16 NOVEMBRE 2023
ORDONNANCE
APPLICATION DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE ET AUTRES
PEINES OU TRAITEMENTS CRUELS, INHUMAINS OU DÉGRADANTS
(CANADA ET PAYS-BAS c. RÉPUBLIQUE ARABE SYRIENNE)
___________
APPLICATION OF THE CONVENTION AGAINST TORTURE AND OTHER CRUEL,
INHUMAN OR DEGRADING TREATMENT OR PUNISHMENT
(CANADA AND THE NETHERLANDS v. SYRIAN ARAB REPUBLIC)
16 NOVEMBRE 2023
ORDER
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-19
I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE 20-47
1. Observations générales 20-23
2. Existence d’un différend concernant l’interprétation ou
l’application de la convention contre la torture 24-33
3. Conditions procédurales préalables 34-46
4. Conclusion quant à la compétence prima facie 47
II. QUALITÉ POUR AGIR DU CANADA ET DES PAYS-BAS 48-51
III. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN
ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES 52-63
IV. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE 64-75
V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER 76-82
DISPOSITIF 83
___________
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2023
2023
16 novembre
Rôle général
no 188
16 novembre 2023
APPLICATION DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE ET AUTRES
PEINES OU TRAITEMENTS CRUELS, INHUMAINS OU DÉGRADANTS
(CANADA ET PAYS-BAS c. RÉPUBLIQUE ARABE SYRIENNE)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
ORDONNANCE
Présents : MME DONOGHUE, présidente ; M. GEVORGIAN, vice-président ; MM. TOMKA,
ABRAHAM, BENNOUNA, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, ROBINSON,
SALAM, IWASAWA, NOLTE, MME CHARLESWORTH, M. BRANT, juges ; M. GAUTIER,
greffier.
La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 41 et 48 du Statut de la Cour et les articles 73, 74 et 75 de son Règlement,
Rend l’ordonnance suivante :
- 2 -
1. Le 8 juin 2023, le Canada et le Royaume des Pays-Bas (ci-après les « États demandeurs »
ou les « demandeurs ») ont déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre
la République arabe syrienne (ci-après la « Syrie ») concernant des violations alléguées de la
convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après
la « convention contre la torture » ou la « convention »).
2. Au terme de leur requête, les États demandeurs
« prient respectueusement la Cour de dire et juger que la Syrie :
a) a violé les obligations lui incombant au regard de la convention contre la torture, en
particulier celles énoncées aux articles 2, 7, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16 et 19, et
continue de le faire ;
b) doit accepter pleinement sa responsabilité pour ces faits internationalement illicites ;
c) doit cesser immédiatement ces violations continues et se conformer aux obligations
qui lui incombent au titre de la convention contre la torture ;
d) doit fournir des assurances et garanties appropriées de non-répétition des violations
de la convention contre la torture ;
e) doit enquêter sur les actes de torture et, lorsque cela est justifié, en poursuivre et en
punir les responsables, tout en garantissant à toute personne poursuivie un traitement
équitable à tous les stades de la procédure ; et
f) doit accorder à chaque victime réparation intégrale, y compris sous forme
d’indemnisation et de réadaptation, pour le préjudice subi en conséquence de ces
faits internationalement illicites.
Les demandeurs prient également respectueusement la Cour de dire et juger que
la Syrie a commis une violation grave d’une norme impérative du droit international en
raison de son manquement flagrant ou systématique à l’obligation qui lui incombe au
regard de l’article 2 de la convention contre la torture de ne pas commettre d’actes de
torture ainsi que d’empêcher ses agents et autres personnes agissant à titre officiel de
perpétrer de tels actes, et de déterminer les conséquences juridiques qui en découlent. »
3. Dans leur requête, les États demandeurs entendent fonder la compétence de la Cour sur le
paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci et le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention
contre la torture.
4. En même temps que la requête, les États demandeurs, se référant à l’article 41 du Statut de
la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, ont présenté une demande en indication de
mesures conservatoires.
5. Au terme de leur demande, les États demandeurs ont prié la Cour d’indiquer les mesures
conservatoires suivantes :
« a) la Syrie doit immédiatement prendre des mesures efficaces pour cesser et prévenir
tous les actes qui sont constitutifs de torture et d’autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants ou y contribuent ;
- 3 -
b) compte tenu du risque fortement accru, pour les détenus, d’être soumis à la torture
et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Syrie doit
immédiatement :
i) cesser les détentions arbitraires et libérer toutes les personnes détenues
arbitrairement ou illégalement ;
ii) cesser toute forme de détention au secret ;
iii) permettre l’accès à tous ses lieux de détention officiels et non officiels aux
mécanismes de contrôle indépendants et au personnel médical, et autoriser les
contacts et les visites entre les détenus et leurs familles et avocats ;
iv) prendre des mesures urgentes pour améliorer les conditions de vie dans tous
ses centres de détention officiels et non officiels, afin de garantir que tous les
détenus sont traités avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à
la personne humaine, conformément aux normes internationales ;
c) la Syrie doit s’abstenir de détruire ou de rendre inaccessible tout élément de preuve
lié à la requête, notamment en détruisant ou en rendant inaccessibles des dossiers
médicaux ou d’autres documents concernant des blessures subies à la suite d’actes
de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou la
dépouille de toute personne ayant été victime d’actes de torture ou d’autres peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
d) la Syrie doit sauvegarder tout renseignement concernant la cause du décès d’un
détenu décédé pendant sa détention ou son hospitalisation, y compris toute
information relative à l’examen médico-légal de la dépouille et aux lieux
d’inhumation, et fournir aux proches de toute personne décédée à la suite d’actes de
torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants après son
arrestation, son hospitalisation ou sa détention un certificat de décès indiquant la
cause véritable du décès ;
e) la Syrie doit communiquer aux proches l’emplacement des lieux d’inhumation des
personnes décédées à la suite d’actes de torture ou d’autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants après leur arrestation, leur hospitalisation ou leur
détention ;
f) la Syrie ne doit prendre aucune mesure, et veiller à ce qu’aucune mesure ne soit
prise, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend existant qui fait l’objet de la
requête, ou d’en rendre le règlement plus difficile ; et
g) la Syrie doit présenter à la Cour un rapport sur toutes les mesures qu’elle aura prises
pour donner effet à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, en
commençant au plus tard six mois après le prononcé de celle-ci, et tous les six mois
par la suite jusqu’au règlement du différend. »
6. Le greffier a immédiatement communiqué au Gouvernement de la Syrie la requête,
conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut de la Cour, et la demande en indication de
mesures conservatoires, conformément au paragraphe 2 de l’article 73 du Règlement. Il a également
informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt de cette requête et de
cette demande.
- 4 -
7. En attendant que la communication prévue au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut ait été
effectuée, le greffier a, par lettre en date du 13 juin 2023, informé tous les États admis à ester devant
la Cour du dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires.
8. Par lettre en date du 8 juin 2023 accompagnant la requête, le Canada a informé la Cour de
la désignation de M. Alan H. Kessel, sous-ministre adjoint et conseiller juridique aux Affaires
mondiales Canada, en qualité d’agent aux fins de l’affaire. Il a par la suite, par lettre en date du
2 novembre 2023, informé la Cour de la désignation de M. Louis-Martin Aumais, directeur général
du bureau du Droit international public aux Affaires mondiales Canada, en qualité de coagent.
Par lettre en date du 8 juin 2023 accompagnant la requête, le Royaume des Pays-Bas a informé
la Cour de la désignation de M. René J.M. Lefeber, conseiller juridique au ministère des affaires
étrangères, en qualité d’agent aux fins de l’affaire, et de Mme Annemarieke Künzli, conseil juridique
au ministère des affaires étrangères, en qualité de coagente.
9. Par lettres en date du 9 juin 2023, le greffier a fait savoir aux Parties que la Cour,
conformément au paragraphe 3 de l’article 74 de son Règlement, avait fixé au 3 juillet 2023 la date
d’ouverture de la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires. Il les a
par la suite informées, par lettres en date du 23 juin 2023, que la Cour avait décidé de reporter
l’ouverture de la procédure orale au 19 juillet 2023. Par lettre en date du 13 juillet 2023, la Syrie a
prié la Cour de reporter de trois mois la tenue des audiences. Après avoir consulté les États
demandeurs, qui se sont opposés à cette demande, la Cour a reporté l’ouverture de la procédure orale
au 10 octobre 2023. Les Parties ont été informées de la décision de la Cour par lettres en date du
14 juillet 2023.
10. Conformément au paragraphe 1 de l’article 43 du Règlement, le greffier a adressé aux États
parties à la convention contre la torture la notification prévue au paragraphe 1 de l’article 63 du
Statut. En outre, conformément au paragraphe 3 de l’article 69 du Règlement, il a adressé à
l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise de son Secrétaire général, la notification prévue au
paragraphe 3 de l’article 34 du Statut.
11. Par lettre en date du 9 octobre 2023, le chargé d’affaires de l’ambassade de Syrie à
Bruxelles a informé la Cour que son gouvernement avait décidé de ne pas participer aux audiences
devant s’ouvrir le 10 octobre 2023, et que la Cour se verrait communiquer « les détails de la position
de [la Syrie] dans une autre lettre ».
12. À l’audience tenue dans la matinée du 10 octobre 2023, des observations orales sur la
demande en indication de mesures conservatoires ont été présentées par :
Au nom du Canada et des Pays-Bas : M. René J.M. Lefeber,
Mme Annemarieke Künzli,
Mme Teresa Crockett,
M. Alan H. Kessel.
13. Au terme de leurs plaidoiries, les États demandeurs ont prié la Cour d’indiquer les mesures
conservatoires suivantes :
- 5 -
« a) la Syrie doit immédiatement prendre des mesures efficaces pour cesser et prévenir
tous les actes qui sont constitutifs de torture et d’autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants ou y contribuent ;
b) compte tenu du risque fortement accru, pour les détenus, d’être soumis à la torture
et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Syrie doit
immédiatement :
i) cesser les détentions arbitraires et libérer toutes les personnes détenues
arbitrairement ou illégalement ;
ii) cesser toute forme de détention au secret ;
iii) permettre l’accès à tous ses lieux de détention officiels et non officiels aux
mécanismes de contrôle indépendants et au personnel médical, et autoriser les
contacts et les visites entre les détenus et leurs familles et avocats ;
iv) prendre des mesures urgentes pour améliorer les conditions de vie dans tous
ses centres de détention officiels et non officiels, afin de garantir que tous les
détenus sont traités avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à
la personne humaine, conformément aux normes internationale ;
c) la Syrie doit s’abstenir de détruire ou de rendre inaccessible tout élément de preuve
lié à la requête, notamment en détruisant ou en rendant inaccessibles des dossiers
médicaux ou d’autres documents concernant des blessures subies à la suite d’actes
de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou la
dépouille de toute personne ayant été victime d’actes de torture ou d’autres peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
d) la Syrie doit sauvegarder tout renseignement concernant la cause du décès d’un
détenu décédé pendant sa détention ou son hospitalisation, y compris toute
information relative à l’examen médico-légal de la dépouille et aux lieux
d’inhumation, et fournir aux proches de toute personne décédée à la suite d’actes de
torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants après son
arrestation, son hospitalisation ou sa détention un certificat de décès indiquant la
cause véritable du décès ;
e) la Syrie doit communiquer aux proches l’emplacement des lieux d’inhumation des
personnes décédées à la suite d’actes de torture ou d’autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants après leur arrestation, leur hospitalisation ou leur
détention ;
f) la Syrie ne doit prendre aucune mesure, et veiller à ce qu’aucune mesure ne soit
prise, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend existant qui fait l’objet de la
requête, ou d’en rendre le règlement plus difficile ;
g) la Syrie doit présenter à la Cour un rapport sur toutes les mesures qu’elle aura prises
pour donner effet à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, en
commençant au plus tard six mois après le prononcé de celle-ci, et tous les six mois
par la suite jusqu’au règlement du différend ; et
h) la Syrie doit prendre des mesures immédiates pour réduire le risque que des actes de
torture ne soient commis par ses agents et autres personnels, notamment en donnant
des instructions afin de garantir que les détenus sont traités dans le respect de la
- 6 -
dignité humaine, en suspendant, pendant la durée de l’enquête, tout personnel
soupçonné de s’être livré à la torture ou à d’autres mauvais traitements, en levant
l’immunité de fait pour ceux de ses agents qui commettent des actes de torture et en
veillant à ce que les déclarations obtenues par la torture ne puissent être utilisées
comme élément de preuve dans une procédure. »
14. Par lettre en date du 10 octobre 2023 et reçue au Greffe en début d’après-midi le même
jour, le chargé d’affaires de l’ambassade de Syrie à Bruxelles a communiqué à la Cour la position de
son gouvernement concernant la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le
Canada et les Pays-Bas. Cette lettre a immédiatement été transmise aux États demandeurs.
15. Par lettre en date du 13 octobre 2023, la Syrie a informé la Cour de la désignation de
M. Ammar Al-Arsan, chargé d’affaires de l’ambassade de la République arabe syrienne à Bruxelles,
et de M. Ihab Hamed, conseiller à la mission permanente de la République arabe syrienne auprès de
l’Office des Nations Unies à Genève, en qualité d’agents aux fins de l’affaire.
*
* *
16. La Cour regrette la décision prise par la Syrie de ne pas prendre part à la procédure orale
sur la demande en indication de mesures conservatoires.
17. La non-comparution d’une partie comporte des conséquences négatives pour une bonne
administration de la justice, en ce qu’elle prive la Cour de l’aide qu’une partie aurait pu lui apporter.
La Cour doit néanmoins continuer de s’acquitter de sa fonction judiciaire dans n’importe quelle phase
de l’affaire (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du
16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217, par. 21).
18. Bien qu’officiellement absentes lors d’une phase particulière de l’affaire, ou de toutes, les
parties non comparantes soumettent parfois des lettres et des documents à la Cour par des moyens
non prévus par son Règlement. Il est utile pour la Cour de connaître les vues des deux parties, quelle
que soit la forme sous laquelle elles ont été présentées (voir Allégations de génocide au titre de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de
Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217,
par. 22).
19. Ainsi, la Cour prendra en considération la lettre communiquée par la Syrie le 10 octobre
2023 (voir ci-dessus le paragraphe 14) dans la mesure où elle estimera approprié de le faire pour
s’acquitter de ses obligations. Elle souligne que la non-comparution d’une partie à la procédure ou à
une phase quelconque de celle-ci ne saurait en aucun cas affecter la validité de sa décision
(Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022,
C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217, par. 23).
- 7 -
I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE
1. Observations générales
20. La Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par
le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être
fondée, mais elle n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au
fond de l’affaire (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires,
ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217-218, par. 24).
21. En la présente espèce, les États demandeurs entendent fonder la compétence de la Cour
sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci et le paragraphe 1 de l’article 30 de la
convention contre la torture (voir ci-dessus le paragraphe 3). La Cour doit donc, en premier lieu,
déterminer si ces dispositions lui confèrent prima facie compétence pour statuer au fond de l’affaire,
ce qui lui permettrait sous réserve que les autres conditions nécessaires soient réunies
d’indiquer des mesures conservatoires.
22. Le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture est ainsi libellé :
« Tout différend entre deux ou plus des États parties concernant l’interprétation
ou l’application de la présente Convention qui ne peut pas être réglé par voie de
négociation est soumis à l’arbitrage à la demande de l’un d’entre eux. Si, dans les
six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à
se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut
soumettre le différend à la Cour internationale de Justice en déposant une requête
conformément au Statut de la Cour. »
23. Le Canada, les Pays-Bas et la Syrie sont tous trois parties à la convention contre la
torture. Le Canada l’a ratifiée le 24 juin 1987 et les Pays-Bas, le 21 décembre 1988 ; la Syrie y a,
quant à elle, adhéré le 19 août 2004. Aucune des Parties n’a formulé de réserve à l’article 30 de la
convention.
2. Existence d’un différend concernant l’interprétation ou
l’application de la convention contre la torture
24. Le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture subordonne la
compétence de la Cour à l’existence d’un différend concernant l’interprétation ou l’application de
cet instrument. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un différend est « un désaccord sur un
point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts » entre
des parties (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11).
Pour qu’un différend existe, « [i]l [doit être] démontr[é] que la réclamation de l’une des parties se
heurte à l’opposition manifeste de l’autre » (Sud-Ouest africain (Éthiopie c. Afrique du Sud ; Libéria
c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328). Les « “points de vue
des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution” de certaines obligations internationales,
“[doivent être] nettement opposés” » (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces
maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.
Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la
Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74). À l’effet
d’établir si un différend existe dans la présente affaire, la Cour ne peut se borner à constater que l’une
- 8 -
des Parties soutient que la convention s’applique alors que l’autre le nie (voir Allégations de génocide
au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine
c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J.
Recueil 2022 (I), p. 218-219, par. 28).
25. Les États demandeurs entendant fonder sa compétence sur la clause compromissoire d’une
convention internationale, la Cour doit rechercher, au présent stade de la procédure, si les actes dont
ils tirent grief semblent susceptibles d’entrer dans le champ d’application ratione materiae de cet
instrument (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du
16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 219, par. 29).
* *
26. Les États demandeurs affirment que les échanges entre les Parties, qui s’étendent sur plus
de dix ans et comprennent des déclarations faites dans des enceintes multilatérales, des déclarations
publiques et des notes diplomatiques, montrent clairement qu’un différend les oppose à la Syrie
concernant l’interprétation et l’application de la convention contre la torture. Ils avancent que, depuis
2011 au moins, ils ont, de manière constante, exprimé leur profonde préoccupation au sujet de la
situation des droits de l’homme en Syrie, et appelé à maintes reprises cette dernière à s’acquitter des
obligations internationales qui lui incombent en la matière, en particulier celles énoncées par la
convention contre la torture. Ils soutiennent qu’ils ont, dans différentes enceintes multilatérales, et
notamment devant le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale et le Conseil des droits de l’homme
des Nations Unies, expressément fait état de leur opposition et de leur préoccupation à l’égard de
pratiques persistantes de torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en
Syrie, et que celle-ci a chaque fois gardé le silence ou exprimé son désaccord.
27. Les demandeurs indiquent également que, le 18 septembre 2020, les Pays-Bas ont
formellement notifié à la Syrie l’existence d’un différend entre eux et demandé que des négociations
soient menées, en application du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture, au
sujet du non-respect par la Syrie de ses obligations au titre de cet instrument. Selon les demandeurs,
les Pays-Bas ont annoncé publiquement qu’ils avaient pris cette mesure, et la Syrie a, le lendemain,
fait à son tour une déclaration publique, dans laquelle elle dénonçait la démarche entreprise par les
Pays-Bas. Les demandeurs ajoutent que, le 3 mars 2021, le Canada a présenté à la Syrie une demande
similaire de négociations en application du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la
torture, « à la lumière du différend de longue date entre le Gouvernement du Canada et la République
arabe syrienne ». Cette demande a elle aussi donné lieu à une annonce publique. Les demandeurs
relèvent qu’ils ont, dans une déclaration commune datée du 12 mars 2021, formulé leur intention
d’amener la Syrie à répondre des violations de ses obligations au regard de la convention contre la
torture. Ils se réfèrent en outre à deux documents, intitulés « Exposé des faits » et « Exposé de droit »,
qu’ils ont communiqués à la Syrie le 9 août 2021, et dans lesquels étaient formulés les remèdes
recherchés. Les demandeurs indiquent que, le 30 septembre 2021, la Syrie les a avisés qu’elle
« rejetait “in toto” la formulation utilisée pour qualifier le différend, renvoyant à sa “responsabilité
internationale pour les manquements récents à ses obligations au titre de la convention contre la
torture”, ainsi que l’exposé des faits et l’exposé de droit ».
*
- 9 -
28. Selon la position de la Syrie, telle que présentée dans la lettre du 10 octobre 2023 adressée
par son ambassade à Bruxelles, les demandeurs n’ont pas apporté la preuve des éléments requis,
conformément à la jurisprudence de la Cour, pour établir l’existence d’un différend. La Syrie soutient
qu’il ressort de la correspondance qu’elle a échangée avec les demandeurs et de deux réunions tenues
en personne entre leurs délégations respectives en avril et octobre 2022 que
« [s]es vues … n’étaient pas opposées à celles des demandeurs, et qu[’elle] a tenté de
comprendre les préoccupations et les positions de ces derniers et d’obtenir des
précisions supplémentaires en vue d’en vérifier le bien-fondé et de prendre les mesures
qui pourraient être nécessaires ou requises, ainsi que de parvenir à un accord avec eux ».
29. La Syrie avance en outre que « [l]es déclarations et communiqués des
demandeurs … revêtaient un caractère purement général et ne portaient pas spécifiquement sur
l’“existence d’un différend” au regard de la convention contre la torture », précisant qu’ils « ont été
établis dans le contexte global de l’évolution de la situation en Syrie ». De même, elle indique que
« la correspondance échangée entre les Parties était de nature procédurale, et s’inscrivait dans le
contexte d’échanges visant à clarifier les points soulevés par les demandeurs ».
* *
30. La Cour rappelle que, aux fins de déterminer s’il existait un différend entre les parties au
moment du dépôt de la requête, elle tient notamment compte de l’ensemble des déclarations ou
documents échangés entre elles, ainsi que de tout échange ayant eu lieu dans des enceintes
multilatérales (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires,
ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 220-221, par. 35). L’existence d’un
différend doit être établie objectivement par la Cour ; c’est une question de fond, et non de forme ou
de procédure (ibid.).
31. La Cour prend note de l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils ont, depuis 2011,
dénoncé les violations alléguées de la convention dans différentes enceintes multilatérales et
bilatérales. La Cour examinera tout d’abord les déclarations faites dans un cadre bilatéral. À cet
égard, les Pays-Bas et le Canada ont adressé à la Syrie deux notes diplomatiques individuelles,
respectivement datées du 18 septembre 2020 et du 3 mars 2021, lui reprochant de ne pas s’être
acquittée de ses obligations au titre de la convention contre la torture. Le 21 avril 2021, les
demandeurs ont envoyé une première note diplomatique conjointe, qui faisait notamment référence
à ces communications antérieures. Dans une note diplomatique datée du 30 septembre 2021, la Syrie
a reconnu que les demandeurs avaient envoyé l’« exposé des faits » et l’« exposé de droit » le 9 août
2021 et indiqué qu’elle rejetait « in toto » la « formulation » employée par ces derniers, qui évoquait
sa « responsabilité internationale pour les manquements à ses obligations au titre de la convention
contre la torture ». Dans une série de notes diplomatiques échangées par la suite entre les Parties pour
examiner la possibilité de poursuivre leurs échanges, la Syrie a exprimé son respect pour la
convention contre la torture et affirmé prêter attention aux obligations internationales lui incombant,
notamment au titre de cet instrument. La Cour estime que ces échanges intervenus entre les Parties
avant le dépôt de la requête indiquent que celles-ci ont des vues divergentes sur la question de savoir
si certains actes ou omissions reprochés à la Syrie emportent violation des obligations que lui impose
la convention contre la torture. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire pour la Cour
d’examiner les arguments des demandeurs concernant les déclarations faites dans des enceintes
multilatérales.
- 10 -
32. Aux fins de la présente procédure, la Cour n’a pas à se prononcer sur la question de savoir
si la Syrie a, comme cela est allégué, manqué aux obligations lui incombant au titre de la convention
contre la torture, ce qu’elle ne pourrait faire que dans le cadre de l’examen de l’affaire au fond. Au
stade actuel, celui d’une ordonnance sur une demande en indication de mesures conservatoires, elle
doit établir si les actes et omissions dont les demandeurs tirent grief semblent susceptibles d’entrer
dans les prévisions de la convention (cf. Allégations de génocide au titre de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 222, par. 43). La Cour note
que, selon les États demandeurs, la Syrie a violé ses obligations au titre de la convention de
différentes manières, soit par des disparitions forcées, le traitement odieux des détenus, des
conditions inhumaines de détention, d’autres actes commis pour contraindre, punir ou terroriser la
population civile, ainsi que la violence sexuelle et fondée sur le genre. De l’avis de la Cour, les actes
et omissions que les demandeurs reprochent à la Syrie semblent susceptibles d’entrer dans les
prévisions de la convention.
33. En conséquence, la Cour conclut qu’il existe une base suffisante pour établir prima facie
qu’un différend oppose les Parties quant à l’interprétation ou à l’application de la convention contre
la torture.
3. Conditions procédurales préalables
34. Le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture énonce des conditions
procédurales préalables auxquelles il doit être satisfait pour qu’un différend puisse être porté devant
la Cour (voir Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal),
arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 445-448, par. 56-63). Il faut tout d’abord que les parties tentent de
régler le différend « par voie de négociation ». Ensuite, le différend, s’il ne peut être réglé par cette
voie, doit être « soumis à l’arbitrage à la demande de l’un[e des parties] ». Enfin, la disposition
prévoit que le différend ne peut être porté devant la Cour que si, « dans les six mois qui suivent la
date de la demande d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation
de l’arbitrage ».
35. Au stade actuel de la procédure, la Cour déterminera s’il apparaît, prima facie, que les
demandeurs ont véritablement cherché à mener des négociations avec la Syrie en vue de régler le
différend qui les oppose au sujet du respect, par cette dernière, des obligations matérielles lui
incombant au titre de la convention contre la torture, et si les demandeurs ont poursuivi ces
négociations autant qu’il était possible (voir Application de la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures
conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 372, par. 33). Elle
examinera ensuite s’il apparaît, prima facie, qu’une tentative a été faite pour soumettre le différend
à l’arbitrage, et si, le cas échéant, un délai de six mois s’est écoulé depuis la demande d’arbitrage
formulée par les demandeurs, délai dans lequel les Parties ne sont pas parvenues à se mettre d’accord
sur l’organisation de l’arbitrage.
* *
36. Concernant la condition préalable de négociation prescrite au paragraphe 1 de l’article 30
de la convention contre la torture, les États demandeurs commencent par rappeler qu’ils ont, pendant
une période de trois ans, échangé 66 notes diplomatiques avec la Syrie, et qu’ils ont pris part à
- 11 -
deux réunions tenues en personne en avril et octobre 2022, en vue de trouver une issue négociée au
différend. Ils indiquent ensuite que, à la fin de la seconde réunion, tenue les 5 et 6 octobre 2022, il
était « clair que les positions des Parties restaient diamétralement opposées s’agissant des faits
présentés par le Canada et les Pays-Bas, de la portée du différend, de l’interprétation et de
l’application de la convention contre la torture, et du règlement éventuel du différend ». Les
demandeurs ajoutent que, après plus de deux ans « d’efforts concertés », les positions des Parties
n’avaient pas évolué et aucun progrès n’avait été réalisé dans la recherche d’une solution au
différend. Ayant conclu que la poursuite des négociations ne permettrait pas de parvenir à un
règlement du différend, ils ont, par note diplomatique en date du 17 octobre 2022, informé la Syrie
qu’ils considéraient que les négociations étaient devenues inutiles ou avaient abouti à une impasse.
37. S’agissant de la condition préalable relative à l’arbitrage prévue au paragraphe 1 de
l’article 30 de la convention contre la torture, les États demandeurs font valoir qu’ils ont, par une
note diplomatique en date du 7 novembre 2022, formellement demandé que le différend soit soumis
à l’arbitrage, en annexant à cette communication un ensemble de propositions présentées comme les
« éléments de base » d’un accord sur l’organisation de cette procédure. Selon les demandeurs, la
Syrie n’a pas accusé réception de cette demande, et n’y a pas davantage répondu de quelque autre
façon ; elle n’a en outre jamais, bien qu’ayant été plusieurs fois invitée à le faire, formulé aucun
commentaire sur les propositions soumises. Les demandeurs soulignent que plus de six mois se sont
écoulés depuis leur demande formelle d’arbitrage sans qu’un accord soit intervenu sur l’organisation
de cette procédure.
*
38. Concernant la condition préalable de négociation énoncée au paragraphe 1 de l’article 30
de la convention contre la torture, la Syrie fait valoir, dans sa lettre du 10 octobre 2023, que les notes
diplomatiques échangées entre les Parties ne traitaient pas « du fond … de la question », et que la
première réunion, tenue le 26 avril 2022, « ne portait que sur des aspects procéduraux ». Selon elle,
les Parties sont convenues qu’elles se réuniraient tous les trois mois, et ont en conséquence échangé
des communications pour arrêter la date de la réunion suivante. La Syrie affirme que cette seconde
réunion, tenue les 5 et 6 octobre 2022 entre les Parties, est la seule à avoir porté sur les questions de
fond et qu’elle ne permettait donc pas aux demandeurs de conclure que les Parties avaient atteint une
impasse ou que toute nouvelle négociation serait inutile. Elle soutient que, dans la correspondance
échangée par la suite, elle a régulièrement réaffirmé sa volonté d’avoir un dialogue sérieux et de
bonne foi avec les demandeurs sur le fondement de la convention contre la torture, en indiquant
qu’elle souhaitait soulever des points supplémentaires aux fins de la discussion et en proposant à
maintes reprises que les Parties se réunissent à nouveau dès que possible.
39. Pour ce qui est de la condition préalable d’arbitrage prévue au paragraphe 1 de l’article 30
de la convention contre la torture, la Syrie allègue, dans sa lettre du 10 octobre 2023, que la demande
d’arbitrage contenue dans la note diplomatique du 7 novembre 2022 adressée par les demandeurs
était contraire à l’esprit et à la lettre de l’article 30 de la convention au motif que les « éléments »
relatifs à la formation d’un tribunal arbitral contenus dans la note diplomatique constituaient « une
condition préalable excluant toute possibilité de discuter de la question de l’arbitrage ».
* *
- 12 -
40. S’agissant de la condition préalable de négociation énoncée au paragraphe 1 de l’article 30
de la convention contre la torture, la Cour relève que les négociations sont à distinguer des simples
protestations ou contestations, et supposent que l’une des parties ait véritablement cherché à engager
un dialogue avec l’autre en vue de régler le différend. Si les parties ont cherché à négocier ou ont
entamé des négociations, cette condition préalable n’est réputée remplie que lorsque la tentative de
négocier a été vaine ou que les négociations ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une
impasse. Pour satisfaire à cette condition préalable, « ladite négociation doit … concerner l’objet du
différend, qui doit lui-même se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument en
question » (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du
7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 373-374, par. 38).
41. La Cour note que, depuis que la Syrie s’est vu formellement reprocher d’avoir manqué aux
obligations qui lui incombent en vertu de la convention contre la torture par les Pays-Bas, dans leur
note diplomatique du 18 septembre 2020 (dans laquelle était proposée la conduite de négociations à
cet égard), par le Canada, dans sa première note diplomatique envoyée le 3 mars 2021, puis par les
deux États demandeurs, dans leur première note diplomatique conjointe datée du 21 avril 2021, les
Parties ont échangé, pendant deux ans, une série de notes diplomatiques et tenu des réunions en
personne le 26 avril et les 5 et 6 octobre 2022 afin de tenter de parvenir à un règlement négocié du
différend. Or, il apparaît à la Cour, au vu de la teneur des notes diplomatiques et des informations
disponibles concernant les réunions tenues en personne, que les positions qui étaient celles des Parties
n’avaient pas évolué et qu’aucun progrès substantiel n’avait été fait aux fins de la résolution du
différend dans la période ayant précédé la note diplomatique conjointe du 7 novembre 2022 dans
laquelle le Canada et les Pays-Bas ont demandé que le différend soit soumis à l’arbitrage.
42. En conséquence, il apparaît à la Cour que la condition préalable de négociation prescrite
au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention avait été remplie à la date de dépôt de la requête.
43. Concernant la condition préalable relative à l’arbitrage prévue au paragraphe 1 de
l’article 30 de la convention contre la torture, la Cour estime que, dans leur note diplomatique datée
du 7 novembre 2022, les États demandeurs ont expressément proposé à la Syrie de recourir à
l’arbitrage en vue de régler le différend concernant les violations de la convention qui lui étaient
reprochées. La Cour observe en outre que la Syrie ne semble pas avoir accusé réception de cette
proposition ni y avoir répondu d’une quelconque autre manière, et que plus de six mois se sont
écoulés depuis que celle-ci a été formulée. Il apparaît donc à la Cour que la condition procédurale
préalable relative à l’arbitrage, énoncée au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention, avait été
remplie à la date de dépôt de la requête.
44. Rappelant que, à ce stade de la procédure, elle doit se prononcer uniquement sur sa
compétence prima facie, la Cour estime qu’il semble avoir été satisfait aux conditions procédurales
préalables prescrites par le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture.
*
45. La Cour note que la Syrie, dans sa lettre du 10 octobre 2023, affirme que la Cour n’a pas
compétence pour connaître de la requête. La Syrie soutient en particulier que, en cas de différend
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concernant l’interprétation ou l’application de la convention contre la torture, l’article 30 de celle-ci
ne trouve à s’appliquer qu’après la mise en oeuvre des procédures et dispositifs prévus aux articles 17
à 21, qui portent sur la constitution du Comité contre la torture et les fonctions qui lui sont confiées.
Les demandeurs ne peuvent, selon elle, introduire une instance devant la Cour sur le fondement de
l’article 30 de la convention sans avoir préalablement soumis une communication au Comité contre
la torture conformément à l’article 21, ce qu’ils n’ont pas fait. La Syrie ajoute que, en tout état de
cause, elle a fait une déclaration en vertu du paragraphe 1 de l’article 28 aux termes de laquelle elle
ne reconnaît pas la compétence du Comité pour agir conformément à l’article 20, et qu’elle n’a jamais
soumis de déclaration reconnaissant la compétence de celui-ci pour recevoir et examiner des
communications en vertu de l’article 21.
46. À cet égard, la Cour observe que le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la
torture ne semble pas indiquer que la compétence qu’il lui confère est subordonnée aux procédures
du Comité contre la torture. Il apparaît en outre à la Cour que la déclaration de la Syrie rejetant la
compétence de cet organe pour agir conformément à l’article 20 et le fait que celle-ci n’ait jamais
reconnu la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications en vertu de
l’article 21 sont sans incidence sur la compétence de la Cour au titre du paragraphe 1 de l’article 30
de la convention.
4. Conclusion quant à la compétence prima facie
47. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en
vertu du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture pour connaître de l’affaire
dans la mesure où le différend entre les Parties concerne l’interprétation ou l’application de la
convention.
II. QUALITÉ POUR AGIR DU CANADA ET DES PAYS-BAS
48. Le Canada et les Pays-Bas soutiennent qu’ils demandent l’exécution, par la Syrie, des
obligations lui incombant au titre de la convention contre la torture, qui revêtent, de leur point de
vue, un caractère erga omnes partes et leur sont donc dues, comme elles sont dues à tous les autres
États parties à la convention.
49. Dans sa lettre du 10 octobre 2023, la Syrie soutient que les obligations découlant de la
convention contre la torture sont des obligations individuelles faites aux États, et que les demandeurs
ne sont pas en droit de mettre en cause sa responsabilité sur le fondement de la convention, parce
qu’ils n’ont pas établi avoir subi un quelconque préjudice.
* *
50. La Cour rappelle que, dans une affaire précédente dans laquelle le paragraphe 1 de
l’article 30 de la convention contre la torture était, comme en la présente espèce, invoqué pour fonder
sa compétence, elle a observé que, « [e]n raison des valeurs qu’ils partagent, les États parties à cet
instrument ont un intérêt commun à assurer la prévention des actes de torture et, si de tels actes sont
commis, à veiller à ce que leurs auteurs ne bénéficient pas de l’impunité ». Selon le raisonnement
exposé par la Cour, un tel intérêt commun
- 14 -
« implique que les obligations en question s’imposent à tout État partie à la convention
à l’égard de tous les autres États parties. L’ensemble des États parties ont “un intérêt
juridique” à ce que les droits en cause soient protégés (Barcelona Traction, Light and
Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J.
Recueil 1970, p. 32, par. 33). Les obligations correspondantes peuvent donc être
qualifiées d’“obligations erga omnes partes”, en ce sens que, quelle que soit l’affaire,
chaque État partie a un intérêt à ce qu’elles soient respectées. » (Questions concernant
l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil
2012 (II), p. 449, par. 68.)
Il s’ensuit que tout État partie à la convention contre la torture peut invoquer la responsabilité d’un
autre État partie en vue d’obtenir que la Cour détermine si celui-ci a manqué à ses obligations erga
omnes partes et de mettre fin à ce manquement.
51. La Cour conclut en conséquence que les demandeurs ont, prima facie, qualité pour lui
soumettre le différend qui les oppose à la Syrie au sujet de violations alléguées d’obligations
découlant de la convention contre la torture.
III. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN
ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES
52. Le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son
Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision au fond, les droits revendiqués par
chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures
les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des
parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits invoqués par le
demandeur sont au moins plausibles (voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de
Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 223,
par. 50).
53. À ce stade de la procédure, cependant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer
définitivement sur le point de savoir si les droits que les États demandeurs souhaitent voir protégés
existent ; il lui faut seulement déterminer si les droits que ceux-ci revendiquent au fond et dont ils
sollicitent la protection sont plausibles. En outre, un lien doit exister entre les droits dont la protection
est recherchée et les mesures conservatoires demandées (Allégations de génocide au titre de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de
Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 224,
par. 51).
* *
54. Les demandeurs soutiennent que, étant donné qu’ils sont parties à la convention contre la
torture et ont, à ce titre, un intérêt commun à ce que soient respectées les obligations en découlant,
les droits qu’ils revendiquent en la présente instance sont plausibles. Ils se réfèrent à leurs droits
d’exiger que la Syrie s’acquitte des obligations qui lui incombent au regard de la convention contre
la torture, notamment celles énoncées aux articles 2, 7, 10, 11, 12, 13, 15 et 16. En outre, ils font
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valoir que la protection de ces droits aura pour effet de protéger également les personnes qui, selon
eux, sont actuellement soumises à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants en Syrie ou risquent de l’être de manière imminente.
*
55. Dans sa lettre du 10 octobre 2023, la Syrie soutient que, pour que les droits qu’ils allèguent
au titre de la convention contre la torture soient plausibles, les demandeurs doivent présenter des
éléments de preuve précis établissant les actes de torture prétendument commis. Or ceux-ci n’ont,
selon elle, soumis aucun élément de la sorte.
* *
56. La convention impose aux États parties un certain nombre d’obligations en ce qui concerne
la prévention et la répression des actes de torture et autres actes constitutifs de peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants. Le paragraphe 1 de l’article premier de la convention définit la
torture dans les termes suivants :
« [T]out acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou
mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment
d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir
d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis,
de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une
tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle
qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent
de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son
instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la
douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à
ces sanctions ou occasionnées par elles. »
D’autres dispositions de la convention imposent aux États parties, entre autres, de prendre des
mesures législatives, administratives et judiciaires ou d’autres mesures efficaces pour empêcher que
des actes de torture ne soient commis dans tout territoire sous leur juridiction (article 2), d’extrader
l’auteur présumé d’actes de torture ou de soumettre l’affaire à leurs autorités compétentes pour
l’exercice de l’action pénale (article 7), de veiller à ce que l’enseignement et l’information
concernant l’interdiction de la torture fassent partie intégrante de la formation du personnel
susceptible d’intervenir dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu
ou emprisonné de quelque façon que ce soit (article 10), de veiller à ce que les autorités compétentes
procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de
croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous leur juridiction (article 12), d’assurer
à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous leur juridiction le
droit de porter plainte devant leurs autorités compétentes et de voir sa cause immédiatement et
impartialement examinée (article 13), ou encore d’interdire dans tout territoire sous leur juridiction
d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas
des actes de torture (article 16).
- 16 -
57. La Cour note que les dispositions de la convention contre la torture visent à protéger les
personnes de la torture et d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants. Elle a estimé par le passé qu’il existe une corrélation entre le respect des droits des
personnes consacrés par la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale, les obligations que celle-ci impose aux États parties et le droit qu’ont ces
derniers de demander l’exécution de ces obligations (Application de la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures
conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021, p. 382, par. 57). De l’avis de
la Cour, cela vaut également pour la convention contre la torture. La Cour considère que les
demandeurs ont un droit plausible à ce que la Syrie s’acquitte de ses obligations au titre de la
convention qui ont un caractère erga omnes partes. L’affirmation de la Syrie selon laquelle les
demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve précis établissant les actes de torture
prétendument commis (voir ci-dessus le paragraphe 55) sera abordée ultérieurement par la Cour
(paragraphes 72 et suivants), dans le cadre de son analyse des conditions relatives au risque de
préjudice irréparable et à l’urgence.
58. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les droits que les États demandeurs
revendiquent et dont ils sollicitent la protection (voir ci-dessus le paragraphe 54) sont plausibles.
* *
59. La Cour en vient maintenant à la condition du lien entre les droits revendiqués par les États
demandeurs et les mesures conservatoires sollicitées.
* *
60. Les États demandeurs avancent que les mesures conservatoires sollicitées sont directement
liées aux droits qui constituent l’objet du différend, en ce qu’elles visent à assurer le respect par la
Syrie des obligations qui lui incombent de prévenir la torture et les autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants, à protéger l’intégrité de l’instance devant la Cour et à préserver le
droit des demandeurs de voir leur demande examinée équitablement. Ils ajoutent que certaines des
mesures conservatoires sollicitées visent plus particulièrement à remédier au « risque sensiblement
accru » d’être soumis à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
auquel sont exposés les détenus, qui, selon eux, sont victimes de détentions arbitraires et de
détentions au secret ou vivent dans des conditions abjectes de détention.
*
- 17 -
61. Dans sa lettre du 10 octobre 2023, la Syrie avance qu’il n’a pas été satisfait à la nécessité
qu’un lien existe entre les droits que les demandeurs cherchent à protéger et les mesures
conservatoires qu’ils sollicitent.
* *
62. La Cour considère que, par leur nature même, certaines des mesures conservatoires
sollicitées par les États demandeurs (voir ci-dessus le paragraphe 5) visent à sauvegarder les droits
qu’ils revendiquent sur le fondement de la convention contre la torture en la présente espèce. Tel est
le cas, en particulier, des mesures tendant à la prévention des actes de torture et autres actes
constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et à la conservation des
éléments de preuve se rapportant à de tels actes.
63. La Cour conclut de ce qui précède qu’un lien existe entre les droits revendiqués par les
États demandeurs et certaines des mesures conservatoires sollicitées.
IV. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE
64. La Cour tient de l’article 41 de son Statut le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires
lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire
ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables
(voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires,
ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 226, par. 65).
65. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires n’est toutefois exercé que
s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit
causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition
d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent
« intervenir à tout moment » avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire
(voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires,
ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 227, par. 66). La Cour doit donc rechercher
si pareil risque existe à ce stade de la procédure.
66. La Cour n’a pas, aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures
conservatoires, à établir l’existence de manquements aux obligations de la convention contre la
torture, mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de telles mesures à l’effet de
protéger les droits découlant de cet instrument. Elle n’est pas habilitée, à ce stade, à conclure de façon
définitive sur les faits, et sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires laisse
intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
* *
- 18 -
67. Les demandeurs affirment que la Syrie a commis des actes de torture et soumis les détenus
à d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants à très grande
échelle depuis au moins 2011, et qu’elle ne manifeste aucune intention de cesser ou de prévenir les
violations. Ils se réfèrent à cet égard à différents rapports émanant de la Commission d’enquête
internationale indépendante sur la République arabe syrienne, établie par une résolution du Conseil
des droits de l’homme en 2011 (ci-après la « Commission d’enquête » ou la « Commission »). Les
États demandeurs soutiennent que ces violations causent un préjudice irréparable à leur droit de
demander que la Syrie s’acquitte de ses obligations. Ils arguent en outre que chaque nouvel acte
constitutif de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants commis par
la Syrie entraîne un préjudice irréparable pour chacune des victimes. Ils soulignent que la Cour a
jugé opportun d’indiquer des mesures conservatoires lorsque des violations avaient déjà eu lieu et
qu’il n’était « pas inconcevable » qu’elles pussent se reproduire.
68. Les États demandeurs soutiennent en outre que, au vu des violations continues, l’urgence
des mesures conservatoires sollicitées n’a jamais cessé d’exister, depuis qu’ils ont invoqué la
responsabilité de la Syrie à raison de violations de la convention contre la torture et tenté de régler le
différend par voie de négociation et d’arbitrage, et persiste à ce jour.
*
69. Dans sa lettre du 10 octobre 2023, la Syrie affirme, pour sa part, qu’il n’y a pas urgence
dans la présente affaire, parce qu’il n’existe aucun risque réel et imminent « auquel il doit être
remédié immédiatement ». Elle soutient, en particulier, que l’« exposé des faits » présenté par les
demandeurs se rapporte à la période comprise entre 2011 et 2014, ce qui ne satisfait pas à la condition
d’urgence. Elle soutient également que le fait que les demandeurs n’aient pas donné suite à sa
demande tendant à se voir soumettre des cas concrets de torture susceptibles de faire l’objet d’une
enquête ni à sa proposition de tenir une nouvelle réunion sur le fond du différend atteste de l’absence
d’urgence.
* *
70. Ayant déjà conclu à la plausibilité des droits invoqués par les États demandeurs et à
l’existence d’un lien entre ces droits et certaines des mesures conservatoires sollicitées, la Cour
recherchera à présent si un préjudice irréparable pourrait être causé à ces droits et s’il y a urgence,
c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits
avant qu’elle ne rende sa décision définitive.
71. La Cour estime que les personnes soumises à la torture ou à d’autres actes constitutifs de
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui causent sévices et détresse psychologique,
sont exposées à un risque grave de préjudice irréparable (voir Application de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie
c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil 2021,
p. 389, par. 82). Au vu de la relation entre les droits de telles personnes et les droits des États parties
à la convention (voir ci-dessus le paragraphe 57), il s’ensuit qu’un préjudice irréparable risque
également d’être causé aux droits invoqués par les demandeurs.
- 19 -
72. Dans la présente espèce, les éléments d’information versés au dossier comprennent
différents rapports établis par la Commission d’enquête. La Cour note que celle-ci, dans son rapport
en date du 11 mars 2021, a constaté que « [l]e recours à la détention arbitraire, à la torture et aux
mauvais traitements, y compris par la violence sexuelle, et la pratique des disparitions involontaires
ou forcées et des exécutions sommaires [avaie]nt été un trait saillant du conflit jusqu’[alors] », et que
« [l]a constance des violations et atteintes commises, en particulier par les autorités de
la République arabe syrienne, et la quantité d’informations communiquées par la
Commission … et par d’autres parties f[aisaie]nt qu’il [étai]t impossible de prétendre
que ces faits [avaie]nt été perpétrés à l’insu des chaînes de commandement
concernées ».
La Commission indiquait, en conclusion, que « [l]es rescapés décriv[ai]ent des exécutions et des
décès dus à la négligence et à des conditions de détention effroyables, ce qui laiss[ait] penser que les
personnes toujours détenues au secret risqu[ai]ent de mourir lentement si elles n[’étaie]nt pas libérées
rapidement ». La Commission a en outre souligné, dans plusieurs rapports, le caractère systématique
des actes de torture et autres actes constitutifs de peines et traitements cruels, inhumains ou
dégradants commis dans les lieux de détention administrés par les autorités syriennes, qui entraînent
la mort de nombreux détenus.
73. La Cour note que, dans sa résolution 77/230 du 15 décembre 2022, l’Assemblée générale
des Nations Unies a « [d]éplor[é] et condamn[é] dans les termes les plus énergiques la poursuite des
violations flagrantes généralisées et systématiques des droits humains et des libertés fondamentales »
en Syrie, et notamment « la torture, les violences sexuelles et fondées sur le genre systématiques,
dont les viols dans les centres de détention, les mauvais traitements, d’autres violations des droits
humains et atteintes à ces droits, y compris à l’égard des femmes et des enfants ». De même, la Cour
prend note du rapport daté du 7 février 2023, dans lequel la Commission d’enquête a indiqué qu’elle
« a[vait] des motifs raisonnables de croire que les … meurtres, [l]es actes de torture et
[l]es mauvais traitements contre des détenus, y compris le recours à des pratiques
donnant lieu à des décès en détention, ainsi que les détentions arbitraires et les
disparitions forcées, s[’étaie]nt poursuivis »,
et qu’elle « a[vait] continué de recueillir des informations sur les violations généralisées des droits
de l’homme et du droit humanitaire commises dans tout le pays ». Dans son rapport daté du 10 juillet
2023, la Commission d’enquête a établi que la torture et d’autres actes constitutifs de peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants perduraient dans les lieux de détention du
gouvernement, soulignant que
« l’implication continue de multiples acteurs étatiques, y compris les directions du
renseignement, la police, l’armée et les instances judiciaires, dans [les] actes [de torture,
viols et violences sexuelles, disparitions forcées, meurtres, actes d’extermination,
emprisonnements et autres actes inhumains commis dans le cadre de la détention],
conjuguée au fait que les membres des services de renseignement et de sécurité
n[’étaie]nt jamais appelés à rendre des comptes, indiqu[ait] que l’attaque dirigée contre
la population civile continu[ait] d’être généralisée et systématique, et menée en
exécution de la politique gouvernementale ».
Dans son tout récent rapport du 14 août 2023, la Commission d’enquête a indiqué qu’elle « a[vait]
des motifs raisonnables de croire que les … actes de torture et … mauvais traitements … s[’étaie]nt
poursuivis ».
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74. La Cour relève en outre que, dans son rapport du 8 mars 2018, la Commission d’enquête
s’est penchée sur la question des violences sexuelles et fondées sur le genre, et a constaté que, en
détention comme ailleurs, ces violences dirigées contre les femmes, les filles, les hommes et les
garçons constituent un problème persistant en Syrie depuis le soulèvement de 2011. S’agissant des
violences hors détention, la Commission a établi que
« [l]es membres des forces gouvernementales et des milices associées soumett[ai]ent
les femmes et les filles, et occasionnellement les hommes, à des viols et sévices sexuels
lors des opérations sur le terrain et des descentes visant à arrêter des manifestants et des
sympathisants supposés de l’opposition, ainsi qu’aux postes de contrôle ».
La Commission a recueilli des preuves de viols de femmes et de filles, ainsi que d’hommes, en
détention. Ayant été priée, par le Conseil des droits de l’homme, de compléter les informations
fournies dans ce rapport de 2018, la Commission a, dans un nouveau rapport établi en février 2023,
constaté que les violences sexuelles infligées dans les centres de détention du gouvernement
« continu[ai]ent d’être commises dans tout le pays ».
75. La Cour est d’avis que, à la lumière de ce qui précède, il existe un risque réel et imminent
qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits invoqués par les États demandeurs avant qu’elle ne
rende sa décision définitive.
V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER
76. La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions requises
pour l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d’indiquer, dans
l’attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger les droits revendiqués par les
États demandeurs, tels qu’ils sont exposés ci-dessus (voir le paragraphe 58).
77. La Cour rappelle que, lorsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est
présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d’indiquer des mesures totalement ou
partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. Le paragraphe 2 de l’article 75 de son
Règlement mentionne expressément ce pouvoir, qu’elle a déjà exercé en plusieurs occasions par le
passé (voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires,
ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 229, par. 79).
78. En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires sollicitées par
les États demandeurs ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à
indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
79. La Cour est d’avis que, dans l’attente de la décision définitive qu’elle rendra en l’affaire,
la Syrie doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention contre la torture,
prendre toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres actes
constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de veiller à ce qu’aucun de
ses représentants, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle, son
autorité ou son influence ne commette d’actes de torture ou d’autres actes constitutifs de peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants.
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80. La Cour est également d’avis que la Syrie doit prendre des mesures effectives pour prévenir
la destruction et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes
entrant dans le champ d’application de la convention contre la torture, notamment les dossiers
médicaux, examens médico-légaux et autres documents concernant des blessures et des décès.
*
* *
81. La Cour rappelle que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de
l’article 41 du Statut ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques
internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées (Allégations de génocide au
titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine
c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil
2022 (I), p. 230, par. 84).
*
* *
82. La Cour réaffirme que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la
question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la
recevabilité de la requête ou au fond lui-même. Cette décision laisse intact le droit des
Gouvernements du Canada, des Pays-Bas et de la Syrie de faire valoir leurs moyens à cet égard.
*
* *
83. Par ces motifs,
LA COUR,
Indique les mesures conservatoires suivantes :
1) Par treize voix contre deux,
La République arabe syrienne doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la
convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, prendre
toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres actes constitutifs de
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peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de veiller à ce qu’aucun de ses représentants,
ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle, son autorité ou son
influence ne commette d’actes de torture ou d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf,
Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth,
M. Brant, juges ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; Mme Xue, juge ;
2) Par treize voix contre deux,
La République arabe syrienne doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction
et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans
le champ d’application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf,
Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth,
M. Brant, juges ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; Mme Xue, juge.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le
seize novembre deux mille vingt-trois, en quatre exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives
de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement du Canada, au
Gouvernement du Royaume des Pays-Bas et au Gouvernement de la République arabe syrienne.
La présidente,
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
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M. le vice-président GEVORGIAN joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente ;
Mme la juge XUE joint une déclaration à l’ordonnance.
(Paraphé) J.E.D.
(Paraphé) Ph. G.
___________
Demande en indication de mesures conservatoires
Ordonnance du 16 novembre 2023