Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, devant le Conseil de sécurité

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DISCOURS DE S. EXC. M. ABDULQAWI AHMED YUSUF, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE, DEVANT LE CONSEIL DE SÉCURITÉ
Le 9 novembre 2018
Le multilatéralisme et la Cour internationale de Justice
Monsieur le président,
Monsieur le Secrétaire général,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur le président,
1. Permettez-moi tout d’abord de vous féliciter, puisque c’est à vous qu’il échet d’assurer, au nom de la République populaire de Chine, la présidence du Conseil ce mois-ci. Je vous remercie également d’avoir pris cette initiative et de m’avoir invité à y prendre part.
2. D’aucuns diraient que c’est la technologie qui rend possible ma participation à ce débat à partir de La Haye. Peut-être, mais la technologie ne fait pas tout. Ce serait oublier le multilatéralisme. Car il faut des règles multilatérales pour que la technologie puisse traverser les frontières. La fibre optique achemine les données numériques grâce à des câbles sous-marins traversant différentes juridictions maritimes. Seules le permettent des règles multilatérales, telles celles énoncées dans la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Même pour programmer une réunion comme celle d’aujourd’hui, nous recourons sans y penser aux règles relatives aux fuseaux horaires qui ont été établies dès 1884 dans le cadre multilatéral de la conférence internationale de Washington pour l’adoption d’un premier méridien unique.
3. Régler les problèmes mondiaux par une toile d’accords bilatéraux a déjà été tenté par le passé. Cela n’a jamais fonctionné. Cette toile se détisse d’elle-même, et il n’en reste même pas la trame. Au mieux, cela débouche sur un ordre juridique fragmenté, composé d’obligations internationales contradictoires. La prédictibilité, la stabilité et la certitude propres à l’état de droit disparaissent. C’est pourquoi votre initiative arrive à point nommé aujourd’hui, alors que nous commémorons la fin, voici cent ans, de la première guerre mondiale et le début d’une ère nouvelle pour le multilatéralisme.
4. Le multilatéralisme est le fruit de l’expérience humaine et des civilisations. C’est la seule voie à suivre dans un monde où nous sommes tous devenus voisins. Pour la Cour, le multilatéralisme est non seulement la condition de son existence, mais aussi celle de son bon fonctionnement ainsi que de son efficacité.
5. Les accords bilatéraux peuvent certes créer des tribunaux arbitraux. Cependant, ils ne peuvent créer des institutions judiciaires composées de juges indépendants et impartiaux, représentant les principaux systèmes juridiques du monde et rendant des décisions fondées sur le droit. Sans le multilatéralisme, la Cour n’aurait pu advenir.
6. C’est dans les conventions multilatérales que se trouve une grande partie du droit applicable aux différends qui sont soumis à la Cour, et c’est en interprétant et en appliquant leurs dispositions par ses décisions qu’elle en élimine les incertitudes.
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7. Monsieur le président, plusieurs conventions multilatérales à caractère régional, telles que le pacte de Bogotá de 1948, conclu entre les pays d’Amérique latine, ou la convention européenne de 1957 pour le règlement pacifique des différends, donnent par ailleurs compétence à la Cour pour connaître de différends survenus dans ces régions du monde. D’autres conventions, telles que celles qualifiées d’instruments à caractère universel ou quasi universel en l’affaire de la Barcelona Traction, donnent, par leur clause compromissoire, autorité à la Cour pour protéger les valeurs que partage la communauté internationale. Tel est le cas de la convention sur le génocide de 1951 et d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme, ainsi que des conventions de Vienne sur les relations diplomatiques et consulaires de 1961 et 1963.
8. Et pour assurer son efficacité, c’est sur des institutions multilatérales telles que l’ONU que la Cour doit s’appuyer pour la mise en oeuvre de ses décisions. C’est ainsi que l’article 94 de la Charte des Nations Unies permet au Conseil de sécurité de concourir à la mise en oeuvre des décisions de la Cour. Le Secrétaire général peut également intervenir, comme il l’a fait de sa propre initiative par le passé en l’affaire Cameroun c. Nigéria.
Monsieur le président,
Excellences,
9. De par ses décisions, la Cour a contribué de manière notable au multilatéralisme. Permettez-moi d’évoquer très brièvement trois d’entre elles.
10. En premier lieu, la Cour a développé et clarifié le droit des traités qui permettent le multilatéralisme. C’est elle qui a établi le critère de l’objet et du but pour s’assurer de l’admissibilité et de la validité des réserves aux traités multilatéraux, rendant ainsi possible une large adhésion à ceux-ci sans que soit compromise l’intégrité normative de leurs dispositions fondamentales.
11. En deuxième lieu, dans son avis consultatif sur la Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, la Cour a clairement établi que les organisations internationales, telles que l’Organisation des Nations Unies, jouissaient d’une personnalité juridique internationale distincte de celle de leurs Etats membres. Cette décision est venue renforcer les piliers institutionnels des organisations multilatérales, dont l’Organisation des Nations Unies.
12. En troisième lieu enfin, la Cour a contribué à l’émergence des obligations erga omnes en droit international lorsqu’elle a établi dans l’affaire de la Barcelona Traction une distinction entre les obligations juridiques «envers la communauté internationale dans son ensemble» et celles qui naissent vis-à-vis d’Etats particuliers. Elle a ainsi permis à tous les Etats parties aux conventions multilatérales contenant de telles obligations de jouer un rôle de gardien de la conformité à ces règles.
Monsieur le président,
13. Pour conclure, permettez-moi une nouvelle référence à l’avis consultatif sur la Réparation que je viens de mentionner et dans lequel la Cour a relevé que «[l]e développement du droit international, au cours de son histoire, a été influencé par les exigences de la vie internationale, et [que] l’accroissement progressif des activités collectives des Etats a déjà fait surgir des exemples d’action exercée sur le plan international».
14. Monsieur le président, les «exigences de la vie internationale» et «l’accroissement ... des activités collectives des Etats» évoqués par la Cour révèlent l’inefficacité des actions unilatérales
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ou bilatérales pour régler les problèmes auxquels notre monde sans cesse plus interconnecté est confronté. Elles dictent également la nécessité de recourir à la coopération multilatérale dans un ensemble divers et complexe de domaines présentant un intérêt commun pour l’humanité. C’est cette préoccupation commune  affirmée dans nombre de conventions multilatérales  et les valeurs partagées qui nous sont chères qui rendent impérieux le renforcement et la consolidation du multilatéralisme, ainsi que des règles et des institutions qui le sous-tendent.
15. Je vous remercie.
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