LA GOUVERNANCE DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Leyde, 20-21 septembre 2019 S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice
1. Je suis très heureux de m’adresser à vous aujourd’hui dans le cadre de cette première conférence sur le thème : «La gouvernance des juridictions internationales : garantir l’indépendance judiciaire et la transparence». Je voudrais remercier l’Université de Leyde et plus particulièrement M. Blokker de nous donner ainsi l’occasion d’aborder cet important sujet qu’est la gouvernance des juridictions internationales.
2. Je souhaite évoquer un aspect bien précis de ce vaste sujet : la gouvernance de la Cour internationale de Justice (que j’appellerai «la CIJ» ou «la Cour») et le principe de l’indépendance judiciaire.
I. Introduction
3. Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de dire quelques mots, à titre liminaire, sur la gouvernance et ce que l’on entend généralement par «gouvernance des juridictions internationales».
4. Au début des années 1990, une commission sur la gouvernance mondiale a été créée et a publié un rapport intitulé «Our Global Neighbourhood» (notre village mondial), qui définissait la gouvernance comme :
«la somme des multiples façons dont les personnes et les institutions, qu’elles soient publiques ou privées, conduisent leurs affaires communes. Il s’agit d’un processus continu qui permet de réconcilier des intérêts contradictoires ou différents, et de collaborer. Les institutions et les mécanismes chargés de faire respecter des règles en font partie, tout comme les arrangements informels auxquels les personnes et les institutions ont consenti ou qu’elles considèrent être dans leur intérêt»1.
5. Je dois dire que cette définition me semble à la fois trop large et trop abstraite.
6. Lorsque l’on parle de gouvernance dans la vie de tous les jours, c’est généralement pour la qualifier de «bonne» ou de «mauvaise». La gouvernance est donc toujours caractérisée par les incidences qu’elle peut avoir. Voilà un bon point de départ. Celles et ceux d’entre vous qui ont pu admirer l’Allégorie du bon et du mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Pubblico de Sienne, en Italie, se souviendront que cette oeuvre comprend notamment deux fresques, l’une montrant les effets de la bonne gouvernance et l’autre, ceux de la mauvaise gouvernance. Dans la première, on danse dans les rues, des champs bien cultivés produisent des récoltes abondantes, et les commerçants tirent profit des biens échangés. La Justice règne sur la ville. Dans la seconde, tout n’est que violence, maladie et décadence. C’est la Tyrannie qui domine la ville.
1 Commission sur la gouvernance mondiale, Our Global Neighbourhood, chap. 1, p. 2.
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7. Un autre exemple peut nous aider à mieux comprendre le concept de gouvernance : celui du Bhoutan, qui a fait de la «bonne gouvernance» l’un des principaux indicateurs de son «bonheur national brut». En d’autres termes, la bonne gouvernance peut participer au bonheur de la population d’un pays.
8. Comment appliquer alors ces principes aux juridictions internationales, sachant qu’il me semble que lorsque nous parlons de leur gouvernance, nous visons en réalité leur «bonne gouvernance» ? Personne ne leur souhaite d’être «mal gouvernées», puisqu’il leur revient de rendre la Justice qu’Ambrogio Lorenzetti dépeignait déjà avec une grande admiration au XIVe siècle, dans la cité-Etat de Sienne. On peut en effet lire sous son oeuvre : «Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est peinte ici, la Justice, couronnée pour son excellence, qui rend toujours à chacun ce qui lui est dû».
9. La question est la suivante : que signifie la «bonne gouvernance» s’agissant des juridictions internationales ? Que peut-on en attendre dans leur cas ? Il me semble qu’elle doit permettre à ces institutions d’agir en toute indépendance et avec impartialité, d’une part, et de rendre la justice sans ingérence ou influence extérieure, d’autre part.
10. Tout en gardant à l’esprit ces effets souhaitables, je vous propose à présent d’examiner la nature et la structure de la gouvernance de la Cour internationale de Justice et son évolution au fil du temps, afin de déterminer si elle correspond à ce que nous attendons de la «bonne gouvernance» d’une juridiction internationale.
II. La gouvernance de la Cour permanente de Justice internationale
11. La Cour internationale de Justice présente certaines particularités historiques et institutionnelles sur le plan de la gouvernance, puisqu’elle a succédé à la Cour permanente de Justice internationale (la «CPJI»). Il nous faut donc commencer par là.
12. Au sens de l’article 2 du Pacte de la Société des Nations, la CPJI n’était pas à proprement parler un organe de ladite Société, car elle n’avait pas été créée par ce Pacte2. Elle avait, au contraire, un statut juridique distinct de celui de la Société3. En application de l’article 14 du Pacte4, le Conseil de la Société chargea un comité consultatif de juristes d’élaborer un projet de statut de la Cour permanente de Justice internationale, qu’il révisa puis approuva le 28 octobre 19205. Une fois avalisé par l’Assemblée le 13 décembre 1920, le Statut fut joint à un protocole en date du 16 décembre 1920, lequel fut ouvert à la signature6.
2 Vera Gowlland-Debbas, «Article 7 UN Charter» dans Andreas Zimmermann et al. (dir. publ.), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press 2019, 2e éd.), p. 93 et 94.
3 Ibid.
4 L’article 14 du Pacte de la Société des Nations prévoyait que le Conseil «soumettr[ait] aux membres de la Société» un «projet de Cour permanente de justice internationale».
5 Ole Spiermann, «Historical Introduction» in Andreas Zimmermann et al. (dir. publ.), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press 2019, 2e éd.), p. 52.
6 Protocole de signature concernant le Statut de la Cour permanente de Justice internationale visé par l’article 14 du Pacte de la Société des Nations, Genève, 16 décembre 1920, Société des Nations, Recueil des Traités (1921), vol. 6 (ci-après le «Statut de la CPJI»), art. 4.
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13. La séparation entre la CPJI et la Société des Nations a eu plusieurs conséquences sur le plan juridique. Premièrement, les membres de la Société n’étaient pas automatiquement parties au Statut de la CPJI, bien qu’ils fussent censés contribuer au budget de celle-ci7. Deuxièmement, la CPJI, aux termes de l’article premier de son Statut, était instituée «indépendamment» de la Cour permanente d’arbitrage et des tribunaux spéciaux d’arbitres, auxquels les Etats demeuraient libres de confier la solution de leurs différends. Elle n’était pas considérée comme l’«organe judiciaire principal» de la Société des Nations, mais comme complémentaire des organes de règlement des différends déjà à la disposition des Etats.
III. La gouvernance de la Cour internationale de Justice
14. Bien que la CIJ et la CPJI aient des statuts identiques, leurs structures de gouvernance sont relativement différentes. La Cour a été établie, en vertu de l’article 7 de la Charte, comme l’un des «organes principaux» de l’Organisation des Nations Unies. Son Statut faisant «partie intégrante» de la Charte, aux termes de l’article 92 de cette dernière, les membres de l’ONU y sont automatiquement parties.
15. Si la Charte établit la Cour comme l’un des organes principaux de l’ONU, c’est pour garantir qu’elle ne soit subordonnée à aucun des organes politiques de l’Organisation. Les rédacteurs de la Charte ont voulu créer un système de gouvernance de la Cour reposant sur deux piliers : l’indépendance judiciaire et l’autonomie administrative. Si ces deux concepts sont étroitement liés, ils n’ont toutefois pas le même but. Permettez-moi donc de traiter chacun d’eux successivement.
A. L’indépendance judiciaire de la Cour
16. La Charte de l’ONU et le Statut de la Cour visent à assurer l’indépendance judiciaire de cette dernière, par rapport non seulement aux Etats, mais également aux autres organes de l’ONU, par les trois moyens décrits ci-dessous.
17. Avant tout, comme je l’ai fait observer précédemment, la Cour tient son indépendance de sa qualité d’organe judiciaire principal de l’ONU. Dans son avis consultatif sur la Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat aux Nations Unies, elle a souligné que les organes principaux de l’ONU étaient égaux entre eux8.
18. Du fait de cette égalité, la Cour n’est soumise à aucune pression politique de la part d’un quelconque organe de l’ONU, et ne peut y être soumise. C’est pourquoi, dans son avis consultatif sur la Namibie, elle a rejeté les allégations de l’Afrique du Sud, qui affirmait qu’une «pression politique» avait été exercée sur elle par le Conseil de sécurité, en faisant observer que :
«la nature même de la Cour [est celle d’un] organe judiciaire principal des Nations Unies, qui, en cette qualité, ne se prononce que sur la base du droit, indépendamment de toute influence ou de toute intervention de la part de quiconque, dans l’exercice de la fonction juridictionnelle confiée à elle seule par la Charte et par
7 Ole Spiermann, «Historical Introduction» in Andreas Zimmermann et al. (dir. publ.), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press 2019, 2e éd.), p. 58.
8 Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat aux Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 8 («L’Assemblée générale et le Conseil de Sécurité sont, l’un et l’autre, des organes principaux des Nations Unies. La Charte ne place pas le Conseil de Sécurité dans une position subordonnée.»).
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son Statut. Une cour, remplissant une fonction de cour de justice, ne saurait agir d’une autre manière.»9
19. Deuxièmement, un élément fondamental de la gouvernance de la Cour qui vise à en assurer l’indépendance judiciaire est la méthode d’élection des juges, unique en son genre au sein du système des Nations Unies. Cette méthode ne consiste pas à confier le choix des juges à un seul et même organe, mais à faire participer de multiples acteurs à différents stades du processus décisionnel. C’est ce que j’appellerai la «gouvernance polycentrique».
20. Comme vous le savez tous, le Statut confie l’élection des juges à deux organes de l’ONU agissant indépendamment l’un de l’autre : l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité. Ces organes élisent les juges sur la base d’une liste de personnes désignées par les groupes nationaux de la Cour permanente d’arbitrage (la «CPA»). Aux termes des articles 8 et 10 du Statut, un candidat doit, pour être élu, obtenir la majorité absolue auprès de chacun des deux organes, lesquels «procèdent indépendamment l’un de l’autre à l’élection des membres de la Cour». De plus, selon la procédure électorale, l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité sont tenus de prendre des mesures pour éviter que des communications s’établissent entre eux avant que les résultats ne soient officiellement annoncés, en vue «d’assurer l’autonomie du vote dans les deux organes chargés de procéder à l’élection simultanée des juges»10.
21. Pour comprendre cette organisation «polycentrique», il nous faut examiner la manière dont le Statut de la CPJI avait été élaboré, au terme d’efforts considérables visant à garantir que cette dernière fonctionnât en toute indépendance. Le point de départ fut la proposition «Root-Phillimore», qui tendait à confier la responsabilité de l’élection des juges à l’Assemblée et au Conseil de la Société des Nations11, afin d’assurer un équilibre entre les petites et les grandes puissances de l’époque, au moyen d’une élection simultanée. Pour reprendre les termes de M. Root : «L’effet pratique de l’idée serait d’assurer aux petites Puissances la protection de leurs intérêts par l’Assemblée, où elles sont en majorité, et aux grandes Puissances la protection des leurs par l’activité du Consei1 où elles ont la prépondérance.»12
22. Pour circonscrire le rôle de ces deux organes politiques dans le processus, bien qu’il fut prévu qu’ils agissent indépendamment l’un de l’autre, le juriste néerlandais Bernard Cornelis Johannes Loder proposa d’ajouter une troisième composante à ce système : la soumission d’une liste de candidats par les groupes nationaux de la CPA13. La participation de ces groupes visait à garantir que les candidats ne soient pas officiellement désignés par les Etats.
23. Ce processus électoral complexe constitue un système de gouvernance polycentrique, qui vise à préserver l’indépendance et l’intégrité judiciaires des membres de la Cour.
9 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 23, par. 29.
10 Annuaire de l’Institut de droit international vol. 44 (1952-II), p. 471, résolution sur la «composition de la Cour internationale de Justice», par. 2.
11 Comité consultatif de juristes, procès-verbaux des séances du comité, 16 juin-24 juillet 1920, p. 109 (Root), disponible à l’adresse https://www.icj-cij.org/files/permanent-court-of-international-justice/… of_committee_annexes_16june_24july_1920.pdf. Selon M. Root, «[l]es pouvoirs d’une Cour découlent toujours du pouvoir politique» ; la solution du problème pourrait se trouver «dans l’assimilation de l’organisation de la Cour avec les organes politiques de la Société des Nations».
12 Ibid., p. 108-109 (Root).
13 Ibid., p. 163 (Loder).
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24. Troisièmement, le système de gouvernance interne de la Cour renforce son indépendance judiciaire : il lui permet de se gérer elle-même. En somme, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, la Cour est son propre maître. Les décisions sont prises par ses 15 membres, qui veillent à la bonne marche de la justice. Conformément au Statut, les membres de la Cour élisent le président, le vice-président et le greffier. Ils établissent également divers comités qui traitent différents aspects des travaux de la Cour en tant qu’organe judiciaire. Aucun Etat ni aucun organe de l’ONU ne saurait exercer une influence sur l’interna corporis de la Cour d’une manière qui puisse compromettre son indépendance ou son intégrité judiciaire.
B. Autonomie administrative
25. Je voudrais à présent aborder la question de l’autonomie administrative de la Cour. Bien que cette autonomie ne soit pas expressément mentionnée dans la Charte, on peut la déduire du fait que la Cour ne fait pas partie des organes cités à l’article 98 à l’égard desquels le Secrétaire général de l’ONU agit en qualité de «plus haut fonctionnaire de l’Organisation», tels que, notamment, l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité et le Conseil économique et social.
26. L’autonomie administrative de la Cour est également confirmée par le paragraphe 1 de l’article 30 du Statut, qui prévoit que la Cour détermine par un règlement le mode suivant lequel elle exerce ses attributions. A cette fin, le paragraphe 4 de l’article 28 du Règlement dispose clairement que «[l]e personnel du Greffe est assujetti à un statut du personnel établi par le Greffier» et approuvé par la Cour.
27. Bien que la Cour ne soit pas subordonnée au Secrétariat de l’ONU sur le plan administratif, ce qui lui confère un certain degré d’autonomie, un examen plus attentif de son Statut et de la Charte révèle néanmoins que sa gouvernance repose sur une structure «polycentrique» dans laquelle divers organes sont chargés des fonctions administratives liées au budget et aux émoluments et pensions de retraite des juges.
28. Grâce à cette structure polycentrique, dans laquelle plusieurs acteurs participent à différents aspects des activités administratives et financières, la Cour voit son indépendance judiciaire préservée dans une large mesure par l’instauration d’un équilibre des pouvoirs qui favorise son autonomie. Ainsi, le fait de confier à d’autres organes de l’ONU certaines fonctions, qui deviennent ainsi des «fonctions de gouvernance externe», permet au processus de prise de décision de bénéficier de l’intervention de divers acteurs au lieu d’être le monopole d’un seul et même organe.
a) Financement de la Cour
29. Je voudrais illustrer mon propos à l’aide de deux exemples. Premièrement, concernant le budget de la Cour, l’article 33 du Statut dispose que l’ONU prend en charge les dépenses de la Cour, de la manière décidée par l’Assemblée générale. Le budget de la Cour constitue donc un chapitre du budget ordinaire de l’ONU.
30. L’article 33 étant formulé en termes impératifs, il ne laisse aucune liberté de choix à l’Assemblée générale en ce qui concerne la mise à disposition des fonds. Comme l’a fait observer
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Philippe Couvreur, ancien greffier de la Cour, «[l]’ONU se trouve donc dans l’obligation de financer la Cour»14 (les italiques sont de nous).
31. Trois principaux acteurs participent au processus budgétaire : la Cour elle-même, l’Assemblée générale et le Secrétaire général de l’ONU.
32. La Cour joue un rôle de premier plan dans l’établissement de son budget. En vertu de l’article 2.14 du règlement financier et des règles de gestion financière de l’ONU, elle établit elle-même ses propositions budgétaires en consultation avec le Secrétaire général. Une fois approuvé par la Cour, le projet de budget est transmis au Secrétariat de l’ONU pour être incorporé à celui de l’Organisation.
33. Le deuxième acteur clé est l’Assemblée générale, et les organes d’experts qu’elle désigne, notamment le comité consultatif pour les questions administratives et budgétaires, qui examine la proposition budgétaire, pose des questions au greffier de la Cour et soumet un rapport à la cinquième commission. Cette dernière examine le budget de la Cour, lequel est adopté par l’Assemblée générale en séance plénière.
34. Je veux attirer votre attention sur le fait que l’interposition du Secrétaire général vise à assurer la bonne administration de la gouvernance financière de la Cour. Après avoir reçu les propositions budgétaires de la Cour, le Secrétaire général est libre de formuler, à propos des estimations de la Cour, des observations ou des recommandations. Celles-ci sont précieuses car elles permettent de mieux comprendre les besoins financiers de la Cour. Le Secrétaire général ne peut toutefois apporter aucune modification au budget sans l’approbation de la Cour15. En outre, il joue un rôle utile en ce qu’il peut formuler des recommandations sur toute mesure proposée par l’Assemblée générale susceptible d’être incompatible avec le Statut, et donc défendre les positions et les vues de la Cour sur d’éventuelles propositions dérogatoires. L’objectif est de garantir l’autonomie administrative et l’indépendance judiciaire de la Cour, qui doit rester libre de toute influence extérieure.
b) Emoluments des juges
35. Cela m’amène à mon deuxième exemple : les émoluments des juges. Leur rémunération est très importante au regard de leur inamovibilité et garantit le libre exercice de la fonction judiciaire.
36. Les paragraphes 5 et 7 de l’article 32 du Statut disposent que les traitements, allocations, indemnités et pensions de retraite des juges sont fixés par l’Assemblée générale.
37. Cela ne signifie pas pour autant que l’Assemblée générale a carte blanche pour modifier les émoluments des juges. A cet égard, le paragraphe 5 de l’article 32 du Statut prévoit clairement que ces traitements «ne peuvent être diminués pendant la durée des fonctions». De plus, le
14 Philippe Couvreur, «Le greffier de la Cour internationale de Justice : statut et fonctions», dans The Global Community, Yearbook of international Law and Jurisprudence, 2003, vol. I, p. 33, note 49.
15 Rosalyn Higgins et al., Oppenheim’s International Law: United Nations (Oxford University Press, 2017), par. 29.216.
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paragraphe 6 de l’article 31 dispose clairement que les juges ad hoc participent à la procédure «dans des conditions de complète égalité avec leurs collègues».
38. En 2007, ces dispositions ont constitué un rempart juridique qui a efficacement protégé la Cour de l’influence de l’Assemblée générale. Cette dernière avait adopté la résolution 61/262, qui proposait que les nouveaux membres de la Cour perçoivent un traitement inférieur à celui des juges en exercice16. Comme l’a expliqué la Cour dans un mémorandum détaillé, cette résolution aurait abouti à un traitement inéquitable des juges, notamment des juges ad hoc, ce qui serait revenu à une violation du paragraphe 6 de l’article 31 et du paragraphe 5 de l’article 32 du Statut17.
39. Le conseiller juridique de l’ONU a estimé, tout comme la Cour, que le paragraphe 5 de l’article 32 du Statut et le principe de l’égalité entre les juges rendaient «très difficile de concilier ces principes et ces prescriptions, en particulier en ce qui concern[ait] la résolution 61/262, qui institu[ait] le régime révisé de rémunération annuelle»18. Le Secrétaire général a convenu que les observations de la Cour concernant «la singularité [de son] Statut … et [son] indépendance» étaient «justifiées»19. Le Secrétaire général et son équipe ont ainsi joué, grâce à leur intervention, un rôle décisif, tout comme la présidente de la Cour, bien entendu.
40. La question a finalement été tranchée par la décision 62/547 du 3 avril 2008, qui a fixé de manière équitable le montant annuel du traitement de base net des juges, sans se référer nullement à la résolution 61/262. L’idée que les nouveaux juges devraient recevoir un traitement inférieur a donc été abandonnée au profit de l’égalité entre les juges et de la conformité avec les dispositions du Statut de la Cour.
C. La transparence sur le plan administratif et budgétaire
41. J’espère que mes brefs propos sur l’autonomie administrative ne vous ont pas donné l’impression que la Cour n’a pas à rendre de comptes sur les plans administratif et budgétaire. Bien au contraire, elle est tenue de le faire, du moins en ce qui concerne certaines pratiques.
16 Résolution 61/262 adoptée par l’Assemblée générale le 4 avril 2007, Conditions d’emploi et rémunération des personnes qui n’ont pas la qualité de fonctionnaire du Secrétariat : membres de la Cour internationale de Justice et juges et juges ad litem du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda, accessible à l’adresse https://undocs.org/fr/A/RES/61/262.
17 Voir la lettre datée du 3 avril 2007, adressée au Président de l’Assemblée générale par la Présidente de la Cour internationale de Justice, Nations Unies, doc. A/61/837 (2007), accessible à l’adresse https://digitallibrary.un.org/ record/596747?ln=fr. Voir également le rapport du Secrétaire général sur les conditions d’emploi et rémunération des personnes qui n’ont pas la qualité de fonctionnaire du Secrétariat : membres de la Cour internationale de Justice, juges et juges ad litem du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda, Nations Unies, doc. ONU A/62/538, annexe II, «Document transmis au Secrétaire général par la Présidente de la Cour internationale de Justice, incidences de la résolution 61/262 de l’Assemblée générale sur certaines dispositions du Statut de la Cour», p. 26, accessible à l’adresse https://digitallibrary.un.org/record/613122?ln=fr. Dans le discours qu’elle a prononcé le 1er novembre 2007 devant l’Assemblée générale, la présidente de la Cour a également mentionné les problèmes que posait la résolution A/61/262. Voir le discours de Mme Rosalyn Higgins devant l’Assemblée générale, siège de l’ONU, 1er novembre 2007.
18 Rapport du Secrétaire général sur les conditions d’emploi et rémunération des personnes qui n’ont pas la qualité de fonctionnaire du Secrétariat : membres de la Cour internationale de Justice, juges et juges ad litem du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda, Nations Unies, doc. ONU A/62/538, accessible à l’adresse https://digitallibrary.un.org/record/613122?ln=fr, annexe I, «Mémorandum daté du 6 juin 2007, adressé au Bureau de la gestion des ressources humaines par le Conseiller juridique, Questions soulevées par le Greffier de la Cour internationale de Justice concernant les conditions d’emploi et la rémunération des membres de la Cour», p. 23, par. 13.
19 Ibid., par. 10, 67 et 73.
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42. Par exemple, les comptes de la Cour peuvent être vérifiés par le comité des commissaires aux comptes, le corps commun d’inspection et le bureau des services de contrôle interne de l’ONU, à la demande de la Cour elle-même.
43. A titre d’exemple, en 2008 le corps commun d’inspection du système des Nations Unies a publié un rapport intitulé «Examen de la gestion et de l’administration du Greffe de la Cour internationale de Justice»20, dans lequel il indiquait que certaines pratiques administratives de la Cour méritaient d’être réexaminées, et proposait que d’autres soient modernisées ou modifiées.
44. Certains de ces changements ont d’ores et déjà été opérés. Le plus récent date de cette année : la Cour a décidé de mettre le statut du personnel du Greffe en pleine conformité avec le système de justice interne de l’ONU21. Outre qu’elle a déjà accepté la compétence du tribunal d’appel des Nations Unies, cela permettra à son personnel de bénéficier de l’ensemble du système de justice de l’ONU, au même titre que tous les autres fonctionnaires de l’Organisation.
IV. Conclusion
45. Cela nous amène à conclure par deux questions d’ordre général : la structure de gouvernance de la CIJ garantit-elle son indépendance en tant qu’institution judiciaire ? Son cadre institutionnel actuel lui permet-il s’assurer une «bonne gouvernance» ?
46. En principe, la réponse est oui. Le Statut de la Cour vise à assurer à cette juridiction la même indépendance judiciaire et la même autonomie administrative qu’avait la CPJI. Bien que des «organes externes» soient chargés de la composition de la Cour, les règles applicables prévoient une «gouvernance polycentrique» qui assure un équilibre des pouvoirs. L’interposition de différents organes vise à neutraliser toute influence politique au sein du processus.
47. Sur le plan de la gestion financière, la Cour conserve une grande autonomie administrative. Il est vrai que l’Assemblée générale dispose néanmoins d’une certaine autorité s’agissant des finances, mais la gouvernance financière de la Cour reste régie par les dispositions du Statut et de la Charte. Aucune décision se rapportant au budget ne peut déroger au principe de l’indépendance institutionnelle de la Cour, dans les limites, toutefois, des règles de droit.
48. Il ne me semble pas prudent, si l’on souhaite garantir la bonne gouvernance d’une juridiction internationale et son indépendance judiciaire, de confier ses fonctions de gouvernance externe à un seul et même organe. Ce dernier pourrait en effet être tenté d’influencer ou de corriger les pratiques de cette juridiction. Une juridiction dont la gouvernance externe est entre les mains d’un seul et même organe voit son indépendance et son impartialité compromises. J’estime qu’un cadre institutionnel polycentrique permet d’instaurer un système de gouvernance judiciaire plus équilibré dès lors que certaines fonctions de gouvernance sont externes.
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20 Corps commun d’inspection, Examen de la gestion et de l’administration du Greffe de la Cour internationale de Justice, doc. ONU JIU/REP/2000/8 (2000, Genève), accessible à l’adresse https://www.unjiu.org/sites/www.unjiu.org/ files/jiu_document_files/products/fr/reports-notes/JIU%20Products/JIU_REP_2000_8_French.pdf.
21 Echange de lettres entre S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice et S. Exc. M. Antόnio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, en date du 16 janvier 2019 et du 17 décembre 2018. Voir également le discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf à l’occasion de la soixante-quatorzième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 30 octobre 2019, p. 8, accessible à l’adresse https://www.icj-cij.org/files/press-releases/0/000-20191030-STA-01-00-F….
La gouvernance de la Cour internationale de Justice , discours de S. Exc. M. Abdulqawi A. Yusuf, président de la Cour internationale de Justice