L’ACTUALITÉ DES PRINCIPES FONDAMENTAUX RELATIFS AU RÈGLEMENT PACIFIQUE DES DIFFÉRENDS INTERNATIONAUX TELS QU’ÉNONCÉS DANS LA DÉCLARATION DE MANILLE DE 1982
Discours de S. Exc. M. Abdulqawi Ahmed Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, à l’occasion de la manifestation organisée par l’Académie de droit international de La Haye et les missions permanentes d’Andorre, du Brésil, du Chili, du Gabon, de l’Allemagne et de l’Ukraine auprès de l’ONU New York (Etats-Unis), 18 octobre 2019
Mesdames, Messieurs,
1. Je suis très heureux de prendre part à cette manifestation parallèle portant sur l’actualité des principes fondamentaux relatifs au règlement pacifique des différends internationaux consacrés par la déclaration de Manille. Je remercie M. Thouvenin pour les termes obligeants en lesquels il m’a présenté.
2. Il y a près de 40 ans, le 15 novembre 1982, l’Assemblée générale adoptait par consensus la déclaration de Manille, fruit des travaux du comité spécial de la Charte des Nations Unies et du raffermissement du rôle de l’Organisation. Afin de déterminer dans quelle mesure elle reste d’actualité, il faut s’intéresser, avant toute chose, à sa pertinence au moment de son adoption. Cette déclaration est le fruit des derniers efforts déployés à l’époque par l’Assemblée pour compléter les dispositions du paragraphe 3 de l’article 2 de la Charte, qui établit l’obligation générale incombant à tous les Etats de régler les différends internationaux par des moyens pacifiques, ainsi que les dispositions du chapitre VI. Jusqu’alors, l’Assemblée s’était principalement attachée à créer des mécanismes de règlement des différends, tels que la liste de personnalités établie en vue de la constitution de commissions d’enquête ou de conciliation (1949), la commission d’observation pour la paix (1950) ou la liste ONU de spécialistes des méthodes d’établissement des faits (1967).
3. La déclaration de Manille s’inscrit dans une série de résolutions déclaratoires adoptées par l’Assemblée générale afin d’étoffer les principes consacrés par la Charte. Elle figure en bonne place, aux côtés de la résolution 2625 relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats, parmi les principales réalisations du comité spécial.
4. Pourquoi l’Assemblée générale a-t-elle jugé nécessaire d’adopter la déclaration de Manille ? Trois grandes raisons semblent avoir guidé cette décision.
5. Premièrement, la composition de la communauté internationale avait changé. Après la vague d’accessions à l’indépendance des années 1960, les Etats nouvellement indépendants ont jugé utile d’examiner et d’actualiser les règles du droit international qui avaient été établies sans leur concours. Il n’est donc guère surprenant que le groupe de travail ait négocié le texte de la déclaration sur la base d’un projet soumis par l’Egypte, l’Indonésie, le Mexique, le Nigéria, les Philippines, la Roumanie, la Sierra Leone et la Tunisie. Il n’est pas non plus étonnant que nombre des discussions de ce groupe aient porté sur la composition du Conseil de sécurité et le recours au veto. Deuxièmement, la fin des années 1970 et les années 1980 ont été marquées par la multiplication des différends internationaux. Comme vous vous en souvenez certainement,
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l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie étaient, à l’époque, le théâtre d’innombrables guerres par pays interposés. Enfin, la troisième raison tient au succès jugé mitigé des mécanismes internationaux et onusiens de règlement des différends mis en oeuvre dans les années 1960, 1970 et 1980. Au cours de cette période, par exemple, la Cour internationale de Justice ne fut saisie que d’un très faible nombre d’affaires six seulement entre 1961 et 1983, dont deux demandes de réformation de jugements du tribunal administratif des Nations Unies. La Cour permanente d’arbitrage n’étant pas plus active, le Palais de la Paix avait alors des airs de château de la Belle au bois dormant. Nombre des juridictions internationales que nous connaissons aujourd’hui l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce, le Tribunal international du droit de la mer et le tribunal des différends irano-américains, pour n’en citer que quelques-uns n’existaient pas encore.
6. C’est en réaction à cet état de fait que l’Assemblée générale a adopté la déclaration de Manille. Le comité spécial de l’Assemblée chargé de sa rédaction a décidé de la scinder en deux parties : la première porte sur les principes matériels, tandis que la seconde traite des mécanismes de règlement des différends internationaux.
7. S’agissant des principes matériels, la déclaration réaffirme, à quelques nuances près, l’obligation générale incombant aux Etats de régler leurs différends internationaux de manière pacifique, par les moyens de leur choix, en recourant notamment aux accords régionaux avant de saisir, si nécessaire, le Conseil de sécurité.
8. Il me semble que, par comparaison avec la Charte et la résolution 2625, la première partie de la déclaration comporte trois innovations. Premièrement, elle établit une obligation générale pour les Etats «d’agir de bonne foi … en vue d’éviter les différends entre eux susceptibles d’affecter les relations amicales entre Etats». Contrairement au paragraphe 2 de l’article 2 de la Charte, elle ne se borne pas à rappeler aux Etats qu’ils doivent remplir de bonne foi «les obligations qu’ils ont assumées aux termes de la … Charte». Deuxièmement, la déclaration souligne que les Etats parties à un différend doivent continuer de respecter, dans leurs relations mutuelles, les principes fondamentaux du droit international concernant la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale des Etats, ainsi que les «autres principes et règles de droit international contemporain généralement reconnus». Troisièmement, comme les mesures conservatoires indiquées par la Cour dans certaines affaires, la déclaration impose à tous les Etats parties à un différend de «s’abstenir de tout acte susceptible d’aggraver la situation». Il est à noter que, contrairement à celles-là, qui ne concernent que les parties, la déclaration impose également cette obligation aux «autres Etats». Ce faisant, elle vise le problème des guerres par pays interposés, très répandues dans les années 1970 et 1980.
9. J’en viens à présent à la seconde partie de la déclaration, qui traite des moyens de règlement des différends internationaux. Cette partie complète le chapitre VI de la Charte et la liste des mécanismes de règlement qui figure à l’article 33. Ainsi, elle réaffirme le rôle de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, et de leurs organes subsidiaires, dans le règlement des différends internationaux, et invite les Etats parties à saisir les deux premiers de leurs différends. Elle attire également l’attention sur le «rôle de la Cour internationale de Justice» en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, et les «possibilités» qu’elle offre pour le règlement des différends d’ordre juridique. Elle indique qu’il est «souhaitable» que les Etats envisagent d’accepter la juridiction de la Cour dans les compromis et clauses compromissoires, ainsi que par des déclarations au titre du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut. On peut interpréter cette partie de la déclaration comme une timide expression de confiance dans la Cour de la part des Etats nouvellement indépendants, après leur réaction hostile à l’arrêt rendu par la Cour en 1966 dans les affaires du Sud-Ouest africain.
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10. Aujourd’hui, près de quarante ans après, deux des préoccupations à l’origine de l’adoption de la déclaration de Manille semblent avoir disparu. Premièrement, l’universalité du droit international contemporain n’est plus contestée, même s’il serait bien sûr possible d’en faire davantage pour qu’il s’adapte aux nouveaux défis et tienne compte des besoins de tous les membres de la communauté internationale. Deuxièmement, cette dernière dispose désormais d’une gamme de mécanismes de règlement des différends bien plus vaste, au niveau tant multilatéral que régional, qu’en 1982. Les juridictions que j’ai mentionnées précédemment ont toutes contribué au renforcement des piliers institutionnels de l’état de droit à l’échelle internationale. La Cour, qui n’était saisie que de rares affaires, est aujourd’hui plus sollicitée que jamais. Seize affaires sont actuellement pendantes devant elle, introduites par des pays de toutes les régions du monde, dont cinq pays européens, six pays africains, neuf pays d’Amérique latine et du Nord, et six pays asiatiques. Les instances introduites sur la base de conventions multilatérales contenant des clauses compromissoires sont de plus en plus nombreuses. Le dernier témoignage de la confiance croissante à l’égard de la Cour nous est donné par l’introduction récente de l’affaire relative à la Revendication territoriale, insulaire et maritime du Guatemala (Guatemala/Belize), d’autant plus remarquable que la Cour a été saisie après que les populations des deux pays, consultées séparément par référendum, ont accepté que le différend lui soit soumis.
11. Pourtant, la troisième raison pour laquelle la déclaration de Manille a été adoptée la multiplication des différends internationaux reste un problème d’actualité. Les principes fondamentaux énoncés tant dans la Charte que dans la déclaration le règlement pacifique des différends, l’interdiction de l’usage de la force et le respect de l’intégrité territoriale constituent certes un point de départ incontournable pour remédier à ce problème, mais il convient d’aller plus loin : rétablir le principe général de la bonne foi dans les relations internationales entre Etats. Comme l’a dit la Cour à plusieurs reprises, la bonne foi est «[l]’un des principes de base qui président à la création et à l’exécution d’obligations juridiques» (Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46). Nous devons également être capables de faire face aux évolutions et défis qui se sont fait jour depuis l’adoption de la déclaration. Il ne suffit guère de réaffirmer et de mettre en oeuvre les principes qu’elle énonce.
12. Dans le temps limité qui m’est imparti, il ne m’est évidemment pas possible de passer en revue l’ensemble de ces évolutions et ces nouveaux défis. Je voudrais néanmoins attirer l’attention sur quatre d’entre eux. En ce qui concerne les évolutions, je soulignerai tout d’abord la nature des différends internationaux, nature transformée, au cours de la dernière décennie du XXe siècle, par la mondialisation et la libéralisation de l’économie internationale, ainsi que par l’importance croissante des droits de l’homme. En conséquence, la majeure partie de ces différends ne concernent plus les questions dites de souveraineté, mais davantage les échanges commerciaux et les investissements, ou les droits de l’homme. Nous avons bien entendu récemment observé une multiplication des procédures interétatiques pour violation des droits de l’homme. Par ailleurs, la protection diplomatique a largement cédé le pas au profit du droit direct des personnes et entités privées à introduire des recours auprès de mécanismes judiciaires ou d’arbitrage à raison d’atteintes à leurs droits. C’est le cas en matière d’arbitrage entre investisseurs et Etats, où l’arbitrage sans base de consentement contractuelle a conduit à une augmentation sensible du nombre d’affaires.
13. La deuxième évolution récente est l’apparition de toute une série de juridictions régionales. Il s’agit principalement d’un corollaire du développement de communautés économiques régionales, qui a notamment conduit à la création du Tribunal de justice de la communauté andine, des comités d’arbitrage de l’accord de libre-échange nord-américain, du Tribunal du marché commun du Sud (Mercosur), de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, de la Cour de justice de la Communauté de développement de l’Afrique australe et de la Cour de justice de l’Afrique de l’Est.
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14. J’en viens à présent aux deux nouveaux défis à relever. Le premier consiste à s’assurer que tous les mécanismes de règlement des différends prévus à l’article 33 de la Charte négociation, enquête, médiation, conciliation, arbitrage, règlement judiciaire et recours aux organismes ou accords régionaux jouent effectivement leur rôle. Nous ne pourrons parvenir à maintenir la paix et la sécurité internationales que grâce à une coopération mutuelle avec ces mécanismes. De ce point de vue, «le règlement judiciaire des conflits internationaux, en vue duquel la Cour est instituée, n’est qu’un succédané au règlement direct et amiable de ces conflits entre les Parties» (Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, ordonnance du 19 août 1929, C.P.J.I. série A, no 22, p. 13). Dans le même esprit, les parties doivent pouvoir, en cas d’échec du règlement d’un différend par la voie diplomatique, saisir un organe judiciaire ou arbitral. Sans interaction entre moyens juridiques et politiques, le règlement des différends deviendra un processus interminable, dont les acteurs sont susceptibles d’user de manoeuvres dilatoires. J’estime donc que les parties doivent trouver des mécanismes leur permettant d’avoir recours à l’arbitrage ou de saisir une instance judiciaire lorsqu’elles ne parviennent pas à régler leur différend par la négociation.
15. Le second défi que je souhaite aborder a trait à la protection des droits de l’homme dans le contexte des différends interétatiques. Les désaccords entre personnes morales ne doivent pas porter préjudice aux personnes physiques. C’est pourquoi les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels interdisent d’attaquer les personnes et les biens civils en cas de conflit armé. Je suis convaincu qu’à la faveur du développement des droits de l’homme à travers le monde, il est désormais temps de promouvoir le principe selon lequel les Etats parties à un différend doivent prendre toutes les dispositions nécessaires pour éviter de porter préjudice aux droits des personnes physiques. Pour sa part, la Cour indique de plus en plus souvent des mesures conservatoires visant à protéger les droits de l’homme et à tenir compte des aspects humanitaires dans le cadre des différends interétatiques (voir, par exemple, Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique) ; Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande) ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)) ; Différend frontalier (Burkina Faso/Niger)). Nous devrions en outre chercher à humaniser davantage le règlement des différends internationaux, même dans des affaires qui ne sont pas en instance devant une juridiction. Cela permettrait d’élargir le champ d’application des «considérations élémentaires d’humanité» qui sont «plus absolues encore en temps de paix qu’en temps de guerre» (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22).
Mesdames, Messieurs,
16. Cela nous ramène à la question de l’actualité de la déclaration de Manille : l’évolution de la situation en matière de règlement des différends internationaux justifie-t-elle une révision de cette déclaration ? Il semble que les évolutions et défis que je viens d’évoquer, ainsi que la persistance des différends entre les membres de la communauté internationale, rendent tout au moins légitime une réflexion à ce sujet, notamment dans le cadre de l’Assemblée générale. La déclaration ayant été adoptée il y a bientôt quarante ans, il est important de s’assurer qu’elle tienne compte des évolutions récentes et permette d’affronter efficacement les nouveaux défis.
Je vous remercie de votre attention.
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Discours de S. Exc. M. Abdulqawi Ahmed Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, à l’occasion de la manifestation organisée par l’Académie de droit international de La Haye et les missions permanentes d’Andorre, du Brésil, du Chili, du Gabon, de l’Allemagne et de l’Ukraine auprès de l’ONU