DISCOURS DE S. EXC. M. ABDULQAWI AHMED YUSUF, PRESIDENT DE LA COUR
INTERNATIONALE DE JUSTICE, DEVANT LA SIXIEME COMMISSION
New York, le 26 octobre 2020
ONU75 : le droit international et l’avenir que nous voulons
Monsieur le président de la Sixième Commission,
Monsieur le président de l’Assemblée générale,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
1. C’est pour moi un grand plaisir que d’être avec vous, même à distance, en cette journée du
droit international. Je tiens à rendre hommage à la Sixième Commission pour sa décision de célébrer
le développement du droit international à l’occasion de ce soixante-quinzième anniversaire de
l’Organisation des Nations Unies. Une décision prise à fort juste titre, me semble-t-il. Sans la Charte
des Nations Unies, et sans la pratique et les travaux ultérieurs des organes de l’Organisation, le droit
international, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’existerait tout simplement pas.
Permettez-moi de préciser ma pensée.
2. L’ordre juridique créé sous les auspices de l’Organisation des Nations Unies est le premier
qui soit fondé sur l’égalité des peuples en droits et l’égalité souveraine de tous les Etats. Il s’agit du
premier ordre juridique, au niveau international, qui ait une vocation universelle et qui ménage une
place à la culture, à la civilisation et aux traditions juridiques des peuples de tous les continents. C’est
la raison pour laquelle il convient de rappeler, fût-ce brièvement, la situation qui existait avant
l’adoption de la Charte des Nations Unies.
3. Prenons l’exemple de la devancière de notre Cour, la Cour permanente de Justice
internationale établie en 1922 en application de l’article 14 du Pacte de la Société des Nations. Il ne
fait aucun doute que la Cour permanente a joué, pendant la période de l’entre-deux-guerres, un rôle
important dans la promotion de l’état de droit à l’échelle internationale. Elle s’est toutefois heurtée
dans sa tâche au fait que plus de la moitié de l’humanité ne pouvait participer ou contribuer à
l’élaboration de l’ordre juridique international. Ainsi, des puissances coloniales et d’autres Etats
européens venaient se disputer devant elle les régions ou les ressources de pays d’Afrique ou d’Asie,
notamment, alors que les peuples et les territoires les plus directement touchés étaient exclus de
l’instance, puisqu’ils n’étaient pas considérés comme des sujets du droit de l’époque.
4. Je songe par exemple ici à la procédure relative aux Décrets de nationalité promulgués en
Tunisie et au Maroc, qui concernait un différend entre la France et la Grande-Bretagne, à l’affaire
Mavrommatis entre la Grèce et le Royaume-Uni, ou encore à l’affaire Oscar Chinn entre le
Royaume-Uni et la Belgique. Ni les Marocains ou les Tunisiens, ni les Palestiniens, ni les Congolais
n’étaient là pour défendre leurs intérêts. L’existence même d’une telle situation n’était guère propice
au développement du droit international.
5. Cette situation a changé avec l’adoption de la Charte des Nations Unies il y a
soixante-quinze ans de cela. Elle a changé notamment grâce à la décision, exprimée dans le
préambule de la Charte, de «proclamer à nouveau [la] foi dans les droits fondamentaux de l’homme,
dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des
femmes, ainsi que des nations, grandes et petites» (Charte des Nations Unies, préambule, alinéa 2).
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6. Elle a changé parce que les relations entre les nations seraient dorénavant basées, aux termes
de l’article premier de la Charte, «sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de
leur droit à disposer d’eux-mêmes». Elle a changé parce que l’article 2 de la Charte a fait obligation
à tous les Membres de l’Organisation des Nations Unies de «s’abst[enir], dans leurs relations
internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force … contre l’intégrité territoriale ou
l’indépendance politique de tout Etat». Ces buts et principes énoncés dans la Charte des
Nations Unies ont formé les assises du développement d’un droit international pour tous, respectueux
des droits de l’homme et des droits de tous les peuples et nations, grandes ou petites, faibles ou
puissantes. Il a néanmoins fallu un certain temps pour que ces changements parviennent à s’ancrer
dans l’ordre international.
7. Ainsi, pour en revenir à notre Cour, en 1966 encore, soit six ans après l’adoption par
l’Assemblée générale des Nations Unies de la résolution 1514 (XV) sur la base des principes
fondamentaux consacrés dans la Charte, la Cour n’a pas tenu pleinement compte, dans les affaires
du Sud-Ouest africain, des changements apportés à l’ordre juridique international par lesdits
principes (voir Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), deuxième
phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1966).
8. Je suis fier de pouvoir affirmer aujourd’hui que la Cour est parvenue à remédier rapidement
à ce faux pas et à contribuer substantiellement, dans les années suivantes, au développement
progressif du droit énoncé dans la Charte. Comment l’a-t-elle fait ?
9. Elle l’a fait en reconnaissant, dans son avis consultatif sur la Namibie, entre autres, que dans
le domaine de la décolonisation comme dans les autres, «le corpus juris gentium s’[était] beaucoup
enrichi et [que], pour pouvoir s’acquitter fidèlement de ses fonctions, la Cour ne p[ouvait] l’ignorer»
(Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie
(Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1971, p. 31-32, par. 53). Elle a également fait observer dans cet avis consultatif que
«quand elle envisage[ait] les institutions de 1919 [c’est-à-dire la Société des Nations et
son système de mandats], [elle devait] prendre en considération les transformations
survenues dans le demi-siècle qui a[vait] suivi et son interprétation ne p[ouvait]
manquer de tenir compte de l’évolution que le droit a[vait] ultérieurement connue grâce
à la Charte des Nations Unies et à la coutume» (ibid.)
10. En reconnaissant dans cet avis consultatif, et dans d’autres comme ceux relatifs au Sahara
occidental et aux Chagos, l’existence en droit international du droit des peuples de disposer
d’eux-mêmes, la Cour a contribué à la réalisation de ce droit fondamental, préalable indispensable à
l’existence de tous les autres droits de l’homme.
11. Dès l’affaire de la Barcelona Traction, qui a été tranchée en 1970, soit quatre ans seulement
après les affaires du Sud-Ouest africain, la Cour a jeté les bases de ses futurs prononcés sur les droits
de l’homme, et leur importance primordiale dans l’ordre juridique international établi par la Charte
des Nations Unies, en formulant son célèbre dictum sur les obligations erga omnes. Elle a présenté
ces obligations comme des obligations découlant, en droit international contemporain (et cette
référence au droit international contemporain est très importante dans ce contexte), de la mise hors
la loi des actes d’agression et du génocide mais aussi des principes et des règles concernant les droits
fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l’esclavage et
la discrimination raciale (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle
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requête : 1962) (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32,
par. 33-34).
12. Il est donc permis de dire que, abstraction faite d’un inhabituel et malheureux faux pas
dans les affaires du Sud-Ouest africain, la Cour a sensiblement contribué et continuera de contribuer
au développement du droit international de manière générale, et du droit relatif aux droits de l’homme
en particulier, et qu’elle a consolidé les assises à partir desquelles lesdits droits pourront à l’avenir
être protégés et développés davantage.
13. Je vais à présent dire quelques mots sur la Cour et l’essor du droit international de
l’environnement ; l’action de la Cour n’est pas étrangère au fait que ce domaine du droit international
soit généralement désigné comme une discipline élaborée par les cours et tribunaux. En 1996, dans
son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour a
clairement réaffirmé que les Etats avaient l’obligation générale de veiller à ce que les activités
exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle respectent l’environnement dans
d’autres Etats ou dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale, une obligation dont elle
a déclaré qu’elle faisait «partie du corps de règles du droit international de l’environnement» (Licéité
de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 242,
par. 29). La Cour est même allée plus loin en précisant la raison d’être et le fondement juridique du
devoir incombant à tous les Etats de protéger l’environnement. Elle a expliqué que «l’environnement
n’[était] pas une abstraction, mais bien l’espace où viv[ai]ent les êtres humains et dont dépend[ai]ent
la qualité de leur vie et leur santé, y compris pour les générations à venir» (ibid., p. 241-242, par. 29).
La Cour a ici établi un lien entre les droits de l’homme et la protection de l’environnement. Elle a
insisté sur la protection des droits non seulement des personnes humaines existantes, mais aussi des
générations à venir, mettant ainsi l’accent sur notre rôle en tant que gardiens de l’environnement pour
les générations futures.
14. En droit international de l’environnement, un principe essentiel est celui de la prévention,
que la Cour a décrit dans l’affaire relative à des Usines de pâte à papier comme une «règle
coutumière … trouv[ant] son origine dans la diligence requise («due diligence») de l’Etat sur son
territoire» (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt,
C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 55, par. 101). Dans cette même affaire, la Cour a largement souligné que
la réalisation d’une évaluation de l’impact sur l’environnement dans un contexte transfrontière
constituait une obligation de droit coutumier (ibid., p. 82-83, par. 204).
15. Enfin, en 2018, dans sa première affaire portant sur l’indemnisation de dommages causés
à l’environnement, à savoir l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la
région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), la Cour a déclaré que «les dommages causés à
l’environnement, ainsi que la dégradation ou la perte consécutive de la capacité de celui-ci de fournir
des biens et services, [étaient] susceptibles d’indemnisation en droit international». Elle a ajouté
qu’une telle indemnisation pouvait prendre deux formes : 1) une indemnité pour la dégradation ou la
perte de biens et services environnementaux subie pendant la période précédant la reconstitution ; et
2) une indemnité pour la restauration de l’environnement endommagé (Certaines activités menées
par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), indemnisation, arrêt,
C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 28, par. 42-43). La Cour a donc formulé, ce qui était une première dans la
jurisprudence internationale, les principes et paramètres à appliquer dans les affaires relatives à
l’indemnisation de dommages à l’environnement.
16. Pour conclure, Monsieur le président, je dirai ceci. Tant qu’il n’existait aucun état de droit
au niveau international, tout était permis ou presque : guerres mondiales, barbarie, atrocités
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généralisées commises en toute impunité, colonisation et oppression des peuples, réduction d’êtres
humains en esclavage et destruction de l’environnement humain. Avec la Charte des Nations Unies,
l’humanité a, pour la première fois, jeté les bases d’un état de droit international fondé sur l’égalité
de toutes les nations devant la loi, dont les principes clairs inscrits dans la Charte étaient les piliers.
Cela constitue, en soi, une réalisation majeure de la civilisation humaine.
17. Toutefois, l’état de droit visé dans le préambule de la Charte ne peut s’imposer à l’échelle
internationale sans que soient créées les conditions «nécessaires au maintien de la justice et du respect
des obligations nées des traités et autres sources du droit international» (Charte des Nations Unies,
préambule, alinéa 3). L’une de ces conditions est l’existence d’une juridiction internationale investie
d’une compétence universelle et générale qui puisse agir en tant que gardienne de l’état de droit et
contribuer à son développement progressif. Voilà ce que la Cour internationale de Justice représente
et la raison pour laquelle elle a, au cours des soixante-quinze dernières années, joué le rôle que je
viens de vous exposer dans le développement du droit international, en sus de sa mission principale
de règlement pacifique des différends entre Etats. Je ne doute pas que son rôle important et son
influence continueront de s’accroître dans les années à venir.
18. Je vous remercie de votre aimable attention.
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ONU75 : le droit international et l’avenir que nous voulons, discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour international de Justice, devant la Sixième Commission de l’Assemblée générale