Discours de S. Exc. M. Ronny Abraham, président de la Cour internationale de Justice, à l'occasion de la soixante-dixième session de l'Assemblée générale des Nations Unies

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000-20151105-PRE-01-00-BI
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DISCOURS DE S. EXC. M. RONNY ABRAHAM, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE, À L’OCCASION DE LA SOIXANTE-DIXIÈME SESSION DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES
Le 5 novembre 2015
Monsieur le président, Excellences, Mesdames et Messieurs les délégués,
Je tiens tout d’abord à saisir cette occasion pour féliciter S. Exc. M. Mogens Lykketoft de son élection à la présidence de la soixante-dixième session de l’Assemblée générale des Nations Unies ; je lui adresse tous mes voeux de succès dans l’exercice de cette éminente fonction.
Je voudrais également exprimer ma vive reconnaissance à cette auguste Assemblée qui, pérennisant une tradition bien établie, donne au président de la Cour internationale de Justice l’occasion de présenter l’activité judiciaire menée par la Cour durant l’année écoulée. Je suis particulièrement honoré de m’adresser à vous pour la première fois en cette qualité, usant ainsi d’un privilège qui témoigne de l’intérêt que votre Assemblée manifeste pour la Cour et du soutien qu’elle lui apporte.
Au cours de l’année judiciaire 2014-2015, la Cour a continué d’oeuvrer, au mieux de ses possibilités, au règlement pacifique des différends que la communauté des Etats a bien voulu lui soumettre. Comme l’illustre le rapport que j’ai l’honneur de présenter aujourd’hui, la Cour a consacré tous ses efforts à répondre aux attentes des justiciables internationaux dans les meilleurs délais.
Pendant la période couverte par le rapport, c’est-à-dire entre le 1er août 2014 et le 31 juillet 2015, jusqu’à 14 affaires contentieuses ont été pendantes devant la Cour, qui a successivement tenu des audiences dans trois d’entre elles. Elle a tout d’abord entendu, aux mois d’avril et de mai 2015, les plaidoiries des Parties sur le fond dans deux instances qui avaient été préalablement jointes, à savoir l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et celle relative à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica). La Cour a ensuite tenu des audiences sur des exceptions préliminaires en mai 2015 en l’affaire relative à l’Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili). Je noterai par ailleurs que, depuis le 1er août dernier, la Cour a encore tenu des audiences, sur des exceptions préliminaires, dans deux affaires, à savoir en l’affaire relative aux Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), en septembre-octobre, et en l’affaire relative à la Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), en octobre.
A ce jour, toutes les affaires dans lesquelles la Cour a ainsi tenu des audiences sont en délibéré, à l’exception de celle qui oppose la Bolivie au Chili, dans laquelle la Cour a déjà rendu, le 24 septembre dernier, un arrêt concluant à sa compétence, et pour laquelle la procédure sur le fond a donc repris son cours.
Pendant la période considérée, la Cour a en outre rendu son arrêt au fond en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie).
Je me propose, comme à l’accoutumée, de vous présenter succinctement cet arrêt. Je dirai ensuite quelques mots de l’arrêt rendu il y a quelques semaines sur l’exception préliminaire
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soulevée par le Chili en l’affaire relative à l’Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili).
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L’arrêt sur le fond rendu le 3 février 2015 a mis un terme à l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie). Cette affaire avait été introduite le 2 juillet 1999 par le dépôt, par le Gouvernement de la République de Croatie, d’une requête contre la République fédérale de Yougoslavie  que je dénommerai la «RFY»  au sujet d’un différend concernant des violations alléguées de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Convention approuvée par l’Assemblée générale de l’Organisation le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951. La requête invoquait comme base de compétence de la Cour l’article IX de ladite Convention. Le 11 septembre 2002, la défenderesse avait soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la demande de la Croatie, qui avaient donné lieu à un premier arrêt le 18 novembre 2008.
Dans son arrêt du 3 février 2015, la Cour a commencé par rappeler que la dénomination de la Partie défenderesse avait évolué au cours de la procédure : la RFY lui avait en effet fait savoir en février 2003 qu’elle était désormais appelée «Serbie-et-Monténégro» puis, à la suite de la déclaration d’indépendance de la République du Monténégro intervenue le 3 juin 2006, seule la «République de Serbie»  que je dénommerai la «Serbie»  était demeurée défenderesse en l’affaire. La Cour avait déjà indiqué ces changements dans son arrêt de 2008 sur les exceptions préliminaires, arrêt dans lequel elle avait rejeté les première et troisième exceptions préliminaires soulevées par la Serbie mais avait, en revanche, considéré que la deuxième exception n’avait pas, dans les circonstances de l’espèce, un caractère exclusivement préliminaire, ce qui imposait de l’examiner lors de la phase du fond. Aux termes de cette deuxième exception, la Serbie demandait à la Cour de conclure que les demandes de la Croatie fondées sur les actes ou omissions antérieurs au 27 avril 1992, c’est-à-dire la date à laquelle la RFY avait commencé à exister en tant qu’Etat distinct, ne relevaient pas de sa compétence et étaient en outre irrecevables. Sous réserve de cette conclusion, la Cour avait jugé, en 2008, qu’elle avait compétence pour connaître de la requête de la Croatie. Il lui fallait donc, dans son arrêt de 2015, se prononcer sur cette dernière exception avant de passer à l’examen au fond des demandes de la Croatie.
Je rappellerai en outre que, quelques mois après l’arrêt de 2008, la Serbie avait déposé une demande reconventionnelle, par laquelle elle reprochait à la Croatie d’avoir commis des actes de génocide à l’encontre des Serbes de Croatie au cours de l’année 1995. La Cour était également appelée à examiner cette demande.
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Avant de trancher le différend, la Cour a présenté, dans un premier temps, le contexte historique et factuel dans lequel s’inscrivait l’affaire ; elle a ainsi rappelé, tout d’abord, que les deux Parties au différend étaient des Etats souverains issus de la dissolution de la République fédérative socialiste de Yougoslavie  que je dénommerai la «RFSY»  et elle a retracé les principales étapes de leur constitution en tant que tels. Evoquant ensuite les événements majeurs survenus en Croatie entre 1990 et 1995, la Cour a noté en particulier que, peu après la déclaration d’indépendance de la Croatie le 25 juin 1991, un conflit armé avait éclaté entre, d’une part, les forces armées croates et, d’autre part, des «forces serbes» opposées à cette indépendance et  au moins à partir du mois de septembre 1991  l’armée populaire yougoslave («JNA»). J’insiste au passage sur le fait que j’ai employé à l’instant les termes «forces serbes», comme la Cour l’a fait
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dans son arrêt, pour désigner collectivement une partie de la minorité serbe de Croatie et différents groupes paramilitaires, sans préjudice toutefois de la question de l’attribution de leur comportement.
La Cour a relevé qu'à la fin de l’année 1991, les forces serbes et la JNA contrôlaient environ un tiers du territoire de la Croatie dans les limites qui étaient les siennes au sein de la RFSY, situation qui devait perdurer jusqu’en 1995. La Croatie alléguait que c’était au cours de ce conflit qu’un génocide avait été commis. La Cour a également relaté que, au printemps et à l’été 1995, la Croatie avait réussi à reprendre, à la suite d’une série d’opérations militaires, la plus grande partie du territoire qui échappait à son contrôle : la Serbie alléguait quant à elle dans sa demande reconventionnelle qu’un génocide avait été commis au cours de l’opération «Tempête» menée au mois d’août 1995.
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Après cette présentation du contexte de l’affaire, la Cour s’est penchée sur les questions de sa compétence et de la recevabilité des demandes respectives des Parties.
En examinant d’abord les questions de la compétence et de la recevabilité telles qu’elles se posaient à propos de la demande de la Croatie, elle a rappelé qu’elle avait conclu, dans son arrêt de 2008, qu’elle avait compétence pour connaître de la demande de la Croatie en ce qui concernait les actes commis à compter du 27 avril 1992 (date à laquelle la RFY avait commencé à exister en tant qu’Etat distinct et était devenue partie, par voie de succession, à la convention sur le génocide), mais qu’elle avait alors réservé sa décision sur sa compétence s’agissant de violations de la Convention qui auraient été commises avant cette date.
Après avoir analysé les arguments des Parties sur la question, la Cour a conclu qu’elle avait compétence pour connaître de l’ensemble de la demande de la Croatie, y compris en ce qui concerne les faits antérieurs au 27 avril 1992. Pour aboutir à cette conclusion, elle a considéré tout d’abord que la RFY ne pouvait être liée par la Convention avant le 27 avril 1992, contrairement à ce que la Croatie soutenait à titre principal ; elle a toutefois pris note d’un argument avancé à titre subsidiaire par la demanderesse, selon lequel la RFY (et, par la suite, la Serbie) pourrait avoir succédé à la responsabilité de la RFSY pour des violations de la Convention antérieures à cette date. La Cour a indiqué qu’il lui incomberait à ce titre, afin de déterminer si la Serbie était responsable de violations de la Convention, de décider, premièrement, si les actes allégués par la Croatie avaient été commis et, le cas échéant, s’ils contrevenaient à la Convention ; puis, dans l’affirmative, si ces actes étaient attribuables à la RFSY au moment où ils avaient été commis et avaient engagé la responsabilité de cette dernière ; et enfin, à supposer que la responsabilité de la RFSY ait été engagée, si la RFY avait succédé à cette responsabilité.
Constatant que les Parties étaient en désaccord sur ces questions, la Cour a estimé qu’il existait entre elles un différend entrant dans le champ de l’article IX de la Convention, c’est-à-dire un «différend[] … relatif[] à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention, y compris … à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III». La Cour a conclu qu’elle avait compétence pour connaître de ce différend, tout en précisant qu’il n’était pas nécessaire, pour parvenir à cette conclusion, qu’elle tranche préalablement les trois questions susmentionnées, lesquelles relevaient du fond.
S’agissant de la question de la recevabilité de la demande de la Croatie, la Cour a noté que la Serbie soutenait, à titre principal, que ladite demande était irrecevable en ce que la RFY ne pourrait se voir imputer des faits qui auraient eu lieu avant sa constitution en tant qu’Etat le 27 avril 1992 ; elle a toutefois considéré que cet argument faisait intervenir des questions relatives à l’attribution, sur lesquelles elle n’avait pas à se prononcer avant d’avoir examiné au fond les actes allégués par la
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Croatie. La Cour a relevé par ailleurs que la Serbie avançait, à titre subsidiaire, que la demande de la Croatie était irrecevable dans la mesure où elle se rapportait à des faits antérieurs au 8 octobre 1991, date à laquelle la Croatie avait vu le jour en tant qu’Etat et était devenue partie à la Convention ; elle a fait cependant observer que la Croatie n’avait pas formulé de demandes distinctes pour les événements survenus avant et après le 8 octobre 1991 et avait au contraire présenté une demande unique faisant état d’une ligne de conduite se durcissant au cours de l’année 1991. Dans ce contexte, la Cour a estimé qu’il convenait, en tout état de cause, de tenir compte de ce qui s’était produit avant cette date pour trancher la question de savoir si les événements survenus par la suite avaient emporté violation de la convention sur le génocide ; elle a considéré qu’elle n’avait pas à statuer sur l’argument de la Serbie avant d’avoir examiné et apprécié l’ensemble des éléments de preuve présentés par la Croatie.
La Cour a ensuite procédé à l’examen de la question de la recevabilité de la demande reconventionnelle de la Serbie, à la lumière des critères énoncés à l’article 80 de son Règlement ; elle est parvenue à la conclusion que cette demande était recevable dans la mesure où, d’une part, elle relevait de la compétence de la Cour, car elle entrait dans le champ de la compétence prévue à l’article IX de la Convention et, d’autre part, elle était en connexité directe, en fait comme en droit, avec l’objet de la demande principale.
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La Cour a clarifié, dans un troisième temps, la question du droit applicable en l’espèce, à savoir la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Elle a rappelé que, aux termes de l’article II de la Convention, je cite, «le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe». La Cour a rappelé que le génocide ainsi défini comporte deux éléments constitutifs : un élément matériel (les actes qui ont été commis, ou l’actus reus) et un élément moral (l’intention de détruire le groupe comme tel, ou la mens rea).
S’agissant, tout d’abord, de l’élément moral du génocide, la Cour a précisé que c’est l’«intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel» qui est la composante propre du génocide et qui distingue celui-ci d’autres crimes graves. Elle a précisé qu’il s’agit d’une intention spécifique  on parle de dolus specialis , et que cette intention s’ajoute à celle propre à chacun des actes incriminés, pour constituer le génocide. La Cour a également expliqué que ce qui doit être visé est la destruction physique ou biologique du groupe protégé, ou d’une partie substantielle de ce groupe. La manifestation de cette intention est à rechercher, d’abord, dans les éléments de la politique de l’Etat, même si une telle intention s’exprime rarement de manière expresse, mais elle peut également être inférée d’une ligne de conduite, lorsque cette intention est la seule conclusion qui puisse raisonnablement être déduite des actes en cause.
Pour ce qui est, ensuite, de l’élément matériel du génocide, la Cour a pris le soin de rappeler le sens à donner aux actes prohibés aux litt. a) à e) de l’article II de la Convention, que je cite.
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Se situant toujours dans la phase précédant l’examen proprement dit du fond de l’affaire, la Cour a abordé, dans un quatrième et dernier temps, les questions de la charge la preuve, du critère d’établissement de la preuve et des modes de preuve applicables en l’espèce. Elle a rappelé en particulier qu’il appartient en principe à la partie qui avance un fait d’en établir l’existence. Elle a également insisté sur le fait que les allégations formulées contre un Etat qui comprennent des accusations d’une exceptionnelle gravité doivent être prouvées par des éléments ayant pleine force probante. Enfin, elle a énoncé certains principes pertinents aux fins de l’examen des éléments de preuve présentés par les Parties, qui comportaient en l’espèce notamment des documents émanant du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, des rapports émanant d’organes officiels et indépendants et des déclarations écrites de témoins.
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J’en viens maintenant à l’examen par la Cour du fond de l’affaire. Je parlerai d’abord du traitement par la Cour de la demande de la Croatie, qui vient en premier dans l’arrêt, puis j’aborderai celui de la demande reconventionnelle de la Serbie, traitée dans un second temps.
S’agissant donc de la demande de la Croatie tendant à ce que la Cour conclue à la responsabilité de la Serbie pour violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour s’est d’abord demandé si des actes constitutifs de l’élément matériel du génocide avaient été commis par la JNA ou par des forces serbes à l’encontre des membres du groupe national ou ethnique croate entre 1991 et 1995. Au terme d’une analyse minutieuse des éléments de preuve versés au dossier, elle a conclu que, dans les régions de Slavonie orientale, de Slavonie occidentale, de Banovina/Banija, de Kordun, de Lika et de Dalmatie, la JNA et des forces serbes avaient commis des actes constitutifs de l’élément matériel du génocide au titre des litt. a) et b) de l’article II de la Convention, à savoir, des meurtres de membres du groupe national ou ethnique croate et des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du même groupe. La Cour a en revanche indiqué ne pas être convaincue que des actes susceptibles de constituer l’élément matériel du génocide, au sens des litt. c) et d) de l’article II de la Convention aient été aussi établis en l’espèce, c’est-à-dire qu’elle a considéré que ni une soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, ni l’existence de mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe n’avait été établie.
L’élément matériel du génocide au sens des litt. a) et b) de l’article II ayant ainsi été établi, la Cour s’est posé la question de savoir si les actes en cause avaient été commis avec une intention génocidaire. Elle a précisé que, en l’absence de preuve directe d’une telle intention, elle allait examiner s’il avait été démontré qu’existait une ligne de conduite qui ne pouvait être raisonnablement comprise que comme traduisant l’intention, de la part des auteurs desdits actes, de détruire une partie substantielle du groupe des Croates de souche comme tel. Au terme d’une analyse approfondie des éléments de preuve en sa possession, la Cour a estimé que les crimes commis contre les Croates semblaient avoir eu pour objectif le déplacement forcé de la majorité de la population croate des régions concernées, mais non sa destruction physique ou biologique.
Faute de preuve de l’intention spécifique requise de détruire le groupe protégé en tout ou en partie, la Cour a conclu que la Croatie n’avait pas étayé ses allégations selon lesquelles un génocide ou d’autres violations de la Convention avaient été commis par la Serbie. Elle a en conséquence rejeté la demande de la Croatie dans sa totalité et n’a pas estimé nécessaire de se prononcer sur d’autres questions, telles que celle ayant trait à l’attribution des actes commis ou à la succession à la responsabilité.
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En ce qui concerne la demande reconventionnelle de la Serbie, la Cour a conclu, sur la base des éléments de preuve présentés que, pendant l’opération «Tempête» menée en août 1995 et à la suite de celle-ci, des forces de la République de Croatie avaient commis des actes entrant dans le champ des litt. a) et b) de l’article II de la Convention, à savoir, d’une part, des meurtres de membres du groupe national ou ethnique serbe en fuite ou étant demeurés dans les zones tombées sous le contrôle des forces de la Croatie, et d’autre part des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de Serbes.
Pour répondre à la question de l’existence de l’élément intentionnel du génocide, la Cour a analysé en particulier le procès-verbal de la réunion tenue sur l’île de Brioni sous la présidence du président de la Croatie de l’époque, en vue de la préparation de l’opération «Tempête» ; elle a également procédé à l’examen de l’ensemble des opérations militaires menées par la Croatie pendant la période allant de 1992 à 1995. Elle a conclu à l’absence de preuve d’une intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe national ou ethnique des Serbes de Croatie et a indiqué en particulier que, si des actes constitutifs de l’élément matériel du génocide avaient été commis, ceux-ci ne l’avaient pas été à une échelle telle qu’ils ne pourraient que raisonnablement démontrer l’existence d’une intention génocidaire.
La Cour a en conséquence considéré que ni le génocide ni d’autres violations de la convention sur le génocide n’avaient été établis ; elle a donc rejeté la demande reconventionnelle de la Serbie dans sa totalité.
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Telles sont les conclusions principales auxquelles la Cour est parvenue dans son arrêt du 3 février dernier.
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Comme je l’ai mentionné au début de mon discours, la Cour a rendu le 24 septembre 2015 un second arrêt, portant sur une exception préliminaire d’incompétence soulevée par la Partie défenderesse en l’affaire relative à l’Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili).
Je rappellerai que, le 24 avril 2013, le Gouvernement de l’Etat plurinational de Bolivie avait déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République du Chili au sujet d’un différend, je cite la requête, «concernant l’obligation du Chili de négocier de bonne foi et de manière effective avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique». La Bolivie entendait fonder la compétence de la Cour sur l’article XXXI du pacte de Bogotá qui prévoit, je le cite, que
«Conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice, les Hautes Parties Contractantes en ce qui concerne tout autre Etat américain déclarent reconnaître comme obligatoire de plein droit, et sans convention spéciale tant que le présent Traité restera en vigueur, la juridiction de la Cour sur tous les différends d’ordre juridique surgissant entre elles et ayant pour objet :
a) L’interprétation d’un traité ;
b) Toute question de droit international ;
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c) L’existence de tout fait qui, s’il était établi, constituerait la violation d’un engagement international ;
d) La nature ou l’étendue de la réparation qui découle de la rupture d’un engagement international.»
Le Chili, dans son exception préliminaire, affirmait qu’en application d’une autre disposition du même Pacte, à savoir l’article VI, la Cour n’avait pas compétence pour se prononcer sur le différend soumis par la Bolivie. Aux termes dudit article, je le cite, «[l]es procédures [énoncées dans le pacte] … ne pourront … s’appliquer ni aux questions déjà réglées au moyen d’une entente entre les parties, ou d’une décision arbitrale ou d’une décision d’un tribunal international, ni à celles régies par des accords ou traités en vigueur à la date de la signature du présent Pacte». Selon le Chili, ce n’était pas, comme indiqué dans la requête, les questions de l’existence d’une obligation pour le Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à la mer et du manquement à cette obligation qui constituaient l’objet réel du différend entre les Parties. Le défendeur considérait que les questions véritablement en litige dans l’affaire étaient celles de la souveraineté territoriale et de la nature de l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique, questions qui selon lui avaient été réglées au moyen d’une entente, énoncée dans le traité de paix conclu par les Parties en 1904. Selon lui, ces questions demeuraient régies par ce traité.
La Bolivie, en réponse à cette objection, affirmait que le différend avait pour seul objet l’existence d’une obligation incombant au Chili de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique et le manquement à ladite obligation. Selon elle, une telle obligation découlait d’«accords», d’une «pratique diplomatique» et de «déclarations attribuables [au] … [Chili]» s’étendant sur plus d’un siècle, et elle existait indépendamment du traité de paix de 1904. La Bolivie en concluait que l’article VI du Pacte de Bogota ne faisait pas obstacle à la compétence de la Cour en vertu de l’article XXXI du même Pacte, dès lors que les questions en litige en l’espèce ne constituaient pas des questions réglées ou régies par le traité de paix de 1904, au sens de l’article VI.
Dans son arrêt, la Cour a commencé par observer que, telle qu’elle se présentait, la requête portait sur un différend relatif à l’existence d’une obligation de négocier un accès souverain à la mer et au manquement à cette obligation. Elle a considéré ensuite que, même si l’on pouvait supposer que l’accès souverain à l’océan Pacifique constituait l’objectif ultime de la Bolivie, il convenait d’établir une distinction entre cet objectif et le différend, lié mais distinct, qui lui avait été présenté dans la requête, dont il ressort que la Bolivie ne demande pas à la Cour de dire et juger qu’elle a droit à un tel accès à la mer.
La Cour a en l’espèce considéré que, au vu de l’objet du différend tel qu’elle l’avait défini, les questions en litige entre les Parties n’étaient des questions ni «déjà réglées au moyen d’une entente entre [elles]», ni «régies par des accords ou traités en vigueur» à la date de la signature du pacte de Bogotá, soit le 30 avril 1948. Cette conclusion reposait sur le fait que les dispositions pertinentes du traité de paix de 1904, invoqué par le Chili à l’appui de son exception d’incompétence, ne traitent ni expressément ni implicitement de la question d’une obligation qui incomberait au Chili de négocier avec la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique. La Cour est donc parvenue à la conclusion que l’article VI ne faisait pas obstacle à la compétence que l’article XXXI du pacte de Bogotá lui conférait, et elle a en conséquence rejeté l’exception préliminaire d’incompétence soulevée par le Chili.
J’insiste sur le fait que la Cour n’a pas entendu les arguments des Parties sur le fond de l’affaire, que l’arrêt qu’elle a rendu visait strictement à établir si elle avait compétence ou non pour connaître de l’affaire qui lui avait été soumise par la Bolivie, et que rien, dans l’arrêt du 24 septembre dernier, ne peut et ne doit être interprété comme préjugeant des questions de fond soulevées par la requête de la Bolivie.
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J’en ai maintenant terminé avec le compte rendu des deux arrêts rendus par la Cour au cours de l’année écoulée. J’en viens maintenant aux autres décisions prises au cours de la période faisant l’objet de mon rapport. And I will now speak in English, as it is our practice at the Court, in accordance with the Statute, to work at all times in both French and English.
* During the reporting period, the case concerning Questions relating to the Seizure and Detention of Certain Documents and Data (Timor-Leste v. Australia) was removed from the Court's List by an Order of 11 June 2015. The oral proceedings on the merits, that were meant to be held in September 2014, had first been postponed, following reception of a joint letter dated 1 September 2014, whereby the Agents of Timor-Leste and Australia requested the Court “to adjourn the hearing set to commence on 17 September 2014, in order to enable the Parties to seek an amicable settlement”. In that same letter, the Agents of the Parties had also raised the possibility that the Parties might jointly seek a variation of the Order indicating provisional measures adopted by the Court on 3 March 2014. On 25 March 2015, the Agent of Australia indicated in a separate letter that his Government wished “to return the materials removed from the premises of Collaery Lawyers on 3 December 2013”; in order to allow for such return, the respondent State also requested, pursuant to Article 76 of the Rules of Court, “a modification of the second of the provisional measures” indicated by the Court in its Order of 3 March 2014, which required Australia, I quote, to “keep under seal the seized documents and electronic data and any copies thereof until further decision of the Court”.
By an order of 22 April 2015, the Court: 1) “Authorize[d] the return, still sealed, to Collaery Lawyers of all the documents and data seized on 3 December 2013 by Australia, and any copies thereof, under the supervision of a representative of Timor-Leste appointed for that purpose ; 2) Request[ed] the Parties to inform it that the return of the documents and data seized on 3 December 2013 by Australia, and any copies thereof, ha[d] been effected and at what date that return [had taken] place ; [and] 3) Decide[d] that, upon the return of the documents and data seized on 3 December 2013 by Australia, and any copies thereof, the second measure indicated by the Court in its Order of 3 March 2014 shall cease to have effect.»
The Court subsequently received confirmation by both Parties of the return by Australia on 12 May 2015 of the documents and data seized on 3 December 2013. Then, the Agent of Timor-Leste notified the Court that his Government wished to discontinue the proceedings, stating that, I quote, “[f]ollowing the return of the seized documents and data by Australia on 12 May 2015, Timor-Leste successfully achieved the purpose of its Application to the Court, namely the return of Timor-Leste’s rightful property, and therefore implicit recognition by Australia that its actions were in violation of Timor-Leste’s sovereign rights”. Australia, which had been called upon to state its views on Timor-Leste’s request for discontinuance, informed the Court that it had no objection to the discontinuance of the proceedings as requested by Timor-Leste.
On the basis of these elements, in my capacity as President of the Court, I placed on record the discontinuance by the Applicant of the proceedings and directed that the case be removed from the List. Needless to say, even if this contentious procedure did not lead to a judgment, the Court assisted the Parties in seeking a solution to the dispute between them; this underlines the role that the Court may play, even indirectly, in the peaceful settlement of international disputes.
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Having recalled the principal decisions handed down by the International Court of Justice in the course of the past year, I now come to the new cases submitted to it.
During the reporting period, a new case was placed on the List, and the procedure has resumed in another case, with regard to the question of reparations. Regarding the first case, Somalia instituted proceedings against Kenya on 28 August 2014, with regard to, I quote, “a dispute concerning maritime delimitation in the Indian Ocean”. In its Request, Somalia contends, on the one hand, that both States “disagree about the location of the maritime boundary in the area where their maritime entitlements overlap”, and asserts, on the other, that “[d]iplomatic negotiations, in which their respective views have been fully exchanged, have failed to resolve this disagreement”. It then proceeds to requesting the Court “to determine, on the basis of international law, the complete course of the single maritime boundary dividing all the maritime areas appertaining to Somalia and to Kenya in the Indian Ocean, including the continental shelf beyond 200 [nautical miles]”. The Applicant further asks the Court “to determine the precise geographical co-ordinates of the single maritime boundary in the Indian Ocean”.
In the view of the Applicant, the maritime boundary between the Parties in the territorial sea, exclusive economic zone and continental shelf should be established in accordance with, respectively, Articles 15, 74 and 83 of the United Nations Convention on the Law of the Sea. Somalia explains that, accordingly, the boundary line in the territorial sea “should be a median line as specified in Article 15, since there are no special circumstances that would justify departure from such a line” and that, in the cases of the exclusive economic zone and continental shelf, the boundary “should be established according to the three-step process the Court has consistently employed in its application of Articles 74 and 83”.
Somalia adds that “Kenya’s current position on the maritime boundary is that it should be a straight line emanating from the Parties’ land boundary terminus, and extending due east along the parallel of latitude on which the land boundary terminus sits, through the full extent of the territorial sea, EEZ and continental shelf, including the continental shelf beyond 200 [nautical miles]”.
By an order of 16 October 2014, I fixed 13 July 2015 as time-limit for the filing of a Memorial by Somalia, and 27 May 2016 for the filing of a Counter-Memorial by Kenya. After the Memorial of Somalia was filed within the time-limit thus fixed, Kenya raised, on 7 October this year, certain preliminary objections to the jurisdiction of the Court and to the admissibility of the Application. The proceedings on the merits have therefore been suspended, and the Court fixed 5 February 2016 as the time-limit within which Somalia may present a written statement of its observations and submissions on the preliminary objections raised by Kenya.
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Furthermore, by an Order dated 1 July 2015, the Court decided to resume the proceedings in the case concerning Armed Activities on the Territory of the Congo (Democratic Republic of the Congo v. Uganda) with regard to the question of reparations.
It is recalled that the Court delivered its Judgment on the merits in the case on 19 December 2005. In that Judgment it found, on the one hand, that Uganda was under obligation to make reparation to the DRC for the injury caused by Uganda’s violation of the principle of non-use of force in international relations and the principle of non-intervention, of obligations incumbent upon it under international human rights law and international humanitarian law, and of other obligations incumbent upon it under international law, and, on the other hand, that the DRC was under obligation to make reparation to Uganda for the injury caused by the DRC’s violation of obligations incumbent upon it under the 1961 Vienna Convention on Diplomatic Relations. In the
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same Judgment, the Court decided that, failing agreement between the Parties, it would settle the question of reparation due to each of them, and reserved for that purpose the subsequent procedure in the case.
Over the years, the Parties have transmitted to the Court certain information concerning the negotiations they have held to settle the question of reparation. However, on 13 May 2015, the Registry of the Court received from the DRC a document entitled “New Application to the International Court of Justice”, requesting the Court to decide the question of the reparations due to the DRC in the case.
In its order of 1st July 2015, the Court observed that, “although the Parties ha[d] tried to settle the question of reparations directly, they ha[d] been unable to reach an agreement in that respect”. The Court therefore decided to resume the proceedings in the case with regard to the question of reparations and fixed 6 January 2016 as the time-limit for the filing, by the DRC, of a Memorial on the reparations which it considers to be owed to it by Uganda, and for the filing, by Uganda, of a Memorial on the reparations which it considers to be owed to it by the DRC.
Together with the new case between Somalia and Kenya, this brings to 12 the total number of cases currently on the Court’s docket.
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Il ressort de mon propos que l’action de la Cour internationale de Justice reste primordiale dans le domaine du règlement pacifique des différends interétatiques. Etant parvenue à éliminer l’arriéré judiciaire auquel elle faisait face il y a quelques années encore, la Cour entend s’efforcer d’utiliser de façon optimale les ressources modestes qui sont mises à sa disposition, pour résoudre promptement les différends qui lui sont soumis. Pour y arriver, elle n’hésitera pas, comme elle le fait déjà, à examiner plusieurs affaires concomitamment. Vous avez certainement noté au début de mon allocution, Monsieur le Président, Excellences, mesdames et messieurs les délégués, que quatre affaires sont actuellement en cours de délibéré. Une telle démarche témoigne du souci de la Cour de s’acquitter, à l’aube de son soixante-dixième anniversaire, de sa noble et exaltante fonction judiciaire dans des délais raisonnables. La Cour a relevé chaque nouveau défi posé par la complexification des relations juridiques entre les Etats, et elle continuera de relever ces défis, afin de remplir pleinement son rôle d’organe judiciaire principal des Nations Unies. Il n’est pas inutile de rappeler qu’elle le fait au moindre coût pour les Etats. Elle sait pouvoir compter, dans l’exercice de ses fonctions, sur votre soutien constant.
Je rappelle en terminant que la Cour, qui est entrée en fonction quelques mois après l’entrée en vigueur de la Charte, fêtera ses 70 ans en avril prochain. Elle tiendra, à cette occasion, une séance solennelle à La Haye, en présence de sa Majesté le roi des Pays-Bas. Elle organisera par ailleurs un séminaire, en présence d’éminents juristes, sur différents thèmes juridiques en lien direct avec ses travaux. Cet événement sera à la fois l’occasion de célébrer le travail accompli au cours des 70 dernières années, et de réfléchir aux nouveaux défis qui l’attendent.
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Monsieur le président, Excellences, Mesdames et Messieurs les délégués,
Permettez-moi de vous exprimer une fois de plus ma vive reconnaissance pour m’avoir donné l’occasion de m’exprimer devant vous. Je vous présente tous mes voeux de réussite pour la soixante-dixième session de l’Assemblée.
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Discours de S. Exc. M. Ronny Abraham, président de la Cour internationale de Justice, à l’occasion de la soixante-dixième session de l'Assemblée générale des Nations Unies

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