Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, devant le Conseil de sécurité

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000-20201218-STA-01-00-EN
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DISCOURS PRONONCE PAR S. EXC. M. LE JUGE ABDULQAWI A. YUSUF,
PRESIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE,
DEVANT LE CONSEIL DE SECURITE
Le 18 décembre 2020
Faire respecter le droit international dans le cadre d’un renforcement de la coopération
entre la Cour internationale de Justice et le Conseil de sécurité
Monsieur le président,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
1. Permettez-moi tout d’abord, Monsieur le président, de vous féliciter, vous et la République
sud-africaine, d’assumer la présidence du Conseil pendant le mois de décembre 2020. Je vous
remercie de me donner la possibilité de m’adresser à nouveau au Conseil, pour la dernière fois avant
la fin de mon mandat de président de la Cour. Parmi les questions qui ont été proposées pour notre
discussion d’aujourd’hui, il me semble particulièrement approprié d’examiner la suivante :
«[c]omment pouvons-nous renforcer le partenariat entre le Conseil de sécurité et la Cour pour faire
prévaloir l’état de droit au niveau international ?».
2. A mes yeux, ce partenariat est déjà solide, même si je ne doute pas qu’il puisse être encore
renforcé. Vous vous souviendrez peut-être que, dans ma dernière allocution devant le Conseil de
sécurité, il y a environ un mois, j’ai rappelé que le Conseil n’avait utilisé qu’à une seule reprise les
pouvoirs que lui confère le paragraphe 3 de l’article 36 de la Charte de recommander aux parties en
litige de porter leurs différends devant la Cour. C’était en l’affaire du Détroit de Corfou
(Royaume-Uni c. Albanie). Une seule fois également, le Conseil a demandé un avis consultatif à la
Cour, en application de l’article 96 de la Charte ; il s’agissait de la question de la Namibie. L’on est
donc en droit de s’interroger : comment ce partenariat peut-il être qualifié de solide si le Conseil ne
s’est prévalu que de façon aussi parcimonieuse des pouvoirs que lui confère la Charte des
Nations Unies de faire appel à la Cour ? Je répondrai à cela que la vigueur de la relation entre ces
deux organes principaux des Nations Unies doit être évaluée à l’aune non de l’ampleur, mais de la
qualité de notre collaboration.
3. Je me pencherai d’abord sur l’affaire du Détroit de Corfou. Comme vous le savez sans
doute, c’est la toute première affaire à avoir été portée devant la Cour. On peut donc considérer que
le Conseil a contribué à faire démarrer les activités judicaires de la Cour en 1947. En outre, le renvoi
de l’affaire du Détroit de Corfou devant la Cour a permis d’éviter un différend qui aurait pu dégénérer
en un véritable conflit armé impliquant plusieurs protagonistes, quelques années à peine après la fin
de la seconde guerre mondiale. Cette affaire a démontré que le système de coopération entre la Cour
et le Conseil conçu par les rédacteurs de la Charte en 1945 pouvait déboucher sur de véritables
résultats. La confiance à l’égard du cadre offert par la Charte au maintien de la paix internationale
en général s’en est trouvée renforcée.
4. En fournissant à la Cour l’occasion de réaffirmer que la «politique de la force» n’avait
aucune place dans l’ère de la Charte, l’affaire du Détroit de Corfou a contribué à la primauté du droit
dans les relations internationales. Parallèlement, l’arrêt de la Cour a précisé la portée de certains des
principes les plus fondamentaux de l’ordre juridique contemporain. La Cour a ainsi réaffirmé
qu’entre Etats indépendants, le respect de la souveraineté territoriale était l’une des bases essentielles
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des rapports internationaux (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 35-36). Elle a également défini les principes de la responsabilité de l’Etat à
raison des faits illicites perpétrés sur son territoire (voir ibid., p. 18), sujet qui demeure tout à fait
d’actualité aujourd’hui, s’agissant en particulier de la lutte contre le terrorisme, les cyberattaques et
les dégâts causés à l’environnement de part et d’autre des frontières.
5. Dans le même temps, l’affaire du Détroit de Corfou a donné l’occasion à la Cour de tester
certains de ses outils procéduraux. C’est dans cette affaire que la Cour a exercé, pour la première
fois, sa compétence fondée sur le forum prorogatum, c’est-à-dire sur le consentement à la juridiction
de la Cour donné par le défendeur après l’introduction de l’instance. Ce fondement de la compétence
de la Cour, qui n’est pas inscrit dans son Statut, a été codifié plus tard au paragraphe 5 de l’article 38
de son Règlement. Par ailleurs, l’affaire du Détroit de Corfou demeure l’une des rares instances dans
lesquelles la Cour a désigné des experts selon les dispositions de l’article 50 de son Statut pour
obtenir un avis sur des questions de caractère technique ou scientifique.
6. L’avis consultatif de 1971 sur la Namibie aura été important au même titre. Peut-être vous
rappellerez-vous que cette procédure faisait suite à la décision du régime d’apartheid en Afrique du
Sud de maintenir sa présence et son autorité sur le territoire du Sud-Ouest africain (la Namibie),
malgré la révocation du mandat de l’Afrique du Sud par l’Assemblée générale. Comme l’arrêt rendu
en l’affaire du Détroit de Corfou, l’avis consultatif sur la Namibie a contribué de manière importante
à la primauté du droit dans les relations internationales. C’est le premier avis de la Cour à avoir
pleinement tenu compte du principe fondamental de l’égalité des droits et du droit à
l’autodétermination des peuples, consacré par la Charte des Nations Unies. La Cour y a rappelé, entre
autres, que tout instrument international devait être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble
du système juridique en vigueur au moment de l’interprétation. Elle a également précisé que
«l’évolution ultérieure du droit international à l’égard des territoires non autonomes, tel
qu’il est consacré par la Charte des Nations Unies, a fait de l’autodétermination un
principe applicable à tous ces territoires» (Conséquences juridiques pour les Etats de la
présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la
résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971,
p. 31, par. 52).
7. La clarification apportée par la Cour quant à l’applicabilité du droit à l’autodétermination
au peuple namibien, conjointement avec la reconnaissance explicite des conséquences juridiques
découlant du non-respect de la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, a ouvert la voie à des
interventions concrètes qui, plus tard, ont facilité l’accession de la Namibie à l’indépendance.
Monsieur le président,
8. Il existe d’autres façons, moins visibles, pour la Cour et le Conseil de contribuer
réciproquement au travail l’un de l’autre et, ainsi, de coopérer, principalement via leur concours
respectif au développement du droit international et donc au renforcement de l’état de droit
international. Quelques exemples suffiront.
9. Ainsi, le Conseil de sécurité s’est servi de plus en plus du droit international comme
paramètre permettant d’identifier les menaces contre la paix et la sécurité internationales. Tel a été
le cas dans la résolution 1296 (adoptée le 19 avril 2000), dans laquelle le Conseil de sécurité a établi
un lien entre les violations du droit international et les risques pour la paix et la sécurité
internationales. Rappelons que, dans cette résolution, le Conseil de sécurité a estimé que
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«les pratiques consistant à prendre délibérément pour cible des civils ou autres
personnes protégées et à commettre des violations systématiques, flagrantes et
généralisées du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme
dans des situations de conflit armé peuvent constituer une menace contre la paix et la
sécurité internationales» (résolution 1296 (2000) du Conseil de sécurité).
10. Outre le fait d’avoir recours au droit international pour constater l’existence de menaces
contre la paix, le Conseil y a déjà recouru pour contrer de telles menaces. Par exemple, le Conseil de
sécurité a élargi le champ d’application des règles de droit international aux acteurs non étatiques
aux fins de préserver la paix et la sécurité internationales.
11. La Cour, pour sa part, n’a cessé d’appuyer la mission de maintien de la paix et de la sécurité
internationales du Conseil de sécurité. Je me contenterai ici de donner quelques exemples, à
commencer par l’avis consultatif relatif à Certaines dépenses des Nations Unies dans lequel la Cour
a confirmé que le Conseil de sécurité pouvait déployer des forces de maintien de la paix financées
par le budget général de l’Organisation au titre des «dépenses de l’Organisation», au sens du
paragraphe 2 de l’article 17 de la Charte des Nations Unies (Certaines dépenses des Nations Unies
(article 17, paragraphe 2, de la Charte), avis consultatif, C.I.J. Recueil 1962, p. 179). De façon
similaire, dans ses avis consultatifs sur le Kosovo et sur la Namibie, la Cour a apporté des
éclaircissements sur la manière d’interpréter et, respectivement, de déterminer le caractère
contraignant des résolutions du Conseil de sécurité. Ces deux avis ont contribué à l’efficacité des
résolutions du Conseil de sécurité en levant les doutes qu’auraient pu avoir leurs destinataires quant
à leur valeur juridique ou leur interprétation, préalable à une mise en oeuvre adéquate de ces
résolutions.
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs les délégués,
12. Je voudrais à présent, dans la deuxième partie de mon exposé, formuler certaines
suggestions en vue de renforcer davantage la coopération entre nos deux organes.
13. Je commencerai par l’appel que j’avais lancé au Conseil de sécurité à la fin de mon dernier
discours, le 26 octobre 2020. Comme vous vous en souviendrez peut-être, j’avais alors prié le Conseil
de renouer avec la tradition consistant à recommander le renvoi des différends juridiques devant la
Cour, et de recommencer à faire appel à la fonction consultative de la Cour sur des questions
juridiques. J’avais dit que la Charte des Nations Unies vous y autorisait, ce qui est le cas. Toutefois,
permettez-moi d’établir une distinction entre ces deux possibilités.
14. Je peux comprendre la réticence du Conseil à recommander aux parties concernées de
soumettre leur différend à la Cour, à moins qu’il ne soit clair que les deux parties sont prêtes à franchir
un tel pas. Après tout, le texte du paragraphe 3 de l’article 36 mentionne des «recommandations»
faites par le Conseil, et celles-ci ne sont pas juridiquement contraignantes, pas d’avantage qu’elles
ne peuvent établir la compétence de la Cour à l’égard d’un différend en l’absence du consentement
des parties. Il est donc compréhensible que le Conseil puisse éprouver quelque difficulté à formuler
une telle recommandation s’il ne s’est préalablement assuré du consentement des parties à la
compétence de la Cour.
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15. Mais il en va autrement d’une demande d’avis consultatif. En effet, un tel avis ne sera pas
contraignant et ne sera pas adressé directement aux Etats, mais rendu à l’intention du Conseil en vue
de clarifier une question juridique particulière. Le Conseil de sécurité sera alors libre de donner à
l’avis en question la suite qui lui convient.
16. L’Assemblée générale, dans sa résolution 43/51 de 1988 intitulée «Déclaration sur la
prévention et l’élimination des différends et des situations qui peuvent menacer la paix et la sécurité
internationales…», avait demandé au Conseil de sécurité, si cela devait «contribue[r] à favoriser la
prévention ou l’élimination de différends ou de [telles] situations», d’envisager assez tôt de prier la
Cour de rendre un avis consultatif sur toute question juridique pertinente.
17. Depuis lors, bien des choses ont été dites par divers organes des Nations Unies, y compris
le Conseil de sécurité, concernant la diplomatie préventive et la nécessité de résoudre les différends
ou de désamorcer certaines situations à un stade précoce. L’Assemblée générale a estimé que des
demandes d’avis consultatif de la Cour pouvaient jouer un rôle important dans les activités du Conseil
visant à empêcher que les situations ou les différends ne deviennent des menaces pour la paix et la
sécurité internationales. Je partage ce point de vue, et je crois que le Conseil pourrait envisager cette
possibilité plus fréquemment.
18. Ma seconde proposition se rapporte à la possibilité d’intensifier le dialogue entre la Cour
et le Conseil de sécurité. Je souhaite ainsi suggérer que, en sus de l’exposé annuel du président de la
Cour devant le Conseil, le Conseil puisse inclure dans son calendrier une visite à la Cour une fois
tous les deux ou trois ans, qui suivrait le renouvellement triennal de la composition de la Cour auquel
le Conseil participe par l’élection ou la réélection des juges. Cela permettrait au Conseil d’observer
directement les travaux de la Cour et de s’entretenir avec les 15 membres qui la composent de sujets
d’intérêt commun. Permettez-moi de rappeler à cet égard que la dernière visite du Conseil à la Cour
remonte au 11 août 2014, il y a six ans.
19. Ma troisième et dernière suggestion concerne la compétence de la Cour. Le Conseil de
sécurité a publié des déclarations de son président en 2006, 2010 et 2012, dans lesquelles celui-ci
invitait les Etats à envisager de reconnaître la compétence de la Cour conformément à son Statut.
Dans sa déclaration du 19 janvier 2012, le Conseil a rappelé «le rôle central qui revient à la Cour
internationale de Justice, organe judiciaire principal des Nations Unies, qui tranche les différends
entre Etats, et la valeur des travaux de cette juridiction». A cette fin, il a «engag[é] les Etats qui ne
l’[avaie]nt pas encore fait à accepter la compétence de la Cour, conformément au Statut de celle-ci»
(S/PRST/2012/1).
20. Néanmoins, au cours des huit dernières années, aucune déclaration en ce sens n’a été émise
par le Conseil. Nous estimons que de telles déclarations du Conseil contribuent au renforcement de
la relation entre nos deux organes et de la primauté du droit dans les relations internationales. Elles
pourraient être faites périodiquement (peut-être tous les trois ou cinq ans), à compter de ce jour.
Comme vous en êtes conscients, seuls 74 Etats Membres des Nations Unies ont, à l’heure actuelle,
fait des déclarations par lesquelles ils consentent à la juridiction obligatoire de la Cour. De mon point
de vue, accepter la compétence de la Cour signifie adhérer au principe de la prééminence du droit
dans les relations internationales, et contribuer à son renforcement. Sans un organe judiciaire devant
lequel les différends peuvent être renvoyés pour une résolution pacifique, il n’est pas certain que
puisse être garantie la primauté du droit dans les relations entre Etats.
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Monsieur le président,
21. Je soumets ces trois modestes suggestions à l’examen du Conseil et me tiens à votre
disposition pour toute question ou demande d’éclaircissements.
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Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, devant le Conseil de sécurité

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