DÉCLARATION DE M. LE JUGE AURESCU
[Traduction]
Respect et défense énergique des normes et principes de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques revêtant une importance cruciale.
Engagements unilatéraux étant contraignants en droit international s’ils ont vocation à l’être et sont pris publiquement — Valeur juridique des engagements unilatéraux étant identique qu’ils soient pris directement auprès de l’autre partie ou devant la Cour — Cour pouvant ordonner, dans certaines circonstances, qu’il lui soit régulièrement fait rapport ou que les parties s’abstiennent d’aggraver le différend en tant que mesure indépendante, sans indiquer de mesures conservatoires spécifiques.
1. Je tiens, par la présente déclaration, à réaffirmer mon soutien à la décision de la Cour de ne pas indiquer de mesures conservatoires (paragraphe 39 de l’ordonnance). J’ai voté en faveur de cette décision, dont l’adoption à l’unanimité me semble témoigner de sa solidité juridique.
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2. Je commencerai par me féliciter vivement de ce que la Cour ait souligné, au paragraphe 37 de son ordonnance, l’importance qu’elle attache aux principes consacrés par la convention de Vienne sur les relations diplomatiques (citant également à cet égard les décisions pertinentes rendues en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), qui a fait date1). Je ne saurais trop insister sur l’importance cruciale que revêtent le respect et la défense énergique des normes et principes — notamment l’inviolabilité — énoncés dans la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, qui favorisent le bon déroulement des échanges entre États dans le cadre de relations diplomatiques stables, sûres et solides.
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3. Il me semble néanmoins important de préciser certains points concernant trois aspects de l’ordonnance qui sont étroitement liés :
a) premièrement, le fait que la Cour se soit fondée, pour prendre sa décision, sur les assurances ou engagements2 que l’Équateur avait offerts, aussi bien directement au Mexique que devant la Cour, avant et pendant les audiences publiques (voir les paragraphes 27, 29, 30 et 31 de l’ordonnance), en affirmant qu’il garantirait la protection et la sécurité pleines et entières des locaux, des biens et des archives de la mission diplomatique du Mexique à Quito, de sorte à les protéger de toute forme d’intrusion, qu’il autoriserait le Mexique à vider les locaux de sa mission diplomatique et les demeures privées de ses agents diplomatiques, et qu’il s’abstiendrait de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour était saisie et, au contraire, continuerait
1 Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 19, par. 38-39.
2 Dans son ordonnance, la Cour emploie le terme « assurances ».
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d’oeuvrer en faveur du règlement pacifique des différends
3 ; ainsi qu’en disant que ces engagements avaient vocation à avoir la même portée que l’alinéa a) de l’article 45 de la convention de Vienne et à couvrir l’inviolabilité, dans la mesure où celle-ci est prévue par ledit article4 ;
b) deuxièmement, la manière dont la Cour a traité ces engagements après avoir jugé que ceux-ci étaient contraignants et créaient des obligations juridiques pour la partie qui les avait pris, notamment en présumant que cette partie se conformerait de bonne foi aux obligations découlant de ces engagements ;
c) troisièmement, la valeur juridique de ces engagements.
4. Je souscris sans réserve aux observations et conclusions de la Cour (paragraphes 32 et 33 de l’ordonnance) quand elle dit que les engagements pris par l’Équateur répondent aux préoccupations exprimées par le Mexique dans sa demande, et que ces engagements, qui ont été formulés de manière inconditionnelle, sont contraignants et mettent des obligations juridiques à la charge du défendeur. Je suis également tout à fait d’accord avec la Cour lorsqu’elle conclut (au paragraphe 34 de l’ordonnance) que, au vu de ces engagements, il n’y a, pour l’heure, pas d’urgence, en ce sens qu’il n’existe pas de risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués par le demandeur. J’estime en outre que la Cour a raison, dans sa jurisprudence constante comme en l’espèce, de fonder cette conclusion sur la bonne foi dont on présume que la partie ayant pris des engagements fera preuve relativement aux obligations ou aux devoirs qui en découlent5.
5. Sans aucunement douter de ce que le défendeur ait pris lesdits engagements en toute bonne foi ni, à ce stade, du fait qu’il s’acquittera des obligations juridiques qui lui incombent en conséquence, on peut toutefois relever que l’entrée des autorités équatoriennes, le 5 avril 2024, dans les locaux de l’ambassade du Mexique à Quito, sans le consentement de cet État, afin d’emmener de force M. Glas Espinel, s’est produite après — précisément le même jour — que le ministre équatorien des affaires étrangères a fait savoir par communiqué de presse que son pays « continuera[it] d’assurer la protection des locaux de l’ambassade du Mexique à Quito » « dans le strict respect des normes prévues par la convention de Vienne » (voir les paragraphes 19 et 20 de l’ordonnance).
6. Compte tenu de cet aspect du contexte factuel en l’espèce, il aurait pu être utile que la Cour envisage — au vu de ces circonstances particulières et sans s’écarter de sa jurisprudence établie selon laquelle la bonne foi doit être présumée — de prescrire au défendeur de lui faire régulièrement rapport sur la mise en oeuvre des engagements contraignants pris, après les faits, auprès du Mexique directement et devant la Cour, ce qui aurait favorisé l’exécution des obligations juridiques découlant de ces engagements.
7. Je formule cette observation en étant parfaitement conscient que la Cour, dans sa jurisprudence constante, n’a prescrit la présentation de rapports, ou la mesure conservatoire à l’effet d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend, qu’à titre connexe, en complément de mesures
3 Note verbale du 9 avril 2024 adressée au ministère des affaires étrangères du Mexique par son homologue équatorien ; lettre du 19 avril 2024 adressée à la Cour par le ministère des affaires étrangères de l’Équateur ; CR 2024/26, p. 8-9, par. 4 (Terán Parral).
4 CR 2024/26, p. 40, par. 28 (Wood).
5 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 158, par. 44.
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conservatoires spécifiques
6. Par ailleurs, la Cour n’a jamais reproduit la teneur des engagements pris devant elle par une partie dans le dispositif d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires. Je crois néanmoins que les circonstances particulières de l’espèce auraient pu donner à la Cour l’occasion de développer sa jurisprudence en indiquant une mesure indépendante tendant à ce que des rapports lui soient présentés.
8. Je soulève cette question parce que j’estime qu’il n’y a aucune différence de valeur juridique entre les engagements pris directement auprès de l’autre partie et ceux pris devant la Cour : dès lors qu’ils ont été pris publiquement et ont vocation à être contraignants, ils produisent les mêmes effets juridiques. Bien que cette question ne soit pas abordée dans l’ordonnance, il me paraît important de formuler les brèves observations ci-après.
9. Dans son ordonnance, la Cour fait référence aux affaires des Essais nucléaires, dans lesquelles elle a dit que les déclarations unilatérales pouvaient créer des obligations juridiques, que les États intéressés pouvaient tenir compte de telles déclarations et tabler sur elles, et qu’ils étaient fondés à exiger que l’obligation ainsi créée soit respectée (voir le paragraphe 33 de l’ordonnance). Elle a en effet conclu, dans l’une de ces affaires, que les déclarations unilatérales faites par la France aussi bien avant qu’après les audiences avaient créé des obligations juridiques contraignantes à l’égard de cet État7. La Cour a relevé que ces déclarations n’avaient pas été formulées devant elle, mais qu’elles avaient néanmoins été faites publiquement, erga omnes, et qu’elles étaient connues de l’Australie8. Il est donc permis de supposer que le point de savoir si une déclaration a été faite en dehors de la Cour ou devant celle-ci ne change en rien ses effets juridiques, dès lors qu’elle a été faite publiquement et a vocation à être contraignante.
10. À maintes reprises, la Cour a pris en considération les engagements pris par le défendeur lors d’audiences publiques sur des demandes en indication de mesures conservatoires. En l’affaire Belgique c. Sénégal, elle a tenu compte des engagements formels pris par le Sénégal au cours des audiences publiques (à savoir qu’il ne permettrait pas à M. Habré de quitter le territoire sénégalais avant que la Cour ait rendu sa décision définitive) quand elle a conclu que la condition relative au risque de préjudice irréparable et à l’urgence n’était pas remplie, ce qui l’a amenée à refuser d’indiquer des mesures conservatoires9. En l’affaire Timor-Leste c. Australie, la Cour a jugé que la condition du risque imminent de préjudice irréparable était remplie nonobstant les engagements de l’Australie, car ceux-ci avaient été pris de telle manière qu’ils ne permettaient pas d’éliminer entièrement un tel risque10. De même, dans l’affaire Arménie c. Azerbaïdjan, elle a considéré que les engagements de l’Azerbaïdjan, « qui [avaie]nt été pris publiquement devant elle », contribuaient à atténuer le risque imminent de préjudice irréparable, mais ne l’écartaient pas totalement ; elle a donc indiqué des mesures conservatoires11. Si le fait que ces déclarations aient été faites devant la Cour montre clairement que les États concernés entendaient leur donner un caractère contraignant, et
6 Voir, par exemple, Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), mesures conservatoires, ordonnance du 1er décembre 2023, par. 45 (dispositif).
7 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 269-270, par. 51.
8 Ibid., p. 263-264, par. 32, p. 269, par. 50.
9 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 155, par. 69-72.
10 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 158-159, par. 43-48.
11 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 17 novembre 2023, par. 62, 64 ; voir aussi Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 22 février 2023, par. 56.
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satisfait à l’obligation de publicité, il ne ressort pas de ces exemples que les déclarations faites devant la Cour aient en soi une plus grande valeur juridique que les engagements unilatéraux pris en dehors de la Cour.
11. De ce point de vue et, comme je l’ai précisé plus haut, sans vouloir mettre en doute la bonne foi de l’Équateur (voir le paragraphe 5 de la présente déclaration), le fait que les engagements pris directement auprès du Mexique le 5 avril 2024 ont la même valeur juridique que ceux pris devant la Cour justifiait, selon moi, que celle-ci prescrive au défendeur de lui faire régulièrement rapport, comme indiqué au paragraphe 6 de la présente déclaration.
(Signé) Bogdan AURESCU.
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Déclaration de M. le juge Aurescu