DISCOURS DE S. EXC. M. ABDULQAWI AHMED YUSUF, PRESIDENT DE
LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE, DEVANT LA SIXIEME
COMMISSION DE L’ASSEMBLEE GENERALE
New York, 1er novembre 2019
La Cour internationale de Justice et les sources non écrites du droit international
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs,
Introduction
1. C’est pour moi un grand plaisir que de prendre la parole devant la Sixième Commission de
l’Assemblée générale pour la deuxième fois en qualité de président de la Cour internationale de
Justice. Je voudrais féliciter Son Excellence Monsieur Michal Mlynár pour son élection en tant que
président de la Sixième Commission pour la soixante-quatorzième session de l’Assemblée
générale.
2. L’année qui vient de s’écouler a été très féconde pour la Cour. En effet, entre le 26 octobre
2018 date à laquelle j’ai pris pour la première fois la parole devant la Sixième Commission et
aujourd’hui 1er novembre 2019, la Cour a rendu deux arrêts, une ordonnance sur une demande en
indication de mesures conservatoires et un avis consultatif. En outre, à mon retour à La Haye la
semaine prochaine, elle rendra son arrêt en l’une des affaires dont elle est saisie ; elle doit par
ailleurs tenir deux séries d’audiences d’ici à la fin de l’année.
3. En tout, ce sont 16 affaires qui sont aujourd’hui pendantes devant la Cour. Y sont parties
26 pays appartenant à toutes les régions du monde, cinq d’Europe, six d’Afrique, neuf d’Amérique
latine et du Nord et six d’Asie.
4. La Cour est appelée, dans la grande diversité des affaires portées devant elle, à déterminer
les règles du droit international applicables aux différends dont elle est saisie. Pour ce faire, elle
s’appuie sur l’article 38 du Statut de la Cour, repris du Statut de la Cour permanente de Justice
internationale de 1920. Cette disposition prévoit que la Cour applique, pour régler les différends
qui lui sont soumis, «les conventions internationales», «la coutume internationale comme preuve
d’une pratique générale acceptée comme étant le droit», et «les principes généraux de droit
reconnus par les nations civilisées». La doctrine et la jurisprudence n’y sont visées que comme
«moyens auxiliaires de détermination des règles de droit», la Cour ne pouvant statuer ex æquo et
bono qu’avec le consentement des parties à la cause.
5. Les traités revêtent une forme écrite du moins selon la définition résultant des
conventions de Vienne de 1969 et 1986 sur le droit des traités , alors que les règles du droit
international coutumier et les principes généraux de droit relèvent souvent du droit non écrit, sauf
le cas où ils seraient clairement identifiés ou codifiés dans un instrument spécifique. En l’absence
de texte écrit, la Cour doit avant tout déterminer l’existence même de ces deux sources de droit et
la portée des normes qui en découlent. Cette tâche est rendue d’autant plus délicate que sont
nombreux les débats théoriques et conceptuels quant à la définition et à l’identification de ces
sources, voire souvent quant à ce qui les distingue des autres sources du droit international.
6. Mon propos n’est pas, bien entendu, d’épuiser la matière aujourd’hui. Je me bornerai ici à
discuter de la manière dont la Cour a appréhendé au fil du temps le droit international coutumier et
les principes généraux de droit, compte tenu de l’intérêt porté depuis plusieurs années à ces sources
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tant par la Commission du droit international que par la Sixième Commission. Répondant à
l’évolution du droit international et au changement de physionomie de la société internationale au
cours du siècle dernier, la Cour, loin de se contenter de faire application de l’article 38 du Statut
comme si cette disposition était gravée dans le marbre, a su faire preuve de finesse vis-à-vis de ces
sources. J’envisagerai chacune d’entre elles tour à tour.
I. Le droit international coutumier
7. S’agissant tout d’abord du droit international coutumier, il convient de souligner que
l’approche suivie par la Cour pour l’identifier a varié dans le temps, en réponse à l’évolution plus
générale du droit international et à l’expansion de la société internationale. Entre autres facteurs qui
ont concouru à infléchir cette approche, on retiendra l’universalisation du droit international
consécutive à l’adoption de la Charte des Nations Unies, l’entrée sur la scène internationale de
nouveaux Etats Membres de l’ONU représentant des peuples anciennement colonisés et
l’entreprise de codification et de développement progressif du droit international à la faveur de
conventions multilatérales. L’arrêt qu’elle a rendu en 1969 dans les affaires du Plateau continental
de la mer du Nord marque à cet égard un tournant décisif dans l’approche de la Cour.
8. Jusqu’à cet arrêt, la position de la Cour vis-à-vis du droit international coutumier
s’articulait autour de deux éléments principaux.
9. Premièrement, son approche classique s’attachait à la répétition de tel usage par les Etats,
sur une longue période, pour déterminer l’existence de telle ou telle coutume internationale. Ainsi,
appelée à dire dans l’affaire du Droit de passage sur territoire indien si le Portugal jouissait d’un
tel droit, la Cour conclut que, s’agissant des personnes privées, des fonctionnaires civils et des
marchandises en général, il avait existé au cours de la période de l’administration britannique et
post-britannique «une pratique constante et uniforme» de libre passage entre les enclaves
portugaises. La Cour souligna que cette pratique s’était maintenue «sur une période de plus d’un
siècle un quart» sans être affectée par l’accession de l’Inde à l’indépendance. Sur la base de ces
éléments révélateurs d’une pratique et d’un usage de longue date, la Cour conclut que le Portugal
avait un droit de passage pour les personnes privées, fonctionnaires civils et marchandises dérivant
du droit international coutumier, résultant en l’espèce d’une coutume bilatérale (Droit de passage
sur territoire indien (Portugal c. Inde), fond, arrêt, C.I.J Recueil 1960, p. 40).
10. Deuxièmement, cette approche classique du droit international coutumier retenait la
volonté des Etats et l’acceptation par ces derniers de telle règle comme un élément entrant dans la
création de règles de droit international coutumier et une condition de l’opposabilité de telles règles
à leur égard. Cette conception a été exprimée dans l’arrêt de la Cour permanente de Justice
internationale en l’affaire du Lotus, suivant lequel «[l]es règles de droit liant les Etats
procèdent … de la volonté de ceux-ci, volonté manifestée dans des conventions ou dans des usages
acceptés comme consacrant des principes de droit et établis en vue de régler la coexistence de ces
communautés indépendantes ou en vue de la poursuite de buts communs» (Lotus, arrêt no 9, 1927,
C.P.J.I. série A no 10, p. 18).
11. Cette approche, qui assimile l’apparition de règles coutumières à un consentement tacite,
autorisait tout Etat qui avait contesté l’existence d’une règle coutumière à se déclarer non lié par
elle. On invoque souvent en doctrine, à l’appui de cette théorie dite de l’objecteur persistant, deux
obiter dicta de la Cour, à l’occasion des affaires du Droit d’asile et des Pêcheries norvégiennes
respectivement. C’est ainsi que, dans l’affaire du Droit d’asile, la Cour a déclaré qu’à supposer
qu’il ait existé entre les Etats d’Amérique latine une règle de droit international coutumier régional
concernant la qualification d’infractions en matière d’asile diplomatique, cette règle «ne pourrait
pas être opposée au Pérou qui, loin d’y avoir adhéré par son attitude, l’a au contraire répudiée en
s’abstenant de ratifier les Conventions de Montevideo de 1933 et 1939» (Droit d’asile (Colombie
c. Pérou, arrêt, C.I. J. Recueil 1950, p. 277-278).
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12. L’approche classique du droit international coutumier retenue par la Cour reflétait
essentiellement les réalités de la société internationale du dix-neuvième siècle. A cette époque, le
multilatéralisme en était encore à ses balbutiements, et l’on ne reconnaissait pas encore de
personnalité juridique aux organisations internationales. En outre, du fait de l’éloignement, on
pouvait difficilement s’informer de la pratique des Etats. En revanche, l’arrêt rendu par la Cour en
1969 dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord intervient dans un monde tout à
fait différent, puisque cela fait alors vingt ans que la Cour a consacré la personnalité juridique des
organisations internationales à l’occasion de son avis consultatif relatif à la Réparation des
dommages subis au service des Nations Unies (C.I.J. Recueil 1949, p. 184-185). Il intervient
également près d’une décennie après l’arrivée sur la scène internationale d’Etats africains et
asiatiques nouvellement indépendants, qui ont sensiblement modifié la physionomie de la
communauté internationale. Les années 1950 et 1960 et, plus généralement, toute l’ère de la
Charte, postérieure à la seconde guerre mondiale, voient également le multilatéralisme porter ses
fruits avec la conclusion d’un grand nombre de conventions multilatérales. Ces trois facteurs
influenceront grandement l’attitude de la Cour vis-à-vis de l’identification des règles de droit
international coutumier, et la conduiront, à mon avis, à l’approche qu’elle adoptera dans son arrêt
sur le Plateau continental de la mer du Nord.
13. On se souviendra que, dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, qui
furent jointes par la Cour, celle-ci avait été appelée à identifier les principes de droit international
applicables à la délimitation du plateau continental entre, d’une part, le Danemark et la République
fédérale d’Allemagne et, d’autre part, les Pays-Bas et la République fédérale d’Allemagne. La Cour
dira à cette occasion que pour qu’une règle de droit international coutumier existe,
«deux conditions doivent être remplies. Non seulement les actes [révélateurs de la
pratique des Etats] considérés doivent représenter une pratique constante, mais en
outre ils doivent témoigner, par leur nature ou la manière dont ils sont accomplis, de la
conviction que cette pratique est rendue obligatoire par l’existence d’une règle de
droit. La nécessité de pareille conviction, c’est-à-dire l’existence d’un élément
subjectif, est implicite dans la notion même d’opinio juris sive necessitatis. Les Etats
intéressés doivent donc avoir le sentiment de se conformer à ce qui équivaut à une
obligation juridique.» (Plateau continental de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil
1969, p. 44, par. 77.)
14. L’approche retenue par la Cour dans son arrêt Plateau continental de la mer du Nord
diffère de celle qu’elle a suivie antérieurement sur trois points décisifs.
15. Premièrement, la Cour s’est écartée de l’approche qui avait jusqu’alors consisté à
accorder un poids important à la répétition de tel ou tel usage en vue de déterminer l’existence
d’une règle de droit international coutumier. Elle a au contraire privilégié en l’occurrence l’opinio
juris, c’est-à-dire la conviction juridique que l’acte considéré est prescrit par le sentiment que
l’auteur aurait d’être tenu par une obligation juridique. La Cour a expliqué que ni la fréquence ni
même le caractère habituel des actes ne suffisent, observant qu’il existe un certain nombre d’actes
internationaux, dans le domaine du protocole par exemple, qui sont accomplis presque
invariablement mais sont motivés par de simples considérations de courtoisie, d’opportunité ou de
tradition et non par le sentiment d’une obligation juridique» (ibid., p. 44, par. 77). Elaborant
davantage, la Cour a précisé qu’il existe une relation symbiotique entre la pratique étatique et
l’opinio juris, un même acte pouvant constituer un élément attestant l’une ou l’autre. De l’avis de la
Cour, les Etats qui accomplissent l’acte en question doivent déjà avoir le sentiment de se conformer
à une obligation juridique, et que leur conduite n’est pas le seul résultat de considérations de
courtoisie, d’opportunité ou de tradition (ibid.). En d’autres termes, l’opinio juris peut dans certains
cas précéder le développement d’une pratique étatique ou coexister avec celui-ci.
16. Deuxièmement, la Cour a soutenu que loin de consister uniquement dans leurs usages, la
pratique des Etats pouvait également s’exprimer par les conventions multilatérales, en tant que
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consuetudo scripta. En s’écartant de la solution qu’elle avait retenue en l’affaire du Droit d’asile, la
Cour distingue désormais clairement entre le consentement à être lié par une norme
conventionnelle et l’opinio juris, c’est-à-dire le sentiment d’être tenu en droit de l’obligation
d’accomplir tel ou tel acte : s’il peut renoncer à être lié par tel traité ou telle de ses dispositions par
le jeu de réserves, un Etat ne peut toutefois en faire autant s’agissant de règles de droit international
coutumier. En effet, selon la Cour, ces règles doivent par nature s’appliquer dans des conditions
égales à tous les membres de la communauté internationale et ne peuvent donc être subordonnées à
un droit d’exclusion exercé unilatéralement et à volonté par un Etat à son propre avantage (Plateau
continental de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 38-39, par. 63).
17. En parvenant à une telle conclusion, la Cour a pris en considération une évolution
majeure des relations internationales au cours du siècle dernier, à savoir la multiplication des
conventions multilatérales. Celles-ci viendront, dans des domaines comme les droits de l’homme,
le droit de la mer, le droit des traités, le droit international humanitaire et les relations
diplomatiques et consulaires, codifier et mettre à jour le droit international, en rendant compte de la
diversité des protagonistes, intérêts et traditions juridiques intervenant dans la vie internationale.
C’est à la faveur de ces instruments multilatéraux que des notions telles que le jus cogens, le
patrimoine commun de l’humanité et la zone économique exclusive ont fait leur entrée dans la
terminologie et les règles du droit international, acquérant ainsi une double nature, celle à la fois
de normes conventionnelles et de normes coutumières (cf. Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1986, p. 95, par. 177). Par exemple, la Cour a considéré que les dispositions
pertinentes de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer relatives aux lignes de base
d’un Etat côtier et à son droit à des espaces maritimes, à la définition du plateau continental ainsi
qu’à la délimitation de la zone économique exclusive et du plateau continental reflétaient le droit
international coutumier et les a, à ce titre, appliquées même à des Etats non parties à la convention
des Nations Unies sur le droit de la mer (voir Différend territorial et maritime (Nicaragua
c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 666, par. 114).
18. Enfin, selon la nouvelle approche de la Cour, le facteur temps ne constitue plus un
élément déterminant aux fins de l’identification des règles de droit international coutumier. Dans
l’arrêt qu’elle a rendu dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, la Cour a précisé
que, sans même qu’une longue période se fût écoulée, une participation très large et représentative
à une convention multilatérale pouvait suffire à générer des règles coutumières, à condition
toutefois qu’elle comprenne la pratique des Etats particulièrement intéressés (Plateau continental
de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 42, par. 73).
19. Les progrès techniques du siècle dernier ont comprimé le temps et l’espace, ce qui n’a
pas manqué d’influer sur l’apparition de règles coutumières. Jadis difficile à porter à l’attention du
plus grand nombre, la pratique des Etats est aujourd’hui à la portée de tous. Grâce à la rapidité du
transport et au perfectionnement des moyens de communication, les Etats peuvent plus facilement
se réunir pour discuter du contenu et de l’opportunité de règles de droit international. Les
organisations internationales offrent aussi régulièrement aux Etats l’occasion de s’entretenir
directement de ces questions au sein d’enceintes comme l’Assemblée générale. Le développement
du droit international coutumier n’obéit donc plus nécessairement à un processus lent.
20. A la faveur de ce changement d’approche radical, qui lui a permis de prendre en compte,
dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, à la fois le rôle joué par les conventions
multilatérales dans l’identification du droit international coutumier et la place de l’opinio juris, la
Cour a pu doter sa jurisprudence d’une strate supplémentaire touchant au droit international
coutumier. C’est sur cette nouvelle pierre de l’édifice que la Cour s’est appuyée pour accorder tout
le poids voulu aux résolutions de l’Assemblée générale et à leur rôle dans la formation des règles
coutumières de droit international. Comme chacun le sait, l’admission à l’Organisation des
Nations Unies d’Etats nouvellement indépendants dans les années 1960 a transformé l’Assemblée
générale en véritable instance mondiale au sein de laquelle tous les Etats peuvent exprimer et
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partager leurs vues sur le contenu des règles de droit international. Cela s’est souvent traduit par
l’adoption de résolutions déclaratoires par l’Assemblée générale, dont la portée juridique fera
l’objet de vifs débats dans les années 1970 et 1980.
21. L’arrêt rendu dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord a grandement
contribué à vider cette controverse, et ce, de trois manières au moins. Premièrement, un même acte
pouvant permettre d’établir aussi bien la pratique des Etats que l’opinio juris, des résolutions de
l’Assemblée générale pouvaient désormais permettre d’en faire de même. Deuxièmement, dès lors
que rien n’imposait la longue formation et la répétition d’une pratique, toute série de résolutions,
même adoptées dans un bref laps de temps, voire une seule résolution, pouvaient aussi être
révélatrices de la pratique des Etats et de l’opinio juris et donner ainsi naissance à une règle de
droit international coutumier. Enfin, l’opinio juris consacrant l’existence d’une règle de droit
international pouvait trouver expression dans une résolution, avant même la survenance d’une
pratique correspondante.
22. C’est dans son avis consultatif sur la Namibie que la Cour a pour la première fois
appliqué cette conception de la contribution des résolutions de l’Assemblée générale à la naissance
de règles de droit international coutumier. Dans cette décision, la Cour a qualifié la
résolution 1514 (XV) d’«étape importante» de l’évolution ultérieure du droit international à l’égard
des territoires non autonomes, tel que consacré par la Charte des Nations Unies. Elle a précisé que
cette évolution avait rendu le principe de l’autodétermination applicable à tous ces territoires
(Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie
(Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1971, p. 31, par. 52).
23. La Cour a par la suite précisé, en l’affaire Nicaragua, que l’opinio juris pouvait se
déduire entre autres, quoique avec la prudence nécessaire, de l’attitude des parties et des Etats à
l’égard de certaines résolutions de l’Assemblée générale : l’effet du consentement donné au texte
de telles résolutions peut être interprété comme une adhésion à la valeur de la règle ou de la série
de règles énoncées par ces résolutions (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre
celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 100, par. 188).
En conséquence, même si elles n’ont pas formellement force obligatoire, les résolutions de
l’Assemblée générale peuvent, dans certaines circonstances, fournir des éléments de preuve
importants pour établir l’existence d’une règle ou l’émergence d’une opinio juris. Pour savoir si
cela est vrai d’une résolution donnée de l’Assemblée générale, il faut en examiner le contenu ainsi
que les conditions de son adoption. Il faut en outre rechercher s’il existe une opinio juris quant à
son caractère normatif (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 254-255, par. 70).
24. Faisant application de ces principes dans son tout dernier avis consultatif, qu’elle a rendu
le 25 février 2019 sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en
1965, la Cour a déclaré que la résolution 1514 (XV) constituait un moment décisif dans la
consolidation de la pratique des Etats en matière de décolonisation, en ce qu’elle précisait le
contenu et la portée du droit à l’autodétermination. Pour la Cour, cette résolution avait un caractère
déclaratoire s’agissant du droit à l’autodétermination en tant que norme coutumière, du fait de son
contenu et des conditions de son adoption. La Cour a remarqué en outre que cette conclusion était
corroborée par la résolution 2625 (XXV), qui avait confirmé que le droit à l’autodétermination était
l’un des «principes fondamentaux du droit international» (ibid., p. 37, par. 155).
25. Le changement d’approche opéré par la Cour dans les affaires du Plateau continental de
la mer du Nord et la jurisprudence qui en a résulté ont grandement contribué à l’identification et à
la constatation de règles de droit international coutumier. Il n’est toutefois pas venu mettre un
terme à la manière traditionnelle dont se formaient certaines règles coutumières, c’est-à-dire assez
lentement, et sur le fondement d’usages établis de longue date, hors du cadre de résolutions de
l’Assemblée générale ou de conventions multilatérales. La Cour s’est intéressée à l’existence de
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telles règles de droit international coutumier dans les affaires relatives au Mandat d’arrêt
(République démocratique du Congo c. Belgique) et aux Immunités juridictionnelles de l’Etat
(Allemagne c. Italie) ; Grèce intervenant). Elle l’a fait aussi récemment à l’occasion de l’affaire du
Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), dans
laquelle elle a constaté que les habitants de la rive costa-ricienne du San Juan avaient un droit
coutumier de pêcher dans ce fleuve pour assurer leur subsistance. Dans cette affaire, les Parties,
bien qu’étant convenues qu’il s’agissait là d’une pratique établie de longue date, étaient en
désaccord quant au point de savoir si celle-ci était devenue contraignante pour le Nicaragua en
vertu du droit coutumier. La Cour a jugé particulièrement révélateur le fait que le Nicaragua n’ait
pas nié l’existence d’un droit découlant de cette pratique, qui s’était poursuivie sans être entravée ni
remise en question durant une très longue période (Différend relatif à des droits de navigation et
des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 265-266, par. 141).
II. Les principes généraux de droit dans la jurisprudence de la Cour
Mesdames et Messieurs les délégués,
26. J’en viens maintenant aux principes généraux. Là encore, la Cour a fait montre d’une
louable ingéniosité juridique. Rappelons qu’en vertu de l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 38
de son Statut, la Cour peut appliquer «les principes généraux de droit reconnus par les nations
civilisées» pour régler les différends qui lui sont soumis.
27. Ni la CPJI ni la Cour n’ont jamais expressément invoqué quelque règle ou principe
découlant de «principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées» pour se prononcer
dans une affaire. Cela peut à mon avis s’expliquer par le fait que cette disposition emploie
l’expression de «nations civilisées», qui a des connotations historiques négatives.
28. Face à l’universalisation du droit international et à l’extension de son application à tous
les Etats, le Guatemala et le Mexique avaient proposé, en 1971, d’amender le Statut en y
supprimant l’adjectif «civilisées», dans lequel ils voyaient un «vestige terminologique d’une
époque coloniale révolue». Toutefois, cette expression est sans doute dénuée de toute portée
pratique de nos jours. Ainsi que le juge Fouad Ammoun le faisait valoir dans son opinion
individuelle jointe à l’arrêt de la Cour dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord,
étant donné le caractère fondamental et l’universalité des principes de la Charte, le texte de
l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour ne peut être interprété autrement
qu’en lui reconnaissant une portée universelle. L’article 38 ne saurait donc établir une
discrimination quelconque entre les membres de la communauté internationale, communauté qui
est fondée sur le principe de l’égalité souveraine des Etats en vertu de l’article 2, paragraphe 1, de
la Charte (Plateau continental de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil 1969, opinion individuelle
de M. le juge Ammoun, p. 134, par. 33).
29. Si elle s’est judicieusement abstenue d’utiliser l’expression «principes généraux de droit
reconnus par les nations civilisées», la Cour a toutefois invoqué des principes généraux de nature
juridique et en a fait une application venue enrichir le droit international général.
30. Avant de m’arrêter sur ce point, permettez-moi de distinguer entre deux cas de figure,
selon que la Cour vise des principes généraux comme tels ou emploie le terme «principe» pour
désigner des règles de droit international (voir notamment Lotus, arrêt n° 9, 1927, C.P.J.I. série A
no 10, p. 16). Dans l’affaire du Golfe du Maine, les Parties l’avait priée de statuer sur la question
qui lui était posée «conformément aux règles et principes du droit international applicables en la
matière entre les Parties». La Chambre de la Cour a précisé, à propos de l’association des termes
«règles» et «principes», qu’il ne s’agissait que d’une expression double pour énoncer la même idée.
En effet, dans ce contexte, on entendait manifestement par «principes» des principes de droit
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(Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine, arrêt, C.I.J. Recueil 1984,
p. 289-290).
31. Cette identité pratique entre principes et règles étant posée, on distinguera trois grandes
catégories de principes généraux.
32. La première englobe les principes généraux inhérents à tout ordre juridique, et que l’on
retrouve donc également dans l’ordre juridique international. C’est le cas du principe de bonne foi.
Dans tout ordre juridique, les participants doivent pouvoir se fonder sur la bonne foi de leurs
partenaires quand il s’agit de négocier, de conclure, d’interpréter et de mettre en oeuvre des
conventions entre eux. Ainsi, dans les affaires des Essais nucléaires, la Cour a considéré que le
principe général de la bonne foi était «[l]’un des principes de base qui président à la création et à
l’exécution d’obligations juridiques». En se fondant sur ce principe général, la Cour a conclu que
les déclarations unilatérales des Etats constituaient elles aussi une source formelle du droit
international. Ce faisant, elle a actualisé et complété la liste des sources du droit international
figurant à l’article 38 de son Statut (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 1974, par. 46).
33. Relèvent de la deuxième catégorie les principes généraux qui découlent des règles de
droit international positif. Je les qualifierais de principes généraux du droit international. Certains
d’entre eux, dont les principes de non-intervention, de l’interdiction de l’emploi de la force, de
l’égalité souveraine des Etats et du respect de l’intégrité territoriale, ont été expressément reconnus
par la Cour comme «principes de droit international». En outre, ces principes sont consacrés dans
la Charte des Nations Unies en tant que principes fondamentaux de l’ordre juridique international
contemporain.
34. Outre ces principes généraux de droit international revêtus de force obligatoire, la Cour
invoque également d’autres principes généraux d’ordre moral et normatif qui expriment des valeurs
largement partagées par les membres de la communauté internationale et ont parfois secrété des
règles concrètes de droit international positif. Je pense, par exemple, aux «considérations
élémentaires d’humanité, plus absolues encore en temps de paix qu’en temps de guerre»,
auxquelles s’est référée la Cour dans l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie
(C.I.J. Recueil 1949, p. 22). J’ai également à l’esprit les «principes de morale les plus
élémentaires» et les «principes de morale et d’humanité» qui selon la Cour sous-tendent la
convention contre le génocide (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23).
35. Entrent dans la troisième catégorie de «principes généraux de droit» visés par la Cour les
principes généraux souvent issus de l’ordre juridique interne. C’est essentiellement dans le
domaine du droit procédural international qu’on les trouve, notamment en matière d’administration
de la preuve. Il en est ainsi de la question de la recevabilité d’éléments de preuve indirects. C’est
également le cas des principes généraux d’ordre procédural tels que le principe de l’égalité des
armes entre les parties et le principe de l’autorité de la chose jugée. On compte également au
nombre de ces principes généraux de droit procédural international celui selon lequel «nul ne peut
être juge en sa propre cause», ainsi que le principe fondamental d’une bonne administration de la
justice et l’interdiction faite au juge de statuer infra ou ultra petita.
36. Cela me conduit à aborder les raisons pour lesquelles la Cour peut recourir aux principes
généraux de droit et le rôle joué par ceux-ci dans l’ordre juridique international. Comme je
l’évoquais, la Cour s’est fondée sur le principe général de la bonne foi pour «actualiser»
l’énumération des sources du droit international à l’article 38 du Statut et inclure parmi celles-ci les
déclarations unilatérales des Etats. De manière plus générale, la Cour fait appel aux principes
généraux afin d’assurer la cohérence de l’ordre juridique international.
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37. La question de la cohérence du droit international est de nature existentielle pour cet
ordre juridique. L’absence de législateur centralisé dans la société internationale a pu faire naître la
crainte d’éventuelles contradictions entre normes juridiques. On s’est également interrogé sur les
lacunes dont souffrirait le droit international et, par suite, sur la possibilité que la Cour prononce un
non liquet. Le recours aux principes généraux peut être précieux pour aider à résoudre ces deux
problèmes structurels celui du processus normatif en droit international et celui du besoin de
cohérence de l’ordre juridique international.
38. La Cour a fait application de principes généraux du droit international pour «combler les
lacunes» et éviter d’être conduite à prononcer un non liquet ou à s’en remettre au principe de
liberté consacré dans l’affaire du Lotus. Ainsi, en l’affaire des Pêcheries, la Cour, bien qu’ayant
constaté l’absence, en droit international, de règles revêtues d’un caractère de précision technique
susceptibles de régir l’établissement par un Etat côtier de ses lignes de base aux fins de la
délimitation de sa mer territoriale, n’en a pas moins conclu qu’il n’en résultait aucunement que la
délimitation à laquelle avait procédé le Gouvernement norvégien en 1935 ne fût pas soumise à
certains principes permettant d’en apprécier la validité selon le droit international. Elle a précisé
que «certaines considérations fondamentales, liées à la nature de la mer territoriale, conduis[aient]
à dégager quelques critères qui, à défaut de précision rigoureuse, fourniss[aient] au juge des bases
suffisantes de décision, adaptées à la diversité des situations de fait» (Pêcheries (Royaume-Uni
c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 132-133).
39. Finalement, par l’invocation de principes généraux, la Cour vise parfois à s’assurer que
l’ordre juridique international fonctionne conformément aux attentes qui y sont placées par la
communauté internationale. S’agissant par exemple du principe de l’autorité de la chose jugée, la
Cour a retenu, dans l’affaire Bosnie c. Serbie, que ce principe répondait à deux objectifs, tant dans
l’ordre international que dans l’ordre interne. Premièrement, la stabilité des relations juridiques
exige qu’il soit mis un terme au différend considéré. Deuxièmement, il est dans l’intérêt de chacune
des parties qu’une affaire qui a d’ores et déjà été tranchée en sa faveur ne soit pas rouverte. Pour la
Cour, priver une partie du bénéfice d’un arrêt rendu en sa faveur doit, de manière générale, être
considéré comme contraire aux principes auxquels obéit le règlement judiciaire des différends
(Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et- Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 90-91, par. 116).
Conclusion
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs,
40. Pour conclure, deux mots me semblent définir parfaitement la manière dont la Cour
appréhende les sources non écrites du droit international : créativité et rigueur. La Cour a en effet
fait preuve d’une grande créativité pour actualiser l’énumération des sources du droit international
figurant à l’article 38 du Statut et l’adapter à l’évolution dudit droit et aux réalités de la vie
internationale. Sa jurisprudence est venue ériger les actes unilatéraux des Etats en sources
désormais bien établies de droit international. La Cour a, de même, clarifié le rôle important que
peuvent jouer les conventions multilatérales et les résolutions de l’Assemblée générale dans
l’émergence de règles coutumières de droit international.
41. C’est aussi pour moi ici le lieu de dire que, près d’un siècle après l’adoption du Statut, la
crainte exprimée ici et là de voir la Cour s’autoriser de sources non écrites pour verser dans la
subjectivité lorsqu’elle identifie les règles de droit international ne s’est pas vérifiée. Les décisions
rendues par la Cour touchant l’existence et le contenu tant du droit international coutumier que des
principes généraux ont largement emporté l’adhésion de la communauté juridique internationale.
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Monsieur le président,
42. D’aucuns pourraient faire valoir que le mérite unanimement reconnu de l’oeuvre de la
Cour n’a pas suscité l’acceptation universelle de sa juridiction obligatoire de la part des Etats. [Il
reste cependant indéniable que, quoique lents, des progrès non négligeables ont été enregistrés dans
ce sens.] A cet égard, je suis particulièrement heureux de vous informer aujourd’hui que la
République de Lettonie a déposé, le 24 septembre 2019, une déclaration d’acceptation de la
juridiction obligatoire de la Cour en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de celle-ci. A ce
jour donc, 74 Etats ont fait une telle déclaration. [Comme vous le savez, cela ne signifie pas que la
juridiction de la Cour se limite à ces seuls Etats. En fait, dans la plupart des affaires qui lui sont
soumises de nos jours, la compétence de la Cour est fondée sur des clauses compromissoires
résultant de traités bilatéraux ou multilatéraux.]
43. Je forme le voeu qu’à la lumière de l’oeuvre patiemment construite par la Cour et sa
devancière depuis près d’un siècle consacré au règlement des différends, davantage d’Etats
envisageront à l’avenir d’accepter la juridiction obligatoire de la Cour en souscrivant à la clause
facultative du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut. Je forme également le voeu que les Etats
prennent de nouveau plus nettement le parti d’user de clauses compromissoires aux fins de faire
régler par la Cour tous différends qui pourraient surgir dans le cadre de traités bilatéraux ou
multilatéraux.
44. Je vous remercie de votre attention [et vous souhaite de riches et fructueux travaux au
cours de cette session.]
___________
La Cour internationale de Justice et les sources non écrites du droit international, discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour international de Justice, devant la Sixième Commission de l'Asssemblée générale