Opinion individuelle de M. le juge Nolte

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154-20230713-JUD-01-06-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE NOLTE
[Traduction]
1. Je souhaite expliquer pourquoi j’ai voté contre le rejet par la Cour de la demande contenue dans le troisième chef de conclusions du Nicaragua (partie I), et faire une observation au sujet du raisonnement qui sous-tend les décisions de la Cour sur les premier et deuxième chefs de conclusions du demandeur (partie II).
I. Le troisième chef de conclusions du Nicaragua
2. La Cour interprète le troisième chef de conclusions du Nicaragua « comme demandant une conclusion précise quant à l’effet qu’auraient, le cas échéant, les droits à des espaces maritimes générés par Serranilla, Bajo Nuevo et Serrana sur toute délimitation maritime entre les Parties » (arrêt, par. 97). Rappelant que le plateau continental étendu d’un État ne peut chevaucher une zone de plateau continental située en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État, la Cour constate qu’il n’y a pas « de zone de droits concurrents [requérant] une délimitation », indépendamment de la question de savoir si Serranilla et Bajo Nuevo ont droit à un espace maritime de 200 milles marins (arrêt, par. 99). Elle en conclut qu’« il n’est point besoin pour elle de déterminer la portée des droits de Serranilla et Bajo Nuevo à des espaces maritimes pour régler le différend soumis par le Nicaragua dans sa requête » (arrêt, par. 100).
3. Certes, que Serranilla et Bajo Nuevo génèrent ou non des droits à un espace maritime de 200 milles marins, cet espace ne pourrait pas, compte tenu des décisions de la Cour sur les premier et deuxième chefs de conclusions du Nicaragua, chevaucher un quelconque plateau continental étendu auquel ce dernier pourrait avoir droit au titre de sa côte continentale. Cependant, « le différend soumis par le Nicaragua dans sa requête » ne se limite pas à une demande de délimitation d’une zone de droits concurrents.
4. Dans sa requête, le demandeur priait la Cour « de déterminer … [l]e tracé précis de la frontière maritime entre les portions de plateau continental relevant du Nicaragua et de la Colombie »1. Dans son mémoire et sa réplique, il a précisé cette demande, priant la Cour de dire que « Serranilla et Bajo Nuevo sont enclavées et bénéficient chacune d’une mer territoriale de 12 milles marins »2. Ainsi, en demandant à la Cour de déterminer le « tracé précis de la frontière maritime », le Nicaragua veut savoir quel effet auraient, le cas échéant, les droits à des espaces maritimes de Serranilla et Bajo Nuevo sur le tracé du segment concerné de la frontière maritime. Or, la Cour ne répond pas à cette demande et laisse les Parties dans l’ignorance quant au « tracé précis » de la frontière maritime. Contrairement à ce qu’elle dit au paragraphe 100 de l’arrêt, elle n’a pas « régl[é] le différend soumis par le Nicaragua dans sa requête ».
5. L’argumentation des Parties confirme qu’une délimitation de zones de droits concurrents ne suffisait pas à vider le présent différend de son objet. Le Nicaragua a précisé que le différend porté devant la Cour incluait la question de la portée des droits de Serranilla et Bajo Nuevo à des espaces maritimes dès lors qu’il est nécessaire d’y répondre pour déterminer le « tracé précis de la frontière maritime »3. La Colombie n’a pas contesté que la Cour eût compétence pour trancher cette question ni prétendu que le troisième chef de conclusions du Nicaragua fût irrecevable. Au contraire, elle s’est
1 RN, par. 12.
2 RéN, conclusions, par. 3 ; voir également MN, conclusions, par. 3.
3 MN, par. 3.80, 4.39-4.43 ; RéN, chap. 4, p. 101-157. Voir également CR 2022/27, p. 23, par. 3 (Pellet).
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montrée ouverte aux arguments du Nicaragua sur le fond, confirmant ainsi que la question des droits générés par Serranilla et Bajo Nuevo faisait partie du différend soumis à la Cour
4. Comme cette dernière l’a rappelé dans l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), « [l]’objet d’un différend soumis à la Cour est délimité par les demandes qui lui sont présentées par les parties »5. À aucun moment les Parties n’ont considéré que leur différend était limité à la délimitation des espaces où leurs droits se chevauchent. Je ne doute pas que la détermination de l’existence de droits concurrents soit une « étape[] essentielle[] » et « la première … dans toute délimitation maritime » (arrêt, par. 42), mais je ne vois aucune raison  ni procédurale ni de fond  qui empêcherait la Cour de se prononcer sur l’existence controversée d’un droit si cela est nécessaire pour déterminer le « tracé précis » d’une frontière maritime.
6. Le Nicaragua affirme que le plateau continental auquel il a droit peut s’étendre dans la zone située à l’est des espaces maritimes générés par les îles colombiennes de San Andrés et Providencia ainsi qu’à l’ouest des espaces maritimes relevant de la côte continentale colombienne6. Cette prétention serait fondée à trois conditions : premièrement, si Serranilla et Bajo Nuevo n’ouvraient droit qu’à une mer territoriale de 12 milles marins ; deuxièmement, si le Nicaragua démontrait que sa masse continentale se prolonge naturellement jusque dans la zone située à l’est des espaces maritimes qui reviennent à San Andrés et Providencia sur 200 milles marins ; et, troisièmement, si un État pouvait prétendre à un plateau continental étendu qui franchit (« à saute-mouton » ou « par-dessous ») l’espace maritime auquel un autre État a droit sur 200 milles marins. Si la Cour avait accueilli la demande du Nicaragua, le segment de la frontière maritime entre les Parties qui est pertinente pour le troisième chef de conclusions commencerait, au nord, à l’endroit où la limite de la zone de 200 milles marins à laquelle ont droit les îles colombiennes de San Andrés et Providencia atteint le point où les droits d’États tiers pourraient entrer en jeu. De là, la frontière suivrait la limite de la zone de 200 milles marins de San Andrés et Providencia vers le sud, jusqu’à croiser la limite de la zone de 200 milles marins générée par la côte continentale colombienne. Elle se poursuivrait ensuite vers le nord-est le long de cette même limite jusqu’à atteindre de nouveau le point où les droits d’États tiers pourraient entrer en jeu.
7. La Colombie soutient quant à elle que les îles de Serranilla et Bajo Nuevo ont chacune droit à une zone économique exclusive et au plateau continental correspondant7, et que toute prétention du Nicaragua à un plateau continental étendu se prolongeant dans cette zone est exclue8. Si la Cour avait accueilli la demande de la Colombie, la frontière maritime entre les Parties commencerait, au nord, à l’endroit où la limite de la zone de 200 milles marins générée par la côte continentale nicaraguayenne atteint le point où les droits d’États tiers pourraient entrer en jeu, et se poursuivrait vers le sud jusqu’au point de départ de la frontière établie par la Cour dans son arrêt de 2012 (voir présent arrêt, p. 16, point A sur le croquis no 2). Elle suivrait ensuite ladite frontière jusqu’à son point terminal (ibid., point B sur le croquis n° 2), puis, à partir de là, la limite de la zone de 200 milles marins générée par la côte continentale nicaraguayenne, jusqu’au point où les droits d’États tiers pourraient entrer en jeu.
8. Il est par conséquent nécessaire, pour déterminer le tracé précis de la frontière maritime entre le Nicaragua et la Colombie, de vérifier préalablement si les trois conditions susmentionnées (au paragraphe 6) sont remplies. Il en irait ainsi même si le Nicaragua ne pouvait que prouver que le
4 CMC, chap. 4, p. 174-288 ; DC, chap. 4, p. 104-147.
5 Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 117, par. 39.
6 Voir RéN, p. 157, fig. 4.4.
7 DC, par. 4.18.
8 CR 2022/28, p. 41-42, par. 23 (Valencia-Ospina).
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prolongement naturel de son territoire terrestre coïncide avec une partie seulement de la zone pertinente qu’il revendique  et que Serranilla et Bajo Nuevo soient enclavées, et qu’un État puisse prétendre à un plateau continental étendu franchissant l’espace maritime auquel un autre État a droit sur 200 milles marins. Dans pareil cas, la frontière maritime suivrait également la limite de la zone de 200 milles marins à laquelle ont droit San Andrés et Providencia à partir de leurs côtes.
9. Pour ces raisons, je pense que la Cour n’aurait pas dû rejeter le troisième chef de conclusions du Nicaragua à ce stade de la procédure. Elle aurait dû plutôt donner aux Parties la possibilité de défendre leur thèse et de débattre les questions de savoir si Serranilla et Bajo Nuevo ont droit à une zone maritime de 200 milles marins, si le Nicaragua peut prouver que le prolongement naturel de sa côte s’étend bien aux espaces autour de la mer territoriale de Serranilla et Bajo Nuevo (ce qui aurait pu demander l’assistance d’experts ou de conseillers), et si un État peut prétendre à un plateau continental étendu franchissant la zone de 200 milles marins d’un autre État.
10. Sur ce dernier point en particulier, la Cour aurait dû donner aux Parties la possibilité de défendre leurs arguments à l’audience. Dans leurs écritures, les Parties ont exprimé des vues opposées sur la possibilité de « franchir » « à saute-mouton » ou « par-dessous » une zone de 200 milles marins, en l’occurrence la zone de 200 milles marins relevant de San Andrés et Providencia9. La Cour aurait ainsi pu clarifier la question de savoir si un tel « franchissement » ou « saut » est possible en droit international coutumier. Cette question a été brièvement abordée par une chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) dans un arrêt rendu après la tenue des audiences en l’espèce en décembre 202210. Cependant, cet arrêt de la Chambre spéciale du TIDM n’exonère pas la Cour de son obligation d’entendre les Parties sur les questions qui les opposent.
11. Si elle avait examiné le troisième chef de conclusions du Nicaragua à un stade ultérieur de la procédure, la Cour aurait pu être amenée à se demander de nouveau s’il fallait qualifier de préliminaire une ou plusieurs des questions juridiques soulevées par ce chef de conclusions, et en réserver encore l’examen à une phase distincte de la procédure11.
12. En conclusion, je pense qu’une fois « régulièrement saisie, la Cour doit exercer ses pouvoirs »12. Certes, « la Cour ne doit pas excéder la compétence que lui ont reconnue les Parties, mais elle doit exercer toute cette compétence »13. Autrement, elle statue infra petita.
II. Les premier et deuxième chefs de conclusions du Nicaragua
13. Je doute que l’on puisse interpréter la convention des Nations Unies sur le droit de la mer comme ayant exclu dès l’origine la possibilité que le plateau continental étendu d’un État empiète sur la zone de 200 milles marins d’un autre État. Je doute également qu’une telle règle ait existé dans la cristallisation initiale des régimes de droit international coutumier relatifs à la zone économique
9 Voir RéN, par. 4.11; DC, par. 4.6 ; voir également CR 2022/25, p. 26, par. 42-44 (Argüello Gómez) ; CR 2022/28, p. 40-42, par. 23 (Valencia-Ospina).
10 Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), TIDM, arrêt du 28 avril 2023, par. 444 et 449.
11 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), ordonnance du 4 octobre 2022 et déclaration commune des juges Tomka, Xue, Robinson et Nolte, et du juge ad hoc Skotnikov.
12 Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 122.
13 Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 23, par. 19.
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exclusive et au plateau continental. J’en suis toutefois venu à la conclusion qu’elle a finalement émergé en tant que règle du droit international coutumier. C’est pourquoi je trouve le paragraphe 77 du présent arrêt particulièrement important. Que la Cour, dans son raisonnement, n’ait pas décrit et évalué plus en détail la pratique pertinente et les comportements correspondants des États ne signifie pas que son arrêt repose sur une simple affirmation.
(Signé) Georg NOLTE.

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