S. EXC. MME LA JUGE JOAN E. DONOGHUE, PRÉSIDENTE DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Les rôles de juge international et de juriste au sein d’un ministère des affaires étrangères Sixième Commission de l’Assemblée générale, le 29 octobre 2021
Madame la présidente de la Sixième Commission, Monsieur le président de l’Assemblée générale, Excellences, Mesdames et Messieurs,
C’est un honneur pour moi que de m’adresser aujourd’hui à la Sixième Commission de l’Assemblée générale au nom de la Cour internationale de Justice. Je me réjouis de cette occasion qui nous est offerte chaque année de resserrer les liens qui unissent nos deux institutions.
Je félicite Son Excellence Madame Alya Ahmed bin Saif Al-Thani de son élection comme présidente de la Sixième Commission pour la soixante-seizième session de l’Assemblée générale.
L’automne dernier, la pandémie de COVID-19 a contraint mon prédécesseur, le juge Abdulqawi Yusuf, à s’adresser à votre commission en distanciel depuis La Haye. Je suis heureuse que la situation se soit suffisamment améliorée pour que, cet automne, le greffier de la Cour et moi-même ayons pu venir en personne au Siège des Nations Unies à New York. Je suis sûre que nombre d’entre vous partagent ma déception de voir que la semaine du droit international 2021 se déroule cette année dans un format hybride, sans les manifestations parallèles habituelles qui peuvent présenter un grand intérêt professionnel, et avec moins d’occasions de converser à bâtons rompus avec de vieilles connaissances ou de nouer de nouvelles amitiés. Le format hybride convient certes à des réunions et des présentations officielles, mais il nous fait perdre ces occasions de contact personnel qui sont si importantes pour les praticiens du droit international que nous sommes.
C’est en pensant à ces occasions perdues de conversations informelles que j’ai choisi le sujet dont je vous entretiendrai aujourd’hui. Les délégations aux séances de la Sixième Commission comprennent généralement des personnes chargées de conseiller leurs gouvernements respectifs sur les questions de droit international public, que ce soit dans leur capitale ou à New York. Avant d’être élue à la Cour internationale de Justice en 2010, j’étais l’une de vous. En effet, j’ai été juriste au sein de mon ministère des affaires étrangères pendant de longues années, avant de devenir, pendant trois ans, la juriste principale du bureau du conseiller juridique du département d’Etat des Etats-Unis.
C’est donc à cette communauté de juristes que je m’adresse, en présentiel pour ceux d’entre vous qui se trouvent devant moi dans cette salle et en distanciel pour les autres, et que je traiterai d’un sujet qui m’attire souvent des questions dans mes conversations avec des interlocuteurs qui conseillent leur gouvernement dans le domaine du droit international, que ce soit à la direction des affaires juridiques d’un ministère des affaires étrangères ou dans le cabinet d’un ministre de la justice, ou encore dans une autre administration. On me demande : «Que fait donc un juge de la Cour internationale de Justice ? A quoi ressemble votre travail actuel, comparé à celui d’un conseiller juridique de gouvernement pour le droit international ?»
A première vue, ces deux rôles semblent avoir peu de choses en commun, à part le droit international public. En effet, un ministère et une juridiction internationale sont deux institutions très différentes. Et pourtant, il existe des similarités importantes entre ces deux rôles, et je commencerai donc par elles, avant de parler de quelques-unes de leurs différences.
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Premièrement, et de toute évidence, le coeur de métier d’un conseiller juridique au sein d’un ministère des affaires étrangères et celui d’un juge international concernent tous les deux le droit international public. En tant que conseillers juridiques, vous interprétez les traités et vous donnez votre avis sur l’existence et le contenu du droit international coutumier. Vous utilisez les mêmes outils que ceux dont use un juge. Dans vos conseils à vos ministres, par exemple, on peut présumer que vous appliquez les règles d’interprétation des traités telles qu’elles ont été incorporées dans la convention de Vienne sur le droit des traités, et c’est aussi ce que font, de leur côté, les juges de la Cour internationale de Justice.
Deuxièmement, aucun de ces deux rôles ne vous laisse libre de choisir les sujets qui atterriront sur votre bureau. Un conseiller juridique de gouvernement, surtout à un échelon élevé, doit se préparer à répondre à des questions portant sur tous les domaines du droit international, puisqu’il n’a aucun contrôle ni sur les événements mondiaux ni sur les priorités nationales qui susciteront les questions des ministres. Je suis sûre que beaucoup d’entre vous ont fait exactement la même expérience que moi quand j’étais juriste pour mon gouvernement. On arrive au bureau convaincu qu’on pourra consacrer un peu de temps à une question d’immunité diplomatique, mais on se retrouve happé par un problème urgent de droit des traités, suivi par une question sur le droit de la mer, et ainsi de suite.
Nous non plus, en tant que juges de la Cour internationale de Justice, nous n’avons aucun contrôle sur le genre de questions juridiques auxquelles nous sommes appelés à répondre. Ces questions dépendent des affaires contentieuses et des procédures consultatives dont les Etats et les organes des Nations Unies saisissent la Cour. Pendant mes onze années à La Haye, par exemple, les questions de fond dont a eu à s’occuper la Cour ont concerné aussi bien l’immunité de juridiction de l’Etat étranger que la délimitation de frontières terrestres et maritimes, en passant par le droit international de l’environnement et les réparations à raison de violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme, et ceci parmi bien d’autres sujets.
Aussi bien en tant que juriste dans un ministère des affaires étrangères qu’en tant que juge, il m’est parfois arrivé d’envier nos collègues universitaires qui peuvent choisir leur domaine de spécialité. Les juges de la Cour n’ont pas ce privilège. Nous devons être des généralistes, suffisamment équipés pour répondre à toute la gamme des questions qui peuvent surgir en droit international. De même, quand j’étais juriste au service de mon gouvernement, je trouvais très utile d’être une généraliste du droit international public, c’est-à-dire quelqu’un qui a une connaissance générale de l’ensemble de cette branche du droit, et une connaissance suffisamment approfondie de chacune de ses subdivisions pour être capable d’analyser une question particulière avec la pénétration et la profondeur voulues. Lorsque je négociais des traités dans une subdivision donnée du droit international, par exemple, je pouvais souvent m’inspirer de l’approche adoptée pour des traités relevant d’une autre subdivision.
Troisièmement, l’idée de précédent est une considération aussi importante pour les conseillers juridiques de gouvernement que pour les juges internationaux. Lorsqu’il ou elle formule un avis sur la question du jour, le conseiller ou la conseillère juridique doit tenir compte des positions que son Etat a prises par le passé. Il ou elle doit également se projeter dans l’avenir et réfléchir aux implications possibles, en termes de précédent, de la position qu’il ou elle prendra sur une question particulière. Si une certaine interprétation d’une convention d’extradition appuie la demande que fait votre Etat à un partenaire conventionnel d’extrader une personne donnée vers votre pays, vous êtes censé rappeler à votre ministre que la même disposition s’applique à l’extradition depuis votre pays vers ce partenaire conventionnel. De façon plus générale, il revient au conseiller ou à la conseillère juridique d’étendre son analyse au-delà de tel ou tel traité particulier. Il vous appartient aussi de rappeler aux décideurs politiques qu’ils doivent se demander non seulement si une proposition spécifique est conforme au droit, mais encore quelles seront les conséquences de leur décision pour la réputation globale de votre Etat comme partenaire conventionnel fiable.
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La Cour internationale de Justice n’est pas liée par les précédents de la même manière qu’un tribunal de common law, bien évidemment. Nous n’en attachons cependant pas moins une grande importance à la constance de notre jurisprudence, que nous désignons habituellement, même en anglais, par l’expression française «jurisprudence constante». Lorsque nous étudions ce que la Cour a dit par le passé et que nous réfléchissons aux implications qu’un arrêt pourrait avoir pour des questions susceptibles de se poser dans l’avenir, les considérations que nous examinons à la Cour ressemblent beaucoup aux questions que vous débattez au sein de vos gouvernements.
L’importance de pouvoir compter sur une jurisprudence fiable impose aux juges de la Cour de réfléchir de façon approfondie à la façon dont ils formulent leurs déterminations de droit. Dans quasiment toutes les affaires, nous devons décider si nous donnerons une formulation large ou étroite à telle ou telle proposition juridique. C’est un choix que vous-mêmes devez faire chaque fois que vous conseillez vos gouvernements.
Supposons par exemple que la question se pose de savoir si votre gouvernement devrait reconnaître l’immunité d’un agent étranger particulier dans une situation spécifique. Et supposons que vous ayez conclu, en votre qualité de conseiller juridique, que cet agent a droit à l’immunité. Vous devrez alors vous demander si votre gouvernement devrait expliquer sa décision par des considérations spécifiques tenant aux circonstances particulières de l’agent, telles par exemple que les objectifs particuliers de sa mission ou les activités que l’agent menait quand l’incident en cause s’est produit. Ou s’il devrait baser sa décision sur une affirmation plus large de la portée de l’immunité des agents de l’Etat. En tant que conseillers juridiques, vous évaluerez certainement ces options à la lumière des précédents, entre autres considérations.
Chacun des juges de la Cour est conscient du rôle que nos déterminations de droit joueront dans notre jurisprudence constante. Cela ne nous empêche pas d’être souvent en désaccord entre nous sur la question de savoir si nous devrions formuler un certain point de droit en termes généraux, susceptibles d’emporter une large application, ou choisir une formulation limitée à la situation particulière que l’affaire en cause nous présente. Pour revenir à mon exemple de l’immunité, nous pouvons imaginer une situation où il y aurait accord général au sein de la Cour sur le fait qu’une personne donnée jouit de l’immunité en raison des caractéristiques de l’espèce, mais où certains juges souhaiteraient que l’arrêt contienne une déclaration générale sur les immunités des agents de l’Etat, tandis que d’autres préfèreraient un raisonnement spécifique à l’affaire dont la Cour est saisie.
J’ajouterais volontiers à ce sujet que les commentateurs académiques sont souvent avides de vastes déterminations de droit. Après chaque arrêt ou ordonnance en indication de mesures conservatoires, on peut lire des commentaires d’universitaires disant que la Cour a manqué une occasion de développer ou d’éclaircir un point de droit particulier.
Du fait que j’ai été formée dans la tradition de la common law, et en particulier dans une école de droit américaine, je constate que, au moment de rédiger un arrêt, je me livre constamment à des exercices mentaux dans lesquels je mets différentes formulations d’une proposition juridique à l’épreuve de situations factuelles hypothétiques. Consciente que nos décisions juridiques sont appelées à faire partie de notre jurisprudence constante, je veux m’assurer qu’une proposition juridique générale est suffisamment solide pour rester valide face à des faits susceptibles d’être très différents de ceux d’une affaire particulière. Si j’ai des doutes, je réfléchis souvent aux moyens d’affiner notre exposé du droit pour éviter des conséquences involontaires. Cet exercice intellectuel ressemble en de nombreux points à la méthode que je suivais quand je révisais, par exemple, un projet de déclaration du service de presse du département d’Etat. Dans chacun de ces deux rôles, anticiper l’avenir est l’une de mes responsabilités.
Du fait que les précédents sont une considération importante aussi bien pour un conseiller juridique que pour un tribunal international, il existe des situations dans lesquelles il peut être tentant de s’abstenir de prendre position sur une question particulière. Il arrive souvent en effet qu’une question présente des incertitudes à la fois quant aux faits et quant au droit. Il est parfois possible
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d’éviter de se prononcer sur un point de droit délicat si une décision sur les faits rend sans objet ce point de droit. Et l’inverse se vérifie également. Une conclusion sur un point de droit permet parfois de faire l’économie d’une enquête sur des faits contestés. Nous voyons cette dynamique à l’oeuvre dans les arrêts et les ordonnances de la Cour internationale de Justice. Par exemple, si la Cour décide de rejeter une demande pour un motif donné, elle n’aura pas besoin d’examiner les autres arguments que la partie adverse a mobilisés contre cette demande.
J’évoquerai maintenant une troisième similarité que je vois entre le métier de conseiller juridique de gouvernement et celui de juge international. A la Cour aussi bien qu’au gouvernement, la confidentialité du délibéré est importante pour assurer la qualité des décisions à prendre.
Les instances dont est saisie la Cour se déroulent en toute transparence. Tant la procédure écrite que les audiences sont publiques. Cela n’empêche pas que la Cour doit pouvoir compter sur la confidentialité absolue de ses délibérations.
Il va de soi que les agents et conseils aimeraient savoir comment la Cour est parvenue à sa décision et avoir vent de ce qui s’est passé dans la salle des délibérations. Pourquoi tel paragraphe est-il si étrangement libellé ? Pourquoi cette question a-t-elle été examinée dans l’arrêt alors que cela n’était peut-être pas strictement nécessaire ? Quels sont les juges qui ont le plus contribué à élaborer le raisonnement sur un point particulier ?
Il existe cependant des raisons institutionnelles impérieuses de ne pas révéler comment se sont déroulées nos délibérations.
Il faut garder à l’esprit que les juges sont élus avec l’idée qu’ils apporteront à la Cour une certaine diversité de points de vue. Il est tout à fait normal que nous ne soyons pas toujours d’accord, mais il importe aussi que nous ayons toute liberté d’apprendre les uns des autres et de réexaminer et ajuster nos propres opinions après avoir entendu celles de nos collègues. Une fois le délibéré achevé, la Cour ne communique ses vues que par écrit, dans ses arrêts et ses ordonnances. A la Cour internationale de Justice, les juges ont toute liberté d’exposer leurs vues par écrit dans des opinions qui sont jointes à l’arrêt. Mais les échanges qui ont eu lieu au sein de la Cour restent strictement confidentiels.
Un gouvernement dispose de plus de moyens qu’une cour de justice de publier ses vues sur une question de droit international. Il peut le faire en se pourvoyant en justice, ou en exposant sa position dans une négociation, ou dans un discours d’un haut responsable, ou dans un communiqué de presse par un conseiller ou une conseillère juridique, ou encore dans une allocution prononcée devant un organe comme la Sixième Commission. Mais si la question en cause est délicate, on peut être certain que ses mots auront été choisis avec soin et en tenant compte de leurs implications tant particulières que générales. Et, bien souvent, ces mots auront été choisis après maints désaccords sur la façon de procéder. Comme pour les délibérations de la Cour, la confidentialité des consultations internes des gouvernements est une composante très importante d’un solide processus de prise de décision, qui permet de tenir compte d’une grande diversité de facteurs et de considérations d’équité.
Je vais maintenant vous faire part de quelques observations sur trois différences entre le rôle de conseiller juridique d’un gouvernement et celui de juge.
Premièrement, le conseiller juridique d’un gouvernement a un client, qui est l’Etat. Cet Etat s’incarne dans des ministres, qui donnent leur orientation aux politiques de l’Etat, lesquelles politiques jouent ensuite un rôle important dans la détermination des questions qui se poseront au conseiller juridique. Dans son analyse des implications juridiques des différentes options possibles, le conseiller juridique doit tenir compte des objectifs visés par ces politiques. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il doive toujours trouver un moyen qui permette au ministre de choisir son option préférée, même si elle est problématique sur le plan juridique. Cependant, le fait qu’il existe un client signifie que l’objet principal d’un avis juridique est d’aider les ministres à atteindre les objectifs
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qu’ils se sont fixés, et ceci d’une manière qui soit compatible avec l’appréciation du droit par le conseiller juridique.
Cette attention portée aux différentes options politiques ouvertes à un gouvernement est particulièrement importante dans les cas où la teneur du droit international est indéterminée, comme par exemple quand le conseiller juridique estime qu’il existe plus d’une interprétation raisonnable d’un traité. Dans ce cas, le conseiller juridique pourrait faire savoir aux ministres que l’option qu’ils favorisent est légalement possible, tout en les avertissant que l’interprétation du droit qui sous-tend cette option l’expose à des questions légitimes de la part d’autres Etats.
Du côté des juges internationaux, par contre, il n’y a pas de ministre faisant office de capitaine du navire. La juge n’a pas d’autre capitaine qu’elle-même. Quels sont, dans ces conditions, les paramètres qui doivent guider une juge dans son approche des situations d’indétermination juridique, comme par exemple lorsque le choix entre deux interprétations concurrentes d’un traité est incertain ? On peut bien sûr répondre à cette question avec des platitudes, en disant par exemple que la juge devrait toujours se laisser guider par la recherche de la justice. Il va de soi que c’est vrai, mais cela ne nous aide guère ici.
On peut bien entendu exclure d’emblée certaines réponses possibles à la question que je pose. Un juge ou une juge ne devrait pas baser ses décisions sur l’idée générale qu’il ou elle se fait des deux Etats parties à une instance ou sur les rapports de ces deux Etats avec son propre Etat de nationalité. Mais, à part cela, je soupçonne que les juges de la Cour apporteraient des réponses différentes à ma question. Certains ou certaines pourraient souligner que chaque juge est élu à titre personnel. Bien que cette réponse soit juste, j’estime que cela n’exempte pas un ou une juge d’accorder leur juste poids à des considérations qui dépassent ses inclinations personnelles.
Les dispositions du Statut de la Cour et les traditions qui encadrent l’élection de ses membres reconnaissent que les Etats sont des égaux souverains, mais aussi qu’il existe des différences entre eux. Les élections aux sièges de juge se déroulent en pleine connaissance de ces différences entre les Etats, telles que la région à laquelle ils appartiennent, leur type de gouvernement et leur niveau de développement. Il n’y a rien à redire à cela. On ne peut pas s’attendre à une homogénéité de points de vue dans un collège de juges qui est représentatif de tous les membres de l’Organisation des Nations Unies. Sur des questions comme les droits de l’homme et l’auto-détermination, par exemple, il est tout à fait normal que les opinions des juges soient influencées non seulement par leur expérience personnelle, mais encore par l’expérience historique de leurs Etats de nationalité respectifs. C’est dans la libre expression d’une grande diversité de points de vue, au cours de délibérations franches, confidentielles et approfondies, que la Cour internationale de Justice accomplit véritablement sa mission de Cour mondiale.
Un ou une juge de la Cour ne doit jamais perdre de vue le fait qu’il ou elle a été élue par l’ensemble des Nations Unies et qu’il ou elle est par conséquent responsable devant tous les Etats Membres.
Si nous reconnaissons que chacun d’entre nous est influencé par son expérience antérieure, nous pouvons aussi nous efforcer de ne pas en être les prisonniers. J’estime qu’un ou une juge de la Cour doit toujours se garder de réagir de façon irréfléchie en se laissant entraîner par ses premières impressions. Il ou elle doit plutôt se donner le temps de réfléchir aux points de vue des autres avant de former ses propres vues. Un ancien président de la Cour, Manfred Lachs, soulignait qu’un juge doit toujours être attentif à l’influence que sa formation, son origine et sa tradition juridique particulière peuvent exercer sur les réflexes qui le poussent dans une certaine direction. Je souscris à son idée qu’un ou une juge doit toujours mettre son analyse juridique à l’épreuve des normes d’intégrité intellectuelle les plus exigeantes.
Je mentionnerai brièvement une deuxième différence entre le rôle d’un conseiller juridique de gouvernement et celui d’un juge, qui est celle du rythme de travail. Le travail d’un conseiller
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juridique ressemble à une série de sprints effrénés, jour après jour, semaine après semaine, du fait qu’on vous demande de rédiger un avis pour le soir même, ou, avec un peu de chance, pour le lendemain matin. De son côté, le travail à la Cour, que j’ai toujours connue extrêmement occupée depuis que j’y siège, ressemble plutôt à de multiples marathons qui se dérouleraient simultanément. La rédaction d’arrêts est certes intense et prend beaucoup de temps, mais nos échéances internes sont généralement fixées en termes de semaines, et non pas d’heures. Notre mission de «Cour mondiale» nous impose des méthodes de travail privilégiant la collaboration et l’inclusion et appelle la participation de tous les juges aux questions de procédure aussi bien qu’aux questions de fond. Et si nos échéances peuvent être moins immédiates que celles des conseillers juridiques de gouvernement, nous produisons en revanche des analyses juridiques longues et approfondies qui ne sont pas si communes dans votre travail quotidien. A cela s’ajoute qu’il est habituel que plusieurs affaires se trouvent simultanément au stade du délibéré, ce qui impose à la Cour et au Greffe de gérer en parallèle des priorités concurrentes.
J’en viens enfin à la troisième différence, qui est celle-ci : le juge fonctionne à l’intérieur d’un espace stratégique plus restreint que celui d’un conseiller juridique de gouvernement. On pourrait dire que le juge peint sur une toile plus petite et avec une palette de couleurs plus réduite que le conseiller juridique de gouvernement.
La portée plus limitée du rôle du juge comparée aux possibilités offertes au conseiller juridique de gouvernement peut être illustrée par la situation hypothétique que je vais décrire.
Supposons qu’un fleuve traverse deux Etats et que l’un de ces Etats se trouve en aval de l’autre. La ministre de l’environnement de l’Etat d’aval a déterminé que les eaux du fleuve sont polluées par des industries de l’Etat d’amont. Elle demande à la conseillère juridique de chercher les moyens de résoudre ce problème.
La conseillère juridique de l’Etat d’aval est censée analyser les droits et obligations des deux Etats et faire savoir à la ministre si l’Etat d’amont a manqué à ses obligations juridiques internationales et, si tel est le cas, s’il doit des réparations à l’Etat d’aval.
Si la conseillère juridique de l’Etat d’aval conclut que son Etat peut faire valoir de solides arguments juridiques, quelle sera la prochaine étape ? L’Etat d’aval pourrait proposer un traité par lequel les deux Etats conviendraient que l’Etat d’amont est responsable et qu’il paierait une indemnité. Mais ceux d’entre vous qui travaillent ou ont travaillé comme conseillers juridiques voient immédiatement les obstacles auxquels se heurterait un tel traité.
Les membres de l’auditoire pourraient donc penser à d’autres options à présenter à leur ministre. Plusieurs solutions pourraient leur venir à l’esprit. Premièrement, les deux Etats pourraient régler leur différend au moyen d’un paiement à titre gracieux effectué par l’Etat d’amont, ce qui permettrait de contourner la question de savoir si celui-ci avait rempli ses obligations juridiques. Deuxièmement, l’Etat d’aval pourrait décider que la solution la plus efficace serait qu’il participe aux coûts des mesures de contrôle de la pollution à prendre par l’Etat d’amont. Troisièmement, les deux Etats pourraient convenir de créer une commission des réclamations chargée de régler les demandes d’indemnisation des ressortissants de l’Etat d’aval qui allèguent un préjudice causé par la pollution. Quatrièmement, les deux Etats pourraient décider de retenir les services d’un médiateur pour les aider à trouver une solution d’un commun accord.
Ces options ne sont normalement pas ouvertes à une cour saisie d’un différend juridique.
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La requête introductive d’instance que, dans mon exemple hypothétique, l’Etat d’aval pourrait déposer devant une cour poserait normalement la question de savoir si l’Etat d’amont a manqué à ses obligations juridiques. Le travail de la cour consisterait alors à examiner les faits, apprécier leurs conséquences juridiques, et, si elle devait conclure que la responsabilité de l’Etat d’amont était engagée, à ordonner des réparations. Et sa décision serait contraignante pour les parties.
Après un certain nombre d’années comme juge, je peux vous dire que la liberté de manoeuvre limitée de la Cour me laisse parfois un peu frustrée, et que je me demande si certaines options auxquelles la Cour n’a pas accès n’auraient pas offert aux deux Etats des moyens plus constructifs de régler la situation.
Ceci dit, le fait que leur espace stratégique soit limité est une caractéristique délibérée de la conception des tribunaux internationaux. La compétence des cours internationales et des tribunaux arbitraux est fondée sur le consentement des Etats. Ce consentement signifie que les deux Etats en cause ne contrôlent plus l’issue de leur différend. Cette issue se trouve entre les mains d’une institution investie du pouvoir de lier les deux Etats. Ceux-ci ont renoncé de ce fait à leur autonomie de choix. Il est donc normal qu’une cour soit limitée à régler des différends juridiques conformément au droit applicable, sans avoir la latitude voulue pour imposer des solutions qui n’entrent pas dans le cadre de son mandat.
Les rapports entre deux Etats sont inévitablement complexes et multiformes, même quand ces Etats sont étroitement liés entre eux. Porter une affaire devant la Cour internationale de Justice revient à confier un différend juridique particulier à un processus extrêmement structuré, dans lequel les deux Etats en cause ont la possibilité de faire valoir leurs moyens de fait et de droit dans des conditions d’égalité. Ce n’est certes pas le seul moyen dont disposent deux Etats pour régler un différend, mais c’est sans aucun doute une option qui peut contribuer à la paix et à la sécurité. En tant que juge de la Cour et maintenant comme présidente, c’est un véritable privilège de pouvoir participer à cette mission.
Et c’est sur cette note, Madame la présidente, que je me propose de mettre fin à mon exposé. Je remercie les participants de leur attention et suis à leur disposition pour un fructueux échange de vues. Je sais que certains Etats Membres sont engagés dans des procédures contentieuses devant la Cour et je suis convaincue que vous veillerez à ne pas soulever de questions touchant à des affaires spécifiques ou à des instances en cours. A cette réserve près, je discuterai volontiers de tout sujet que souhaiteront aborder les membres de la Commission.
Madame la présidente, je vous remercie.
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Discours de S. Exc. Mme la juge Joan E. Donoghue, présidente de la Cour internationale de Justice, devant la Sixième Commission de l’Assemblée générale