne requiert pas de délégation de souveraineté, mais confirme directement cette dernière. La Cour
permanente de Justice internationale l’a clairement dit dans sa toute première affaire, celle du
Vapeur Wimbledon, lorsqu’elle a déclaré ce qui suit :
«La Cour se refuse à voir dans la conclusion d’un traité quelconque, par lequel
un Etat s’engage à faire ou à ne pas faire quelque chose, un abandon de sa
souveraineté. Sans doute, toute convention engendrant une obligation de ce genre
apporte une restriction à l’exercice des droits souverains de l’Etat… Mais la faculté de
contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la
souveraineté de 1’Etat.»2
6. De ce point de vue, la Cour se distingue clairement d’une juridiction supranationale. En
voici deux raisons :
 La première est qu’une juridiction supranationale est investie d’une compétence obligatoire et
exclusive qui lui permet de statuer sur des différends relevant de son instrument constitutif, que
les Etats membres y aient adhéré ou non. Par exemple, les Etats membres de l’Union
européenne sont juridiquement tenus de respecter la compétence exclusive de la Cour de justice
de l’Union européenne (ou «CJUE», anciennement dénommée la Cour de justice des
Communautés européennes, ou «CJCE»). Ainsi, dans l’affaire de l’Usine Mox, la CJCE a
conclu que l’Irlande n’avait pas respecté sa compétence exclusive en introduisant une instance
contre le Royaume-Uni devant un tribunal arbitral établi en application de l’annexe VII de la
convention des Nations Unies sur le droit de la mer3. La CJUE a appliqué le même principe en
2014 dans son avis 2/13 sur l’Adhésion de l’Union à la convention européenne des droits de
l’homme s’agissant de la compétence de la cour européenne des droits de l’homme4, ou plus
récemment dans l’affaire Achmea5 s’agissant de la compétence des tribunaux établis en vertu
de traités bilatéraux d’investissement conclus entre des Etats membres de l’Union.
La Cour internationale de Justice, au contraire, n’a pas compétence exclusive à l’égard des
différends nés entre des Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies. Selon l’article 33
de la Charte des Nations Unies, la saisine de la Cour n’est qu’un mode de règlement pacifique
parmi tant d’autres. L’article 38 du Statut de la Cour ne lui confère compétence que dans la
mesure où les parties souhaitent lui soumettre leur différend. Comme sa devancière (la Cour
permanente de Justice internationale) l’a expliqué en 1928 dans l’affaire Mavrommatis, «sa
juridiction…se fonde toujours sur le consentement du défendeur et ne saurait subsister en
dehors des limites dans lesquelles ce consentement a été donné»6. La CIJ a elle-même précisé
dès 1954, dans l’affaire de l’Or monétaire, qu’il était «un principe de droit international bien
établi» qu’elle ne pouvait exercer sa compétence à l’égard d’un Etat qu’avec le consentement
de celui-ci7.
 La seconde différence fondamentale est que les juridictions supranationales peuvent être saisies
non seulement par des Etats, mais aussi par d’autres acteurs. Dans l’affaire van Gend & Loos,
la CJCE a expliqué que le droit européen produisait un «effet direct» en créant des droits
2 Vapeur Wimbledon, arrêts, 1923, C.P.J.I. série A n° 1, p. 25.
3 Affaire C-459/03, Commission des Communautés européennes c. Irlande, arrêt de la Cour du 30 mai 2006.
4 Avis 2/13, Adhésion de l’Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (18 décembre 2014), par. 204 et suiv.
5 Affaire C-284/16, Slowakische Republik c. Achmea BV (6 mars 2018), par. 37-60.
6 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A n° 2, p. 16.
7 Or monétaire pris à Rome en 1943 (question préliminaire) (Italie c. France, Royaume-Uni et Etats-Unis
d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32.
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individuels que les juridictions nationales et supranationales devaient protéger8. Le traité de
Lisbonne autorise les personnes physiques ou morales à ester devant la CJUE pour contester
certaines mesures dont elles subissent directement les effets. A l’inverse, des acteurs non
étatiques tels que des organisations internationales ou des personnes physiques ou morales
n’ont pas le locus standi requis pour ester devant la CIJ. Selon l’article 34 de son Statut, la
Cour n’a en effet compétence qu’à l’égard des différends entre Etats.
7. En résumé, la Cour s’occupe principalement de justice internationale, et non de justice
supranationale. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ses travaux n’intéressent nullement la
justice supranationale, loin s’en faut. Les juridictions supranationales se référent souvent à ses
décisions pour interpréter et appliquer les traités qu’elles ont à examiner ainsi que le droit
international de manière générale. Par exemple, dans son arrêt de 2016 en l’affaire du Front
Polisario, la CJUE s’est largement fondée sur l’avis consultatif de la CIJ concernant le Sahara
occidental afin d’apprécier la licéité d’un accord conclu entre l’Union européenne et le Maroc en
matière de pêche9. Dans l’affaire Kadi, la CJCE s’était également fondée sur l’interprétation faite
par la CIJ de l’article 103 de la Charte des Nations Unies pour examiner, à l’aune des normes
européennes relatives aux droits de l’homme, certaines sanctions qui avaient été prises contre des
personnes associées à des groupes terroristes10. La CJUE et sa devancière, ainsi que plusieurs de
leurs avocats généraux, se sont référés à la jurisprudence de la CIJ dans nombre d’autres affaires
encore, telles que celle de l’Air Transport Association of America11 (concernant l’état actuel du droit
international maritime et aérien coutumier), l’affaire Weber (sur les droits d’un Etat côtier dans la zone
du plateau continental)12 et l’affaire Anastasiou (sur la non-reconnaissance de l’entité située dans la
partie septentrionale de l’île de Chypre)13. Cet enrichissement mutuel des jurisprudences témoigne du
rôle croissant de la jurisprudence de la CIJ dans le cadre du règlement des différends supranationaux.
8. C’est avec ces considérations à l’esprit que je vais poursuivre ma présentation de ce soir, en
me concentrant sur deux grands axes. Premièrement, j’exposerai les grands points forts contribuant à
l’accroissement du rôle de la Cour. Ensuite, j’examinerai les grands défis auxquelles la Cour se heurte à
l’heure actuelle.
II. LES GRANDS POINTS FORTS CONTRIBUANT À L’ACCROISSEMENT
DU RÔLE DE LA COUR
9. J’en viens ainsi au premier volet de ma présentation. Ces vingt dernières années ont été
marquées par une augmentation considérable du nombre d’affaires portées devant la Cour. La
popularité croissante de la Cour, qui est plus que jamais d’actualité, a mis en lumière trois points
forts essentiels de cette institution.
8 Affaire 26-62, Van Gend & Loos, arrêt du 5 février 1963.
9 Affaire C-104/16 P, Conseil de l’Union européenne/Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et
du rio de oro (Front Polisario), Commission européenne, arrêt du 21 septembre 2016.
10 Affaire T-306/01, Ahmed Ali Yusuf et Al Barakaat International Foundation contre Conseil de l'Union
européenne et Commission des Communautés européennes, arrêt du 21 septembre 2005.
11 Affaire C-366/10, The Air Transport Association of America, American Airlines, Inc., Continental Airlines,
Inc., United Airlines, Inc./The Secretary of State for Energy and Climate Change, arrêt du 21 décembre 2011, par. 104.
12 Affaire C-37/00, Herbert Weber c. Universal Ogden Services Ltd, arrêt du 27 février 2002, par. 34.
13 Affaire C-432/92, The Queen c. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte S. P. Anastasiou
(Pissouri) Ltd et autres, arrêt du 5 juillet 1994, par. 35 et 49.
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1. La mutation de la CIJ en Cour «mondiale»
10. Le premier de ces points forts est que la Cour, qui s’occupait principalement d’affaires
européennes ou américaines dans les années 1940-1950, s’est progressivement muée en véritable
«Cour mondiale» à laquelle est aujourd’hui confié le règlement de différends qui trouvent leur
origine aux quatre coins du monde. En 1923 et tout au long de son existence, la Cour permanente,
devancière de la Cour actuelle, examina essentiellement des différends intéressant des Etats
d’Europe ou d’Amérique du Nord. Même les affaires concernant d’autres contrées lui étaient
soumises par les puissances coloniales administrant ces territoires, comme ce fut le cas des affaires
des Phosphates du Maroc ou des Décrets de nationalité promulgués en Tunisie et au Maroc,
auxquelles la France et la Grande-Bretagne étaient respectivement parties. Durant ses premières
années d’activité, la CIJ continua de connaître de tels différends largement «eurocentriques». Ainsi,
entre 1945 et 1960, elle s’occupa de plusieurs procédures contentieuses ou consultatives touchant le
continent africain. Cependant, et cela n’est pas une surprise, rares furent les Etats africains à ester
devant elle (il n’y en eut parfois aucun). A l’époque, en effet, les territoires non autonomes
n’étaient pas des sujets de droit international et ne pouvaient donc se présenter devant la Cour en
qualité de «partie». C’étaient les puissances coloniales qui venaient ester devant elle pour défendre
leurs intérêts respectifs sur ces territoires.
11. La montée en puissance du processus de décolonisation a amorcé le déclin de ce
phénomène. Comme la Cour l’a expliqué dans son avis consultatif sur le Kosovo, «[a]u cours de la
seconde moitié du XXe siècle, le droit international, en matière d’autodétermination, a évolué pour
donner naissance à un droit à l’indépendance au bénéfice des peuples des territoires non
autonomes», entraînant la création d’un «très grand nombre de nouveaux Etats»14.
12. A la faveur de l’élargissement de la famille des Nations Unies, la Cour a peu à peu
acquis un caractère véritablement universel. Cette mutation s’est opérée de deux façons. Tout
d’abord, des Etats des quatre coins du monde ont commencé à lui soumettre leurs différends. Entre
1960 et 1961, trois Etats africains ont ainsi fait appel à elle. L’Ethiopie et le Libéria la saisirent en
1960 contre l’Afrique du Sud au sujet du Sud-Ouest africain, puis la République du Cameroun la
saisit en 1961 contre le Royaume-Uni à propos du Cameroun septentrional. L’enthousiasme initial
des Etats africains vis-à-vis de la Cour fut toutefois refroidi par la décision controversée que celleci
rendit en 1966 dans les affaires du Sud-Ouest africain. Après quelque quinze années d’absence,
les Etats d’Afrique revinrent devant la Cour dans les années 1980. Depuis cette époque, des Etats
africains ont été parties à vingt-cinq affaires contentieuses, outre les diverses demandes
consultatives portées devant la Cour à leur initiative.
13. En ce XXIe siècle, la Cour voit affluer devant elle des Etats d’Amérique latine, comme le
Costa Rica, le Nicaragua, le Honduras, le Pérou, le Chili et la Colombie, qui s’adressent à elle sur
la base du pacte de Bogotá. Depuis le début des années 2000, des Etats latino-américains ont paru
devant elle dans pas moins de vingt procédures contentieuses ou consultatives. De même, les Etats
de la région Asie-Pacifique ou du Moyen-Orient ont été de plus en plus nombreux à solliciter la
Cour ces vingt dernières années.
14. Une seconde conséquence de l’élargissement de la famille des Nations Unies a été la
diversification de la composition de la Cour. Selon l’article 9 du Statut, l’Assemblée générale et le
Conseil de sécurité doivent veiller à «assure[r] dans l’ensemble la représentation des grandes
formes de civilisation et des principaux systèmes juridiques du monde». Ce nonobstant, les
14 Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis
consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 436, par. 79.
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premières années de son existence, de 1946 à 1964, la Cour ne comptait sur son siège qu’un seul
juge d’Afrique, à savoir le juge Badawi, d’Egypte15, contre pas moins de dix juges de la nationalité
soit de membres permanents du Conseil de sécurité, soit d’Etats européens ou nord-américains16.
Alors qu’un nombre croissant d’Etats voyait le jour, des Etats d’Afrique et d’Asie venant d’accéder
à l’indépendance s’indignèrent de ce déséquilibre régional et réclamèrent une meilleure
représentation ; réclamation qui atteignit son point d’orgue après le prononcé de l’arrêt controversé
dans les affaires du Sud-Ouest africain, en 196617.
2. La diversification de l’objet des différends
15. Le deuxième point fort que je souhaite mettre en avant concerne la diversification
progressive de l’objet des travaux judiciaires de la Cour. La CIJ est la seule juridiction
internationale qui soit investie d’une compétence ratione materiae de portée générale. Par le passé,
elle était habituellement saisie de différends concernant des territoires ou des frontières, des
questions maritimes, les relations diplomatiques et consulaires ou encore les immunités
souveraines.
16. La situation est aujourd’hui sensiblement différente. Le fait que le droit international
étende désormais son empire bien au-delà des questions de délimitation frontalière, ou concernant
le traitement d’agents diplomatiques, y est également pour beaucoup. Le droit international a
transcendé les frontières pour réglementer des questions relevant traditionnellement de l’ordre
interne des Etats ou touchant des affaires transnationales. Par suite de cette évolution, la Cour a été
priée de régler des différends concernant les droits humains (dans les affaires Diallo, Qatar
c. Emirats arabes unis ou Ukraine c. Fédération de Russie), le traitement de ressortissants et
d’investissements étrangers (dans les affaires de la Barcelona Traction ou ELSI), des questions de
sécurité nationale et des actes allégués de terrorisme (dans les affaires relatives à Certains actifs
iraniens ou au Conseil de l’OACI), ou encore des questions en matière de recherche scientifique et
d’environnement (dans les affaires relatives à des Usines de pâte à papier, à la Chasse à la baleine
ou à des Epandages aériens d’herbicides). Plus récemment, la Cour a examiné des demandes
d’indemnisation pour dommages causés à l’environnement, dans des affaires qui mettaient en jeu
des questions de fait et de droit complexes (comme celle relative à Certaines activités menées par
le Nicaragua dans la région frontalière).
17. Ces différends extrêmement divers ont été portés devant la Cour grâce à des clauses
compromissoires qui avaient prévu sa compétence avant la naissance de tout différend. D’une part,
des Etats ont conclu des traités spécialisés pour régler des questions concernant le règlement des
différends, comme la convention européenne de 1957 pour le règlement pacifique des différends18
ou le pacte de Bogotá19, lesquels confèrent compétence à la Cour à l’égard de certaines affaires.
D’autre part, des Etats ont inséré des clauses compromissoires dans de grands traités bilatéraux ou
multilatéraux réglementant un certain nombre de domaines, tels que ceux protégeant les droits
humains, de l’aviation civile ou des relations diplomatiques et consulaires. De fait, les chiffres
parlent d’eux-mêmes : des 148 requêtes contentieuses qui ont été portées devant la Cour depuis sa
création, 82 (soit plus de la moitié) visaient à fonder sa compétence sur des clauses
15 Manfred Lachs, Some Reflections on the Nationality of Judges of the International Court of Justice, PACE
Y.B. INT'L L, Vol. 4:49, p. 54.
16 Fassbender, Article 9, A. Zimmermann et al., The Statute of the ICJ : A Commentary, p. 305.
17 Fassbender, Article 9, A. Zimmermann et al., The Statute of the ICJ : A Commentary, p. 304.
18 Nations Unies, Recueil des traités, vol. 329, p. 243.
19 Nations Unies, Recueil des traités, vol. 30, p. 55.
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compromissoires contenues dans des traités bilatéraux ou multilatéraux20. Ainsi, la Cour s’est taillé
un rôle de premier plan dans le règlement de différends touchant des questions délicates de l’ordre
interne des Etats.
3. Respect des décisions de la Cour
18. Le troisième point fort que je tiens à souligner concerne le bilan remarquable qui est
celui de la Cour, du point de vue de la mise en oeuvre de ses décisions. La suite qui leur est donnée
est satisfaisante, d’autant qu’elles sont quasiment toutes exécutées, même si cela peut parfois
prendre du temps. Pour ne donner qu’un exemple récent, la Cour a jugé le 2 février 2018 que le
Nicaragua devait indemniser le Costa Rica pour les dommages environnementaux qu’il avait
causés dans la zone de leur frontière commune à la suite de certaines activités militaires. Seulement
quelques mois après le prononcé de l’arrêt, le Nicaragua a informé le Greffe que, le 8 mars 2018, il
avait transféré au Costa Rica le montant total de l’indemnité due21. De la même façon, dans
l’affaire Diallo, la Cour a conclu que, en prenant à l’encontre de M. Diallo, un ressortissant
guinéen, des mesures illicites d’arrestation, de détention et d’expulsion, la RDC avait violé les
droits que l’intéressé tenait du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la Charte
africaine et de la convention de Vienne sur les relations consulaires ; elle a alors ordonné le
versement d’une indemnité de 95 000 dollars des Etats-Unis22. Quelques mois plus tard, la RDC a
fait savoir à la Cour qu’elle avait payé l’indemnité due.
19. Il est arrivé que des Etats passent par des organisations régionales ou des institutions
internationales spécialisées pour assurer la mise en oeuvre de décisions de la Cour. C’est ainsi que
l’Organisation des Etats américains a joué un rôle crucial dans l’exécution des décisions rendues
par la Cour dans les affaires Haya de la Torre et Nicaragua c. Honduras23.
20. Il est également arrivé que, en raison du caractère sensible d’une question, des organes
de l’Organisation des Nations Unies facilitent la mise en oeuvre d’une décision de la Cour. Un bon
exemple est celui de l’affaire Cameroun c. Nigéria, dans laquelle la Cour a adjugé au Cameroun la
souveraineté sur la presqu’île de Bakassi. En dépit des controverses initialement suscitées par la
question de la mise en oeuvre de cet arrêt, le Nigéria et le Cameroun ont signé en 2006 l’accord de
Greentree –– grâce aux bons offices de Kofi Annan, qui était alors secrétaire général de
l’Organisation des Nations Unies. Le Nigéria a effectivement reconnu la souveraineté
camerounaise sur la presqu’île de Bakassi et les deux Etats sont convenus d’un mécanisme aux fins
de l’exécution de l’arrêt. A l’issue d’une période de transition, l’arrêt a été pleinement mis en
oeuvre en 2013, grâce à la précieuse contribution de l’Organisation des Nations Unies.
21. Un élément peut-être plus important encore est que les décisions judiciaires de la Cour
ont considérablement influencé le comportement des Etats même au-delà des murs de la grande
20 Voir C.I.J. Annuaire 2015-2016 (n° 70), annexe 7, p. 117-131 (faisant état de 74 requêtes présentées sur la base
d’une clause compromissoire figurant dans un traité bilatéral ou multilatéral). Outre ces requêtes, au 8 novembre 2018,
8 nouvelles requêtes avaient été présentées à la Cour sur le fondement d’une clause compromissoire.
21 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua),
communiqué de presse n° 2018/15, disponible à cette adresse : https://www.icj-cij.org/files/case-related/150/150-
20180323-PRE-01-00-FR.pdf.
22 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, arrêt,
C.I.J. Recueil 2012, p. 324 ; Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond,
arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 692, par. 165, point 2.
23 Amuda-Kannike Abiodun et al., An Examination of the Enforcement of ICJ Decisions Through Regional
Organizations and Specialized Agencies, Journal of Law, Policy and Globalization, vol. 59, 2017, p. 27, disponible en
anglais à cette adresse : https://www.iiste.org/Journals/index.php/JLPG/article/view/36151.
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salle de justice. Bien qu’elles ne lient que les parties en litige, les décisions de la Cour contribuent à
façonner les relations internationales des Etats. Elles viennent également éclaircir et expliquer l’état
du droit et rendent les affaires internationales plus prévisibles.
III. LES GRANDS DÉFIS LIÉS AU RÔLE CROISSANTDE LA COUR
22. Si vous le voulez bien, j’entame à présent le dernier volet de ma présentation, qui porte
sur les difficultés rencontrées par la Cour. En ce début de millénaire, la Cour se trouve saisie d’un
nombre d’affaires sans précédent. L’alourdissement de son rôle a mis en lumière certaines
difficultés. Je vais en examiner deux, pendant les minutes qui me restent.
1. Des bases de compétence limitées
23. La première difficulté tient aux limitations pesant sur les bases de compétence qui
permettent à la Cour d’exercer sa mission de règlement des différends. Comme je l’ai dit
précédemment, la Cour ne peut, selon son Statut, exercer sa compétence à l’égard d’un Etat sans le
consentement de ce dernier. Cette limitation s’accorde mal avec son rôle d’«organe principal» de
l’Organisation des Nations Unies. La Cour dispose donc souvent d’une base juridictionnelle très
limitée pour statuer sur des différends bien plus larges et controversés. Cela peut également
entraîner une fragmentation du règlement, lorsque la Cour ne dispose pas d’une base de
compétence suffisante pour trancher un différend dans son intégralité. La Cour risque ainsi de
passer pour faible ou impuissante aux yeux du public, qui pourrait en venir à douter de sa capacité
de régler des différends internationaux.
24. Pour remédier à cette situation, il est absolument primordial que les Etats consentent
davantage à la juridiction contentieuse de la Cour. Pour ce faire, trois grandes possibilités s’offrent
à eux. La première consiste à faire une déclaration unilatérale, ainsi qu’il est prévu aux
paragraphes 2 et 5 de l’article 36 du Statut. A l’heure actuelle, 73 des Etats parties au Statut ont fait
une déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour. Cela étant, la majorité de ces
déclarations sont malheureusement grevées de réserves qui, par l’effet du principe de réciprocité,
viennent restreindre dans une certaine mesure la portée de la compétence de la Cour, selon les
modalités qu’elles énoncent.
25. Le deuxième mécanisme est celui de la clause compromissoire figurant dans un traité
international, comme je l’ai déjà dit. A ce jour, plus de 300 instruments bilatéraux ou multilatéraux
confèrent à la Cour une compétence ratione materiae pour régler différentes sortes de différends
entre Etats. Là encore, l’on constate une réticence croissante des Etats à accepter l’insertion de
clauses compromissoires désignant la Cour comme organe de règlement dans des traités bilatéraux
ou multilatéraux ou, lorsque pareilles clauses existent déjà, une tendance à formuler des réserves à
l’effet d’exclure la compétence de la Cour ou à dénoncer l’instrument concerné en raison de telles
clauses.
26. La troisième solution consiste à conclure un accord spécial ou compromis ; une méthode
moins connue et plus rarement utilisée est celle du forum prorogatum, qui s’est développée dans le
cadre de la pratique de la Cour et n’a jusqu’ici été utilisée que dans trois affaires : la première était
celle du Détroit de Corfou, qui fut la toute première affaire portée devant la Cour après que le
Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies eut recommandé de lui «soumettre
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immédiatement» le différend24. Les deux autres affaires opposaient la France à deux Etats
africains : ce sont les affaires Congo c. France et Djibouti c. France, dans lesquelles la France a
consenti à la compétence de la Cour25.
27. Les limitations pesant sur la compétence de la Cour posent problème eu égard à
l’importance des valeurs communes que certaines règles de droit international ont vocation à
protéger.
2. Des ressources limitées
28. La seconde difficulté que je souhaite mentionner est quelque peu plus prosaïque : il s’agit
des ressources limitées qui sont allouées à la Cour. Il ne serait pas exagéré de dire que la Cour est
victime de son succès. L’alourdissement exponentiel de sa charge de travail fait peser une pression
considérable sur ses ressources et l’appui administratif dont elle dispose, qui est déjà limité par ses
modestes moyens financiers.
29. Conformément au règlement financier et aux règles de gestion financière de
l’Organisation des Nations Unies, la Cour soumet à intervalles réguliers ses demandes budgétaires
à l’Assemblée générale. Toutefois, le budget approuvé n’augmente pas au même rythme que la
charge de travail de la Cour et ne la reflète pas.
30. D’une manière générale, il est regrettable que les ressources de la Cour demeurent si
modestes et limitées, surtout par rapport à celles d’autres juridictions internationales ou des plus
hautes instances nationales, alors que la Cour joue un si grand rôle dans le maintien de la paix et de
la sécurité internationales et dans le renforcement de la primauté du droit à l’échelle internationale.
31. Il est proposé depuis longtemps d’accroître les ressources de la Cour. La Cour elle-même
en a fait la demande à l’Assemblée générale des Nations Unies. Aussi longtemps que les Etats
continueront de lui confier le règlement de leurs différends, la Cour aura de plus en plus besoin
d’assistance administrative.
IV. CONCLUSION
32. Permettez-moi de conclure en disant quelques mots sur un phénomène naissant qui me
ramène à mes observations initiales concernant la distinction entre justice supranationale et justice
internationale, et qui peut être vu aussi bien comme un obstacle que comme une occasion à saisir.
Je songe ici au retour en force de l’unilatéralisme et à la mise en avant de la souveraineté nationale
que l’on observe de plus en plus dans certaines parties du monde. Il va sans dire que cette tendance
tranche nettement avec «la délégation de souveraineté» si chère à Jean Monnet. Toujours est-il que,
sur le plan de la justice internationale, la compétence de la Cour a toujours été et demeure fondée
sur le consentement. En saisissant la Cour, les Etats ne font donc que manifester et exprimer leur
souveraineté.
24 Cf. Nations Unies, résolution 22 (1947) du Conseil de sécurité en date du 9 avril 1947 ; Détroit de Corfou
(Royaume-Uni c. Albanie), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1948, p. 27.
25 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 2008, p. 203, par. 60 ; Certaines procédures pénales engagées en France (République du Congo
c. France), ordonnance du 16 novembre 2010, C.I.J. Recueil 2010, p. 635.
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33. En dépit de leurs différences notables, le droit international et le droit supranational
servent un objectif commun : le maintien de la paix et la prévention des conflits. Ils tendent à
instaurer une communauté d’intérêts unissant les Etats dans la conduite de leurs affaires
quotidiennes. Tout comme la Charte des Nations Unies visait à épargner aux générations futures le
fléau de la guerre26, la Communauté européenne du charbon et de l’acier fut instituée pour poser les
«assises d’une communauté plus large et plus profonde entre des peuples longtemps opposés par
des divisions sanglantes»27.
34. Mais à mesure que les liens entre les Etats se resserrent, conséquence inévitable de nos
technologies modernes de communication et de transport, des tensions peuvent naturellement se
faire jour dans l’exercice des souverainetés respectives. A la croisée des souverainetés, la Cour est,
de par sa fonction de règlement des différends, conçue pour résoudre ces frictions et tensions en
appliquant les principes et les règles du droit international. Cela étant, l’effet du retour en force de
la «souveraineté» est fonction de ce que l’on entend par cette notion ; s’agit-il d’une conception à
l’ancienne, vestige de l’Europe du XIXe siècle et des années suivantes, où les différentes
souverainetés s’entrechoquaient telles des boules de billard, ou d’une souveraineté telle que celle
qui est envisagée dans la Charte des Nations Unies, ouverte à une coopération entre Etats
indépendants ? C’est la réponse à cette question qui déterminera à l’avenir si la tendance actuelle
constitue pour la Cour un obstacle, ou plutôt un occasion à saisir.
35. Quoi qu’il en soit, la Cour internationale de Justice demeure prête à contribuer à la paix
et à la justice universelles ainsi qu’à renforcer la primauté du droit entre les nations, une mission
que nulle autre juridiction n’est mieux à même de remplir, pourvu qu’on lui en donne les moyens.
36. Je vous remercie pour votre aimable attention.
___________
26 Voir la Charte des Nations Unies de 1945, préambule, premier alinéa.
27 Voir le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, 18 avril 1951, préambule,
5e alinéa.

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Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, devant l'Académie royale de Belgique

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