DÉCLARATION DE M. LE JUGE NOLTE
[Traduction]
Compétence prima facie en tant que condition préalable pour examiner les « circonstances » visées à l’article 41 du Statut Certaines conditions étant prioritaires sur le plan de la logique et du fond — Limites de la souplesse et de l’économie judiciaire.
1. Je souscris à la décision de ne pas indiquer de mesures conservatoires en l’espèce. Cependant, la façon dont la Cour a abrégé son raisonnement pour parvenir à cette décision me laisse dubitatif. La Cour semble même annoncer qu’elle prendra cette méthode pour modèle dans les affaires à venir, ce qui l’amènerait à s’écarter considérablement de la façon dont elle a procédé jusqu’à présent pour rejeter des demandes en indication de mesures conservatoires. Voilà qui me semblerait excessif.
2. Depuis qu’elle a statué pour la première fois sur une demande en indication de mesures conservatoires en 1951, dans l’affaire de l’Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran)1, la Cour a progressivement défini certaines conditions pour l’application de l’article 41 de son Statut (compétence prima facie ; plausibilité des droits revendiqués ; lien entre les droits plausibles et les mesures sollicitées ; caractère d’urgence, c’est-à-dire existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable). Ce n’est pas parce que ces conditions sont, certes, cumulatives que la Cour peut toujours se contenter d’établir que l’une d’entre elles n’est pas remplie pour pouvoir rejeter une demande en indication de mesures conservatoires. Ces différentes conditions sont en fait complémentaires et interdépendantes, au moins en partie. En particulier, il ne suffit pas de déterminer qu’il n’y a pas urgence pour négliger ou écarter la condition de la compétence prima facie.
Condition de la compétence prima facie
3. En la présente espèce, la Cour n’a pas traité la question de sa compétence prima facie. Il est difficile de savoir si elle laisse cette question en suspens ou si elle y répond implicitement dans l’exposé de ses motifs. Il ne s’agit pas d’une simple question théorique. Les motifs (ou plutôt l’insuffisance des motifs) exposés par la Cour suscitent des préoccupations quant au bien-fondé de la décision de ne pas indiquer de mesures conservatoires. Selon moi, en principe, l’article 41 du Statut oblige la Cour à commencer par s’assurer qu’elle a compétence prima facie pour se prononcer sur le fond des demandes avant de rechercher si les « circonstances … exigent [que des] mesures conservatoires du droit de chacun [soi]ent … prises à titre provisoire ». Pour reprendre les termes du juge Mosler, « l’affirmation provisoire de la compétence ne constitue pas … l’une des
1 Voir Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du 5 juillet 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 89. La Cour permanente de Justice internationale (CPJI) a été saisie de demandes en indication de mesures conservatoires dans six affaires, mais n’y a fait droit que dans deux d’entre elles (Dénonciation du traité sino-belge du 2 novembre 1865, ordonnances des 8 janvier, 15 février et 18 juin 1927, C.P.J.I. série A no 8, p. 7-8 ; Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, ordonnance du 5 décembre 1939, C.P.J.I. série A/B no 79, p. 199).
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“circonstances” qui contribuent à rendre nécessaires des mesures conservatoires au sens de l’article 41, mais une condition préalable pour rechercher si de telles circonstances existent »2.
4. En l’espèce, la Cour se borne à conclure qu’il n’existe pas « de risque réel et imminent [de] préjudice irréparable » qui justifierait d’indiquer les mesures sollicitées (par. 34), sans préalablement établir qu’elle a compétence prima facie. Elle explique sa démarche au paragraphe 35, en faisant observer ce qui suit :
« les conditions pour l’indication de mesures conservatoires précisées dans sa jurisprudence sont cumulatives. Ayant constaté que l’une de ces conditions n’était pas remplie, la Cour n’est donc pas tenue de rechercher si les autres le sont. »
5. Or, bien que ces conditions soient cumulatives, il reste que l’établissement de l’existence d’une compétence prima facie est un préalable pour déterminer si toutes les autres conditions sont remplies. Même une décision sommaire de la Cour sur des aspects factuels ou juridiques d’une situation portée devant elle constitue une affirmation de sa compétence. Pareille décision nécessite que la Cour ait établi sa compétence prima facie3. Comment la Cour pourrait-elle autrement justifier de dire et juger, dans une décision faisant autorité entre deux parties, qu’une situation donnée n’appelle pas l’indication de mesures conservatoires ? Pourrait-elle expressément juger qu’elle n’a pas besoin d’établir sa compétence prima facie, mais conclure néanmoins que telle ou telle situation n’est pas de nature à exiger l’indication de mesures conservatoires ?
6. L’article 41 du Statut ne permet pas à la Cour de prendre position, ne serait-ce qu’à titre préliminaire, sur des allégations factuelles et juridiques des parties pour la simple raison qu’elle a été saisie par un État (partie). La procédure prévue à l’article 41 n’est pas indépendante de la procédure au fond, mais s’y rattache4. C’est ce que confirme le libellé du paragraphe 2 de cet article 41 (« [e]n attendant l’arrêt définitif ») et le fait que les mesures envisagées par cette disposition visent à préserver le « droit de chacun » en attendant que la Cour statue sur le fond de l’affaire (paragraphe 1 de l’article 41). Par conséquent, pour que la Cour exerce sa compétence au titre de l’article 41 — ce qui suppose qu’elle examine sommairement les allégations des parties — il faut qu’il existe prima
2 Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, opinion individuelle du juge Mosler, p. 25 ; voir aussi Interhandel (Suisse c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 24 octobre 1957, C.I.J. Recueil 1957, opinion individuelle du juge Lauterpacht, p. 118-119 :
« Le principe exact qui se dégage de ces considérations apparemment contradictoires et qui a été adopté uniformément par la pratique arbitrale et judiciaire internationale est le suivant : La Cour peut légitimement agir en application de l’article 41, pourvu qu’il existe un instrument, tel qu’une déclaration d’acceptation de la disposition facultative, émanant des Parties au différend, conférant à la Cour compétence prima facie et ne contenant aucune réserve excluant manifestement cette compétence. »
3 Par le passé, la Cour a souvent affirmé qu’elle était « libre dans le choix des motifs sur lesquels elle fondera[it] son arrêt » (voir, par exemple, Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt du 30 mars 2023, arrêt, C.I.J. Recueil 2023 (I), p. 85, par. 74 ; Application de la convention de 1902 pour régler la tutelle des mineurs (Pays-Bas c. Suède), arrêt, C.I.J. Recueil 1958, p. 62), en ce compris le choix de l’ordre dans lequel elle traiterait les questions qui lui sont soumises par les parties (voir, par exemple, Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2023 (I), p. 85, par. 74 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p. 180, par. 37). Cependant, cette liberté est limitée dans les cas où une condition vient logiquement avant une autre (voir Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Portugal), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (III), p. 1179, par. 45 : « Aussi la Cour est-elle d’avis qu’il lui appartient d’examiner tout d’abord la question de savoir si le demandeur remplit les conditions énoncées aux articles 34 et 35 du Statut et si, de ce fait, la Cour lui est ouverte. Ce n’est que si la réponse à cette question est affirmative que la Cour aura à examiner les questions relatives aux conditions énoncées à l’article 36 du Statut de la Cour. »)
4 Voir aussi M. Shaw, Rosenne’s Law and Practice of the International Court: 1920-2015, vol. II, Brill, 2016, p. 602 : « La compétence incidente a pour particularité de dépendre de l’existence d’un lien juridique entre son objet et la procédure principale à l’égard de laquelle la Cour a au moins compétence prima facie. »
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facie une possibilité que l’affaire se poursuive au fond, même si la Cour conclut in fine que les circonstances ne sont pas de nature à exiger l’indication de mesures conservatoires.
7. Selon le juge Lauterpacht,
« Les gouvernements parties au Statut, ou qui ont pris, sous une forme ou sous une autre, des engagements se rapportant à la compétence obligatoire de la Cour, ont le droit d’escompter que celle-ci n’agira pas en vertu de l’article 41 [que ce soit pour accéder à la demande en indication de mesures conservatoires ou pour la rejeter5] lorsque l’absence de compétence au fond est manifeste. Il convient de ne pas décourager les gouvernements d’accepter ou de continuer d’accepter les obligations du règlement judiciaire, en raison de la crainte justifiée qu’en les acceptant ils risqueraient de s’exposer à la gêne, aux vexations et aux pertes pouvant résulter de mesures conservatoires dans le cas où il n’existe aucune possibilité raisonnable de compétence au fond vérifiée par la Cour prima facie. Par conséquent, la Cour ne peut, à propos d’une demande en indication de mesures conservatoires, négliger complètement la question de sa compétence au fond. »6
8. Voilà pourquoi la Cour veille de longue date à s’assurer qu’elle a compétence prima facie, même lorsqu’elle rejette ensuite la demande en indication de mesures conservatoires pour d’autres motifs7. Par exemple, en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), elle a établi sa compétence prima facie avant de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires en raison de l’absence d’urgence8. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue à ce sujet, la Cour a même dit, au terme de son examen de la question de la compétence prima facie, que, « au vu des conclusions auxquelles elle [était] parvenue aux paragraphes 53 et 54, [où elle estimait avoir compétence prima facie], [elle pouvait] examiner la demande en indication de mesures conservatoires ». Elle a donc jugé qu’elle ne pouvait examiner les conditions de fond requises pour accéder à la demande que si elle estimait avoir compétence prima facie9.
9. Il est vrai que, dans trois cas, la Cour a exceptionnellement rejeté des demandes au motif qu’elles ne présentaient aucun caractère d’urgence, sans avoir examiné la condition de sa compétence
5 Interhandel (Suisse c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 24 octobre 1957, C.I.J. Recueil 1957, opinion individuelle du juge Lauterpacht, p. 119.
6 Ibid., p. 118.
7 Voir, par exemple, Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 151, par. 53-55 ; Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2007, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 10, par. 25-26 ; ibid., ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 129, par. 59 ; Certaines procédures pénales engagées en France (République du Congo c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 17 juin 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 106, par. 20-21 ; Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 8 décembre 2000, C.I.J. Recueil 2000, p. 200, par. 67-68 ; Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 2 mars 1990, C.I.J. Recueil 1990, p. 68-69, par. 20.
8 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 147-151, par. 40-55.
9 Les premières décisions pertinentes de la Cour en la matière sont : Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 34, par. 18 ; et Essais nucléaires (Australie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 101, par. 13.
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prima facie. L’ordonnance de 1976 rendue en l’affaire du Plateau continental de la mer Égée
10 et les ordonnances de 1992 rendues simultanément dans les affaires Lockerbie11 sont singulières, car le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) avait parallèlement exercé sa responsabilité en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales en vertu de la Charte des Nations Unies. En l’affaire du Plateau continental de la mer Égée, ayant conclu que les parties avaient accepté les recommandations formulées dans la résolution 395 (1976) du Conseil de sécurité12, la Cour a dit ce qui suit :
« Considérant que la Grèce et la Turquie, toutes deux Membres des Nations Unies, ont expressément reconnu la responsabilité du Conseil de sécurité quant au maintien de la paix et de la sécurité internationales ; considérant que, dans la résolution susmentionnée, le Conseil de sécurité leur a rappelé, dans les termes reproduits au paragraphe 39 ci-dessus, les obligations que la Charte des Nations Unies leur impose pour ce qui est du règlement pacifique des différends ; considérant en outre que, comme la Cour l’a déjà indiqué, ces obligations ont un caractère manifestement impératif en ce qui concerne leur présent différend relatif au plateau continental de la mer Égée ; et considérant que l’on ne saurait présumer que l’un ou l’autre État manquera aux obligations que lui impose la Charte des Nations Unies ou ne tiendra pas compte des recommandations du Conseil de sécurité qui lui sont adressées au sujet du présent différend »13.
10. La Cour en a conclu qu’elle n’était « appelée à statuer sur aucune question relative à sa compétence pour connaître du fond »14. Dans les affaires Lockerbie, la Cour a jugé, sans aborder la question de sa compétence, que les décisions contraignantes du Conseil de sécurité imposaient des obligations primant sur celles contenues dans la convention de Montréal, de sorte que « les droits que la Libye di[sait] tenir de la[dite] convention … ne p[ouvai]ent à présent [que le Conseil de sécurité avait agi] être considérés comme des droits qu’il conviendrait de protéger par l’indication de mesures conservatoires »15. Les ordonnances rendues dans les affaires du Plateau continental de la mer Égée et Lockerbie sont donc des exceptions, car la Cour avait une raison particulière de s’abstenir d’examiner la question de sa compétence prima facie : éviter de risquer d’être confrontée à un conflit intra-institutionnel avec le Conseil de sécurité concernant leurs responsabilités respectives en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il n’y a, en la présente espèce, aucune raison valable de la sorte de ne pas se pencher sur cette question.
11. L’ordonnance rendue le 30 avril 2024 en l’affaire concernant des Manquements allégués à certaines obligations internationales relativement au Territoire palestinien occupé (Nicaragua c. Allemagne) constitue la troisième exception. La Cour n’y a explicitement fourni aucune raison
10 Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 8, par. 21.
11 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, C.I.J. Recueil 1992, p. 127, par. 45 ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, C.I.J. Recueil 1992, p. 15, par. 42.
12 Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 12, par. 38-40.
13 Ibid., p. 13, par. 41.
14 Ibid., p. 13, par. 42-44, en particulier par. 44.
15 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, C.I.J. Recueil 1992, p. 126-127, par. 43.
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d’ordre juridique pour justifier son rejet de la demande du Nicaragua
16. Or, voilà précisément pourquoi cette ordonnance ne peut et ne devrait pas ouvrir la voie à l’adoption par la Cour d’une nouvelle façon générale de procéder s’agissant du rejet des demandes en indication de mesures conservatoires. Cette absence de motivation17 qu’il faut espérer exceptionnelle empêche ladite ordonnance de créer un précédent sur le plan méthodologique.
12. Afin d’illustrer la dimension pratique de mes préoccupations, imaginons par exemple que le Mexique dépose une deuxième demande en indication de mesures conservatoires qui contiendrait, cette fois-ci, des arguments valables concernant son caractère d’urgence. Dans ce cas de figure, la Cour pourrait difficilement justifier le rejet d’une telle demande par un défaut de compétence prima facie. Il lui faudrait sinon reconnaître qu’elle aurait pu, et aurait dû, rejeter la première demande pour ce motif, ce qui aurait évité la présentation d’une deuxième demande. Il apparaît donc qu’il ne serait pas sage pour la Cour d’adopter une approche indéfinie lui permettant de choisir librement les conditions à examiner pour rejeter une demande en indication de mesures conservatoires (voir le paragraphe 37 de l’ordonnance). Une telle approche ne serait pas dans l’intérêt de l’économie judiciaire et laisserait à la Cour une trop grande souplesse au détriment de la sécurité juridique.
13. Voilà pourquoi j’estime que le raccourci qu’a pris la Cour en ce qui concerne la demande du Mexique devrait rester une exception. À mon sens, il convient de considérer que la compétence prima facie de la Cour est implicitement établie dans la présente ordonnance. De fait, la Cour aurait facilement pu expliquer qu’elle avait compétence prima facie. L’Équateur n’ayant pas contesté l’existence d’un « différend » juridique, on peut raisonnablement estimer, de prime abord, que son emploi des termes « extraordinaires » ou « tout à fait exceptionnelles » pour qualifier les circonstances de l’opération de police du 5 avril 2024 constitue une justification encore imprécise de cette opération et non une reconnaissance de son illicéité18. En outre, la condition des « négociations directes » énoncée à l’article II du pacte de Bogotá a prima facie été remplie. En l’affaire relative à des Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), la Cour a désigné cet article comme « une condition préalable du recours aux procédures pacifiques du pacte »19. Elle a ajouté ce qui suit :
« il faudrait rechercher si l’“avis” des deux Parties était qu’il n’était pas possible de résoudre le différend au moyen de négociations. Pour opérer cette recherche, la Cour ne s’estime pas tenue par la simple affirmation de l’une ou l’autre Partie qu’elle est de tel ou tel avis : la Cour, dans l’exercice de sa fonction judiciaire, doit être libre de porter sa propre appréciation sur cette question, sur la base des preuves dont elle dispose. »20
14. Dans ladite affaire, la Cour a considéré que cette condition avait été remplie, car les parties n’avaient pas envisagé de « négociations directes » à la date du dépôt de la requête21. La condition
16 Je souscris à l’avis du juge Iwasawa selon lequel la Cour a implicitement conclu que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y avait aucun risque réel et imminent (voir Manquements allégués à certaines obligations internationales relativement au Territoire palestinien occupé (Nicaragua c. Allemagne), ordonnance du 30 avril 2024, opinion individuelle du juge Iwasawa, par. 13-14).
17 Le paragraphe 1 de l’article 56 du Statut de la Cour prévoit que « [l]’arrêt est motivé ». Cette exigence ne se limite pas aux arrêts, mais concerne toutes les décisions rendues par la Cour, celle-ci ayant par le passé précisé qu’« il est de l’essence des décisions judiciaires d’être motivées » (Demande de réformation du jugement no 158 du Tribunal administratif des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1973, p. 210, par. 94).
18 CR 2024/26, p. 12, par. 2, p. 21, par. 54 (Crosato) ; p. 36, par. 15 (Wood).
19 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 94, par. 62.
20 Ibid., p. 95, par. 65.
21 Ibid., p. 99, par. 75-76.
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relative à des négociations préalables prévue à l’article II du pacte de Bogotá se distingue de celles énoncées dans d’autres clauses compromissoires, en particulier à l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et à l’article 30 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en ce qu’elle rend la possibilité d’un règlement du différend par voie de négociation tributaire du point de vue subjectif des parties
22. En la présente espèce, le comportement des deux Parties montre à première vue que le différend relatif au droit de l’Équateur de pénétrer dans les locaux de l’ambassade et à la licéité de ce comportement, « de l’avis de l’une des parties, ne pourrait être résolu au moyen de négociations directes suivant les voies diplomatiques ordinaires ». La Cour aurait aisément pu formuler ces constatations relativement simples de façon explicite afin d’établir sa compétence prima facie.
Autres conditions et conclusion
15. On peut certainement se demander si, parmi les autres conditions posées à l’exercice par la Cour du pouvoir que lui confère l’article 41 (plausibilité des droits allégués ; lien entre les droits plausibles et les mesures sollicitées ; et caractère d’urgence en raison d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable), « aucune n’est logiquement prioritaire par rapport aux autres », et si, pour refuser d’indiquer des mesures conservatoires, « il suffit qu’une seule de[s] circonstances [pertinentes] fasse défaut »23. Cependant, j’estime pour ma part que la condition de la plausibilité des droits est d’une certaine façon prioritaire, sur le plan de la logique et du fond, par rapport à celle de l’existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable. De fait, à quoi renvoie l’examen du « risque réel et imminent de préjudice irréparable » si ce n’est à des droits plausibles ? En ce sens, toute appréciation du caractère d’urgence présuppose l’existence de droits plausibles. En outre, la condition de la plausibilité des droits est prioritaire sur le plan de la logique et du fond en ce qu’elle est étroitement liée à la condition de la compétence prima facie. Il y a, somme toute, un chevauchement important entre la question de savoir si les droits invoqués par une partie sont, prima facie, susceptibles de relever de la compétence ratione materiae de la Cour et celle de savoir s’il est plausible que les droits allégués existent en droit. C’est pourquoi la Cour, en l’affaire Belgique c. Sénégal, a examiné la condition de la plausibilité des droits avant de rejeter la demande au motif qu’elle ne présentait aucun caractère d’urgence. Je reconnais toutefois qu’un souci d’économie judiciaire peut légitimement justifier de laisser en suspens certaines questions touchant à la plausibilité des droits, du point de vue du droit et a fortiori des faits, lorsqu’une demande n’est manifestement pas urgente.
16. Il n’est pas nécessaire ici d’étudier ces questions plus avant. Je souhaite souligner cependant que l’exercice par la Cour du pouvoir qu’elle tire de l’article 41 est « exceptionnel »24. Cet
22 Ce qui n’est pas le cas quand il s’agit de déterminer s’il existe un « élément … démontr[ant] qu’une véritable tentative de négocier a eu lieu » entre les parties « en vue de régler le différend qui les oppose au sujet du respect [par l’autre partie des règles de droit international en question] » et « si les négociations ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse » (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 133-134, par. 159-162).
23 Voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 14 juin 2019, C.I.J. Recueil 2019 (I), opinion individuelle du juge Abraham, p. 378, par. 5 ; Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, opinion individuelle du juge Jiménez de Aréchaga, président, p. 15-16.
24 Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 11, par. 32.
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article et le principe général de droit qui le sous-tend
25 ne laissent pas à la Cour toute liberté pour statuer sur une demande en indication de mesures conservatoires, même lorsqu’il s’agit de la rejeter. C’est pourquoi la Cour, au fil des années, a déterminé et affiné les conditions requises pour l’application de l’article 41. Ces conditions définissent la portée et les limites du pouvoir que la Cour tient de cette disposition. La nécessité d’une application juste et cohérente des conditions ainsi fixées est devenue particulièrement évidente après que le caractère juridiquement contraignant des mesures conservatoires, dont le respect peut être examiné in fine dans le cadre de la procédure principale26, a été reconnu en 2001 dans l’affaire LaGrand27. Cette nécessité s’est encore davantage fait sentir ces dernières années avec la multiplication des demandes en indication de mesures conservatoires présentées par les États. Ce phénomène peut justifier un raisonnement moins détaillé, sans pour autant laisser à la Cour une souplesse qui lui permette de faire l’impasse sur des conditions qui sont prioritaires sur le plan de la logique et du fond. Ce n’est pas le moment d’abréger l’examen de conditions qui ont été soigneusement élaborées au cours des sept dernières décennies, même s’il s’agit de rejeter une demande.
(Signé) Georg NOLTE.
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25 Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, ordonnance du 5 décembre 1939, C.P.J.I. série A/B no 79, p. 199 : « la disposition précitée [le paragraphe 1 de l’article 41 du Statut de la CPJI] applique le principe universellement admis devant les juridictions internationales et consacré d’ailleurs dans maintes conventions auxquelles la Bulgarie a été partie, d’après lequel les parties en cause doivent s’abstenir de toute mesure susceptible d’avoir une répercussion préjudiciable à l’exécution de la décision à intervenir et, en général, ne laisser procéder à aucun acte, de quelque nature qu’il soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend ».
26 Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), arrêt du 31 janvier 2024, par. 375-403, et 404, points 5-7.
27 LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109.
Déclaration de M. le juge Nolte