DISCOURS DE S. EXC. M. ABDULQAWI AHMED YUSUF, PRESIDENT DE LA COUR
INTERNATIONALE DE JUSTICE, A L’OCCASION DU CENTIEME ANNIVERSAIRE
DE L’ADOPTION DU STATUT DE LA COUR PERMANENTE
DE JUSTICE INTERNATIONALE
La Haye
Le 10 décembre 2020
Le Statut de la Cour permanente de Justice internationale en tant
qu’instrument fondateur du système judiciaire international
Observations liminaires
Excellences,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
1. C’est avec grand plaisir que j’accueille chacun de vous, que vous vous joigniez à nous en
personne ou par liaison vidéo, pour cette célébration du 100e anniversaire du Statut de la Cour
permanente de Justice internationale célébration certes modeste et placée sous le signe de la
prudence en raison de la pandémie de COVID-19 qui a rendu difficile la tenue de telles
manifestations tout au long de cette année, mais dont l’organisation sous la forme d’un symposium
et d’un dialogue entre les membres d’institutions judiciaires internationales se prête parfaitement à
la commémoration de l’adoption d’un instrument qui a posé les bases du système judiciaire
international, d’un point de vue tant théorique que pratique. C’est cette contribution unique du Statut
que les intervenants vont aborder aujourd’hui sous différents points de vue et perspectives. Le Statut
a, comme vous le savez, été adopté par l’Assemblée de la Société des Nations le 13 décembre 1920.
Nous avons néanmoins décidé d’organiser cet événement aujourd’hui, car, cette année, le
13 décembre tombe un dimanche.
2. L’adoption du Statut par la Société des Nations a conduit à la création de la première
institution judiciaire internationale permanente à vocation universelle et de compétence générale.
Bien qu’adopté 25 ans plus tard à San Francisco, le Statut de notre Cour est fondé sur celui de la
CPJI, dont il ne s’écarte que très peu. Nous sommes donc d’autant plus heureux de célébrer
aujourd’hui ce 100e anniversaire, qui marque un épisode fondateur de l’histoire de notre institution.
3. J’aimerais saisir l’occasion de ces observations liminaires pour m’arrêter sur deux
caractéristiques essentielles de cette première institution judiciaire internationale, qui découlent
directement de son Statut : l’indépendance et la permanence. C’est dans les termes suivants que ces
deux caractéristiques ont été mises en exergue par le juriste et homme politique français
Léon Bourgeois, au moment de soumettre le projet de Statut à l’approbation de l’Assemblée de la
Société des Nations : «[p]our la première fois, … un projet simple de Cour permanente, de Cour de
justice véritable, se présente au monde … et il résulte de [ce] projet qu’un tribunal placé au-dessus
et en dehors de toutes les influences politiques, véritablement permanent, c’est-à-dire ouvert à tout
moment à tous ceux qui ont besoin d’en appeler au droit, va s’élever dans le monde». (Société des
Nations, Documents au sujet de mesures prises par le Conseil de la Société des Nations aux termes
de l’article 14 du pacte et de l’adoption par l’Assemblée du Statut de la Cour permanente, p. 226).
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4. Ces deux caractéristiques, à savoir être «placé[e] au-dessus et en dehors de toutes les
influences politiques» et être «véritablement permanent[e]», auxquelles répondent aujourd’hui
presque toutes les institutions judiciaires internationales, furent, à l’époque de leur introduction dans
le Statut, tout à la fois novatrices et à l’origine d’une nouvelle tendance.
5. Je me pencherai tout d’abord sur la première : l’indépendance du système judiciaire
international. Comme vous le savez, la CPJI n’était pas le premier projet de création d’une cour
internationale. A la conférence de La Haye de 1907, les 45 Etats participants avaient tenté d’établir
une cour permanente de justice ainsi qu’une cour des prises, mais aucune d’elles ne vit jamais le jour,
en raison de divergences irréductibles concernant leur composition. Tous les Etats participant à la
conférence tenaient à ce qu’un de leurs ressortissants siège dans ces juridictions, ce qui aurait en
quelque sorte fait des juges des représentants de leur gouvernement national. De surcroît, les Etats
les plus puissants demandaient un mandat plus long pour le juge ayant leur nationalité. Pareilles
dispositions auraient pu nuire gravement à l’indépendance de la Cour. Et combien d’Etats auraient
pu, de toute manière, être accueillis sur le siège d’une telle institution ?
6. Les rédacteurs du Statut ont pu surmonter cet obstacle en prenant trois décisions judicieuses.
Premièrement, ils ont décidé que la nationalité ne devait pas jouer de rôle dans l’élection des
membres de la Cour mais que, en revanche, la compétence et le fait de jouir de la plus haute
considération morale devaient constituer des exigences fondamentales. Ainsi, l’article 2 du Statut
dispose que «[l]a Cour est un corps de magistrats indépendants, élus, sans égard à leur nationalité,
parmi les personnes jouissant de la plus haute considération morale, et qui réunissent les conditions
requises pour l’exercice, dans leurs pays respectifs, des plus hautes fonctions judiciaires, ou qui sont
des jurisconsultes possédant une compétence notoire en matière de droit international».
Indépendance ; compétence ; haute considération morale.
7. Deuxièmement, les rédacteurs du Statut ont conçu un système d’élection «bicaméral» afin
de tenir compte de l’attachement des Etats à leur poids politique relatif. En vertu de ce système, les
membres de la Cour devaient être élus par le Conseil de la Société des Nations, composé de «grands»
Etats, et par l’Assemblée, composée d’un nombre plus important d’Etats plus «petits», pour
reprendre la terminologie en usage à l’époque. L’Organisation des Nations Unies a toujours recours
à ce système pour élire les membres de la Cour internationale de Justice.
8. Enfin, les rédacteurs du Statut ont su trouver des contrepoids au rôle que les gouvernements
et les politiques internes peuvent jouer dans l’élection des membres de la Cour. Ainsi, sur la
proposition ingénieuse du jurisconsulte néerlandais Bernard Loder, il fut décidé que les candidats à
l’élection à la Cour seraient proposés par les groupes nationaux de la Cour permanente d’arbitrage
et non par les gouvernements. Pour Loder, cela permettrait d’éviter «au monde les dangers qui
pourraient résulter de l[’]impéritie [des gouvernements], de leur mauvais vouloir, de leurs
combinaisons et de leurs intrigues». L’on ne peut qu’espérer que tel est toujours le cas aujourd’hui.
9. La confiance et le crédit placés dans une juridiction internationale dépendent dans une large
mesure de la qualité de ses juges, de la très haute considération morale dont ils jouissent et de leur
indépendance. J’estime par conséquent que la politisation de ces mécanismes électoraux
minutieusement élaborés, par des méthodes telles que l’échange réciproque des votes pendant les
élections, doit être évitée à tout prix, afin de préserver les qualités essentielles qui sont celles du
système judiciaire international.
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10. Une autre caractéristique fondamentale de l’indépendance du système judiciaire
international, qui est aussi étroitement liée à sa permanence, est la capacité pour une juridiction
internationale de maîtriser ses procédures, et notamment d’établir des règles de procédure applicables
à l’ensemble des affaires qui lui sont soumises, quelle que soit la nature ou la qualité des parties
concernées. A cet égard, les rédacteurs du Statut sont parvenus à un équilibre délicat mais parfait. En
premier lieu, ils ont choisi de laisser à la Cour le soin de définir elle-même ses règles de procédure.
L’article 30 du Statut dispose ainsi que «[l]a Cour détermine par un règlement le mode suivant lequel
elle exerce ses attributions», et qu’elle «règle notamment sa procédure». Ce faisant, les rédacteurs
du Statut ont conféré à la Cour le pouvoir de concevoir un système procédural inspiré de tous les
systèmes nationaux, tout en préservant son identité unique. Cette liberté a également donné à la Cour
la souplesse nécessaire pour s’adapter à l’évolution des circonstances, telles que la pandémie de
COVID-19 actuelle. En effet, comme vous le savez, notre Cour a pu, lorsqu’elle a été confrontée à
cette situation, réagir rapidement en modifiant son règlement et en mettant en place un système
hybride qui lui a permis de poursuivre ses activités judiciaires en ces temps difficiles.
11. En second lieu, les rédacteurs ont également fait preuve de perspicacité en donnant à la
Cour, par le biais du paragraphe 6 de l’article 36 du Statut, le pouvoir de décider de sa propre
compétence. Ce principe de la compétence de la compétence a réaffirmé l’indépendance du processus
judiciaire par rapport aux vues des parties à l’instance et a renforcé son autorité à un moment où le
pouvoir des juridictions internationales était toujours contesté.
12. Permettez-moi de formuler une dernière observation en ce qui concerne l’élément de
permanence. Ce fut l’une des questions les plus discutées lors des conférences de 1899 et de 1907,
mais le Statut parvint à mettre un terme à ces débats. Il stipulait ainsi, en son article 23, que «[l]a
Cour reste toujours en fonction, excepté pendant les vacances judiciaires». Il convient également de
relever que les rédacteurs avaient jugé nécessaire de préciser dans cette disposition que «[l]es
membres de la Cour [étaient] tenus … d’être à tout moment à la disposition de la Cour». Cela est à
présent devenu l’une des caractéristiques essentielles de la plupart des institutions judiciaires
internationales. C’est pourquoi nombreux sont de par le monde celles et ceux qui aspirent aujourd’hui
à devenir juge international.
13. Pour conclure, il n’est sans doute pas superflu de rappeler que le projet de Statut de la Cour
permanente de Justice internationale fut initialement rédigé par un comité consultatif composé de
dix juristes, réunis ici à La Haye, au Palais de la Paix, entre le 16 juin et le 24 juillet 1920. Au terme
d’un peu plus de cinq semaines de travail intense, ils purent fournir un projet de Statut au Conseil et
à l’Assemblée de la Société des Nations. Le résultat final de cet effort collectif est, à mon sens, le
meilleur texte que le talent juridique puisse concevoir pour le système judiciaire international.
Cent ans après son adoption, le Statut est toujours à la base de l’évolution du système judiciaire
international et a profondément influencé la formulation des statuts d’autres juridictions
internationales et régionales créées au cours des 70 dernières années.
14. Si c’est le temps qui, en définitive, permet de juger de la qualité d’une oeuvre, le travail
réalisé par les rédacteurs du Statut aura assurément été un chef-d’oeuvre. Même si nous devions
rédiger un nouveau Statut aujourd’hui, je ne pense pas que nous trouverions matière à en modifier
profondément les dispositions. Puisque nous célébrons le centenaire de cet instrument unique, il
convient de rendre un hommage appuyé à ces dix personnalités, dont certaines, du nom d’Adatci,
d’Altamira, de Fromageot et de Loder, devaient par la suite devenir membres ou même présidents de
la CPJI. Je vous remercie de votre attention.
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Discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, à l’occasion du centième anniversaire de l'adoption du Statut de la Cour permanente de Justice Internationale