Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Koroma

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180-20231117-ORD-01-02-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC KOROMA
[Traduction]
Mesures conservatoires devant servir un objectif  Protection et sauvegarde des droits de chacune des Parties — Décision quant à l’opportunité d’indiquer des mesures conservatoires devant tenir compte des « circonstances » au sens de l’article 41 du Statut de la Cour — Mesures conservatoires devant faciliter la possibilité de parvenir à la paix et à la stabilité — Cour devant veiller à la légitimité et au respect des mesures conservatoires éventuellement indiquées — Mesures conservatoires n’ayant pas lieu d’être indiquées au vu des engagements pris en l’espèce.
1. C’est avec un profond regret, compte tenu de la dimension humanitaire associée à la demande en indication de mesures conservatoires  la cinquième en l’espèce , que je ne puis souscrire à la présente ordonnance.
2. Une ordonnance en indication de mesures conservatoires doit servir un objectif de sorte que, par son exécution, les droits de chacune des Parties soient sauvegardés et protégés. En l’espèce, étant donné son rôle en tant qu’organe de la Charte des Nations Unies dont l’un des principaux buts est le règlement pacifique des différends, la Cour, si elle estimait qu’il y avait lieu d’indiquer des mesures conservatoires, devait commencer par apprécier les « circonstances », comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 41 de son Statut, qui se lit ainsi : « La Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire. »
3. Le 28 septembre 2023, l’Arménie, invoquant cet article 41 et l’article 73 du Règlement, a saisi la Cour d’une demande en indication de mesures conservatoires, la priant de prescrire ce qui suit :
« 1) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre toute mesure qui pourrait emporter manquement aux obligations qu’il tient de la CIEDR.
2) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de tout acte ayant directement ou indirectement pour but ou pour effet de déplacer du Haut-Karabakh les personnes d’origine ethnique arménienne qui s’y trouvent encore, ou d’empêcher le retour sûr et rapide dans leurs foyers des personnes déplacées pendant la récente offensive militaire, notamment celles qui ont fui vers l’Arménie ou des États tiers, tout en permettant à celles qui le souhaitent de quitter le Haut-Karabakh sans entrave.
3) L’Azerbaïdjan doit retirer tous les personnels militaires et policiers de tous les établissements civils du Haut-Karabakh occupés depuis son attaque armée du 19 septembre 2023.
4) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’accès de l’Organisation des Nations Unies et de ses institutions spécialisées à la population d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et s’abstenir de s’ingérer d’une quelconque façon dans leurs activités.
5) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’intervention du Comité international de la Croix-Rouge pour fournir une aide humanitaire aux personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et coopérer avec ce comité pour remédier aux autres conséquences du récent conflit.
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6) L’Azerbaïdjan doit immédiatement faciliter le rétablissement complet des services publics dans le Haut-Karabakh, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité, et s’abstenir de les suspendre à l’avenir.
7) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre des mesures punitives contre toute personne qui est actuellement, ou a été par le passé, un représentant politique ou un membre des forces armées du Haut-Karabakh.
8) L’Azerbaïdjan ne doit modifier ni détruire aucun monument à la mémoire du génocide arménien de 1915 ni aucun autre monument ou bien ou site culturel arménien présent dans le Haut-Karabakh.
9) L’Azerbaïdjan doit reconnaître les registres d’état civil, documents d’identité, titres de propriété et registres fonciers établis par les autorités du Haut-Karabakh et leur donner effet, et ne doit pas détruire ni confisquer ces registres et documents.
10) L’Azerbaïdjan doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter l’ordonnance en indication de mesures conservatoires dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les trois mois jusqu’à ce que la Cour ait statué définitivement en l’affaire. » (Ordonnance, par. 21.)
4. Par lettre en date du 2 octobre 2023, l’Azerbaïdjan a apporté une « première réponse » à la demande de l’Arménie, expliquant qu’il avait déclenché, afin de répondre à de graves menaces pour la sécurité au Haut-Karabakh, des mesures de lutte contre le terrorisme qui visaient exclusivement des cibles militaires arméniennes et qui avaient pris fin le lendemain avec un cessez-le-feu. Peu après l’opération, et avec la promesse d’un cessez-le-feu complet, le président de l’Azerbaïdjan a dit clairement que les habitants d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh étaient les bienvenus en Azerbaïdjan et qu’ils jouissaient des mêmes droits que les autres ressortissants.
5. Au terme de la procédure orale, conformément au paragraphe 2 de l’article 60 du Règlement, l’Azerbaïdjan a demandé que soit rejetée, pour les raisons exposées à l’audience, la demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Arménie.
6. Au cours de la procédure orale, l’Azerbaïdjan a déclaré que, conscient des conclusions auxquelles la Cour était déjà parvenue au sujet des « droits plausibles » de l’Arménie dans l’instance, il admettait sans réserve qu’il avait — pour autant que l’une quelconque des obligations découlant de la CIEDR entrât en jeu — « la responsabilité, et à présent la capacité, d’assurer la protection sur son territoire de tout droit applicable et plausible ». Il a dit que c’était dans ce contexte que son agent avait pris, en audience publique, un ensemble d’engagements formels au nom de son gouvernement, lesquels protégeaient selon lui de manière exhaustive les droits allégués :
« a) L’Azerbaïdjan s’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garantir, sans distinction fondée sur l’origine ethnique ou nationale :
a) la sécurité des habitants au Garabagh, y compris en veillant à la sûreté de leur personne et en subvenant à leurs besoins humanitaires, notamment par :
i) l’approvisionnement du Garabagh en denrées alimentaires, médicaments et autres produits de première nécessité ;
ii) l’accès aux soins médicaux disponibles ; et
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iii) le maintien des services publics, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité ;
b) le droit des habitants du Garabagh de circuler librement et de choisir leur lieu de résidence, y compris en permettant le retour sûr et rapide de ceux qui choisissent de regagner leur foyer, et le départ sûr et sans obstacle de tous ceux qui veulent quitter le Garabagh ; et
c) la protection des biens des personnes qui ont quitté le Garabagh.
b) L’Azerbaïdjan s’engage également à faciliter :
a) l’accès du CICR, ainsi que les activités du Comité, avec lequel l’Azerbaïdjan s’engage à coopérer pour que l’aide humanitaire parvienne au Garabagh ; et
b) les inspections effectuées par l’ONU, de sorte que l’Organisation puisse se rendre au Garabagh afin de faire des recommandations sur les mesures à prendre pour pourvoir aux besoins humanitaires, socioéconomiques et autres dans cette région ;
c) L’Azerbaïdjan s’engage à protéger et à ne pas endommager ou détruire les monuments, artefacts et sites culturels au Garabagh.
d) L’Azerbaïdjan s’engage à protéger et à ne pas détruire les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et/ou à la propriété privée qui se trouvent au Garabagh. » (CR 2023/22, p. 22-23, par. 61 (Mammadov).)
7. À la lumière des engagements susmentionnés, l’Azerbaïdjan a prié la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires de l’Arménie.
8. Au paragraphe 62 de l’ordonnance, la Cour admet que les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan créent des obligations juridiques. Elle rappelle en outre que « les États intéressés peuvent tenir compte des déclarations unilatérales et tabler sur elles ; ils sont fondés à exiger que l’obligation ainsi créée soit respectée » (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46) ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 473, par. 49). La Cour convient aussi que, « [d]ès lors qu’un État a pris un tel engagement quant à son comportement, il doit être présumé qu’il s’y conformera de bonne foi » (Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 158, par. 44).
9. Dans la présente ordonnance, la Cour convient également que les engagements de l’agent de l’Azerbaïdjan, qui ont été énoncés publiquement devant elle, et de manière précise et détaillée, visent à remédier à la situation dans laquelle se trouvent les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne au Haut-Karabakh depuis l’opération menée par l’Azerbaïdjan dans la région le 19 septembre 2023, et qu’ils sont pris au nom du Gouvernement de l’Azerbaïdjan, sont contraignants et créent des obligations juridiques à la charge de cet État.
10. En même temps, la Cour relève que, si nombre des engagements de l’Azerbaïdjan répondent aux préoccupations exprimées dans la cinquième demande par l’Arménie, ils ne correspondent cependant pas à tous égards aux mesures sollicitées par celle-ci.
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11. Sur la base de ce raisonnement, la Cour décide d’indiquer certaines mesures conservatoires pour protéger les droits revendiqués par l’Arménie. Considérant qu’il n’est point besoin d’indiquer toutes les mesures demandées par l’Arménie ni d’indiquer des mesures identiques à celles qui sont sollicitées, elle conclut néanmoins que l’Azerbaïdjan, conformément aux obligations qu’il tient de la CIEDR, doit :
« i) veiller à ce que toute personne qui aurait quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ;
ii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; et
iii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir » (ordonnance, par. 74 1)).
À cet égard, il me semble que les critères requis en droit n’ont pas été appliqués au moment de déterminer s’il y avait lieu d’indiquer ces mesures.
12. Au cours de la procédure, aucun élément n’a été présenté à la Cour qui prouve que les personnes qui seraient restées au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiteraient en partir ne soient pas en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement. De même, il n’a pas été démontré que les personnes qui auraient quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiteraient y retourner ne soient pas en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement, ni que les personnes qui seraient restées au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y seraient retournées et qui souhaiteraient y rester fassent l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de les inciter à fuir.
13. Au paragraphe 71 de l’ordonnance, la Cour « estime que l’Azerbaïdjan doit lui présenter un rapport sur les dispositions qu’il aura prises pour donner effet aux mesures conservatoires indiquées et aux engagements » pris par son agent.
14. L’Azerbaïdjan n’est pas Carthage et il n’y a pas lieu, dans les circonstances, d’imposer une paix carthaginoise.
15. Je suis d’avis que, plutôt que d’indiquer les mesures susmentionnées, la Cour aurait dû appliquer l’article 41 du Statut qui exigeait qu’elle prît en considération les circonstances, lesquelles auraient commandé de n’indiquer aucune mesure conservatoire.
16. Les mesures conservatoires sont contraignantes et produisent des effets juridiques.
17. Selon moi, les circonstances que la Cour aurait dû prendre en considération conformément au paragraphe 1 de l’article 41 du Statut devaient inclure la « première réponse » que l’Azerbaïdjan a apportée dans la lettre du 2 octobre 2023 concernant la cinquième demande, à savoir que les mesures qu’il avait déclenchées le 19 septembre avaient pris fin le lendemain avec l’assurance d’un cessez-le-feu complet. Il est également indiqué dans cette lettre que le président de l’Azerbaïdjan a clairement dit que les habitants d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh étaient les
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bienvenus en Azerbaïdjan et qu’ils jouissaient des mêmes droits que les autres ressortissants. Le président a fait également une série de déclarations les 20, 27 et 29 septembre 2023 au sujet de la protection et de la réintégration des habitants arméniens de la région.
18. La Cour aurait aussi dû tenir compte du fait que l’agent de l’Azerbaïdjan a pris urbi et orbi, devant elle à l’audience du 12 octobre 2023, au nom de son gouvernement, des engagements qui, comme elle le dit, créent des obligations juridiques à la charge de l’Azerbaïdjan et sont contraignants à son égard. Ainsi, au lieu d’adopter ce qui semble être une approche transactionnelle, dans le sens où étant saisie d’une demande en indication de mesures conservatoires et compte tenu des circonstances nouvelles elle doit être vue comme apportant quelque satisfaction au demandeur, la Cour aurait dû s’attacher à ce qui est d’une importance fondamentale à ce stade, à savoir assurer la protection des droits des personnes touchées par le conflit depuis l’opération du 19 septembre 2023 et veiller à ce que l’Azerbaïdjan respecte les engagements qu’il a pris.
19. La Cour aurait dû fonder sa décision sur l’application des dispositions pertinentes du Statut et être guidée par sa jurisprudence, qui veut que « [d]ès lors que la Cour a constaté qu’un État a pris un engagement quant à son comportement futur, il n’entre pas dans sa fonction d’envisager que cet État ne le respecte pas » (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 272, par. 60). De plus, les engagements de l’Azerbaïdjan étaient clairs, précis et sans équivoque, et ont été communiqués au public auquel ils étaient destinés. Dans un engagement unilatéral, ce que le destinataire entend comprendre de la formulation ou de la validité de cet engagement n’entre pas en jeu. C’est l’intention de l’État faisant la déclaration qui est déterminante.
20. Enfin, la Cour aurait dû rappeler les précédentes mesures conservatoires qu’elle a indiquées en l’espèce, y adjoindre les engagements pris par l’Azerbaïdjan à la présente phase et ordonner que ceux-ci soient exécutés et respectés. Cela serait compatible avec la fonction judiciaire.
21. La Cour n’aurait pas dû envisager que l’Azerbaïdjan ne respecte pas ses engagements, sachant que le Haut-Karabakh est désormais indiscutablement reconnu comme faisant partie du territoire souverain de cet État.
22. Si la Cour avait suivi la voie susmentionnée, il n’y aurait pas eu lieu d’indiquer les mesures contenues dans la présente ordonnance. L’accent aurait dû être mis sur le respect des engagements pris par l’Azerbaïdjan dans la perspective de parvenir à la paix et à la stabilité.
23. Je maintiens qu’à mon sens l’indication de mesures conservatoires doit servir un objectif et que la Cour doit s’attacher au respect et à la légitimité de ces mesures.
24. Je regrette de ne pouvoir non plus approuver l’aspect procédural de la présente ordonnance.
(Signé) Abdul G. KOROMA.
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