COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Non officiel
Résumé 2022/1
Le 9 février 2022
Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) Réparations
Historique de la procédure (par. 1-47)
La Cour rappelle que, le 23 juin 1999, la République démocratique du Congo (ci-après la «RDC») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République de l’Ouganda (ci-après l’«Ouganda») au sujet d’un différend relatif à «des actes d’agression armée perpétrés par l’Ouganda sur le territoire de la République démocratique du Congo en violation flagrante de la Charte des Nations Unies et de la Charte de l’Organisation de l’unité africaine» (les italiques sont dans l’original). Elle précise également que l’Ouganda a présenté trois demandes reconventionnelles, dont deux ont été jugées recevables comme telles.
La Cour expose ensuite que, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 19 décembre 2005 (ci-après l’«arrêt de 2005») sur le fond de l’affaire, elle a conclu que l’Ouganda avait violé certaines des obligations lui incombant et qu’il avait l’obligation, envers la RDC, de réparer le préjudice causé.
Au sujet des demandes reconventionnelles présentées par l’Ouganda, la Cour a dit que la RDC avait violé certaines obligations lui incombant et qu’elle avait l’obligation, envers l’Ouganda, de réparer le préjudice causé.
La Cour précise ensuite qu’elle a par ailleurs décidé, dans son arrêt de 2005, qu’elle réglerait la question des réparations dues au cas où les Parties ne pourraient se mettre d’accord à ce sujet.
Elle rappelle à cet égard que, en mai 2015, la RDC a sollicité la reprise de la procédure, reprise que la Cour a décidée par ordonnance du 1er juillet 2015.
La Cour indique que, par ordonnance du 8 septembre 2020, elle a décidé de faire procéder à une expertise, conformément à l’article 67 de son Règlement, au sujet de certains chefs de dommages avancés par le demandeur, à savoir les pertes en vies humaines, la perte de ressources naturelles et les dommages aux biens. Par ordonnance du 12 octobre 2020, elle a désigné les quatre experts suivants : Mme Debarati Guha-Sapir, M. Michael Nest, M. Geoffrey Senogles et M. Henrik Urdal. Ces derniers ont déposé leurs rapports en décembre 2020, lesquels ont été transmis aux Parties pour observations.
La Cour rappelle ensuite que des audiences publiques sur la question des réparations ont été tenues, sous forme hybride, du 20 au 30 avril 2021.
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Enfin, la Cour fait observer que, au terme de ces audiences, l’agent de l’Ouganda l’a informée que son gouvernement «renon[çait] officiellement à sa demande reconventionnelle de réparation du préjudice causé par les forces armées de la RDC en conséquence, notamment, des attaques contre sa chancellerie à Kinshasa et des mauvais traitements infligés aux diplomates ougandais».
I. INTRODUCTION (PAR. 48-59)
Rappelant qu’il lui appartient de déterminer la nature et le montant des réparations devant être octroyées à la RDC pour le préjudice causé par les manquements de l’Ouganda aux obligations internationales lui incombant, suivant les conclusions qu’elle a énoncées dans son arrêt de 2005, la Cour commence par rappeler certains faits et conclusions essentiels qui l’ont conduite à juger dans ledit arrêt que la responsabilité internationale de l’Ouganda était engagée, précisant qu’elle reviendra plus en détail sur le contexte et d’autres faits pertinents de l’affaire lorsqu’elle formulera des considérations générales portant sur la question des réparations (partie II, section A) et examinera les demandes présentées par la RDC pour différentes formes de préjudice (parties III et IV).
II. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES (PAR. 60-131)
A. Contexte (par. 61-68)
Après avoir rappelé les positions des Parties, la Cour indique que le contexte de l’affaire est particulièrement pertinent pour l’analyse des faits. Tout d’abord, il s’agit d’une affaire qui porte sur l’un des conflits armés les plus complexes et les plus meurtriers du continent africain. De nombreux acteurs ont opéré sur le territoire de la RDC entre 1998 et 2003, dont les forces armées de différents Etats, ainsi que des forces armées irrégulières agissant souvent en liaison avec les Etats intervenants.
La Cour souligne ensuite que cette affaire se caractérise par la violation, de la part de l’Ouganda, de certains des principes et des règles les plus fondamentaux du droit international, à savoir les principes du non-recours à la force et de la non-intervention, le droit international humanitaire et les droits fondamentaux de la personne humaine. Il en est résulté des atteintes massives à ces droits et de graves manquements au droit international humanitaire, notamment des meurtres, des atteintes corporelles, des traitements cruels et inhumains, des destructions de biens et des pillages des ressources naturelles de la RDC. Quant au district de l’Ituri, il est passé entièrement sous l’occupation militaire et le contrôle effectif de l’Ouganda. A Kisangani, l’Ouganda a pris part à des combats de grande ampleur contre les forces rwandaises.
La Cour observe par ailleurs que le passage du temps, entre la présente phase devant elle et le déroulement du conflit, soit une vingtaine d’années, rend encore plus délicate la tâche consistant à retrouver le cours des événements et à les qualifier juridiquement. La Cour note que les Parties ont toutefois été informées, depuis l’arrêt de 2005, qu’elles pourraient être appelées à fournir des preuves dans le cadre d’une procédure en réparation.
La Cour n’ignore pas que des difficultés en matière de preuves se retrouvent, dans une certaine mesure, dans la plupart des situations de conflit armé international. Cependant, ces questions de réparation sont souvent réglées par la voie de négociations entre les parties concernées. La Cour indique qu’elle ne peut que regretter que les négociations en l’espèce, au cours desquelles les Parties devaient «rechercher de bonne foi une solution concertée» fondée sur les conclusions de l’arrêt de 2005, n’aient pas abouti (C.I.J. Recueil 2005, p. 257, par. 261).
La Cour indique qu’elle tiendra compte du contexte de la présente affaire lorsqu’elle déterminera l’étendue du préjudice et évaluera la réparation due (voir les parties III et IV).
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B. Les principes et les règles applicables à l’évaluation des réparations en l’espèce (par. 69-110)
Ayant rappelé qu’elle a conclu, dans son arrêt de 2005, que l’Ouganda était tenu de réparer les dommages causés par les faits internationalement illicites (actions et omissions) qui lui sont attribuables, la Cour commence par déterminer les principes et les règles applicables à l’évaluation des réparations en l’espèce, en distinguant tout d’abord entre les situations en cause dans le conflit en Ituri et dans d’autres parties du territoire congolais (point 1), puis en analysant le lien de causalité requis entre les faits internationalement illicites de l’Ouganda et les préjudices subis par la RDC (point 2), enfin en examinant la nature, les formes et le montant de la réparation (point 3).
1. Les principes et les règles applicables selon les situations en cause dans le conflit (par. 73-84)
La Cour rappelle que les Parties sont en désaccord quant à l’étendue de l’obligation de réparer incombant à l’Ouganda pour les préjudices subis dans deux situations différentes, à savoir dans le district de l’Ituri, qui se trouvait sous occupation ougandaise, et dans d’autres parties du territoire de la RDC en dehors de l’Ituri, y compris à Kisangani où les forces armées ougandaises et rwandaises intervenaient simultanément.
a) En Ituri (par. 74-79)
La Cour observe que les Parties s’opposent sur le point de savoir si la réparation due par l’Ouganda à la RDC s’étend aux dommages causés par des tiers dans le district de l’Ituri.
Ayant rappelé les arguments des Parties à cet égard, la Cour considère que le statut du district de l’Ituri, en tant que territoire occupé, a une incidence directe sur les questions relatives à la preuve et sur le lien de causalité requis. En tant que puissance occupante, l’Ouganda avait un devoir de vigilance requise pour prévenir les violations de droits de l’homme et du droit international humanitaire par d’autres acteurs présents sur le territoire occupé, y compris les groupes rebelles agissant pour leur propre compte. Compte tenu de ce devoir de vigilance, la Cour a conclu que le défendeur avait engagé sa responsabilité internationale «pour n’avoir pas … pris de mesures visant … à faire respecter les droits de l’homme et le droit international humanitaire dans le district de l’Ituri» (arrêt de 2005, C.I.J. Recueil 2005, p. 231, par. 178-179, p. 245, par. 211, et p. 280, par. 345, point 3) du dispositif). La Cour est donc d’avis que, eu égard à la conclusion qui précède, il incombe à l’Ouganda, dans la présente phase de la procédure, d’établir que tel ou tel préjudice en Ituri, allégué par la RDC, n’a pas été causé par son manquement à ses obligations de puissance occupante. En l’absence d’éléments de preuve à cet égard, il est possible de conclure que l’Ouganda doit réparation pour ce préjudice.
S’agissant des ressources naturelles, la Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a considéré que l’Ouganda, en tant que puissance occupante, «était tenu de prendre des mesures appropriées pour prévenir le pillage et l’exploitation des ressources naturelles dans le territoire occupé … par les personnes privées présentes dans [le] district [de l’Ituri]» (ibid., p. 253, par. 248). La Cour a conclu que l’Ouganda avait «manqu[é] aux obligations lui incombant, en tant que puissance occupante en Ituri, en vertu de l’article 43 du règlement de La Haye de 1907, quant à l’ensemble des actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles commis dans le territoire occupé» (ibid., p. 253, par. 250) et que, à ce titre, sa responsabilité internationale était engagée (ibid., p. 281, par. 345, point 4) du dispositif). La réparation due par l’Ouganda à raison des actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles commis en Ituri sera examinée plus loin.
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b) Hors Ituri (par. 80-84)
Pour ce qui est des dommages qui ont eu lieu en dehors de l’Ituri, la Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a conclu que les groupes rebelles, opérant sur le territoire de la RDC, en dehors de l’Ituri, n’étaient pas sous le contrôle de l’Ouganda, que leur comportement ne lui était pas attribuable et qu’il n’avait pas manqué à son devoir de vigilance en ce qui concerne les activités illégales de tels groupes (C.I.J. Recueil 2005, p. 226, par. 160-161, p. 230-231, par. 177, et p. 253, par. 247). En conséquence, aucune réparation ne peut être accordée à raison des dommages causés par les actions desdits groupes.
La Cour a considéré, dans ce même arrêt, que, même si le MLC n’était pas sous le contrôle du défendeur, ce dernier avait apporté son soutien à ce groupe (ibid., p. 226, par. 160), et que l’entraînement dispensé et le soutien fourni par l’Ouganda à l’ALC emportaient violation de certaines obligations de droit international (ibid., p. 226, par. 161). Elle tiendra compte de cette conclusion lorsqu’elle examinera les demandes de réparation de la RDC.
Il revient à la Cour d’apprécier au cas par cas chaque catégorie de dommages allégués et d’examiner si le soutien apporté par l’Ouganda au groupe rebelle pertinent a causé de manière suffisamment directe et certaine tel ou tel dommage. L’étendue du dommage et la réparation qui en résulte devront être déterminées par la Cour lorsqu’elle analysera chacun des préjudices concernés. Il en va de même pour le cas spécifique des dommages subis à Kisangani, que la Cour analysera dans la partie III.
2. Le lien de causalité entre les faits internationalement illicites et les préjudices subis (par. 85-98)
La Cour rappelle ensuite que les Parties s’opposent sur le point de savoir si la réparation doit être limitée au préjudice directement lié à un fait internationalement illicite ou couvrir également les conséquences indirectes d’un tel fait.
La Cour rappelle qu’elle ne peut octroyer une indemnisation que dans les cas où un préjudice a été causé par le fait internationalement illicite d’un Etat. En règle générale, il revient à la partie qui demande l’indemnisation de prouver l’existence d’un lien de causalité entre le fait internationalement illicite et le préjudice subi. Conformément à la jurisprudence de la Cour, une indemnisation ne peut être accordée que s’il existe «un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le fait illicite … et le préjudice subi par le demandeur, consistant en dommages de tous ordres, matériels et moraux» (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 233-234, par. 462). La Cour a appliqué ce même critère dans deux autres affaires où la question de la réparation s’est posée. Cependant, il convient de relever que le lien de causalité exigé peut varier en fonction de la règle primaire violée, ainsi que de la nature et de l’ampleur du préjudice.
En particulier, dans le cas des dommages de guerre, la question du lien de causalité peut soulever certaines difficultés. Dans une situation de conflit armé de longue durée et de grande ampleur, comme c’est le cas en l’espèce, il se peut que le lien de causalité soit facilement établi entre le comportement illicite et certains préjudices pour lesquels un demandeur sollicite réparation. Pour certains autres préjudices, néanmoins, le lien entre le fait internationalement illicite et le préjudice allégué peut être insuffisamment direct et certain pour donner lieu à réparation. Il se peut que le dommage soit attribuable à plusieurs causes concomitantes, dont les actions ou omissions du défendeur. Il se peut également que plusieurs actes internationalement illicites de même nature, mais attribuables à différents acteurs, donnent lieu à un seul préjudice ou à des préjudices distincts. La Cour indique qu’elle examinera ces questions au moment où elles se poseront, à la lumière des faits propres à cette affaire et des éléments de preuve disponibles. Il revient à la Cour, en fin de compte, de décider s’il existe un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le fait
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internationalement illicite de l’Ouganda et les différents types de dommages prétendument subis par la RDC.
La Cour considère qu’elle devra distinguer, dans son analyse du lien de causalité, selon que les actions ou omissions se seraient produites en Ituri, sous occupation et contrôle effectif de l’Ouganda, ou dans d’autres parties du territoire de la RDC, où l’Ouganda ne disposait pas nécessairement d’un contrôle effectif, en dépit du soutien qu’il avait fourni à plusieurs groupes rebelles dont les actions ont donné lieu à des dommages. La Cour rappelle que l’Ouganda est tenu de réparer tous les dommages résultant du conflit survenu en Ituri, même s’ils résultent du comportement de tiers, à moins que l’Ouganda n’ait établi, en ce qui concerne tel ou tel préjudice, que celui-ci n’a pas été causé par son manquement à ses obligations de puissance occupante.
Enfin, la Cour ne peut accepter la thèse du défendeur, tirée d’une analogie avec l’arrêt rendu en 2007 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), dans laquelle la Cour s’est expressément bornée à déterminer la portée spécifique de l’obligation de prévention figurant dans la convention sur le génocide et n’a pas entendu établir par sa décision une jurisprudence générale qui serait applicable à tous les cas où un instrument conventionnel, ou toute autre norme obligatoire, comporte, à la charge des Etats, une obligation de prévenir certains actes. La Cour considère que les régimes juridiques et les conditions de fait en question ne sont pas comparables, puisque, contrairement à l’affaire susmentionnée du Génocide, il s’agit en l’espèce d’une situation d’occupation.
En ce qui concerne les préjudices survenus en dehors de l’Ituri, la Cour doit prendre en compte le fait que plusieurs de ces préjudices se sont produits par suite d’un concours d’actions ou d’omissions attribuables à d’autres Etats et à des groupes rebelles opérant sur le territoire congolais. La Cour ne saurait retenir l’estimation du demandeur, selon laquelle l’obligation de réparer à la charge de l’Ouganda s’étend à 45 % de tous les dommages survenus dans le cadre du conflit armé sur le territoire congolais. Cette estimation, qui est censée correspondre à la proportion du territoire congolais qui se trouvait sous influence ougandaise, n’est fondée ni en droit ni en fait. Cependant, l’existence de causes concomitantes du dommage n’est pas suffisante pour exclure toute obligation de réparation à la charge du défendeur.
Les Parties ayant également examiné le droit applicable aux situations où le préjudice résulte du comportement de plusieurs acteurs, qui revêt une pertinence particulière pour les événements survenus à Kisangani, où les dommages allégués par la RDC découlent du conflit entre les forces de l’Ouganda et celles du Rwanda, la Cour rappelle que, lorsque plusieurs causes attribuables à deux acteurs ou davantage sont à l’origine d’un dommage, il est possible, dans certains cas, qu’un seul de ces acteurs soit tenu de réparer en totalité le préjudice. Dans d’autres situations, en lesquelles le comportement de plusieurs acteurs a causé un préjudice, il convient au contraire d’imputer à chacun des acteurs concernés la responsabilité d’une part du préjudice. La Cour indique qu’elle reviendra sur cette question lorsqu’elle examinera les demandes d’indemnisation de la RDC relatives à Kisangani.
3. La nature, les formes et le montant de la réparation (par. 99-110)
La Cour rappelle ensuite certains principes de droit international qui informent la détermination de la nature, des formes et du montant de la réparation en droit de la responsabilité internationale des Etats en général et dans les situations de violations de masse dans le cadre des conflits armés en particulier.
La Cour précise ainsi qu’il est bien établi en droit international que la violation d’un engagement entraîne l’obligation de réparer dans une forme adéquate. Il s’agit, selon la jurisprudence
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de la Cour, d’une obligation de réparer intégralement les dommages causés par un fait internationalement illicite.
Ainsi qu’indiqué à l’article 34 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, «[l]a réparation intégrale du préjudice causé par le fait internationalement illicite prend la forme de restitution, d’indemnisation et de satisfaction, séparément ou conjointement». Ainsi, conformément à la jurisprudence de la Cour, l’indemnisation peut constituer une forme appropriée de réparation, en particulier dans les cas où la restitution s’avère matériellement impossible.
Compte tenu des circonstances de la présente espèce, la Cour souligne qu’il est bien établi en droit international que la réparation due à un Etat est de nature compensatoire et qu’elle ne doit pas revêtir un caractère punitif. La Cour observe, par ailleurs, que toute réparation doit, autant que possible, bénéficier à tous ceux qui ont souffert de préjudices résultant des faits internationalement illicites.
La Cour relève toutefois que les Parties ne s’accordent pas sur les principes et les méthodologies applicables à l’évaluation des dommages résultant d’un conflit armé et à la quantification des montants de l’indemnisation due.
Elle rappelle à cet égard que la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite. La Cour précise qu’elle a reconnu dans d’autres affaires que l’absence d’éléments de preuve suffisants quant à l’étendue des dommages matériels n’exclut pas dans tous les cas l’octroi d’une indemnisation pour ces derniers. Bien que la Cour reconnaisse l’existence de certaines incertitudes quant à l’étendue exacte des préjudices causés, cela ne l’empêche pas de statuer sur le montant de l’indemnisation. La Cour peut, à titre exceptionnel, octroyer une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité. Une telle approche peut être justifiée lorsque les éléments de preuve permettent de conclure qu’un fait internationalement illicite a indubitablement causé un préjudice avéré mais qu’ils ne permettent pas une évaluation précise de l’étendue ou de l’ampleur de ce préjudice.
La Cour observe que, le plus souvent, lorsqu’il s’est agi d’accorder des indemnisations dans le cas d’un large groupe de victimes qui ont subi de graves préjudices dans des situations de conflit armé, les instances judiciaires ou autres chargées de le faire ont recouru à l’octroi de sommes globales, pour certaines catégories de préjudices, sur la base des éléments de preuve mis à leur disposition. La Commission des réclamations entre l’Erythrée et l’Ethiopie (CREE), par exemple, a exprimé les difficultés intrinsèques auxquelles un organe judiciaire doit faire face dans de telles situations. La Commission a admis que l’indemnisation accordée par elle correspondait aux «dommages ayant pu être établis à un degré suffisant de certitude grâce aux éléments de preuve disponibles» (Sentence finale, Réclamations de dommages de l’Erythrée, décision du 17 août 2009, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVI, p. 516, par. 2 [traduction du Greffe]), même si les montants adjugés ne correspondaient «probablement pas à la totalité des dommages que l’une ou l’autre des Parties ont subis en violation du droit international» (ibid. [traduction du Greffe]). Elle a également reconnu que, dans le cadre des procédures visant à réparer les préjudices touchant un grand nombre de victimes, les institutions compétentes ont adopté des critères d’établissement de la preuve moins rigoureux. Elles ont réduit, en conséquence, les montants des indemnités accordées, de manière à tenir compte des incertitudes découlant de l’application d’un critère moins strict d’établissement de la preuve (ibid., p. 528-529, par. 38).
La Cour est convaincue qu’elle doit procéder de la sorte en l’espèce. Elle tiendra dûment compte des conclusions susmentionnées relatives à la nature, aux formes et au montant de la réparation lorsqu’elle considérera les différents types de dommages avancés par la RDC.
La Cour évoque ensuite la question de savoir si la détermination du montant de l’indemnisation devrait prendre en compte le fardeau financier imposé à l’Etat responsable, eu égard à sa situation
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économique, en particulier s’il y a des doutes concernant la capacité de cet Etat à payer la somme sans mettre en cause sa capacité à satisfaire les besoins essentiels de son peuple. Rappelant que la CREE l’a soulevée (ibid., p. 522-524, par. 19-22), la Cour précise qu’elle se penchera plus loin sur la question de la capacité financière de l’Etat défendeur.
C. La preuve (par. 111-126)
Ayant établi les principes et les règles applicables à l’évaluation des réparations en l’espèce, la Cour examine la question de la preuve pour déterminer qui en a la charge, le critère d’établissement de la preuve et la valeur probante à accorder à certains types de preuves.
Elle rappelle, à titre liminaire, que, pour accorder une indemnisation à la RDC, elle ne considère pas que celle-ci, comme l’affirme l’Ouganda, doit prouver l’existence du préjudice exact subi par telle personne ou tel bien dans un lieu et à un moment donnés. Dans le cas de dommages massifs, comme dans la présente affaire, la Cour peut parvenir à une estimation de l’étendue des dommages sur laquelle devra être fondée l’indemnisation sans avoir nécessairement à identifier le nom de chaque victime ou des informations spécifiques sur chaque bâtiment ou autre bien détruit pendant le conflit.
1. La charge de la preuve (par. 115-119)
La Cour commence par rappeler les règles régissant la charge de la preuve. Conformément à sa jurisprudence bien établie en la matière, «en règle générale, il appartient à la partie qui allègue un fait au soutien de ses prétentions de faire la preuve de l’existence de ce fait». Il revient donc, en principe, à la partie qui allègue un fait de soumettre les éléments de preuve pertinents pour étayer sa thèse.
Cependant, il ne s’agit pas, selon la Cour, d’une règle absolue, applicable en toutes circonstances. Il existe des situations où, comme elle l’a indiqué dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), il faudrait «faire preuve de souplesse dans l’application de cette règle générale et, notamment, [où] le défendeur pourrait être mieux à même d’établir certains faits». Comme indiqué en l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras ; Nicaragua (intervenant)), la Cour «ne saurait cependant présumer qu’un élément de preuve qui n’est pas disponible aurait, s’il avait été produit, plaidé en faveur de la cause de l’une des parties ; et encore moins ne saurait-elle présumer l’existence d’un élément de preuve qui n’a pas été produit».
La Cour a ainsi souligné, dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), que «[l]’établissement de la charge de la preuve dépend, en réalité, de l’objet et de la nature de chaque différend soumis à la Cour ; il varie en fonction de la nature des faits qu’il est nécessaire d’établir pour les besoins du jugement de l’affaire». Il appartient à la Cour d’apprécier l’ensemble des éléments de preuve produits par les parties et dûment soumis au débat contradictoire, en vue de parvenir à ses conclusions. Il se peut que, en fonction des circonstances de l’espèce, aucune des parties ne supporte à elle seule la charge de la preuve.
Pour ce qui concerne les préjudices qui se sont produits dans le district de l’Ituri, qui se trouvait sous occupation de l’Ouganda, la Cour rappelle la conclusion à laquelle elle est arrivée plus haut (voir point 1, a)). Dans cette phase de la procédure, il incombe à l’Ouganda d’établir que tel ou tel préjudice subi par la RDC en Ituri n’a pas été causé par son manquement à ses obligations de puissance occupante.
En revanche, pour ce qui est des préjudices qui ont eu lieu sur le territoire congolais, hors Ituri, et bien que l’existence d’un conflit armé puisse rendre plus difficile l’établissement des faits, la Cour
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estime, conformément à sa jurisprudence, que «c’est en définitive au plaideur qui cherche à établir un fait qu’incombe la charge de la preuve ; lorsque celle-ci n’est pas produite, une conclusion peut être rejetée dans l’arrêt comme insuffisamment démontrée».
2. Le standard de la preuve et le degré de certitude (par. 120-126)
Dans sa pratique, la Cour a eu recours à divers critères d’appréciation de la preuve. Selon la Cour, le standard de la preuve peut varier au cas par cas et en fonction de la gravité des actes allégués. La Cour a également reconnu qu’un Etat qui n’est pas en mesure d’apporter la preuve directe de certains faits doit pouvoir recourir plus largement aux présomptions de fait, aux indices ou preuves circonstancielles.
La Cour s’est déjà penchée sur le poids qu’il convient d’accorder à certains éléments de preuve. Elle rappelle, comme elle l’a souligné dans son arrêt de 2005, qu’elle
«traitera avec prudence les éléments de preuve spécialement établis aux fins de l’affaire ainsi que ceux provenant d’une source unique. Elle leur préférera des informations fournies à l’époque des événements par des personnes ayant eu de ceux-ci une connaissance directe. Elle prêtera une attention toute particulière aux éléments de preuve dignes de foi attestant de faits ou de comportements défavorables à l’Etat que représente celui dont émanent lesdits éléments (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 41, par. 64). La Cour accordera également du poids à des éléments de preuve dont l’exactitude n’a pas, même avant le présent différend, été contestée par des sources impartiales.» (Arrêt de 2005, C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61 ; voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 130-131, par. 213.)
La Cour a précisé, à propos des rapports émanant d’organes officiels ou indépendants, que leur valeur dépend d’un certain nombre de facteurs.
La Cour considère qu’il est utile de se référer à la pratique d’autres organismes internationaux qui se sont penchés sur la détermination de la réparation pour ce qui est des violations de masse dans le cadre d’un conflit armé. La CREE a reconnu les difficultés associées aux questions de la preuve en examinant les demandes d’indemnisation pour des violations des obligations découlant du jus in bello et du jus ad bellum commises dans le contexte d’un conflit armé international. Alors qu’elle exigeait «des preuves claires et convaincantes pour établir qu’un dommage s’est produit» [traduction du Greffe], la CREE a noté que, si le même standard élevé était exigé pour la quantification du préjudice, cela conduirait à l’échec de toute réparation. Elle a donc retenu une «preuve moins rigoureuse» aux fins de la quantification (Sentence finale, Réclamations de dommages de l’Erythrée, décision du 17 août 2009, RSA, vol. XXVI, p. 528, par. 36 [traduction du Greffe]). En outre, dans son ordonnance en réparation dans l’affaire Katanga, qui porte sur des faits qui se sont produits dans le cadre du même conflit armé que celui en cause en l’espèce, la Cour pénale internationale (ci-après la «CPI») a tenu compte de ce que «les Demandeurs ne sont pas toujours en mesure d’apporter des éléments de preuve documentaires à l’appui de tous les préjudices allégués au vu des circonstances qui prévalent en RDC» (Le Procureur c. Germain Katanga, affaire ICC-01/04-01/07, chambre de première instance II, ordonnance de réparation en vertu de l’article 75 du Statut, 24 mars 2017, p. 41, par. 84).
A la lumière de ce qui précède et compte tenu du fait qu’un nombre considérable de preuves ont été détruites ou rendues inaccessibles au fil des années depuis le conflit armé, la Cour estime que, dans l’établissement de la responsabilité, le niveau exigé de la preuve est plus élevé que dans la présente phase, relative à la réparation, où une certaine flexibilité est nécessaire.
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La Cour relève que les éléments de preuve versés au dossier par la RDC ne sont pas, en grande partie, suffisants pour lui permettre de déterminer les montants de l’indemnisation due avec précision. Cependant, compte tenu du contexte de conflit armé en l’espèce, la Cour doit prendre en compte d’autres éléments, tels que les divers rapports d’enquête qui figurent au dossier, notamment ceux émanant des organes des Nations Unies. La Cour, dans son arrêt de 2005, a déjà examiné la plupart de ces éléments de preuve et a considéré que certains des rapports de l’ONU ainsi que le rapport final de la commission d’enquête judiciaire chargée d’examiner les allégations relatives à l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres formes de richesses en RDC établie en 2001 (ci-après le «rapport de la commission Porter») avaient une valeur probante lorsqu’ils étaient corroborés par d’autres sources dignes de foi (C.I.J. Recueil 2005, p. 249, par. 237). Bien que la Cour ait noté, en 2005, qu’il n’était pas nécessaire qu’elle procède à des constatations de fait pour chaque incident individuel, ces documents font néanmoins état d’un nombre considérable d’incidents, sur lesquels la Cour peut maintenant s’appuyer pour évaluer les dommages et le montant de l’indemnisation due. La Cour prendra aussi en considération des éléments de preuve plus récents, en particulier le «rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo», qui a été publié en 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (ci-après le «rapport Mapping»). La Cour prendra également en compte les rapports des experts qu’elle a elle-même désignés, lorsqu’elle les considérera pertinents.
Dans les circonstances de l’espèce et compte tenu du contexte et du temps qui s’est écoulé depuis les faits en question, la Cour considère que l’appréciation de l’existence et de l’étendue des préjudices doit se faire dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve. Il peut s’agir des éléments de preuve versés au dossier par les Parties ou de ceux qui figurent dans les rapports présentés par les experts désignés par la Cour ainsi que dans des rapports de l’ONU et d’autres organismes nationaux et internationaux. Enfin, la Cour relève que, dans de telles circonstances, l’appréciation de l’existence et de l’étendue des dommages doit être fondée sur des estimations raisonnables prenant en compte le point de savoir si une conclusion de fait donnée est étayée par plusieurs sortes de preuve.
D. Les types de dommages objets de la réparation (par. 127-131)
Les Parties sont en désaccord sur le point de savoir quels sont les types de dommages qui entrent dans le champ de l’arrêt de 2005 et que la Cour devra donc prendre en compte lors de la présente phase de la procédure.
La Cour a déjà, dans son arrêt de 2005, déterminé que l’Ouganda était tenu de réparer les préjudices causés à la RDC par plusieurs actions et omissions qui lui sont attribuables. Elle considère que sa tâche, au stade actuel de la procédure, est de se prononcer sur la nature et le montant des réparations que l’Ouganda est tenu d’accorder à la RDC, pour les types de dommages établis en 2005 et qui lui sont attribuables. En effet, l’objectif de la Cour, dans son arrêt de 2005, n’était pas de déterminer avec précision les différents préjudices subis par la RDC. Il suffit que les préjudices particuliers invoqués par le demandeur relèvent des catégories établies en 2005. Ainsi que la Cour l’a fait dans ses affaires précédentes relatives à la réparation, elle déterminera si chacune des demandes entre dans le champ de ses conclusions antérieures en matière de responsabilité.
III. INDEMNISATION DEMANDÉE PAR LA RDC (PAR. 132-384)
La Cour rappelle que la RDC demande à être indemnisée de dommages aux personnes (section A), de dommages aux biens (section B), de dommages aux ressources naturelles (section C) et d’un dommage macroéconomique (section D). Elle examinera donc ces demandes au regard des considérations générales exposées ci-dessus.
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A. Dommages aux personnes (par. 133-226)
Ayant rappelé les conclusions auxquelles elle est parvenue dans son arrêt de 2005 s’agissant des dommages aux personnes, la Cour précise que la RDC réclame une indemnisation totale d’au moins 4 350 421 800 dollars des Etats-Unis à raison des dommages aux personnes causés par les faits internationalement illicites de l’Ouganda et qu’elle définit à cette fin cinq types de dommages : pertes en vies humaines, préjudices corporels et mutilations, viols et violences sexuelles, recrutement et déploiement d’enfants-soldats et déplacements de population.
1. Pertes en vies humaines (par. 135-166)
La Cour rappelle que la RDC demande à être indemnisée de la perte de 180 000 vies humaines au sein de la population civile, ainsi que de la mort de 2000 membres des forces armées congolaises qui auraient été tués dans des combats contre l’armée ougandaise ou des groupes armés soutenus par l’Ouganda, chiffres que l’Ouganda conteste.
Elle rappelle également que, dans son arrêt de 2005, elle a dit, notamment, que l’Ouganda avait commis des meurtres parmi la population civile, avait manqué d’établir une distinction entre cibles civiles et cibles militaires et de protéger la population civile lors d’affrontements avec d’autres combattants et, en tant que puissance occupante, n’avait pris aucune mesure visant à respecter et à faire respecter les droits de l’homme et le droit international humanitaire en Ituri (C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 211, et p. 280, par. 345, point 3) du dispositif). Elle a également dit que l’Ouganda, par son intervention militaire illicite en RDC, avait violé l’interdiction de l’emploi de la force énoncée au paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies (ibid., p. 227, par. 165). La Cour réaffirme que, en principe, les pertes en vies humaines causées par ces faits internationalement illicites font naître pour l’Ouganda l’obligation de réparer intégralement le préjudice. Avant d’accorder une indemnisation, la Cour doit établir la matérialité et l’étendue du préjudice subi par le demandeur, et s’assurer qu’il existe un lien de causalité suffisamment direct et certain entre celui-ci et le fait internationalement illicite commis par le défendeur.
La Cour examine tour à tour les différents éléments qui lui ont été présentés, à savoir les fiches d’identification des victimes produites par la RDC, les études scientifiques sur lesquelles le demandeur se fonde, le rapport établi par l’expert désigné par la Cour M. Urdal. Elle examine également d’autres types de preuves, à savoir des rapports produits sous les auspices de l’ONU (dont le rapport Mapping) et d’autres documents établis par des tierces parties indépendantes.
En appréciant les insuffisances des éléments de preuve présentés par la RDC, la Cour tient compte des circonstances très particulières de la présente affaire, lesquelles ont réduit la capacité de la RDC de produire des preuves ayant une plus forte valeur probante (voir ci-dessus). Elle rappelle que, de 1998 à 2003, la RDC n’a pas exercé de contrôle effectif sur l’Ituri, du fait de l’occupation de guerre par l’Ouganda. Dans l’affaire du Détroit de Corfou, la Cour a dit que le contrôle territorial exclusif normalement exercé par l’Etat dans les limites de ses frontières n’était pas sans influence sur le choix des modes de preuve dont disposaient les autres Etats, à qui il pouvait être permis de recourir plus largement aux présomptions de fait, aux indices ou aux preuves circonstancielles. Ce principe général s’applique également aux situations dans lesquelles l’Etat auquel incomberait normalement la charge de la preuve a perdu le contrôle effectif du territoire où se trouvent des éléments de preuve cruciaux en raison de l’occupation de guerre de ce territoire par un autre Etat.
La Cour estime que c’est en outre à juste titre que la RDC souligne que le type de preuves habituellement produit dans les affaires de dommages causés aux personnes, notamment les actes de décès et les dossiers d’hospitalisation, n’est souvent pas disponible dans les régions éloignées dépourvues d’infrastructures civiles de base, ce dont la CPI aussi a tenu compte. La Cour rappelle les conclusions de cette dernière, qui a estimé que les victimes du même conflit ne pouvaient pas toujours fournir des preuves documentaires (voir ci-dessus). Dans les procédures en question,
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toutefois, nombre d’entre elles ont fourni des attestations de décès et des rapports médicaux (Le Procureur c. Germain Katanga, affaire ICC-01/04-01/07, chambre de première instance II, ordonnance de réparation en vertu de l’article 75 du Statut, 24 mars 2017, par. 111-112). Même si, en la présente espèce, il n’était pas impossible à la RDC de produire de tels documents pour un certain nombre de personnes, la Cour reconnaît la difficulté qu’il y aurait eu pour elle à les obtenir pour des dizaines de milliers de victimes alléguées.
La Cour indique qu’elle a conscience qu’il n’existe souvent pas de preuves détaillées d’événements particuliers survenus au cours d’une guerre dévastatrice, dans des régions reculées et il y a près de vingt ans. Cela étant, elle estime que, nonobstant la situation difficile dans laquelle elle se trouvait, la RDC aurait pu, depuis le prononcé de l’arrêt de 2005, recueillir davantage d’éléments concernant les vies perdues (voir ci-dessus).
De l’avis de la Cour, ni les documents présentés par la RDC, ni les rapports soumis par les experts désignés par la Cour ou élaborés par des organismes de l’ONU n’apportent d’éléments suffisants pour déterminer de manière précise ou même approximative le nombre de morts de civils à raison desquelles l’Ouganda doit réparation. Compte tenu de ces limites, la Cour considère que les éléments versés au dossier incitent à penser que le nombre de morts à raison desquelles l’Ouganda doit réparation se situe entre 10 000 et 15 000 environ.
Passant à la question de l’évaluation des dommages, la Cour considère que la RDC n’a pas présenté d’éléments convaincants prouvant que, comme elle l’affirme, le montant moyen accordé par les juridictions congolaises aux familles de victimes de crimes de guerre s’élève à 34 000 dollars des Etats-Unis.
La Cour relève par ailleurs que la RDC n’a apporté que très peu d’éléments à l’appui de sa demande d’indemnisation pour les 2000 membres de ses forces armées qui auraient été tués.
La Cour rappelle qu’elle peut, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, adjuger une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus). Elle fait observer que, si les preuves disponibles ne sont pas suffisantes pour déterminer de manière raisonnablement précise ou même approximative le nombre de morts de civils attribuables à l’Ouganda, une échelle de valeurs du nombre possible de civils ayant ainsi perdu la vie peut néanmoins être définie (voir ci-dessus). Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, des différentes méthodes proposées pour déterminer le montant de l’indemnisation due à raison d’une vie humaine perdue, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour les morts de civils dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages causés aux personnes (voir ci-dessous).
2. Atteintes aux personnes (par. 167-181)
La Cour rappelle ensuite que la RDC sollicite 54 464 000 dollars des Etats-Unis au titre de l’indemnisation des blessures ou mutilations subies par la population civile.
Cette demande porte sur les blessures dues à des attaques délibérées contre les populations civiles, telles que les actes de violence visant directement ces populations, les mutilations ou la torture, ainsi que sur les blessures subies comme conséquences collatérales d’opérations militaires.
La Cour précise à cet égard que, dans son arrêt de 2005, elle a tenu l’Ouganda pour responsable de la commission d’actes de torture et d’autres formes de traitement inhumain à l’encontre de la population civile, ainsi que d’avoir manqué d’établir une distinction entre cibles civiles et cibles militaires et de protéger la population civile lors d’affrontements avec d’autres combattants, et de n’avoir pas, en tant que puissance occupante, pris de mesures visant à respecter et à faire respecter
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les droits de l’homme et le droit international humanitaire dans le district de l’Ituri (C.I.J. Recueil 2005, p. 280, par. 345, point 3) du dispositif). Dès lors, les atteintes subies par la population civile en conséquence de ces faits, ainsi que de la violation de l’interdiction du recours à la force et du principe de non-intervention (ibid., p. 280, par. 345, point 1) du dispositif), entrent dans le champ de l’arrêt de 2005 et sont, par principe, soumises à l’obligation de réparation.
Sur la base des éléments de preuve examinés, la Cour estime ne pas être en mesure de parvenir avec un degré de certitude suffisant à une estimation, fût-elle approximative, du nombre de civils blessés en conséquence de faits internationalement illicites commis par l’Ouganda. Elle relève que la RDC n’a pas produit de preuves appropriées pour corroborer son assertion voulant que 30 000 civils aient été blessés en Ituri. La Cour réaffirme néanmoins ses conclusions quant à la situation difficile prévalant en RDC et à l’incidence de cette situation sur la capacité du demandeur à rapporter le type de preuves normalement attendues dans le cadre de demandes relatives à des atteintes aux personnes. Elle estime que les éléments de preuve disponibles confirment tout au moins qu’un nombre considérable d’atteintes se sont produites dans de nombreuses localités.
En ce qui concerne l’évaluation, la Cour estime que la RDC n’apporte pas de preuves convaincantes quant aux montants qu’elle avance.
La Cour rappelle qu’elle peut, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, accorder une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus). Elle relève que les preuves disponibles en ce qui concerne les atteintes aux personnes sont moins tangibles que celles se rapportant aux pertes en vies humaines, et qu’il est impossible de déterminer, fût-ce approximativement, le nombre de blessés pour lesquels l’Ouganda doit réparation. La Cour ne peut que constater qu’un nombre considérable de ces atteintes se sont produites et que des caractéristiques locales peuvent être décelées. Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, des différentes méthodes proposées pour chiffrer le préjudice que représentent les atteintes aux personnes, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour les atteintes aux personnes dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages causés aux personnes (voir ci-dessous).
3. Viols et violences sexuelles (par. 182-193)
La Cour rappelle que la RDC demande 33 458 000 dollars des Etats-Unis à titre d’indemnisation pour 1710 victimes de viols et de violences sexuelles en Ituri et pour 30 victimes de tels actes dans d’autres parties de son territoire, notamment à Kisangani.
La Cour relève qu’elle a dit, dans son arrêt de 2005, que l’Ouganda avait violé les obligations lui incombant en vertu du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits de l’homme, notamment au travers d’actes de torture et d’autres formes de traitement inhumain (C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 211). Elle note que les juridictions pénales internationales ainsi que les juridictions et organismes compétents en matière de droits de l’homme considèrent que le viol et les autres actes de violence sexuelle commis dans le contexte d’un conflit armé peuvent constituer des infractions graves aux conventions de Genève ou des violations des lois et coutumes de la guerre, et peuvent également constituer une forme de torture et de traitement inhumain. La Cour estime par conséquent que l’Ouganda peut être tenu de verser une indemnité pour des actes de viol et de violence sexuelle, dans la mesure où ils sont étayés par les éléments de preuve pertinents, même si elle n’a pas mentionné expressément ces actes dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2005 (voir ci-dessus).
La Cour est d’avis qu’il est impossible de déduire des rapports et des autres données dont elle dispose une estimation, même générale, du nombre de victimes de viols et d’autres formes de violence sexuelle. Elle considère toutefois qu’il ne fait aucun doute que des viols et d’autres formes de violence sexuelle ont été perpétrés en RDC à grande échelle et de manière généralisée.
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En ce qui concerne l’évaluation du préjudice subi par les victimes de viol et de violences sexuelles, la Cour estime que la RDC n’a pas fourni d’éléments suffisants pour corroborer les montants moyens qu’elle avance.
La Cour rappelle qu’elle peut, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, adjuger une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus). Elle relève que les preuves disponibles en ce qui concerne les viols et violences sexuelles sont moins tangibles que celles se rapportant aux pertes en vies humaines, et qu’il est impossible de déterminer, fût-ce approximativement, le nombre de cas de viols et de violences sexuelles attribuables à l’Ouganda. La Cour ne peut que constater qu’un nombre considérable d’atteintes de ce type se sont produites. Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, des méthodes proposées pour chiffrer le préjudice que représentent les viols et violences sexuelles, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour les viols et violences sexuelles dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages causés aux personnes (voir ci-dessous).
4. Recrutement et déploiement d’enfants-soldats (par. 194-206)
La Cour rappelle que la RDC réclame une indemnisation d’un montant de 30 000 000 dollars des Etats-Unis à raison du recrutement, par l’Ouganda et par les groupes armés que celui-ci soutenait, de 2500 enfants-soldats.
Elle précise qu’elle a, dans son arrêt de 2005, estimé qu’«il exist[ait] des éléments de preuve convaincants du fait que des enfants-soldats [avaient] été entraînés dans les camps d’entraînement des UPDF (soit les forces de défense du peuple ougandais) et que celles-ci n’[avaient] rien fait pour empêcher leur recrutement dans les zones sous leur contrôle» (C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 210). La demande de la RDC entre donc dans le champ de l’arrêt de 2005.
La Cour constate qu’il existe peu d’éléments de preuve au soutien des allégations de la RDC concernant le nombre d’enfants-soldats recrutés ou déployés.
Pour ce qui est de l’évaluation du préjudice causé s’agissant des enfants-soldats, la Cour constate que la RDC n’a fourni aucun élément prouvant les sommes qu’elle avance. Elle n’est pas non plus convaincue par les chiffres avancés par l’expert qu’elle a désigné, M. Senogles.
La Cour rappelle qu’elle peut, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, adjuger une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus). Elle relève qu’une échelle de valeurs du nombre possible de victimes à raison desquelles l’Ouganda doit réparation se dégage des éléments disponibles en ce qui concerne le recrutement et le déploiement d’enfants-soldats (voir ci-dessus). Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, des méthodes proposées pour chiffrer le préjudice que représentent le recrutement et le déploiement d’enfants-soldats, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour le recrutement et le déploiement d’enfants-soldats dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages causés aux personnes (voir ci-dessous).
5. Déplacements de population (par. 207-225)
La RDC réclame une indemnisation de 186 853 800 dollars des Etats-Unis à raison des fuites et des déplacements de population survenus en Ituri et ailleurs sur son territoire.
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La Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a jugé que l’Ouganda avait engagé sa responsabilité à raison d’attaques aveugles et délibérées contre la population civile et pour n’avoir pas protégé celle-ci au cours d’affrontements avec d’autres combattants (C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 211). Elle a également jugé que l’Ouganda ne s’était pas acquitté des obligations lui incombant en tant que puissance occupante et avait incité au conflit ethnique en Ituri (ibid.). L’Ouganda est tenu de réparer tous les déplacements de civils qui ont été causés de manière suffisamment directe et certaine par un tel comportement (voir ci-dessus). Il s’agit notamment des déplacements pour lesquels il existe un lien suffisamment direct et certain avec des violations, par ce dernier, du jus ad bellum, même lorsqu’ils ne s’accompagnaient pas de violations d’obligations découlant du droit international humanitaire ou du droit international des droits de l’homme (CREE, Sentence finale, réclamations de l’Ethiopie, décision du 17 août 2009, RSA, vol. XXVI, p. 731, par. 322).
La Cour constate qu’une grande majorité des déplacements de population dont la RDC demande à être indemnisée se sont produits en Ituri.
Après avoir examiné les différents éléments de preuve qui lui ont été présentés, la Cour estime qu’ils ne permettent pas d’établir avec une certitude suffisante un nombre de personnes déplacées pour lesquelles une indemnisation distincte pourrait être adjugée. Ces éléments offrent toutefois un éventail de possibilités fondées sur des estimations solides. La Cour est convaincue que l’Ouganda doit réparation à raison du nombre important de personnes déplacées, compte tenu du fait que les déplacements dans la seule région de l’Ituri semblent avoir concerné 100 000 à 500 000 personnes.
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En ce qui concerne l’évaluation du préjudice résultant des déplacements de population, la Cour estime que la RDC ne justifie pas suffisamment les sommes qu’elle avance.
La Cour rappelle qu’elle peut, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, adjuger une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus). Elle relève qu’une échelle de valeurs du nombre possible de victimes attribuables à l’Ouganda se dégage des éléments disponibles en ce qui concerne le déplacement de personnes (voir ci-dessus). Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, des méthodes proposées pour chiffrer le préjudice que représente le déplacement d’une personne, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour les déplacements de population dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages causés aux personnes (voir ci-dessous).
6. Conclusion (par. 226)
Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent et dès lors que l’Ouganda n’a pas établi que certains des préjudices allégués par la RDC en Ituri n’ont pas été causés par son manquement à ses obligations de puissance occupante, la Cour juge approprié d’adjuger une somme globale unique de 225 000 000 dollars des Etats-Unis au titre des pertes en vies humaines et autres dommages causés aux personnes.
B. Dommages aux biens (par. 227-258)
La RDC soutient également que l’Ouganda est tenu d’apporter réparation, par voie d’indemnisation, à raison des dommages causés aux biens.
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1. Aspects généraux (par. 240-242)
La Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a jugé l’Ouganda responsable des dommages aux biens causés tant en Ituri que dans d’autres parties du territoire congolais. Elle a conclu que les troupes des UPDF avaient «détruit des villages et des bâtiments civils», et «manqué d’établir une distinction entre cibles civiles et militaires» (C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 211).
Dans le même arrêt, la Cour a également jugé que l’Ouganda avait «manqué de prendre des mesures … en tant que puissance occupante … visant à respecter et à faire respecter les droits de l’homme et le droit international humanitaire dans le district de l’Ituri» (ibid., p. 280, par. 345, point 3) du dispositif). Elle rappelle que, dans cette phase de la procédure, il incombe à l’Ouganda d’établir que les dommages à tel ou tel bien en Ituri allégués par la RDC n’ont pas été causés par son manquement à ses obligations de puissance occupante. En l’absence d’éléments de preuve à cet égard, il peut être conclu que l’Ouganda doit réparation pour ces dommages (voir ci-dessus).
La Cour souligne que, compte tenu du caractère très particulier du conflit et de la difficulté qui en résulte de recueillir des preuves détaillées pour la plupart des différents types de dommages causés aux biens, on ne saurait attendre de la RDC qu’elle fournisse des documents spécifiques pour chaque bâtiment détruit ou gravement endommagé durant les cinq années de la présence militaire illicite de l’Ouganda sur son territoire (voir ci-dessus). Cela étant, la Cour estime que le demandeur, nonobstant la situation difficile dans laquelle il se trouvait, aurait pu, depuis le prononcé de l’arrêt de 2005, recueillir davantage d’éléments, en particulier s’agissant des biens et infrastructures détenus par l’Etat congolais lui-même, qui en avait la propriété et le contrôle. La Cour gardera ces considérations à l’esprit lorsqu’elle analysera les éléments de preuve produits par la RDC.
2. Ituri (par. 243-249)
Au vu des éléments de preuve présentés par le demandeur, la Cour considère ne pas être en mesure de déterminer, fût-ce approximativement, l’ampleur des dommages, et que le rapport des experts qu’elle a désignés ne fournit pas les données supplémentaires requises à cet égard. Elle doit donc fonder son évaluation sur les rapports de l’ONU, et notamment le rapport Mapping, qui contient, selon elle, plusieurs conclusions crédibles relatives à la destruction d’«habitations», de «bâtiments», de «villages», d’«hôpitaux» et d’«écoles» en Ituri.
La Cour relève en outre que le rapport Mapping et les autres rapports de l’ONU apportent des preuves convaincantes des pillages commis à grande échelle en Ituri, tant par les forces armées de l’Ouganda que par d’autres acteurs.
En ce qui concerne l’évaluation des biens perdus, la Cour estime que les instances portées devant la CPI qui concernent le même conflit sont pertinentes.
3. Hors Ituri (par. 250-253)
Au vu des éléments de preuve présentés par la RDC, la Cour n’est pas en mesure de déterminer, fût-ce approximativement, l’ampleur des dommages, et le rapport de l’expert qu’elle a désigné ne fournit pas les données complémentaires requises à cet égard.
La Cour estime toutefois que le rapport Mapping et le rapport de la mission d’évaluation interinstitutions des Nations Unies à Kisangani contiennent des éléments de preuve suffisants pour lui permettre de conclure que l’Ouganda a causé d’importantes destructions à Kisangani. Elle rappelle que, selon la RDC, l’Ouganda doit réparation pour l’ensemble des dommages qui se sont produits à Kisangani, au motif que ces dommages avaient des causes cumulatives et des causes complémentaires. L’Ouganda, en revanche, soutient que l’Ouganda et le Rwanda ont commis
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séparément des faits internationalement illicites et que chacun n’est responsable que des dommages causés par ses propres actes illicites. La Cour considère que chaque Etat est responsable des dommages causés à Kisangani par ses propres forces armées agissant indépendamment. Toutefois, en se fondant sur les éléments de preuve très limités dont elle dispose, la Cour n’est pas en mesure d’imputer à l’Ouganda une part précise des dommages. Elle a tenu compte des éléments de preuve disponibles en ce qui concerne les dommages causés aux biens à Kisangani pour parvenir à la somme globale allouée à l’ensemble des dommages aux biens (voir ci-dessous).
4. Société nationale d’électricité (SNEL) (par. 254-255)
La Cour se penche ensuite sur la réclamation présentée par la RDC à raison des dommages causés à la Société nationale d’électricité (SNEL).
Elle fait observer que, vu le lien étroit entre cette société et le gouvernement, l’on aurait pu s’attendre à ce que la RDC produisît quelques preuves étayant sa demande à la Cour.
La Cour estime cependant que la RDC n’a pas satisfait à la charge de la preuve lui incombant s’agissant de sa réclamation relative aux dommages subis par la SNEL.
5. Biens des forces armées (par. 256)
En venant à la demande présentée par la RDC pour les dommages causés à certains biens appartenant à ses forces armées, la Cour estime que des conditions similaires s’appliquent. Elle rejette cette partie de la demande de la RDC pour défaut de preuve, et indique qu’elle n’examinera aucune autre question s’y rapportant.
6. Conclusion (par. 257)
La Cour constate que les preuves produites par la RDC en ce qui concerne les dommages aux biens sont particulièrement limitées. Elle est toutefois convaincue que des destructions considérables ont été causées par le comportement illicite de l’Ouganda, ainsi qu’elle l’a jugé dans son arrêt de 2005 (C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 211). Le rapport Mapping donne, en particulier, des informations dignes de foi et corroborées se rapportant à de nombreux cas de dommages aux biens causés par l’Ouganda et, pour ce qui concerne l’Ituri, par d’autres acteurs également. La Cour estime en outre que l’Ouganda n’a pas établi que les dommages spécifiques aux biens en Ituri allégués par la RDC n’ont pas été causés par son manquement à ses obligations de puissance occupante.
La Cour rappelle qu’elle peut, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, adjuger une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus). Elle relève que les éléments de preuve disponibles en ce qui concerne les dommages aux biens causés par l’Ouganda sont limités, mais que le rapport Mapping vient corroborer à tout le moins nombre de ces dommages. Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, des propositions relatives à l’évaluation des dommages aux biens, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour adjuge une indemnisation pour les dommages aux biens sous la forme d’une somme globale de 40 000 000 dollars des Etats-Unis (voir ci-dessus).
C. Dommages afférents aux ressources naturelles (par. 259-366)
La Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a dit que,
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«par les actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles congolaises commis par des membres des forces armées ougandaises sur le territoire de la République démocratique du Congo, et par son manquement aux obligations lui incombant, en tant que puissance occupante dans le district de l’Ituri, d’empêcher les actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles congolaises, la République de l’Ouganda a[vait] violé les obligations qui [étaient] les siennes, en vertu du droit international, envers la République démocratique du Congo» (C.I.J. Recueil 2005, p. 280-281, par. 345, point 4) du dispositif).
Elle rappelle également que tant la RDC que l’Ouganda sont parties à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, dont le paragraphe 2 de l’article 21 dispose que, «[e]n cas de spoliation, le peuple spolié a droit à la légitime récupération de ses biens ainsi qu’à une indemnisation adéquate».
La Cour précise que, dans ses conclusions finales présentées à l’audience, la RDC lui demande de dire et juger que l’Ouganda est tenu de lui verser 1 043 563 809 dollars des Etats-Unis au titre de l’indemnisation des dommages causés aux ressources naturelles congolaises par des actes de pillage et d’exploitation. Sont comprises dans cette somme des demandes relatives à la perte de minerais, y compris l’or, les diamants, le coltan, l’étain et le tungstène, à la perte de café et de bois d’oeuvre, aux dommages causés à la flore par la déforestation et aux dommages causés à la faune.
1. Aspects généraux (par. 273-281)
Dans son arrêt de 2005, la Cour a précisé que, «[p]our rendre sa décision sur la demande de la RDC [relative aux ressources naturelles], point n’[étai]t besoin pour [elle] de se prononcer sur les faits propres à chacun des incidents allégués» (C.I.J. Recueil 2005, p. 249, par. 237). Elle a ensuite conclu qu’«elle ne dispos[ait] pas d’éléments de preuve crédibles permettant d’établir qu’[avait] exist[é] une politique gouvernementale de l’Ouganda visant à l’exploitation de ressources naturelles de la RDC, ou que cet Etat [eût] entrepris son intervention militaire dans le dessein d’obtenir un accès aux ressources congolaises» (ibid., p. 251, par. 242). Elle a cependant «estim[é] détenir des preuves abondantes et convaincantes pour conclure que des officiers et des soldats des UPDF, parmi lesquels les officiers les plus haut gradés, [avaie]nt participé au pillage et à l’exploitation des ressources naturelles de la RDC et que les autorités militaires n’[avaie]nt pris aucune mesure pour mettre un terme à ces activités» (ibid.).
Pour ce qui est des ressources naturelles situées hors Ituri, la Cour a établi que la responsabilité de l’Ouganda était engagée à raison du pillage et de l’exploitation de ces ressources «chaque fois que» des membres des UPDF avaient été impliqués (ibid., p. 252, par. 245), mais pas à raison d’un quelconque acte de ce type commis par des membres de «groupes rebelles» qui n’étaient pas sous le contrôle de l’Ouganda (ibid., p. 253, par. 247). Dans l’arrêt de 2005, elle n’a pas précisé quels actes de pillage et d’exploitation de ressources naturelles elle jugeait attribuables à l’Ouganda. Cette décision devait être prise au stade des réparations, au cours duquel il incomberait à la RDC d’apporter des éléments de preuve relativement à l’ampleur des dommages causés aux ressources naturelles hors Ituri et à leur imputabilité à l’Ouganda.
En ce qui concerne les ressources naturelles situées en Ituri, la Cour a conclu qu’elle disposait de «suffisamment d’éléments de preuve crédibles» pour établir que l’Ouganda avait manqué aux «obligations lui incombant en tant que puissance occupante en Ituri, en vertu de l’article 43 du règlement de La Haye de 1907, quant à l’ensemble des actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles commis dans le territoire occupé» (ibid., p. 253, par. 250). Cela signifie que l’Ouganda est tenu à réparation à raison de tous les actes de pillage ou d’exploitation de ressources naturelles en Ituri, même si les personnes qui se sont livrées à de tels actes étaient des membres de groupes armés ou d’autres tierces parties (ibid., p. 253, par. 248). Il appartient à la Cour, au stade des réparations, de s’assurer que les éléments de preuve disponibles démontrent l’existence des
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dommages allégués à raison des actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles et, dans les circonstances très particulières de la présente affaire, de mettre en évidence au moins un éventail de possibilités quant à son ampleur.
La Cour rappelle qu’elle ne doit se prononcer que sur le montant des indemnités dues à raison des préjudices résultant des faits internationalement illicites qu’elle a constatés dans son arrêt de 2005 (ibid., p. 257, par. 260), où elle a spécifiquement traité des informations relatives à l’exploitation de l’or (ibid., p. 249-250, par. 238, et p. 250-251, par. 240-242), de diamants (ibid., p. 250, par. 240, p. 251, par. 242, et p. 253, par. 248) et de café (ibid., p. 250, par. 240). La Cour n’a pas mentionné le coltan, l’étain, le tungstène, le bois d’oeuvre ni les dommages causés à la faune ou à la flore. Il n’en demeure pas moins que le coltan, l’étain, le tungstène et le bois d’oeuvre font partie des matières premières que l’on entend par le terme générique de «ressources naturelles». La Cour est en outre d’avis que les demandes relatives à la faune entrent dans le champ de l’arrêt de 2005, dans lequel il était fait référence à la «chasse et au pillage d’espèces protégées» dans le cadre des moyens de la RDC concernant les ressources naturelles (ibid., p. 246, par. 223). Quant aux dommages causés à la flore, la Cour considère que, dans la mesure où ils résultent directement du pillage du bois d’oeuvre par la déforestation, ils entrent dans le champ de l’arrêt de 2005. Il lui faut néanmoins s’assurer, au présent stade des réparations, de la matérialité de l’exploitation alléguée de ressources qui n’étaient pas expressément mentionnées dans ledit arrêt et de ce que l’Ouganda est tenu de réparer les dommages qui s’ensuivent.
Ayant formulé des considérations générales sur la valeur des différents éléments de preuve qui lui ont été soumis, la Cour indique qu’elle tirera ses conclusions sur la base des éléments de preuve qu’elle juge fiables afin de déterminer les dommages causés par l’Ouganda aux ressources naturelles congolaises et l’indemnisation à adjuger.
2. Minerais (par. 282-327)
a) Or (par. 282-298)
S’agissant de l’or, la Cour est d’avis qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour conclure que l’Ouganda est responsable d’une part substantielle du dommage résultant du pillage et de l’exploitation de l’or à hauteur de l’évaluation du rapport d’expertise. Sur cette base, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour ce type de dommage dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages afférents aux ressources naturelles (voir ci-dessous).
b) Diamants (par. 299-310)
Pour ce qui est des diamants, la Cour considère qu’il existe des éléments de preuve suffisants lui permettant de conclure que l’Ouganda est responsable du dommage résultant du pillage et de l’exploitation de diamants à hauteur de l’évaluation du rapport d’expertise. Sur cette base, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour ce type de dommage dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages afférents aux ressources naturelles (voir ci-dessous).
c) Coltan (par. 311-322)
En ce qui concerne le coltan, la Cour considère qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour conclure que l’Ouganda est responsable du dommage résultant du pillage et de l’exploitation du coltan à hauteur de l’évaluation du rapport d’expertise. Sur cette base, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour ce type de dommage dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages afférents aux ressources naturelles (voir ci-dessous).
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d) Etain et tungstène (par. 323-327)
S’agissant de l’étain et du tungstène, la Cour considère que le mandat tel que défini permettait d’inclure l’étain et le tungstène parmi les questions examinées dans le rapport d’expertise. Elle relève que le rapport de M. Nest ne fait état que d’éléments attestant le transit de petites quantités d’étain et de tungstène à travers l’Ituri, transit qui n’est pas en soi constitutif de pillage ou d’exploitation. En particulier, M. Nest souligne avoir traité de ces deux minerais uniquement «pour signaler leur modicité relative comme source de valeur exploitée par le personnel concerné, tant [en] Ituri que ... hors Ituri».
Etant donné que les éléments de preuve relatifs à l’étain et au tungstène sont limités et que l’expert a relevé la modicité relative de ces ressources s’agissant des quantités exploitées et de la valeur correspondante, la Cour décide qu’elle ne tiendra pas compte de ces deux minerais pour déterminer l’indemnisation due pour les dommages afférents aux ressources naturelles.
3. Flore (par. 328-350)
a) Café (par. 328-332)
La Cour considère que le mandat tel que défini permettait d’inclure le café parmi les questions examinées dans le rapport d’expertise. Elle note que les conclusions de M. Nest relatives au café sont corroborées dans une certaine mesure par d’autres éléments de preuve. Par conséquent, la Cour estime qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour lui permettre de conclure que l’Ouganda est responsable des dommages résultant du pillage et de l’exploitation du café.
Toutefois, étant donné que ces rapports ne contiennent que des éléments de preuve anecdotiques et que l’expert n’a pu s’appuyer par ailleurs que sur un rapport non corroboré d’une organisation non gouvernementale congolaise, la Cour juge approprié d’adjuger une indemnité d’un niveau inférieur à celui calculé par l’expert qu’elle a désigné. Sur cette base, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour ce type de dommages dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages afférents aux ressources naturelles (voir ci-dessous).
b) Bois d’oeuvre (par. 333-344)
La Cour estime qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour lui permettre de conclure que l’Ouganda doit réparation à raison des dommages résultant du pillage et de l’exploitation du bois d’oeuvre. Elle relève cependant que les calculs de M. Nest concernant le bois d’oeuvre s’appuient sur des informations moins précises et des estimations plus approximatives que celles dont il disposait, par exemple, pour l’or. Le montant de l’indemnité qui sera octroyée devrait donc être nettement inférieur à son estimation. Sur cette base, la Cour décide d’adjuger une indemnisation pour ce type de dommages dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages afférents aux ressources naturelles (voir ci-dessous).
c) Dommages environnementaux résultant de la déforestation (par. 345-350)
S’agissant des dommages environnementaux résultant de la déforestation, la Cour rappelle notamment qu’elle a estimé, dans l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), qu’«[i]l [était] … conforme aux principes du droit international régissant les conséquences de faits internationalement illicites, et notamment au principe de la réparation intégrale, de conclure que les dommages environnementaux ouvr[ai]ent en eux-mêmes droit à indemnisation» et que «les dommages causés à l’environnement, ainsi que la dégradation ou la perte consécutive de la capacité de celui-ci de fournir des biens et services, [étaient] susceptibles d’indemnisation en droit international».
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Elle estime toutefois que, dans la présente affaire, la RDC ne lui a pas fourni la moindre base lui permettant d’évaluer les dommages causés à l’environnement, en particulier à la biodiversité, du fait de la déforestation. N’étant donc pas en mesure de déterminer, fût-ce approximativement, l’étendue du préjudice subi par la RDC, la Cour rejette la demande formulée à raison des dommages environnementaux résultant de la déforestation.
4. Faune (par. 351-363)
La Cour rappelle qu’elle a estimé que les demandes de la RDC relatives aux dommages causés à la faune entraient dans le champ de son arrêt de 2005 (voir ci-dessus).
Bien que les preuves disponibles ne soient pas suffisantes pour lui permettre de déterminer un nombre raisonnablement précis ou même approximatif d’animaux tués pour lesquels l’Ouganda doit réparation, la Cour est néanmoins convaincue, sur la base de rapports qui lui ont été présentés, que l’Ouganda est responsable d’une quantité importante de dommages à la faune dans la réserve de faune à okapis et dans la partie septentrionale du parc national des Virunga, dans la mesure où ces parcs sont situés en Ituri. La Cour décide dès lors d’adjuger une indemnisation pour ce type de dommages dans le cadre d’une somme globale allouée pour l’ensemble des dommages afférents aux ressources naturelles (voir ci-dessous).
5. Conclusion (par. 364-366)
La Cour fait observer que les éléments versés au dossier et le rapport d’expertise de M. Nest montrent qu’un volume important de ressources naturelles a été pillé et exploité en RDC entre 1998 et 2003. Concernant l’Ituri, l’Ouganda est tenu à réparation à raison de tous les actes de cette nature. Pour ce qui est d’autres régions, un grand nombre d’actes de pillage et d’exploitation des ressources naturelles lui est attribuable. Cependant, ni le rapport de l’expert désigné par la Cour ni les preuves produites par la RDC ou figurant dans les rapports de la commission Porter, d’organismes de l’ONU et d’organisations non gouvernementales ne suffisent à établir l’étendue précise du pillage et de l’exploitation dont l’Ouganda est responsable. Dans son rapport d’expertise, M. Nest fournit une estimation fiable sur le plan de la méthode et convaincante au regard des preuves disponibles. Ce rapport est particulièrement utile pour ce qui est de l’évaluation des différentes ressources naturelles à l’étude (minerais, café et bois d’oeuvre). Cela étant, si le rapport d’expertise de M. Nest et, s’agissant de la faune, les rapports d’organismes spécialisés de l’ONU fournissent peut-être la meilleure estimation possible de l’ampleur de l’exploitation des ressources naturelles dans les circonstances de l’espèce, ils ne permettent pas à la Cour de déterminer de manière suffisamment précise l’étendue ou la valeur des dommages.
Comme elle l’a fait en ce qui concerne les dommages causés aux personnes et aux biens, la Cour doit tenir compte des circonstances très particulières de la présente affaire, lesquelles ont empêché la RDC et l’expert de présenter des éléments de preuve ayant une plus forte valeur probante (voir ci-dessus). Elle rappelle qu’elle peut, au vu desdites circonstances, adjuger une indemnisation sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité (voir ci-dessus).
Tenant compte de l’ensemble des éléments versés au dossier, en particulier des conclusions et des estimations contenues dans le rapport de M. Nest, expert désigné par la Cour, et de sa jurisprudence ainsi que des décisions d’autres organismes internationaux, la Cour adjuge une indemnisation pour le pillage et l’exploitation des ressources naturelles sous la forme d’une somme globale de 60 000 000 dollars des Etats-Unis.
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D. Dommage macroéconomique (par. 367-384)
La Cour rappelle enfin que la RDC demande 5 714 000 775 dollars des Etats-Unis à raison d’un dommage macroéconomique.
Elle précise que, dans le dispositif de l’arrêt qu’elle a rendu en 2005, elle a dit que «la République de l’Ouganda, en se livrant à des actions militaires à l’encontre de la République démocratique du Congo … , a[vait] violé le principe du non-recours à la force dans les relations internationales et le principe de non-intervention» et que «la République de l’Ouganda a l’obligation, envers la République démocratique du Congo, de réparer le préjudice causé» (C.I.J. Recueil 2005, p. 280-282, par. 345, points 1) et 5)). La Cour n’a toutefois pas fait expressément mention d’un dommage macroéconomique.
La Cour est d’avis qu’il ne lui est point besoin de décider en l’espèce si un dommage macroéconomique résultant d’une violation de l’interdiction de l’emploi de la force ou, plus généralement, tout dommage de ce type ouvre droit à indemnisation en droit international. Il lui suffit de relever que la RDC n’a pas établi qu’il existait un lien de causalité suffisamment direct et certain entre le fait internationalement illicite commis par l’Ouganda et le dommage macroéconomique allégué. En tout état de cause, la RDC n’a pas fourni de base permettant d’estimer, fût-ce approximativement, le dommage macroéconomique éventuellement subi.
La Cour rejette donc la demande de la RDC relative au dommage macroéconomique.
IV. SATISFACTION (PAR. 385-392)
La Cour rappelle que la RDC fait valoir que, quel que soit le montant de l’indemnisation adjugée par la Cour, cette forme de réparation ne suffit pas à remédier complètement aux dommages causés à la RDC et à sa population. Elle demande donc que l’Ouganda soit tenu de donner satisfaction de la façon suivante : i) la conduite d’enquêtes et l’engagement de poursuites pénales à l’encontre des officiers et des soldats des UPDF ; ii) le versement d’une somme de 25 millions de dollars des Etats-Unis en vue de la création d’un fonds destiné à favoriser la réconciliation entre les Hema et les Lendu en Ituri ; et iii) le versement d’une somme de 100 millions de dollars des Etats-Unis en vue d’assurer la réparation du préjudice immatériel subi par la RDC du fait de la guerre.
Avant d’examiner les trois formes de satisfaction demandées par la RDC, la Cour rappelle que, en général, une déclaration de violation constitue, en elle-même, une satisfaction appropriée dans la plupart des cas. Cependant, la satisfaction peut prendre une tout autre forme en fonction des circonstances de l’espèce et dans la mesure où l’indemnisation ne parvient pas à effacer toutes les conséquences d’un fait internationalement illicite.
Pour ce qui est de la première mesure demandée par la RDC, à savoir l’engagement d’enquêtes et de poursuites pénales, la Cour rappelle l’article 37 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat. Elle relève que les formes de satisfaction, énumérées au deuxième paragraphe de cette disposition (à savoir la reconnaissance de la violation, une expression de regrets, des excuses formelles ou toute autre modalité appropriée), ne sont pas exhaustives. En principe, la satisfaction peut inclure des mesures telles qu’«une action disciplinaire ou pénale contre les personnes dont le comportement est à l’origine du fait internationalement illicite» (commentaire de l’article 37 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II (deuxième partie), par. 5), p. 114).
La Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a conclu que les troupes ougandaises avaient commis de graves violations aux conventions de Genève. Elle fait observer que, en vertu de l’article 146 de la quatrième convention de Genève relative à la protection des populations civiles en temps de guerre du 12 août 1949 et de l’article 85 du protocole additionnel aux conventions de
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Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (protocole I), l’Ouganda avait l’obligation d’enquêter, de poursuivre et de réprimer les personnes responsables de telles violations. Il en découle que la Cour n’a nul besoin d’édicter de mesure spécifique additionnelle de satisfaction, relative à l’engagement d’enquêtes ou de poursuites pénales. Le défendeur est tenu de le faire, en vertu des obligations qui pèsent sur lui.
En ce qui concerne la deuxième mesure de satisfaction demandée par la RDC, la Cour rappelle que, dans son arrêt de 2005, elle a considéré que les UPDF avaient «incité à des conflits ethniques et qu’elles n’[avaie]nt pris aucune mesure pour prévenir de tels conflits dans le district de l’Ituri» (C.I.J. Recueil 2005, p. 240, par. 209). Cependant, en l’espèce, les dommages matériels causés par les conflits ethniques en Ituri sont déjà visés par l’indemnisation accordée pour les dommages causés aux personnes et aux biens. La Cour invite néanmoins les Parties à coopérer de bonne foi en vue d’établir différentes méthodes et différents moyens pour promouvoir la réconciliation entre les groupes ethniques hema et lendu en Ituri et une paix durable entre eux.
Enfin, la Cour ne peut retenir la troisième mesure de satisfaction demandée par la RDC. L’octroi d’une satisfaction pour le dommage immatériel à la RDC, dans de telles circonstances, n’est pas fondé, étant donné l’objet de la réparation en droit international et la pratique internationale en la matière. La CREE a rejeté la demande de l’Ethiopie pour dommage moral subi par les Ethiopiens et par l’Etat lui-même en raison de l’usage illégal de la force par l’Erythrée (Sentence finale, Réclamations de dommages de l’Éthiopie, décision du 17 août 2009, RSA, vol. XXVI, p. 662, 664, par. 54-55, 61). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que le dommage immatériel pour lequel la RDC demande la satisfaction est inclus dans la somme globale allouée par la Cour pour différents types de dommages.
V. AUTRES DEMANDES (PAR. 393-404)
La Cour en vient ensuite aux autres demandes formulées dans les conclusions finales de la RDC, tendant à ce qu’elle prescrive à l’Ouganda de rembourser les frais de procédure que celle-ci a engagés dans le cadre de la présente espèce, adjuge des intérêts compensatoires et moratoires, et reste saisie de l’affaire jusqu’à ce que l’Ouganda ait intégralement acquitté les réparations et indemnités mises à sa charge.
A. Frais de procédure (par. 394-396)
La Cour rappelle que, dans ses conclusions finales, la RDC prie la Cour de dire et juger que les frais de procédure qu’elle a engagés dans la présente affaire doivent être remboursés par l’Ouganda.
Elle précise à cet égard que l’article 64 de son Statut dispose que, «[s]’il n’en est autrement décidé par la Cour, chaque partie supporte ses frais de procédure». Compte tenu des circonstances de la présente affaire, et notamment du fait que l’Ouganda a obtenu gain de cause s’agissant de l’une de ses demandes reconventionnelles contre la RDC et qu’il a renoncé à sa demande d’indemnisation de ce chef, la Cour ne voit pas de raison suffisante qui justifierait de déroger, dans la présente instance, à la règle générale qui trouve son expression à l’article 64 du Statut, et décide donc que chaque Partie supportera ses frais de procédure.
B. Intérêts compensatoires et moratoires (par. 397-402)
Dans ses conclusions finales, la RDC prie la Cour de prescrire à l’Ouganda de verser des intérêts compensatoires et des intérêts moratoires.
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En ce qui concerne les intérêts compensatoires demandés par la RDC, la Cour fait observer que, selon la pratique des juridictions internationales, de tels intérêts peuvent être alloués s’ils sont nécessaires pour assurer la réparation intégrale du préjudice causé par un fait internationalement illicite ; ils ne sont toutefois pas une forme autonome de réparation et ne sont pas non plus nécessairement présents dans le contexte de l’indemnisation. La Cour relève que, pour déterminer la somme due au titre de chaque chef de dommages, elle a tenu compte du passage du temps. Elle fait observer à cet égard que la RDC a elle-même précisé, dans ses conclusions finales, qu’elle ne réclamait pas d’intérêts compensatoires à raison des dommages «pour lesquels le montant des indemnités allouées par la Cour selon une évaluation globale tiendrait déjà compte des effets du passage du temps». La Cour estime en conséquence qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, d’adjuger des intérêts compensatoires.
Pour ce qui est des intérêts moratoires réclamés par la RDC, la Cour rappelle qu’elle a assorti de tels intérêts les indemnités qu’elle a allouées dans de précédentes affaires, après avoir constaté que l’octroi d’intérêts moratoires était conforme à la pratique d’autres juridictions internationales. La Cour s’attend à ce que le paiement prescrit soit effectué en temps voulu et n’a aucune raison de présumer que l’Ouganda n’agira pas ainsi. Toutefois, conformément à sa pratique, la Cour décide que, en cas de retard, des intérêts moratoires seront dus. Leur taux annuel sera de 6 % et ils courront sur toute somme due et non acquittée (voir ci-dessous).
C. Demande tendant à ce que la Cour reste saisie de l’affaire (par. 403-404)
La Cour fait observer que, par sa demande tendant à ce qu’elle reste saisie de l’affaire, la RDC la prie, en substance, de superviser l’exécution de son arrêt. Elle relève à cet égard qu’elle n’a, dans aucun des arrêts relatifs à l’indemnisation qu’elle a rendus jusqu’à présent, estimé nécessaire de rester saisie de l’affaire jusqu’au paiement intégral des sommes dues. La Cour considère en outre que l’octroi d’intérêts moratoires répond aux préoccupations de la RDC concernant le respect en temps voulu, par le défendeur, des obligations de paiement mises à sa charge par le présent arrêt. A la lumière de ce qui précède, il n’y a pas lieu que la Cour reste saisie de l’affaire et la demande de la RDC doit donc être rejetée.
VI. TOTAL DES INDEMNITÉS (PAR. 405-408)
Le montant des indemnités octroyées à la RDC s’élève à un total de 325 000 000 dollars des Etats-Unis. Cette somme globale comprend 225 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages causés aux personnes, 40 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages causés aux biens et 60 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages afférents aux ressources naturelles.
La Cour indique que la somme allouée devra être intégralement acquittée par versements annuels de 65 000 000 dollars des Etats-Unis, dus le 1er septembre de chaque année, entre 2022 et 2026. La Cour décide que, en cas de retard, des intérêts moratoires, au taux annuel de 6 %, courront sur toute somme due et non acquittée, à compter du jour suivant celui où celle-ci aurait dû être réglée.
La Cour se dit convaincue que les indemnités accordées et les modalités de leur versement sont compatibles avec la capacité de paiement de l’Ouganda. Elle estime donc ne pas avoir à examiner la question de savoir si la détermination du montant de l’indemnisation devrait prendre en compte le fardeau financier imposé à l’Etat responsable, eu égard à sa situation économique (voir ci-dessus).
La Cour observe que la réparation accordée à la RDC à raison des dommages aux personnes et aux biens reflète le préjudice subi, individuellement et collectivement, du fait du manquement de l’Ouganda à ses obligations internationales. A cet égard, elle tient pleinement compte et se félicite de l’engagement pris au cours de la procédure orale par l’agent de la RDC au sujet du fonds établi
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par son gouvernement, à savoir que les indemnités dues par l’Ouganda seront réparties de manière équitable et effective entre les victimes du préjudice, sous la supervision d’organes dont les membres incluent des représentants des victimes et de la société civile et avec le concours d’experts internationaux. Aux fins de la répartition des indemnités, les administrateurs du fonds sont encouragés à envisager également la possibilité d’adopter des mesures bénéficiant à l’ensemble des communautés touchées.
DISPOSITIF (PAR. 409)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) Fixe aux montants suivants les indemnités que la République de l’Ouganda est tenue de verser à la République démocratique du Congo à raison des dommages causés par les violations d’obligations internationales de son fait, telles que constatées par la Cour dans son arrêt du 19 décembre 2005 :
a) Par douze voix contre deux,
225 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages causés aux personnes ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Iwasawa, Nolte, juges ;
CONTRE : M. Salam, juge ; M. Daudet, juge ad hoc ;
b) Par douze voix contre deux,
40 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages causés aux biens ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Iwasawa, Nolte, juges ;
CONTRE : M. Salam, juge ; M. Daudet, juge ad hoc ;
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c) A l’unanimité,
60 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages afférents aux ressources naturelles ;
2) Par douze voix contre deux,
Dit que le montant intégral dû conformément au point 1 ci-dessus devra être acquitté en cinq versements annuels de 65 000 000 dollars des Etats-Unis, dont le premier est dû le 1er septembre 2022 ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ;
CONTRE : M. Tomka, juge ; M. Daudet, juge ad hoc ;
3) A l’unanimité,
Dit que, en cas de retard, des intérêts moratoires, au taux annuel de 6 %, courront sur toute somme due et non acquittée, à compter du jour suivant celui où celle-ci aurait dû être réglée ;
4) Par douze voix contre deux,
Rejette la demande de la République démocratique du Congo tendant à ce que les frais de procédure que celle-ci a engagés dans la présente affaire soient supportés par la République de l’Ouganda ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ;
CONTRE : M. Tomka, juge ; M. Daudet, juge ad hoc ;
5) A l’unanimité,
Rejette le surplus des conclusions de la République démocratique du Congo.
*
M. le juge TOMKA joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge YUSUF joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ROBINSON joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge SALAM joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge IWASAWA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc DAUDET joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.
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Annexe au résumé 2022/1
Déclaration de M. le juge Tomka
Dans sa déclaration, le juge Tomka relève que la Cour n’a pas été en mesure d’empêcher l’immixtion de l’Ouganda dans le conflit armé sur le territoire de la RDC malgré son ordonnance du 1er juillet 2000, dans laquelle elle avait indiqué à l’unanimité certaines mesures conservatoires. Il rappelle que, dans son arrêt au fond rendu le 19 décembre 2005, la Cour a conclu que l’Ouganda avait violé la règle fondamentale du droit international interdisant le recours à la force dans les relations internationales et manqué à plusieurs obligations mises à sa charge par le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits de l’homme.
Il précise que la Cour a jugé que «l’Ouganda ne s’[était] pas conformé[] à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par [elle] le 1er juillet 2000».
De l’avis du juge Tomka, le montant accordé par la Cour à titre d’indemnisation, notamment pour les dommages causés aux personnes et les dommages matériels, ne reflète pas l’ampleur des dommages infligés à la RDC et à sa population par l’Ouganda.
Le juge Tomka souligne que le paragraphe 1 de l’article 56 du Statut exige que l’arrêt soit motivé. Il doute toutefois que la Cour ait fourni des motifs suffisants pour permettre au lecteur de saisir comment elle est parvenue aux montants d’indemnité bien précis qu’elle a fixés au titre des différents chefs de dommages.
S’il souscrit aux premier, troisième et cinquième points du dispositif de l’arrêt, le juge Tomka a en revanche voté contre le deuxième, où il est décidé que le montant total de l’indemnité due par l’Ouganda à la RDC à raison des dommages causés par ses manquements aux obligations internationales qui lui incombent devra être acquitté en cinq versements sur une période de cinq ans. Selon lui, la décision de la Cour n’est pas équitable envers la demanderesse. Il relève que la valeur réelle de l’indemnité accordée à la RDC décroîtra nécessairement avec le passage du temps et n’est pas protégée par la décision de la Cour.
Le juge Tomka était également en désaccord avec le quatrième point du dispositif de l’arrêt, où est rejetée la demande de la RDC tendant à ce que les frais de procédure qu’elle a engagés dans la présente affaire soient supportés par l’Ouganda. Il note que l’article 64 du Statut de la Cour confère à celle-ci le pouvoir d’ordonner le remboursement des dépens si elle le juge approprié. La RDC, victime d’un usage illicite de la force, dont une partie du territoire a été occupée pendant une longue période et dont la population a gravement souffert, n’avait d’autre choix que de faire valoir ses droits devant la Cour. Le juge Tomka insiste également sur le fait que l’Ouganda ne s’est pas conformé à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 1er juillet 2000, ce qui a causé de nouvelles souffrances et pertes à la RDC et à sa population.
Le juge Tomka estime que ces éléments justifiaient que la Cour fasse droit à la demande de la RDC relative aux frais de procédure. Il déplore que le membre de phrase placé au début de l’article 64 du Statut, «[s]’il n’en est autrement décidé par la Cour», reste ici lettre morte. Selon lui, s’il y a bien une affaire qui commandait le remboursement des frais raisonnablement engagés par la demanderesse pour assurer sa représentation devant la Cour, il s’agit de l’espèce.
Opinion individuelle de M. le juge Yusuf
Dans son opinion individuelle, le juge Yusuf explique pourquoi il n’adhère pas au raisonnement qu’a suivi la Cour pour déterminer les «sommes globales» à octroyer à titre d’indemnisation et, à certains égards, critique l’insuffisance de l’analyse et des explications fournies. Bien qu’il estime généralement raisonnable le montant de l’indemnisation adjugé par la Cour — qui ne disposait pourtant pas de preuves satisfaisantes —, il désapprouve le fardeau inédit qu’a fait peser
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sur l’Ouganda le renversement radical de la charge de la preuve, la méthodologie employée pour déterminer les «sommes globales» et l’étroitesse excessive de la conception des réparations.
Le juge Yusuf ne souscrit pas au renversement de la charge de la preuve — qui incombait ainsi au défendeur s’agissant des préjudices supposément causés en Ituri — en vertu duquel l’Ouganda devait prouver un fait doublement négatif, à savoir que le préjudice invoqué par la RDC ne résultait pas de ses manquements en tant que puissance occupante. Il est d’avis que ce régime juridique de la preuve sans précédent, que rien ne justifie dans la jurisprudence de la Cour, n’a pas été systématiquement appliqué s’agissant des faits de l’espèce ou de l’évaluation des préjudices allégués. Il estime qu’un tel renversement inéquitable du fardeau de la preuve, n’étant pas compatible avec la nature du devoir de vigilance incombant à la puissance occupante, qui relevait d’une obligation de faire preuve de la diligence requise plutôt que d’une obligation de résultat, étend la portée de l’obligation de l’Ouganda au-delà des prévisions de l’article 43 du règlement de La Haye de 1907 par le mécanisme de la responsabilité. Selon lui, il aurait été plus équilibré d’exiger que l’Ouganda prouve qu’il avait pris toutes les mesures voulues pour s’acquitter de son devoir de vigilance ; c’est alors à la RDC qu’il aurait incombé de réfuter les allégations du défendeur. Le juge Yusuf ne souscrit pas non plus à l’emploi répété, dans l’arrêt, des expressions «considérations d’équité» et «possibilités offertes par les éléments de preuve», lesquelles sont vagues et dont la portée et le sens ne sont jamais définis. Quant au manque d’explications concernant la manière dont ces «considérations d’équité» ont été prises en compte dans l’arrêt, il souligne qu’il existe une différence fondamentale entre le recours à de telles considérations dans les limites du droit (équité infra legem) et la détermination ex aequo et bono de l’indemnisation qui, en vertu du paragraphe 2 de l’article 38 du Statut de la Cour, est subordonnée au consentement des parties. Il lui semble que la Cour a invoqué des considérations d’équité au lieu de procéder à une analyse rationnelle permettant de recenser les éléments de preuve présentés par les Parties qui auraient corroboré l’ampleur du préjudice causé par l’Ouganda et d’employer une méthode reconnue aux fins de l’évaluation de ce préjudice. Or la Cour n’explique nullement comment elle est parvenue à ces «sommes globales», ni sur quelles preuves et quelle méthodologie elle s’est appuyée, ce qui donne l’impression qu’elle a statué ex aequo et bono, et non sur la base du droit et des preuves.
Enfin, le juge Yusuf n’adhère pas à ce qu’il considère être une conception trop étriquée des formes appropriées de réparation. Il déplore que l’arrêt reflète une logique dépassée et axée sur l’Etat, qui rappelle le droit de la protection diplomatique, oubliant que le préjudice causé par le comportement illicite de l’Ouganda a surtout été subi par des êtres humains. Il relève que, grâce à l’évolution récente du droit des droits de l’homme et du droit international humanitaire, il est désormais généralement reconnu que, dans des circonstances semblables, la réparation doit être accordée non seulement à l’Etat, mais également aux personnes ou aux communautés bénéficiaires de l’obligation violée. La solution toute faite qui consiste à octroyer des «sommes globales» ne rend pas dûment justice aux individus et aux communautés ayant subi les préjudices, d’autant que la RDC, au cours de la procédure orale, avait sollicité les conseils de la Cour concernant le versement d’indemnités aux victimes des faits illicites commis par l’Ouganda. Le juge Yusuf estime que la Cour aurait pu envisager différentes formes de réparation tenant compte du caractère sensible de ce type de préjudice, telles que les réparations collectives, la réhabilitation et la satisfaction non pécuniaire. Il est donc regrettable que la Cour n’ait pas su saisir cette occasion d’apporter une importante contribution à la jurisprudence en matière de réparation des préjudices en droit international.
Opinion individuelle de M. le juge Robinson
1. Dans son opinion, le juge Robinson explique que, s’il a voté en faveur de l’adjudication par la Cour d’une indemnité de 225 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages causés aux personnes, il souhaite formuler certaines observations au sujet du raisonnement qui a conduit la Cour à fixer ce montant et sur la norme de preuve qu’elle a appliquée au stade des réparations.
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2. Il aborde pour commencer la démarche de la Cour en matière d’indemnisation. A cet égard, il explique que, s’agissant des dommages aux personnes, ce chef de dommages couvre cinq catégories de préjudice. Pour chacune d’elles, la Cour, après avoir analysé l’étendue et la valeur des dommages ou du préjudice, a décidé de fixer le montant s’y rapportant dans le cadre de la somme globale allouée pour l’ensemble des dommages. Il observe que la Cour n’a pas fixé l’indemnité se rapportant à chaque catégorie de préjudice et a fini par adjuger ce qu’elle a appelé une somme globale de 225 000 000 dollars des Etats-Unis pour les dommages causés aux personnes.
3. Le juge Robinson relève que le recours à la notion de somme globale est inédit dans les travaux de la Cour. Il rappelle que, en l’affaire du Détroit de Corfou, celle-ci a adjugé à titre d’indemnité une somme totale composée de celles qu’elle avait accordées au titre de chacun des trois chefs de dommages. Il ajoute que, en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo, elle a accordé une somme totale composée des indemnités qu’elle avait fixées au titre de chacun des trois chefs de dommages. En outre, dans l’affaire relative à Certaines activités, elle a également accordé une somme totale composée des indemnités qu’elle avait fixées pour chacun des deux chefs de dommages. De l’avis du juge Robinson, la Cour a donc adopté en l’espèce une démarche «pionnière» en fixant une indemnité finale visant cinq catégories de préjudice sans avoir auparavant arrêté une indemnité propre à chacune de ces catégories.
4. Selon le juge Robinson, la Cour s’est trompée en s’appuyant comme elle l’a fait sur les travaux de la Commission des réclamations Erythrée-Ethiopie (la «CREE» ou la «Commission»). Il explique que, aux dires de la Cour, dans le cas d’un large groupe de victimes en situation de conflit armé, «les instances judiciaires ou autres chargées de le faire ont recouru à l’octroi de sommes globales, pour certaines catégories de préjudices, sur la base des éléments de preuve mis à leur disposition». Il relève que la Cour fait ensuite référence à la sentence finale de la CREE (Réclamations de dommages de l’Erythrée, 2009). Il fait remarquer que, si l’on ne peut interpréter le libellé de ce paragraphe comme faisant dire à la Cour que la CREE avait effectivement utilisé le terme «somme globale», il importe de préciser que celui-ci ne figure nulle part dans la sentence de la Commission. A son avis, l’examen de cette sentence montre que la CREE n’a rien fait qui puisse s’apparenter de près ou de loin à la démarche suivie par la Cour en l’espèce. La CREE a adjugé une indemnité composée des sommes spécifiquement fixées pour chaque catégorie de préjudice, puis prononcé une indemnité finale correspondant au total des sommes ainsi arrêtées, et désignée par le terme «indemnisation pécuniaire totale» [traduction du Greffe].
5. De l’avis du juge Robinson, la Cour aurait dû fixer une indemnité propre à chaque catégorie de préjudice, ajoutant que cela aurait rendu plus compréhensible l’indemnité finalement accordée. Il estime que, en optant pour une telle démarche, la Cour aurait pu éviter que l’indemnité accordée pour telle ou telle catégorie de préjudice, par exemple le viol, fixée sur la base de son appréciation de l’étendue du préjudice, puisse être considérée comme la fraction d’une somme globale, parce que, dans les cas où les victimes sont nombreuses, l’on en vient forcément à s’attacher à l’illicéité globalement attribuée à cette catégorie de préjudice, plutôt qu’à la spécificité des actes individuels dont elle résulte.
6. Le juge Robinson commente également l’idée d’accorder une indemnisation sous la forme d’une somme globale dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve. Il compare la démarche ainsi adoptée par la Cour à celle que la CREE a suivie dans la sentence relative aux réclamations de dommages de l’Erythrée. Il signale que la manière dont la Commission a interprété la formule «dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve» se distingue de la démarche de la Cour et formule à cet égard des observations en quatre points.
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7. Premièrement, la Commission a pris soin d’établir le contexte dans lequel il était possible d’avoir recours à la notion d’adjudication d’une indemnisation dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve : i) la quantification des dommages découlant de violations graves portant atteinte aux personnes fait appel au jugement et à l’approximation, surtout dans le cas de conflits faisant de nombreuses victimes, qui entraînent inévitablement des incertitudes quant à l’étendue et à la valeur des dommages ; ii) dans ce contexte particulier, une norme de preuve moins stricte s’applique au stade des réparations ; iii) au moment d’appliquer cette norme moins rigoureuse, la juridiction saisie a l’«obligation de déterminer l’indemnité appropriée, même si cela l’amène à estimer ou à supposer, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve» [traduction du Greffe] ; et iv) la nécessité de recourir à l’estimation ou à la supposition pour fixer l’indemnité à payer dans les cas où les victimes sont nombreuses peut avoir pour corollaire la réduction de celle-ci. Selon le juge Robinson, l’application de la notion par la Cour n’indique de la part de celle-ci aucune considération pour le contexte que la Commission avait pris soin de définir à cette fin. En particulier, il soutient que la Cour n’a fait aucun cas du lien entre l’application de cette notion et celle de la norme de preuve moins rigoureuse au stade des réparations. A son avis, dans la grande majorité des cas où la Cour en viendra à la conclusion que les éléments de preuve ne lui permettent même pas de se faire une idée approximative de l’étendue des dommages, les preuves seront telles qu’elle aurait pu, en se montrant ouverte à l’application de la norme de preuve moins stricte, établir par estimation ou supposition l’étendue et la valeur du préjudice ; selon lui, la démarche de la Cour n’indique, de la part de celle-ci, aucune ouverture à l’idée de réduire l’indemnité à payer en contrepartie des «incertitudes découlant de l’application d’un critère moins strict d’établissement de la preuve».
8. Deuxièmement, le juge Robinson fait remarquer que c’est dans ce contexte particulier que doit être interprétée la formule «dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve». Il explique que la Commission n’est pas entièrement libre lorsqu’elle est ainsi appelée à estimer ou à supposer : elle doit plutôt s’acquitter de sa tâche en tenant compte des éléments de preuve, mais, ce faisant, elle examine les différentes façons d’apprécier ces éléments de preuve et s’appuie sur son jugement pour retenir celle qui lui permettra d’estimer l’étendue et la valeur du préjudice. D’après le juge Robinson, la Commission part du principe que c’est dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve qu’il y a lieu d’estimer ou de supposer ; autrement dit, la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve sert de balise ou de frein dans les cas où il convient d’estimer ou de supposer, cette méthode n’étant rien de plus que la détermination de l’indemnité par approximation.
9. Troisièmement, le juge Robinson observe que l’objectif dans lequel la Commission a recours à la notion de «limite des possibilités offertes par les éléments de preuve» paraît complètement différent de celui que poursuit la Cour ce faisant. Il fait remarquer que la Commission expose son interprétation de la notion au tout début de la sentence. Bien qu’elle n’y fasse aucune référence explicite dans son analyse des différentes catégories de préjudice, on peut supposer sans crainte de se tromper que la notion exposée au début de la sentence inspire son analyse de la compensation. Le juge Robinson relève à cet égard que la Commission fixe un montant spécifique pour chaque catégorie de préjudice dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve. La Cour, pour sa part, et bien qu’elle affirme avoir recours à la notion de «limite des possibilités offertes par les éléments de preuve», s’abstient de fixer une indemnité propre à chaque catégorie de préjudice. En conséquence, le juge Robinson parvient à la conclusion que la Cour n’a pas appliqué la notion de la même manière que l’a fait la Commission. A son avis, la différence réside dans la fixation par la Cour d’une somme globale, démarche qui ne semble guère permettre la détermination d’une indemnité propre à chaque catégorie de préjudice. Il en conclut que, dans la mesure où elle consiste à arrêter une somme globale, à l’exclusion de la fixation d’un montant spécifique pour chaque catégorie de préjudice, la méthode adoptée par la Cour est incompatible avec la démarche suivie par la Commission et consistant à déterminer l’indemnité par estimation ou supposition dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve.
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10. Quatrièmement, le juge Robinson observe que, contrairement à la Commission, la Cour ne semble pas se sentir tenue de déterminer l’indemnité appropriée, même s’il lui faut pour cela recourir à l’estimation ou à la supposition dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve. Il est selon lui étrange que la Cour ait fait sienne la dernière partie du principe énoncé par la Commission, à savoir la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve, à l’exclusion de la première partie, soit l’obligation de déterminer l’indemnité appropriée en ayant recours à l’estimation, voire à la supposition. Il se dit d’avis que la méthode préconisée par la Commission exige de la juridiction qu’elle s’emploie à déterminer l’indemnité appropriée, même s’il lui faut avoir recours à l’estimation ou à la supposition, tout en encadrant cette action. Il déclare que, en ne s’acquittant pas de cette obligation, la Cour s’est écartée de la méthode de la Commission chacune des neuf fois où elle utilise dans son arrêt la formule «dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve». Il lui semble que la Cour s’acharne à rechercher dans les éléments de preuve un degré de précision qui n’est pas requis en droit. Selon lui, elle ne semble pas reconnaître que, dans les cas où les victimes sont nombreuses en raison d’une guerre, la quantification fait appel, ainsi que l’a dit la Commission, «au jugement et à l’approximation». Il déplore que la Cour semble appliquer à la fiabilité des éléments de preuve, en vue de déterminer l’étendue et la valeur des dommages ou du préjudice, la rigueur dont ferait preuve un assureur appelé à examiner une réclamation pour dommages faisant suite à un accident de la route.
11. Le juge Robinson passe ensuite aux questions que soulève l’interprétation que fait la Cour de la notion de somme globale. Il fait remarquer que l’indemnisation est fondée sur la détermination de l’étendue du dommage ou du préjudice ainsi que son évaluation. D’après lui, si la détermination de l’étendue du dommage ou du préjudice est erronée, l’indemnité basée sur son évaluation le sera aussi. Il observe que, si la somme globale adjugée est censée couvrir l’ensemble des indemnités accordées par la Cour pour chacune des catégories de préjudice, l’on peut raisonnablement penser que, lorsqu’on additionne les cinq portions d’indemnité, on devrait parvenir à la somme globale de 225 000 000 dollars des Etats-Unis. A son avis, la démarche de la Cour consiste de fait à additionner un nombre précis de personnes, sur l’ensemble de celles qui ont été recensées au chapitre des pertes en vies humaines et des déplacements de population, à ce qui est qualifié de «nombre considérable» du côté des viols et violences sexuelles et des atteintes aux personnes. Or il est selon lui impossible d’additionner les nombres précis et certains qui ont pu être établis pour ces deux catégories aux quantités aussi imprécises et incertaines qu’évoque un «nombre considérable», pour arriver à la somme globale de 225 000 000 dollars des Etats-Unis. Il estime que la question est d’autant plus complexe que, s’agissant du recrutement et du déploiement d’enfants-soldats, la Cour conclut à l’existence d’une échelle de valeurs du nombre possible de victimes, sans toutefois la quantifier. Il observe que, si l’on trouve bien deux nombres, soit 1800 et 2500, au paragraphe 204 en ce qui concerne le recrutement d’enfants-soldats, rien n’indique qu’ils correspondent effectivement à cette échelle de valeurs. Il se dit d’avis que la démarche de la Cour aurait été plus facile à comprendre si celle-ci avait déterminé une telle échelle de valeurs pour chacune des cinq catégories de préjudice. Il en vient à la conclusion que, malheureusement, parce que l’évaluation de l’étendue du préjudice par la Cour prête à la critique, l’indemnité globale de 225 000 000 dollars des Etats-Unis s’en trouve fragilisée.
12. Le juge Robinson observe que la Cour n’explique pas la notion de somme globale. D’après lui, même si cette notion élaborée par la Cour laisse à penser que l’addition des cinq portions d’indemnité se rapportant aux différentes catégories de préjudice mène à la somme globale, l’analyse effectuée montre que ces cinq portions se prêtent mal à l’addition. Il ajoute que, en tout état de cause, l’utilisation que fait la Cour de la notion de somme globale ne semble pas permettre la détermination d’une indemnité spécifique pour chaque catégorie de préjudice ; autrement, l’indemnité finale ne serait pas globale. Selon lui, le dilemme est que, faute de fixation d’une indemnité pour chacune des catégories de préjudice, la somme globale est difficile à saisir et paraît arbitraire. A son avis, celle-ci est incompatible avec la détermination d’une indemnité spécifique pour chaque catégorie de préjudice, tout en étant incompréhensible en l’absence d’une telle détermination. Il voit une difficulté
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supplémentaire dans le fait qu’une indemnité est accordée pour chacune des cinq catégories de préjudice dans le cadre de la somme globale, ce qui montre clairement que la somme globale peut être subdivisée et laisse à penser qu’elle est susceptible de ventilation, perdant ainsi son caractère global.
13. Selon le juge Robinson, en déclarant qu’elle peut, à titre exceptionnel, octroyer une indemnisation sous la forme d’une somme globale, la Cour se trouve à reconnaître que, selon la méthode habituelle, l’indemnité finale correspond au total des montants adjugés pour chaque catégorie de préjudice. De l’avis du juge Robinson, l’affaire République démocratique du Congo c. Ouganda était mal choisie pour que la Cour déroge à la pratique habituelle. Il s’agit d’une affaire où elle a constaté que l’une des Parties avait violé non seulement le droit international humanitaire, mais aussi le droit international des droits de l’homme, donnant lieu à des réclamations pour pertes en vies humaines, atteintes aux personnes, viols et violences sexuelles, recrutement et déploiement d’enfants-soldats, et déplacements de population. Chaque catégorie de préjudice est unique et présente des caractéristiques qui lui sont propres, et demande à être considérée individuellement par la Cour dans le cadre de l’indemnisation. L’adjudication d’une somme globale pour les cinq catégories de préjudice prive chacune d’elle de son caractère unique et spécifique. Par exemple, devant l’importance que le droit international des droits de l’homme attache au droit à la vie — il est en effet le préalable à la jouissance et à l’exercice de tous les autres droits de l’être humain et figure à l’article premier du pacte international relatif aux droits civils et politiques et du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels — il est malavisé d’adjuger une seule et même somme à titre d’indemnité non seulement pour les pertes en vies humaines mais aussi pour une autre catégorie de préjudice telle que les déplacements de population. Rien ne justifie que l’indemnité adjugée pour les pertes en vies humaines soit amalgamée avec l’indemnité visant quelque autre catégorie de préjudice.
14. Après examen de la jurisprudence de la Cour et celle d’autres juridictions internationales, le juge Robinson en vient à la conclusion que le principe des considérations d’équité a pour éléments le caractère raisonnable, la souplesse, le jugement, l’approximation et l’équité. Dans cette perspective, il se dit d’avis que, si elle avait eu recours au principe des considérations d’équité, la Cour aurait été en mesure de déterminer une indemnité précise dans presque tous les cas où la RDC a présenté une réclamation. En effet, elle disposait à leur égard des éléments de preuve rapportés par la RDC quant à l’étendue et à la valeur du dommage ou du préjudice. Elle pouvait par ailleurs compter sur les éléments fournis par ses propres experts ainsi que ceux d’autres organes des Nations Unies et d’organismes non gouvernementaux. Il conclut que, dès lors qu’elle peut s’appuyer sur de tels éléments de preuve, la Cour est toujours à même de soupeser les diverses hypothèses présentées par les Parties et autres intéressés, et de parvenir au montant de l’indemnité en se fondant sur des considérations d’équité. Même lorsque les éléments de preuve n’émanent que des Parties, voire d’une seule d’entre elles, en s’engageant activement dans l’administration de la preuve, la Cour se donne les moyens de déterminer le montant de l’indemnité sur la base de considérations d’équité. On ne saurait soutenir, ainsi que l’affirme la Cour en ce qui concerne les pertes en vies humaines, les atteintes aux personnes et le viol, que les éléments de preuve ne lui permettaient pas de quantifier ne serait-ce qu’approximativement les victimes et les atteintes en cause. L’Erythrée et l’Ethiopie, tout comme la RDC et l’Ouganda, sont des pays pauvres et en développement dont les infrastructures sont relativement limitées, et il ne faut donc pas s’étonner que, sauf en ce qui concerne les éléments se rapportant aux dommages causés aux bâtiments, les preuves présentées à la CREE étaient de la même qualité que celles qui se trouvent devant la Cour. La CREE est néanmoins parvenue, relativement à toutes les réclamations, exception faite de celles qui ont été rejetées faute de preuve, à fixer le montant de l’indemnité sur la base d’une estimation raisonnable.
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15. Selon le juge Robinson, la Cour aurait dû s’engager plus activement dans la fixation de l’indemnité en procédant à sa propre détermination de l’étendue et de la valeur des dommages ou du préjudice. Elle semble se voir confinée à un rôle passif consistant à recevoir l’ensemble des prétentions et des éléments de preuve que lui soumettent les Parties. Contrairement à la Commission, elle ne s’estime pas tenue à «l’obligation de déterminer l’indemnité appropriée, même si cela l’amène à estimer ou à supposer, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve». L’affaire relative à Certaines activités constitue un précédent où la Cour s’est engagée très activement dans la détermination de l’indemnité. En l’occurrence, elle a écarté les méthodes que lui proposaient les parties pour établir le montant de l’indemnité à verser pour des dommages à l’environnement, et a élaboré sa propre méthode, tout en puisant à certains égards dans celles que préconisaient les parties. C’est en appliquant sa propre méthode que la Cour a adjugé une indemnité au Costa Rica sur la base de considérations d’équité. En conséquence, si elle s’était appuyée sur des considérations d’équité pour fixer l’indemnité à payer, elle aurait été en mesure d’adjuger un montant précis pour chaque catégorie de préjudice.
16. Abordant la question de la norme de preuve, le juge Robinson déclare que la Cour a eu raison de conclure que la norme applicable au stade du fond est plus stricte que celle qui vaut au stade des réparations. Elle ne précise toutefois pas quelle est la norme moins rigoureuse qui régit le stade des réparations. On pourrait fermer les yeux sur cette omission pour peu que les conclusions de la Cour sur les questions d’indemnisation soient compatibles avec l’application d’une norme de preuve moins stricte.
17. Le juge Robinson estime que, dans certains cas, la norme appliquée par la Cour est discutable car elle aurait dû être moins stricte en ce qui concerne l’étendue et la valeur des dommages ou du préjudice. Il cite en exemple le paragraphe 163, où l’on peut lire ce qui suit : «[p]assant à la question de l’évaluation des dommages, la Cour considère que la RDC n’a pas présenté d’éléments convaincants prouvant que, comme elle l’affirme, le montant moyen accordé par les juridictions congolaises aux familles de victimes de crimes de guerre s’élève à 34 000 dollars des Etats-Unis», ainsi que le paragraphe 180, où il est dit que la RDC «n’apporte pas de preuves convaincantes que ces montants sont déduits des sommes moyennes adjugées par ses juridictions dans le contexte de la perpétration de crimes internationaux graves» ; l’opinion donne d’autres exemples.
18. Selon le juge Robinson, la Cour a dans certains cas écarté des réclamations parce que les preuves n’étaient pas convaincantes. Il s’agit là d’une norme trop rigoureuse pour le stade des réparations. Ainsi, au stade du fond, la Cour a appliqué la norme de la preuve convaincante aux questions de responsabilité. Par exemple, le paragraphe 72 de l’arrêt de 2005 énonce que «[l]a Cour doit d’abord déterminer quels sont les faits pertinents qu’elle tient pour dûment établis et qui doivent, par conséquent, être examinés au regard des règles applicables du droit international», tandis qu’on peut lire au paragraphe 210 que «[l]a Cour estime qu’il existe des éléments de preuve convaincants du fait que des enfants-soldats ont été entraînés dans les camps d’entraînement des UPDF et que celles-ci n’ont rien fait pour empêcher leur recrutement dans les zones sous leur contrôle». Le juge Robinson constate qu’il existe d’autres cas où la Cour a appliqué la norme de la preuve convaincante au stade du fond. Il s’ensuit que, si la norme de la preuve convaincante est la norme appropriée au stade du fond, elle ne peut l’être au stade des réparations, qui appelle une norme moins stricte. Enfin, le juge Robinson commente le dommage macroéconomique et parvient à la conclusion que ce type de préjudice est susceptible d’indemnisation en droit international.
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Déclaration de M. le juge Salam
Dans sa déclaration, le juge Salam indique que, bien qu’il partage les principes et les règles applicables à l’évaluation des réparations énoncées par la Cour, il demeure convaincu qu’une meilleure application de ces principes était possible en l’espèce, afin d’accorder à la RDC une réparation plus juste et satisfaisante. Il estime en effet que dans des procédures comme celle-ci, où il s’agit d’accorder une réparation à la suite de l’établissement antérieur de violations massives de droits humains et de graves manquements au droit international, la Cour devrait faire montre d’une raisonnable flexibilité sur les questions de preuve, afin de pouvoir garantir une juste réparation.
Le juge Salam regrette ainsi que, bien qu’ayant rappelé le contexte spécifique de l’affaire et les difficultés relatives aux questions de preuve dans le cadre d’un conflit armé, la Cour n’en tire pas toutes les conséquences et fasse preuve d’une certaine rigidité et d’un formalisme excessif dans l’appréciation de l’étendue du préjudice et la fixation de la réparation due, surtout en ce qui concerne les dommages aux personnes et aux biens. Il considère à cet égard que la Cour a fait montre de sévérité dans l’appréciation des moyens de preuve — dont elle n’a pas manqué de souligner les déficiences — soumis par la RDC, ignorant ainsi la poursuite du conflit dans le pays, à plus ou moins forte intensité, même après l’arrêt de 2005. Le juge Salam estime que la Cour aurait pu avoir une approche plus équilibrée dans le contexte spécifique de l’espèce, en tirant les conséquences qui s’imposent au manquement de l’Ouganda, en tant que puissance occupante en Ituri, à établir les faits dans la zone du territoire congolais qu’il contrôlait.
Le juge Salam critique également la démarche suivie par la Cour pour allouer l’indemnisation due à la RDC. Il reproche notamment à l’arrêt de ne pas exposer clairement la méthode de calcul de l’indemnité, en se limitant à des sommes «globales» qui, de surcroît, ne distinguent pas entre les chefs de préjudice distincts dans chacune des différentes catégories de dommages. Une telle approche est problématique pour le juge Salam, notamment en ce qu’elle ne permet pas d’adopter une «approche axée» sur les victimes, groupes de victimes et communautés concernées, qui devraient être les bénéficiaires finals de la réparation. En optant pour l’attribution, de façon discrétionnaire, de sommes «globales», la Cour a laissé la porte ouverte à l’arbitraire dans la répartition de la réparation par la RDC.
Opinion individuelle de M. le juge Iwasawa
Dans son opinion individuelle, le juge Iwasawa présente son point de vue sur deux aspects de l’arrêt : lorsqu’il se fonde sur des considérations d’équité et lorsqu’il fait référence aux enquêtes et aux poursuites pénales.
Lorsque des violations massives se sont produites dans des situations de conflit armé, les instances judiciaires et autres ont octroyé une indemnité sur la base des éléments de preuve mis à leur disposition. Le juge Iwasawa explique que, au vu de l’ampleur et de la complexité du conflit armé qui s’est déroulé sur le territoire de la RDC et compte tenu du fait qu’un nombre considérable de preuves ont été détruites ou rendues inaccessibles, la Cour adopte la même approche en l’espèce et accorde une indemnité «sous la forme d’une somme globale, dans la limite des possibilités offertes par les éléments de preuve et compte tenu de considérations d’équité».
Le juge Iwasawa souligne que la Cour statue ici conformément au droit international et non ex aequo et bono. La Cour a déterminé la somme globale à verser selon les principes et règles juridiques applicables à l’évaluation des réparations. Selon le juge Iwasawa, si la Cour a, en tant qu’organe judiciaire, l’obligation de quantifier les dommages subis en se basant sur les éléments de preuve dont elle dispose, elle est également fondée à prendre en compte des considérations d’équité.
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Le juge Iwasawa fournit plusieurs exemples dans lesquels les tribunaux internationaux ont appliqué l’équité infra legem pour déterminer le montant de l’indemnité. L’équité infra legem désigne la faculté qu’ont les tribunaux de choisir, parmi les interprétations possibles du droit, celle qui permet d’obtenir le résultat le plus équitable. Les tribunaux internationaux sont par nature habilités à appliquer l’équité infra legem sans l’autorisation explicite des parties. Le juge Iwasawa rappelle que la prise en compte de considérations d’équité pour octroyer une somme globale est une application de l’équité infra legem et ne doit pas être confondue avec une décision ex aequo et bono.
Le juge Iwasawa évoque ensuite la question des enquêtes et des poursuites pénales à l’encontre d’officiers et de soldats des UPDF. Selon le pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’ouverture d’enquêtes et, le cas échéant, l’engagement de poursuites pénales sont des recours nécessaires en cas de violations de droits de l’homme protégés par l’article 6 (le droit à la vie) et l’article 7 (le droit à ne pas être soumis à la torture). Le juge Iwasawa considère que la Cour aurait pu donner ce motif supplémentaire pour rejeter la demande de satisfaction sous la forme d’enquêtes et de poursuites pénales qu’a présentée la RDC. Il fait observer que cette interprétation du pacte international relatif aux droits civils et politiques correspond à celle défendue avec constance dans la jurisprudence du Comité des droits de l’homme, l’organe institué et chargé par le pacte de surveiller sa mise en oeuvre.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Daudet
Dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt, le juge ad hoc Daudet indique ne pas partager l’opinion de la majorité tant en ce qui concerne les conditions dans lesquelles le calcul des indemnités a été effectué que sur les montants de la réparation attribuée au titre des dommages causés aux personnes humaines.
Tout en rendant hommage à la Cour pour le travail considérable réalisé pour fixer une indemnisation au titre des divers chefs qu’elle a estimée être la plus juste possible, le juge ad hoc Daudet regrette que le présent arrêt se trouve en retrait de la dynamique de celui au fond entre les Parties le 19 décembre 2005. La démarche suivie par la Cour dans la présente procédure pèche, de son point de vue, par un défaut de cohérence avec l’arrêt de 2005, en faisant montre d’une rigueur parfois excessive qui ne permet pas d’accorder une indemnisation en meilleure harmonie avec les responsabilités que la Cour avait établies de manière marquée en 2005.
Le juge ad hoc Daudet souligne également un très net défaut de cohérence entre la partie II et la partie III de l’arrêt. Souscrivant volontiers aux arguments développés par la Cour dans la partie II relatifs aux considérations générales en matière de preuve, il constate que la partie III, qui devait être une sorte d’application des principes énoncés, se trouve en retrait et en décalage avec eux. Ce qui a conduit la Cour à retenir des montants d’indemnisation particulièrement bas, à ses yeux, surtout s’agissant des dommages aux personnes.
S’il comprend la nécessité d’avancer avec prudence dans une affaire comme celle-ci, le juge ad hoc Daudet estime également qu’une meilleure prise en compte du contexte et des circonstances spécifiques de l’affaire était possible. Or, remarque-t-il, si la Cour n’a pas manqué de porter attention à ces éléments, elle n’en a cependant pas tiré toutes les conséquences pratiques dans son évaluation chiffrée des dommages. Il regrette ainsi la rigueur de la Cour, qui aurait pu, de son point de vue, apprécier différemment l’effet du temps sur la capacité de la RDC à réunir des preuves précises au sujet des faits, qui se sont déroulés il y a plus de vingt ans. Toutes ces considérations auraient justifié souplesse et flexibilité dans la partie III de l’arrêt.
L’opinion dissidente reproche également à l’arrêt de s’en être tenu à une analyse très littérale du paragraphe 260 de l’arrêt de 2005. Pour le juge ad hoc Daudet, en parlant au paragraphe 260 de l’arrêt de 2005 du «préjudice exact» subi par la RDC et des «actions spécifiques» de l’Ouganda, la Cour n’a pas entendu assortir de conditions plus rigoureuses le principe de la réparation intégrale du
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préjudice causé par le fait internationalement illicite. Or, regrette-t-il, la Cour a opté pour une interprétation rigide de ce paragraphe, suivant en cela l’Ouganda, avec un degré d’exigence forte qui a réduit les perspectives d’aménagement en fonction des situations, des circonstances ou des habitudes ou coutumes locales.
Enfin, en ce qui concerne le montant de la réparation pour dommages aux personnes, le juge ad hoc Daudet ne voit pas les raisons pour lesquelles la Cour a choisi le chiffre le plus bas, s’agissant du nombre de victimes, dans une fourchette considérablement ouverte, alors même que ce chiffre est reconnu comme peut-être sous-estimé. Il estime que la Cour pouvait s’aider, dans sa décision, des considérations d’équité, auxquelles il était approprié d’avoir recours afin de tenter de mieux affiner les bases de l’indemnisation. Il regrette également le choix par la Cour d’une formule globale couvrant de manière indifférenciée un ensemble large de chefs de préjudice et qui rend impossible l’appréciation de la part d’indemnisation affectée à chaque dommage. Ce qui à certains égards rend, à son avis, difficile d’appliquer le principe exprimé par la Cour au paragraphe 102 de son arrêt, selon lequel «toute réparation doit, autant que possible, bénéficier à tous ceux qui ont souffert de préjudices résultant des faits internationalement illicites».
Le juge ad hoc Daudet achève son opinion en déplorant que l’échec des négociations entre les deux pays n’ait pas permis de régler la question de la réparation après l’arrêt de 2005. Il est convaincu que seule une négociation de bonne foi, si elle avait pu se tenir, aurait permis de mettre en avant les fondements politiques qui auraient pu conduire à de meilleures et plus justes indemnisations. Il émet le souhait que, en dépit de la déconvenue que pourrait éprouver la RDC, les deux Etats retrouvent au plus tôt les relations pacifiques auxquelles leurs peuples aspirent.
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Résumé de l'arrêt du 9 février 2022