Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, dans le cadre du «Dialogue avec des praticiens du droit» organisé par l'Organisation juridique consultative p

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000-20181023-PRE-02-00-EN
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Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale
de Justice, dans le cadre du «Dialogue avec des praticiens du droit» organisé par
l’Organisation juridique consultative pour les pays d’Asie et d’Afrique
(AALCO)
Monsieur le président/Madame la présidente,
Mesdames et Messieurs,
1. C’est un honneur pour moi de m’adresser à vous dans le cadre de ce «Dialogue avec des
praticiens du droit» organisé par l’AALCO, et notamment par son observateur permanent auprès de
l’Organisation des Nations Unies, M. Roy Lee. Ma première participation aux travaux de
l’AALCO remonte à 1974 : alors jeune représentant de la Somalie, j’avais assisté à Téhéran (Iran)
à une réunion essentiellement consacrée au droit de la mer. Je tiens à saisir cette occasion pour
remercier l’AALCO du rôle important qu’elle continue à jouer en offrant cet espace de discussion
de questions pratiques du droit international.
2. Je traiterai ce matin de la contribution apportée par la jurisprudence récente de la Cour
internationale de Justice au régime juridique applicable à l’indemnisation des dommages
environnementaux.
3. Au cours des dernières décennies, le droit international de l’environnement a connu une
évolution remarquable, à la faveur d’une prise de conscience croissante de l’importance de la
protection de l’environnement pour l’humanité. Dans son avis consultatif sur la Licéité de la
menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour a relevé ce qui suit :
«[L]’environnement n’est pas une abstraction, mais bien l’espace où vivent les
êtres humains et dont dépendent la qualité de leur vie et leur santé, y compris pour les
générations à venir.»
4. En conséquence, un ensemble d’obligations juridiques internationales a été développé au
moyen d’une panoplie de traités afin de protéger l’environnement. Cela étant, les voies de recours
en cas de manquement à ces obligations demeurent relativement inexplorées. L’arrêt que la Cour a
rendu cette année en l’affaire Costa Rica c. Nicaragua marque un tournant dans le domaine de
l’indemnisation des dommages environnementaux et des modalités de leur évaluation. C’était la
première fois que la Cour se prononçait sur une demande d’indemnisation à raison de dommages
causés à l’environnement.
5. Comme vous le savez peut-être, la Cour a eu à connaître de plusieurs différends
concernant le Costa Rica et le Nicaragua. Je traiterai aujourd’hui des affaires jointes relatives à
Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière et à la Construction d’une
route au Costa Rica le long du fleuve San Juan. Dans son arrêt sur le fond du 16 décembre 2015, la
Cour a dit que le Costa Rica avait souveraineté sur le territoire litigieux d’Isla Portillos et que, en
creusant trois caños, ou petits chenaux, le Nicaragua avait violé la souveraineté territoriale du
Costa Rica et avait l’obligation d’indemniser celui-ci à raison des dommages matériels causés par
ses activités illicites en territoire costa-ricien. S’agissant de l’indemnisation, la Cour a décidé que
les deux Parties devaient tenter de se mettre d’accord mais que, si elles n’y parvenaient pas dans les
douze mois suivant le prononcé de l’arrêt, elle procéderait elle-même au règlement de la question à
la demande de l’une ou de l’autre. Les Parties n’étant pas parvenues à s’entendre, la Cour a dû, à la
demande du Costa Rica, déterminer le montant de l’indemnité due à celui-ci à raison des
dommages matériels causés par le Nicaragua à une zone humide costa-ricienne protégée par la
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convention de Ramsar. Elle a donc dû commencer par définir les grands principes applicables en
matière d’indemnisation.
6. A cette fin, la Cour s’est référée au droit international général pour fonder les principes
régissant l’indemnisation des dommages environnementaux. Elle a ainsi rappelé que
l’indemnisation pouvait constituer une forme appropriée de réparation, en particulier dans les cas
où la restitution était matériellement impossible ou emportait une charge trop lourde pour l’Etat
débiteur.
7. Le premier principe énoncé par la Cour était le suivant (je cite) :
«[L]es dommages causés à l’environnement, ainsi que la dégradation ou la perte
consécutive de la capacité de celui-ci de fournir des biens et services, sont susceptibles
d’indemnisation en droit international.»
La Cour a ensuite déclaré que cette indemnisation pouvait comprendre à la fois : 1) une indemnité
pour la dégradation ou la perte de biens et services environnementaux subie pendant la période
précédant la reconstitution et 2) une indemnité pour la restauration de l’environnement
endommagé.
8. A propos du second type d’indemnité, la Cour a exposé que, la régénération pouvant
parfois ne pas suffire à rétablir l’environnement en son état antérieur au dommage, des mesures de
restauration active pouvaient être requises afin de rétablir, autant que possible, l’environnement en
son état d’origine.
9. En ce qui concerne le mode de calcul de l’indemnisation due à raison de dommages causés
à l’environnement, la Cour a tout d’abord relevé que le droit international ne prescrivait aucune
méthode particulière.
10. Quant au caractère indemnisable des dommages environnementaux, la Cour a souligné
qu’il était conforme aux principes régissant les conséquences de faits internationalement illicites, et
notamment au principe de la réparation intégrale, de conclure que les dommages environnementaux
ouvraient en eux-mêmes droit à indemnisation, en sus des dépenses engagées par l’Etat lésé en
conséquence de pareils dommages.
11. Cela signifie que, de l’avis de la Cour, l’existence même d’un droit à indemnisation pour
de tels dommages doit être appréciée au regard des principes existants du droit international
régissant les faits internationalement illicites, dont le principe de la réparation intégrale. Pour ce qui
est des méthodes d’évaluation des dommages environnementaux, en revanche, la Cour a clairement
préféré s’appuyer sur les faits propres à l’affaire, en l’occurrence Costa Rica c. Nicaragua.
12. Puis la Cour a rappelé que, pour accorder indemnisation, elle devait analyser si, et dans
quelle mesure, chacun des chefs de dommages dont le Costa Rica faisait état pouvait être considéré
comme établi et s’il était la conséquence du comportement illicite du Nicaragua. En d’autres
termes, elle devait établir pour chacun de ces chefs de dommages s’il existait un lien de causalité
suffisamment direct et certain entre le fait illicite et le préjudice subi par le Costa Rica. La Cour a
donc appliqué les règles fondamentales du droit de la responsabilité de l’Etat.
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13. Il n’a pas pour autant échappé à la Cour que l’indemnisation de dommages
environnementaux pouvait présenter certaines particularités. L’une de ces particularités est que,
dans les affaires touchant l’environnement, l’existence d’un lien de causalité entre le fait illicite et
le dommage peut souvent être incertaine en cas de causes concomitantes ou d’un manque
d’éléments de preuve scientifiques. Néanmoins, la Cour a rappelé que l’absence d’éléments de
preuve suffisants quant à l’étendue des dommages matériels n’excluait pas automatiquement
l’octroi d’une indemnisation. Comme elle l’avait déjà déclaré en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo
(relative aux droits de l’homme), lorsque la nature du préjudice est telle qu’évaluer les dommages
avec certitude est impossible, le montant de l’indemnité due peut être déterminé sur la base de
considérations d’équité ou de déductions justes et raisonnables.
14. Ensuite, la Cour a décidé de ne pas suivre les méthodes d’évaluation proposées par les
Parties, mais d’appréhender «l’écosystème dans son ensemble» en procédant à une «évaluation
globale de la dégradation ou perte de biens et services environnementaux avant reconstitution,
plutôt que d’attribuer une valeur à telle ou telle catégorie de biens et services environnementaux et
d’estimer la période de reconstitution applicable à chacune».
15. Aux fins de son évaluation globale, la Cour a pris en considération quatre catégories de
biens et services environnementaux : les arbres coupés par le Nicaragua lors du creusement des
caños, les autres matières premières enlevées lors du dégagement des chenaux, les services de
régulation des gaz et de la qualité de l’air perdus en conséquence et la biodiversité dégradée ou
perdue en raison de l’abattage d’arbres, du dégagement de la zone et de l’enlèvement d’autres
matières premières. Pour indemniser les dommages causés à l’environnement, la Cour a fixé un
premier montant qui lui a semblé «refl[éter] approximativement la valeur de la dégradation ou de la
perte de biens et services environnementaux subie» jusqu’à la reconstitution. Elle a en outre
accordé à la République du Costa Rica une deuxième somme pour ses frais de restauration de la
zone humide sous protection internationale.
16. Enfin, la Cour a opéré une distinction entre les dommages environnementaux eux-mêmes
et les dépenses engagées par l’Etat relativement à ces dommages. Elle a ainsi estimé que, en sus
des dommages environnementaux proprement dits, les frais et dépenses engagés par le Costa Rica
pouvaient lui être remboursés si celui-ci parvenait à établir l’existence d’un lien de causalité
suffisamment direct et certain entre le comportement internationalement illicite et ses différents
chefs de dépenses. Elle a classé les dépenses à examiner en plusieurs catégories, comme celle des
frais de remise en état et celle des frais de surveillance.
17. La Cour a confirmé que le Costa Rica avait droit à une indemnisation pour trois
catégories, à savoir, premièrement, pour les dépenses découlant de la présence et des activités
illicites nicaraguayennes sur le territoire litigieux ; deuxièmement, pour les dépenses liées à la
surveillance du territoire auquel les dommages avaient été causés, y compris le coût des survols,
des images satellite et d’un rapport d’évaluation technique des dommages ; et troisièmement, pour
les frais engagés afin d’empêcher qu’un préjudice irréparable soit causé à l’environnement en
conséquence des actes du Nicaragua. Toutes ces catégories de dépenses ayant été reconnues
comme nécessaires, le Costa Rica a eu droit à leur remboursement.
18. Cependant, la Cour a rejeté les prétentions du Costa Rica tendant à ce que le Nicaragua
rembourse la rémunération versée aux agents costa-riciens ayant participé à ces activités. Selon la
Cour, un Etat ne saurait se faire rembourser la rémunération d’agents publics qu’il aurait dû de
toute façon payer indépendamment de toute activité illicite menée sur son territoire par un autre
Etat.
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Conclusion
19. Avec cet arrêt, la Cour a défini un cadre robuste pour la réparation des dommages
environnementaux dans les différends entre Etats. Elle a donné une expression concrète au principe
de l’indemnisation des dommages environnementaux en tant que tels et a en outre établi une
méthode claire pour les évaluer, qui consiste à appréhender l’écosystème dans son ensemble en
procédant notamment à une évaluation globale de la dégradation ou perte de biens et services
environnementaux jusqu’à leur reconstitution totale.
20. La Cour a fait un premier pas en précisant certains des grands principes de
l’indemnisation des dommages causés à l’environnement ainsi que la méthode à utiliser pour les
évaluer. Surtout, elle a confirmé l’applicabilité des principes généraux du droit international
régissant les faits internationalement illicites. Elle a également estimé que les dommages
environnementaux ouvraient en eux-mêmes droit à indemnisation. Enfin, s’agissant de l’évaluation,
elle a clairement établi la nécessité d’adopter une méthode fondée sur les circonstances propres à
chaque affaire.
21. Il reste bien entendu fort à faire dans ce domaine. La Cour sera de plus en plus souvent
amenée à connaître d’affaires dans le cadre desquelles elle devra chiffrer différents dommages
environnementaux. Un certain nombre de questions devront encore être réglées, puisque le calcul
des indemnités et des frais était fondé ici sur les particularités de l’espèce. De même, la Cour
pourrait devoir examiner à l’avenir les remèdes à accorder lorsque le manquement d’un Etat à ses
obligations procédurales a des conséquences aussi graves qu’une violation d’obligations de fond.
L’évaluation des dommages environnementaux peut aussi soulever des questions concernant
l’utilisation par la Cour du pouvoir de désigner des experts que lui confère l’article 50 de son
Statut.
22. Toutefois, à en juger par son raisonnement en l’affaire Costa Rica c. Nicaragua, la Cour
semble prête à apporter un éclairage sur ces questions et à développer plus avant un régime et des
critères d’indemnisation appropriés aux dommages environnementaux faisant l’objet d’un différend
entre Etats. Si, comme elle l’a elle-même déclaré dans son avis sur les Armes nucléaires,
l’environnement n’est pas une abstraction, l’indemnisation des dommages causés à celui-ci ne
saurait assurément pas davantage être traitée comme telle.
23. Je vous remercie de votre attention.
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