COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Document non officiel
Résumé 2018/6
Le 3 octobre 2018
Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique) Résumé de l’ordonnance du 3 octobre 2018
Contexte procédural (par. 1-15)
La Cour commence par rappeler que, le 16 juillet 2018, l’Iran a introduit une instance contre les États-Unis à raison de violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu entre les deux États (ci-après le «traité d’amitié» ou le «traité de 1955»). Le même jour, l’Iran a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires tendant à préserver ses droits en vertu du traité de 1955 dans l’attente de la décision finale de la Cour en l’affaire.
I. CONTEXTE FACTUEL (PAR. 16-23)
La Cour expose ensuite le contexte factuel de l’affaire. Elle note à cet égard que, le 8 mai 2018, le président des Etats-Unis a publié un mémorandum sur la sécurité nationale par lequel il mettait fin à la participation des Etats-Unis au plan d’action global commun — un accord sur le programme nucléaire iranien qui avait été conclu le 14 juillet 2015 par l’Iran, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, l’Allemagne et l’Union européenne — et ordonnait le rétablissement, vis-à-vis de l’Iran, des «sanctions levées ou assouplies par des dérogations dans le cadre [dudit] plan d’action». Dans ce mémorandum, le président faisait notamment observer que l’Iran avait publiquement annoncé que l’accès de ses sites militaires serait refusé aux représentants de l’Agence internationale de l’énergie atomique, et qu’en 2016 il n’avait pas respecté, à deux reprises, les quotas imposés par le plan d’action pour l’accumulation d’eau lourde. Il fut annoncé que le rétablissement des «sanctions» se ferait en deux étapes. A l’expiration d’un premier délai de liquidation de 90 jours venant à échéance le 6 août 2018, les Etats-Unis rétabliraient un certain nombre de «sanctions» visant, notamment, les opérations financières, le commerce des métaux, l’importation de tapis et de denrées alimentaires d’origine iranienne et l’exportation d’aéronefs de transport commercial de passagers et de pièces détachées connexes. A l’expiration d’un second délai de liquidation de 180 jours venant à échéance le 4 novembre 2018, les Etats-Unis rétabliraient des «sanctions» supplémentaires.
Ainsi, le 6 août 2018, le président des Etats-Unis a pris le décret 13846 qui «rétablit certaines sanctions» contre l’Iran et ses ressortissants. En particulier, la section 1 concerne le «gel des avoirs de toute personne qui aiderait le Gouvernement iranien à acheter ou à acquérir des billets de banque ou des métaux précieux des Etats-Unis ou qui traiterait avec certaines personnes physiques ou
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morales iraniennes désignées, avec les exploitants portuaires iraniens ou avec les secteurs iraniens de l’énergie, du transport maritime et de la construction navale». La section 2 concerne les «sanctions visant les comptes de correspondant et comptes de transit qui auraient un lien quelconque avec le secteur automobile iranien, avec certaines personnes physiques ou morales iraniennes désignées ou avec le commerce du pétrole, des produits pétroliers et des produits pétrochimiques iraniens». Les sections 3, 4 et 5 définissent la teneur et les modalités d’application d’un «éventail de sanctions visant le secteur automobile iranien et le commerce du pétrole, des produits pétroliers et des produits pétrochimiques iraniens». La section 6 concerne les «sanctions visant le rial iranien». La section 7 concerne les «sanctions visant le détournement de biens destinés au peuple iranien, le transfert à destination de l’Iran de biens ou de technologies susceptibles d’être utilisés pour la commission d’actes constitutifs de violations des droits de l’homme, et l’exercice de la censure». La section 8 concerne les «activités des entités détenues ou contrôlées par une personne physique ou morale américaine et établies ou maintenues en dehors du territoire des Etats-Unis». La section 9 abroge des décrets antérieurs par lesquels étaient mis en oeuvre les engagements pris par les Etats-Unis dans le cadre du plan d’action. La section 2 e) du décret 13846 prévoit que certaines sous-sections de la section 3 ne s’appliquent pas à toute personne qui réalise ou facilite une opération concernant la fourniture, y compris la vente, de produits agricoles, de denrées alimentaires, de médicaments ou de matériel médical à destination de l’Iran.
II. COMPÉTENCE PRIMA FACIE (PAR. 24-52)
La Cour fait tout d’abord observer qu’elle ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur apparaissent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée ; elle n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire. Elle note que, en la présente espèce, l’Iran entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour ainsi que sur le paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 19551. La Cour doit, en premier lieu, rechercher si elle a compétence prima facie pour statuer sur l’affaire au fond, ce qui lui permettrait sous réserve que les autres conditions nécessaires soient réunies d’indiquer des mesures conservatoires.
1. Existence d’un différend quant à l’interprétation ou l’application du traité d’amitié (par. 27-44)
La Cour relève que le paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 subordonne la compétence de la Cour à l’existence d’un différend quant à l’interprétation ou à l’application du traité. La Cour doit donc vérifier prima facie s’il est satisfait à deux conditions distinctes, à savoir s’il existe un différend entre les Parties et si ce différend a trait «à l’interprétation ou à l’application» du traité de 1955. La Cour note que, dans la présente affaire, si les Parties ne contestent pas l’existence d’un différend, elles divergent en revanche sur la question de savoir si ce différend a trait «à l’interprétation ou à l’application» du traité de 1955. A l’effet d’établir si tel est le cas, la Cour doit rechercher si les actes dont le demandeur tire grief sont, prima facie, susceptibles d’entrer dans les prévisions de cet instrument et si, par suite, le différend est de ceux dont elle pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae.
De l’avis de la Cour, le fait que le différend entre les Parties soit né à l’occasion et dans le contexte de la décision des Etats-Unis de se retirer du plan d’action n’exclut pas, par lui-même, la
1 Le paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 se lit comme suit :
«Tout différend qui pourrait s’élever entre les Hautes Parties contractantes quant à l’interprétation ou à l’application du présent Traité et qui ne pourrait pas être réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique sera porté devant la Cour internationale de Justice, à moins que les Hautes Parties contractantes ne conviennent de le régler par d’autres moyens pacifiques.»
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possibilité que ce différend ait trait à l’interprétation ou à l’application du traité d’amitié. Elle considère que, pour autant qu’elles puissent constituer des manquements à certaines obligations découlant du traité de 1955, les mesures que les Etats-Unis ont adoptées après leur décision de se retirer du plan d’action ont un rapport avec l’interprétation ou l’application de cet instrument. La Cour fait également observer que le plan d’action ne réserve pas au mécanisme qu’il établit compétence exclusive pour le règlement des différends quant aux mesures adoptées dans son contexte, qui peuvent relever de la compétence d’un autre mécanisme. Elle considère en conséquence que le plan d’action et son mécanisme de règlement des différends ne soustraient pas au champ d’application ratione materiae du traité d’amitié les mesures mises en cause ni n’excluent l’applicabilité de sa clause compromissoire.
La Cour relève que le paragraphe 1 de l’article XX définit un nombre limité de cas dans lesquels, nonobstant les dispositions du traité, les parties peuvent appliquer certaines mesures. Il en va ainsi de celles concernant «les substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui sont la source de substances fissiles» (al. b)). Il en va également des mesures «nécessaires à l’exécution des obligations de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes relatives au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales ou à la protection des intérêts vitaux de cette Haute Partie contractante sur le plan de la sécurité» (al. d)). Elle estime que la question de savoir si, et dans quelle mesure, le défendeur est en l’espèce fondé à invoquer ces exceptions est une question susceptible d’examen judiciaire qui relève donc pleinement de la portée ratione materiae de la compétence de la Cour «quant à l’interprétation ou à l’application» du traité en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI.
La Cour considère par ailleurs que le traité de 1955 contient des règles instaurant la liberté de commerce et d’échanges entre les Etats-Unis et l’Iran, dont des règles spécifiques interdisant les restrictions à l’importation et à l’exportation de produits provenant de l’un ou l’autre pays, ainsi que des règles relatives aux paiements et aux transferts de fonds entre eux. De l’avis de la Cour, certaines mesures adoptées par les Etats-Unis, par exemple la révocation des permis et autorisations accordés pour certaines opérations commerciales entre l’Iran et les Etats-Unis, l’interdiction du commerce de certains produits, et les restrictions frappant les activités financières, pourraient être considérées comme ayant un lien avec certains droits et obligations des Parties découlant de ce traité. La Cour estime en conséquence que, à tout le moins, les mesures susvisées dont l’Iran tire grief sont effectivement, prima facie, susceptibles de relever du champ d’application ratione materiae du traité de 1955.
La Cour constate que les éléments mentionnés ci-dessus sont suffisants à ce stade pour établir que le différend entre les Parties a trait à l’interprétation ou à l’application du traité d’amitié.
2. La question du règlement satisfaisant par la voie diplomatique au sens du paragraphe 2 de l’article XXI du traité d’amitié (par. 45-51)
La Cour rappelle que, aux termes du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955, le différend qui lui est soumis ne doit pas non plus avoir été «réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique». La Cour déduit du libellé de cette disposition que point n’est besoin pour elle d’examiner si des négociations officielles ont été engagées ou si l’absence de règlement diplomatique est due au comportement de l’une ou de l’autre Partie. Il lui suffit de constater que le différend n’a pas été réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique avant de lui être soumis.
Dans la présente espèce, les communications adressées par le Gouvernement iranien à la section des intérêts étrangers de l’ambassade de Suisse à Téhéran les 11 et 19 juin 2018 n’ont suscité aucune réponse de la part des Etats-Unis et rien dans le dossier n’établit l’existence d’un échange direct entre les Parties sur cette question. En conséquence, la Cour note que le différend
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n’avait pas été réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique, au sens du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955, avant le dépôt de la requête le 16 juillet 2018.
3. Conclusion quant à la compétence prima facie (par. 52)
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle est compétente en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 pour connaître de l’affaire, dans la mesure où le différend entre les Parties a trait «à l’interprétation ou à l’application» dudit traité.
III. LES DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LES MESURES DEMANDÉES (PAR. 53-76)
La Cour rappelle que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder les droits de chacune des parties dans une affaire donnée, dans l’attente de sa décision finale. Il s’ensuit que la Cour doit veiller à sauvegarder par de telles mesures les droits qu’elle pourrait par la suite reconnaître à l’une ou l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle est convaincue que les droits revendiqués par la partie demanderesse sont à tout le moins plausibles.
La Cour note que, en vertu des dispositions du traité de 1955, les deux parties contractantes jouissent d’un certain nombre de droits en relation avec les opérations financières, l’importation et l’exportation de produits à destination ou en provenance de leurs territoires respectifs, le traitement qu’elles accordent mutuellement à leurs ressortissants et sociétés, et, plus généralement, la liberté de commerce et de navigation. La Cour note en outre que les Etats-Unis ne contestent pas, en soi, que l’Iran tienne ces droits du traité de 1955, ou que les mesures adoptées puissent avoir une incidence sur lesdits droits. En revanche, les Etats-Unis font valoir que le paragraphe 1 de l’article XX du traité les autorise à appliquer certaines mesures, entre autres, pour protéger leurs intérêts vitaux sur le plan de la sécurité, et affirment que la plausibilité des droits revendiqués par l’Iran doit être appréciée au regard de la plausibilité de leurs propres droits.
La Cour relève que l’Iran semble fonder les droits qu’il souhaite voir préservés sur une interprétation possible du traité de 1955 et sur l’établissement prima facie des faits pertinents. De plus, elle est d’avis que certaines des mesures annoncées le 8 mai 2018 et partiellement mises en application par le décret 13846 du 6 août 2018, telles que la révocation des autorisations accordées pour l’importation de produits iraniens, les restrictions imposées aux opérations financières et l’interdiction de certaines activités commerciales, semblent susceptibles d’avoir une incidence sur certains des droits que l’Iran fait valoir au titre de certaines dispositions du traité de 1955.
Cela étant, pour apprécier la plausibilité des droits revendiqués par l’Iran au titre du traité de 1955, la Cour doit tenir compte également de l’invocation par les Etats-Unis des alinéas b) et d) du paragraphe 1 de l’article XX du même instrument. A ce stade de la procédure, point n’est besoin d’examiner exhaustivement les droits respectifs des Parties en vertu du traité de 1955. La Cour considère toutefois que, pour autant que les mesures mises en cause par l’Iran puissent concerner «[d]es substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui [en] sont la source» ou s’avérer «nécessaires … à la protection des intérêts vitaux … sur le plan de la sécurité» des Etats-Unis, l’application des alinéas b) ou d) du paragraphe 1 de l’article XX pourrait affecter certains au moins des droits dont se prévaut l’Iran au titre du traité d’amitié.
La Cour n’en estime pas moins que d’autres droits revendiqués par l’Iran en vertu du traité de 1955 ne seraient pas ainsi affectés. En particulier, les droits de l’Iran ayant trait à l’importation et à l’achat de biens nécessaires à des fins humanitaires ou à la sécurité de l’aviation civile ne peuvent être plausiblement considérés comme donnant lieu à l’invocation des alinéas b) et d) du paragraphe 1 de l’article XX.
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Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, à ce stade de la procédure, certains des droits revendiqués par l’Iran au titre du traité de 1955 sont plausibles dans la mesure où ils ont trait à l’importation et à l’achat de biens nécessaires à des fins humanitaires tels que i) les médicaments et le matériel médical, et ii) les denrées alimentaires et les produits agricoles, ainsi que de biens et services indispensables à la sécurité de l’aviation civile tels que iii) les pièces détachées, les équipements et les services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils.
La Cour en vient ensuite à la question du lien entre les droits revendiqués et les mesures conservatoires sollicitées.
La Cour rappelle que l’Iran demande que les Etats-Unis s’abstiennent d’appliquer et de faire respecter l’ensemble des mesures annoncées le 8 mai 2018, et que soient pleinement exécutées les opérations déjà conclues. L’Iran prie en outre la Cour d’ordonner aux Etats-Unis de rendre compte, dans un délai de trois mois, des dispositions prises à cet égard, de donner «aux ressortissants et sociétés iraniens, américains et étrangers l’assurance qu’ils se conformeront à l’ordonnance de la Cour» et de «s’abstenir de toute déclaration ou de tout acte de nature à dissuader des personnes et des entités américaines ou étrangères d’engager ou de poursuivre des échanges commerciaux avec l’Iran et avec ses ressortissants ou sociétés». Enfin, l’Iran demande que les Etats-Unis s’abstiennent de prendre quelque autre mesure susceptible de porter atteinte aux droits que ses ressortissants et lui-même tiennent du traité de 1955.
La Cour a déjà conclu que certains au moins des droits revendiqués par l’Iran au titre du traité de 1955 sont plausibles. Elle rappelle que tel est le cas de ceux qui ont trait à l’importation et à l’achat de biens nécessaires à des fins humanitaires tels que i) les médicaments et le matériel médical, et ii) les denrées alimentaires et les produits agricoles, ainsi que de biens et services indispensables à la sécurité de l’aviation civile tels que iii) les pièces détachées, les équipements et les services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils. De l’avis de la Cour, certains aspects des mesures demandées par l’Iran en vue de garantir la liberté de commerce et d’échanges s’agissant des biens et services susmentionnés peuvent être considérés comme étant liés aux droits qu’elle a jugés plausibles, parmi ceux dont la protection est recherchée.
La Cour conclut en conséquence qu’il existe un lien entre certains des droits dont la protection est recherchée et certains aspects des mesures conservatoires demandées par l’Iran.
IV. LE RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET L’URGENCE (PAR. 77-94)
La Cour rappelle qu’elle a le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’il existe un risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ne sera toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent «intervenir à tout moment» avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire.
La Cour note que la décision annoncée le 8 mai 2018 semble avoir déjà fait sentir ses effets sur les importations et les exportations de produits provenant de l’un ou l’autre des deux pays ainsi que sur les paiements et les transferts de fonds entre eux, et que ces effets revêtent un caractère continu. Elle relève que, à compter du 6 août 2018, des contrats préalablement conclus dans le cadre desquels des compagnies aériennes iraniennes s’étaient engagées à acheter des pièces détachées à des entreprises américaines (ou à des entreprises étrangères vendant des pièces détachées comprenant des composantes américaines) semblaient en avoir pâti ou même avoir été
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annulés. En outre, des prestataires de services d’entretien à des compagnies aériennes iraniennes ont été empêchés d’assurer de tels services, lorsqu’il s’agissait d’installer ou de remplacer des composantes produites sous licence américaine.
La Cour relève de surcroît que, bien que l’importation de denrées alimentaires et de fournitures ou d’équipements médicaux soit en théorie exemptée des mesures américaines, il semble dans la pratique être devenu difficile pour l’Iran, ainsi que pour les sociétés et ressortissants iraniens, de se procurer de tels produits depuis l’annonce des mesures américaines. A cet égard, la Cour fait observer que, en raison desdites mesures, certaines banques étrangères se sont retirées d’accords financiers ou ont suspendu leur coopération avec les banques iraniennes. Certaines de ces banques refusent aussi d’accepter des transferts ou d’assurer les services correspondants. Il est donc devenu difficile sinon impossible pour l’Iran, ainsi que pour les sociétés et ressortissants iraniens, d’effectuer des transactions financières internationales aux fins d’acquérir certains produits pourtant non visés, en principe, par les mesures américaines, notamment des denrées alimentaires et des fournitures ou équipements médicaux.
La Cour considère que certains droits revendiqués par l’Iran au titre du traité de 1955 dans la présente procédure, dont elle a jugé qu’ils étaient plausibles, sont de nature telle que leur méconnaissance risque d’entraîner des conséquences irréparables. Il en va en particulier ainsi des droits liés à l’importation et à l’achat de biens nécessaires à des fins humanitaires tels que i) les médicaments et le matériel médical, et ii) les denrées alimentaires et les produits agricoles, ainsi que de biens et services nécessaires à la sécurité de l’aviation civile, tels que iii) les pièces détachées, les équipements et les services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils.
La Cour est d’avis qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsque la santé et la vie des personnes concernées est mise en danger. De son point de vue, les mesures adoptées par les Etats—Unis sont susceptibles de mettre en danger la sécurité de l’aviation civile iranienne et la vie des passagers en tant qu’elles empêchent les compagnies aériennes iraniennes d’acquérir des pièces détachées et d’autres équipements indispensables, ainsi que d’avoir accès à certains services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils. La Cour estime en outre que les restrictions aux importations et aux achats nécessaires à des fins humanitaires, tels que les denrées alimentaires et médicaments, y compris les médicaments vitaux, les traitements à long terme ou préventifs et les équipements médicaux, risquent de nuire gravement à la santé et à la vie de personnes se trouvant sur le territoire iranien.
La Cour note que, à l’audience, les Etats-Unis ont donné l’assurance que le département d’Etat américain «ne ménagerait aucun effort» pour veiller à ce que «les préoccupations liées à la situation humanitaire ou à la sécurité de l’aviation découlant du rétablissement des sanctions américaines» soient «examinées pleinement et promptement par le département du trésor ou tout autre organe décisionnel compétent». Si elle se félicite de ces assurances, la Cour considère néanmoins que, dans la mesure où elles n’expriment que la volonté de ne ménager aucun effort et d’instaurer une coopération entre certains départements et d’autres organes décisionnels, pareilles assurances ne répondent pas pleinement aux préoccupations exprimées par le demandeur quant à la situation humanitaire et à la sécurité. En conséquence, la Cour est d’avis que les mesures adoptées par les Etats-Unis, telles qu’exposées précédemment, risquent d’entraîner des conséquences irréparables.
La Cour relève enfin que la situation résultant des mesures adoptées par les Etats-Unis, à la suite de l’annonce du 8 mai 2018, revêt un caractère continu et que, à l’heure actuelle, les perspectives d’amélioration sont minces. Elle considère en outre qu’il y a urgence, étant donné que les Etats-Unis sont sur le point de mettre en oeuvre une autre série de mesures devant entrer en vigueur après le 4 novembre 2018.
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V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER (PAR. 95-101)
La Cour conclut de l’ensemble de ces considérations que les conditions auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d’indiquer, dans l’attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger les droits revendiqués par l’Iran, tels qu’ils ont été identifiés précédemment. En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires demandées par l’Iran ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
La Cour considère que les Etats-Unis, conformément à leurs obligations au titre du traité de 1955, doivent, par les moyens de leur choix, supprimer toute entrave que les mesures annoncées le 8 mai 2018 mettent à la libre exportation vers le territoire de l’Iran de biens nécessaires à des fins humanitaires tels que i) les médicaments et le matériel médical, et ii) les denrées alimentaires et les produits agricoles, ainsi que de biens et services indispensables à la sécurité de l’aviation civile tels que iii) les pièces détachées, les équipements et les services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections) nécessaires aux aéronefs civils. A cette fin, les Etats-Unis doivent veiller à ce que les permis et autorisations nécessaires soient accordés et à ce que les paiements et autres transferts de fonds ne soient soumis à aucune restriction dès lors qu’il s’agit de l’un des biens et services susvisés.
La Cour rappelle que l’Iran l’a priée d’indiquer des mesures destinées à prévenir toute aggravation du différend l’opposant aux Etats-Unis. Lorsqu’elle indique des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder des droits déterminés, la Cour dispose aussi du pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en vue d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend quand elle estime que les circonstances l’exigent. Dans la présente affaire, ayant examiné l’ensemble des circonstances, la Cour estime nécessaire d’indiquer, en sus des mesures particulières décidées ci-dessus, une mesure à l’intention des deux Parties visant à prévenir toute aggravation du différend existant entre elles.
La Cour réaffirme par ailleurs que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires ont un caractère obligatoire et créent des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées. Elle précise en outre que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même.
VI. DISPOSITIF (PAR. 102)
Le texte intégral du dernier paragraphe de l’ordonnance se lit comme suit :
«Par ces motifs,
LA COUR,
Indique à titre provisoire les mesures conservatoires suivantes :
1) A l’unanimité,
Les Etats-Unis d’Amérique, conformément à leurs obligations au titre du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955, doivent, par les moyens de leur choix, supprimer toute entrave que les mesures annoncées le 8 mai 2018 mettent à la libre exportation vers le territoire de la République islamique d’Iran
i) de médicaments et de matériel médical ;
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ii) de denrées alimentaires et de produits agricoles ; et
iii) des pièces détachées, des équipements et des services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections) nécessaires à la sécurité de l’aviation civile ;
2) A l’unanimité,
Les Etats-Unis d’Amérique doivent veiller à ce que les permis et autorisations nécessaires soient accordés et à ce que les paiements et autres transferts de fonds ne soient soumis à aucune restriction dès lors qu’il s’agit de l’un des biens et services visés au point 1) ;
3) A l’unanimité,
Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.»
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M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc MOMTAZ joint une déclaration à l’ordonnance.
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Annexe au résumé 2018/6
Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans l’exposé de son opinion individuelle, qui se compose de quinze parties, le juge Cançado Trindade relève tout d’abord que, bien qu’ayant concouru par son vote à l’adoption à l’unanimité de la présente ordonnance en indication de mesures conservatoires, il considère que la Cour n’a pas pleinement examiné dans son raisonnement certaines questions connexes au cas d’espèce qui sous-tendent pourtant sa décision et auxquelles lui-même attache une grande importance, de sorte qu’il s’estime tenu, dans l’exposé de son opinion, de présenter ces questions ainsi que les fondements de sa position personnelle en la matière.
2. Les réflexions du juge Cançado Trindade ont essentiellement trait aux principaux aspects des mesures conservatoires (partie I). Mais avant d’entamer son examen, le juge Cançado Trindade estime opportun d’exposer ses réflexions d’ordre herméneutique et axiologique, en approfondissant trois points qui revêtent également, à son sens, de l’importance pour une bonne administration de la présente affaire, à savoir : a) la paix internationale et les traités en tant qu’instruments «vivants», dans le cadre du développement progressif du droit international ; b) les mesures conservatoires et l’existence de la compétence de la Cour prima facie ; et c) la réalisation de la justice, un impératif qui prime l’invocation d’«intérêts liés à la sécurité nationale».
3. Le juge Cançado Trindade expose ensuite ses réflexions propres aux mesures conservatoires, qui sont soit d’ordre conceptuel et épistémologique, soit d’ordre juridique et philosophique, et toujours rattachées aux valeurs humaines. Le premier volet de ses réflexions relève des domaines conceptuel et épistémologique, et concerne plus particulièrement : a) la transposition dans la procédure juridique internationale des mesures conservatoires, émanations du droit procédural interne comparé ; b) la nature juridique de telles mesures ; c) leur évolution ; d) les mesures conservatoires et la dimension préventive du droit international ; et enfin e) les mesures conservatoires et les situations continues de vulnérabilité.
4. Le second volet, d’ordre juridique et philosophique, de ses réflexions sur les mesures conservatoires concerne : a) la vulnérabilité humaine et les considérations humanitaires ; b) la nécessité de transcender la vision strictement interétatique pour prêter attention aux populations et aux personnes ; c) le risque continu de préjudice irréparable ; d) l’existence d’une situation continue touchant des droits et le défaut de pertinence du critère dit de la «plausibilité» de ces droits ; et e) certaines considérations liées à la sécurité internationale et à l’urgence de la situation. Le juge Cançado Trindade présente enfin sous forme d’épilogue un ultime, mais non moins important, résumé des principaux points de l’opinion qu’il vient d’exposer.
5. Le juge Cançado Trindade commence par faire observer, à propos de la paix internationale, que les traités internationaux tels que le traité d’amitié de 1955 sont des instruments vivants qu’il convient d’interpréter à la lumière des circonstances dans lesquelles ils doivent être appliqués. Conforme à la jurisprudence constante de la Cour, cette conception évolutive de l’interprétation des traités découle de l’article 31 de la convention de vienne de 1969 sur le droit des traités.
6. Le juge Cançado Trindade ajoute que, pour interpréter et appliquer des traités, il convient d’en garder l’objet et le but à l’esprit (partie II). C’est notamment grâce à une telle interprétation évolutive que le droit international s’est progressivement développé. S’agissant de la présente affaire, l’objet et le but du traité de 1955 (tels qu’énoncés à l’article premier, à savoir une paix et
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une amitié stables et durables entre les parties) ont également été examinés par la Cour dans des affaires antérieures, afin d’éclairer l’interprétation de cet instrument.
7. En indiquant des mesures conservatoires –– poursuit le juge Cançado Trindade ––, la Cour (ainsi que d’autres juridictions internationales), même lorsqu’il est fait état d’«intérêts liés à la sécurité nationale», poursuit la mission qu’elle tient de son Statut et de ses autres textes constitutifs, à savoir la réalisation de la justice. Sa jurisprudence constante en la matière en atteste (partie III). La compétence prima facie est distincte de la compétence au fond, comme vient encore le confirmer une tendance plus réaliste qui a émergé dans la doctrine juridique internationale.
8. Le juge Cançado Trindade considère que la réalisation de la justice est un impératif qui prime l’invocation de stratégies ou d’«intérêts liés à la sécurité nationale» (partie IV), ce qui ressort de la jurisprudence de la Cour elle-même. Et d’ajouter :
«L’idée d’une justice objective et les valeurs humaines l’emportent sur les faits, qui ne génèrent pas en eux-mêmes d’effets créateurs de droit ; ex conscientia jus oritur. La réalisation de la justice est un impératif qui prévaut sur les manifestations de la «volonté» d’un Etat … Dans le domaine des mesures conservatoires, j’ai toujours été un adversaire du volontarisme. La conscience prime la «volonté».» (Par. 26.)
9. La formation progressive du régime juridique autonome des mesures conservatoires –– que le juge Cançado Trindade appuie depuis de nombreuses années –– procède de plusieurs facteurs distincts dont, en premier lieu, la transposition dans la procédure juridique internationale de ces mesures issues du droit procédural interne comparé (partie V). Les mesures conservatoires ont leur caractère propre sur le plan juridique : directement liées à la réalisation même de la justice, de telles mesures, qui ont par nature vocation anticipatoire et sont devenues un instrument proprement tutélaire et non plus simplement préventif, ont ainsi contribué au développement progressif du droit international (partie VI).
10. Le juge Cançado Trindade relève que, lorsqu’il était satisfait aux conditions fondamentales régissant leur indication –– à savoir la gravité, l’urgence et la nécessité de prévenir un préjudice irréparable ––, «des mesures conservatoires ont été indiquées (par des juridictions internationales), dans des situations où une protection était nécessaire, et se sont ainsi muées en véritable garantie juridictionnelle de nature préventive» (par. 35). Le régime juridique autonome des mesures conservatoires est –– rappelle-t-il –– façonné
«par les droits à protéger (qui ne sont pas nécessairement identiques à ceux qui seront en cause au stade du fond), par les obligations émanant des mesures conservatoires –– lesquelles donnent naissance à une responsabilité autonome de l’Etat, avec ses conséquences juridiques –– , et par la présence de victimes (potentielles) dès ce stade» (par. 36).
11. La notion de victime (ou victime potentielle), ou de partie lésée, peut donc faire son apparition également dans le contexte propre aux mesures conservatoires, indépendamment de la décision qui sera rendue sur le fond de l’affaire concernée (partie VII). Le juge Cançado Trindade ajoute que
«le devoir de mise en oeuvre des mesures conservatoires (qui constitue un autre élément du régime autonome y afférent) demande sans cesse à être précisé, étant donné que le défaut de mise en oeuvre de telles mesures engage en soi la responsabilité de l’Etat et entraîne des conséquences juridiques» (par. 37).
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Selon le juge Cançado Trindade, de telles mesures ont été utilisées pour protéger un nombre croissant d’individus (les victimes potentielles) qui se trouvaient dans des situations de vulnérabilité, de sorte que ces mesures se sont transformées en véritable garantie juridictionnelle de nature préventive (partie VIII).
12. Le juge Cançado Trindade appelle ensuite l’attention sur un élément important, à savoir que la jurisprudence de la Cour que la présente ordonnance vient encore enrichir révèle à quel point les mesures conservatoires sont nécessaires et importantes lorsque des êtres humains sont en proie à une situation continue qui les laisse tragiquement vulnérables. Ainsi, en la présente espèce, les sanctions imposées par le défendeur depuis le 8 mai 2018 semblent avoir d’ores et déjà produit des effets et des conséquences de «nature continue» (partie IX). La situation qu’elles ont engendrée «se poursuit» sans aucune perspective d’amélioration, d’où la nécessité des mesures conservatoires que la Cour vient d’indiquer dans la présente ordonnance (par. 49).
13. Etant donné la situation continue de vulnérabilité humaine, dans laquelle les mesures conservatoires revêtent une importance particulière, le juge Cançado Trindade juge nécessaire d’exposer un certain nombre de «considérations d’ordre humanitaire» (partie X). Se plaçant dans une perspective historique, il rappelle les mises en garde formulées au fil des siècles par les penseurs quant à la vulnérabilité des êtres humains face à la violence extrême et à la destruction (notamment, dans la Grèce antique, par Eschyle, Sophocle et Euripide, dont les tragédies mettent en scène la cruauté, la vulnérabilité et la solitude) (par. 52-55 et 58).
14. De fait, les grands tragédiens grecs étaient déjà conscients des exigences de la justice (si chers à la pensée jusnaturaliste). Ils ont inspiré la primauté de la conscience humaine sur la volonté, du jusnaturalisme sur le positivisme juridique (par. 53), qui a trouvé sa place dans le jus gentium (ou droit des gens) à l’époque de ses «pères fondateurs» (aux XVIe et XVIIe siècles) (par. 55). Depuis l’antiquité et jusqu’à nos jours, des voix se sont élevées pour défendre la primauté de la conscience humaine sur la volonté, du jusnaturalisme sur le positivisme juridique.
15. Après tout –– poursuit le juge Cançado Trindade ––, il suffit d’avoir conscience du principe de dignité humaine pour comprendre que l’on «ne saurait infliger de souffrances à des étrangers ou à des personnes vulnérables» (par. 57). De fait, «les enseignements des tragédies de la Grèce antique sont intemporels et n’ont aujourd’hui rien perdu de leur actualité» (par. 58). Le juge Cançado Trindade relève également que, aux XIXe et XXe siècles, soit «[p]rès de 2 400 ans après que ces oeuvres furent écrites et jouées, les penseurs, semblant parfois rechercher le salut de l’humanité tout entière, n’ont cessé d’écrire sur les souffrances humaines face à la cruauté» (par. 58-59).
16. Pourtant –– ajoute le juge Cançado Trindade –– , malgré ces mises en garde, «les enseignements du passé n’ont pas été tirés» (par. 59), ainsi que l’atteste
«la capacité de dévastation et de destruction de l’homme, qui est devenue illimitée aux XXe et XXIe siècles (avec l’apparition des armes de destruction massive, et en particulier de l’armement nucléaire).
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Il importe de relever, à cet égard, que la vulnérabilité humaine, dans le contexte factuel de la présente affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955 (République islamique d’Iran
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c. Etats-Unis d’Amérique), concerne l’ensemble de la communauté internationale, et même l’humanité tout entière, étant donné la puissance meurtrière des armes nucléaires. Il est essentiel non seulement d’empêcher la prolifération de telles armes, mais surtout, en définitive, de faire du désarmement nucléaire une obligation universelle.
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Ni la théologie, ni la psychologie ni encore la philosophie ne sont parvenues à apporter des réponses ou des explications convaincantes à la persistance du mal et de la cruauté dans les comportements humains, question à laquelle la littérature s’est elle aussi largement intéressée. Toutefois, la capacité de destruction croissante de l’homme moderne a au moins suscité une réaction de la conscience humaine face aux actes malveillants … qui se manifeste par l’élaboration, le développement et la mise en oeuvre de la notion de responsabilité à l’égard de pareils actes. Le droit international a ici un rôle à jouer, sans rien enlever aux apports de ces autres domaines du savoir» (par. 60-61 et 63).
17. Le juge Cançado Trindade rappelle en outre, ainsi qu’il l’a fait valoir dans ses trois opinions dissidentes jointes aux arrêts rendus le 5 octobre 2016 dans les récentes affaires des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni) (Iles Marshall c. Inde) (Iles Marshall c. Pakistan), qu’il y a lieu d’accorder une plus grande attention à l’impératif du respect de la vie et à l’importance des valeurs humanistes. Il souligne ensuite la nécessité de faire prévaloir la conscience humaine, la conscience juridique universelle, sur le volontarisme étatique, en ce sens que,
«en dernière analyse, c’est la conscience juridique universelle qui est la véritable source du droit international. … [L]’on ne saurait résoudre les problèmes nouveaux qui se posent à la communauté internationale tout entière en étant guidé par le seul souci de ménager la susceptibilité des Etats ; l’obligation de débarrasser le monde des armes nucléaires, par exemple, procède d’un impératif de la recta ratio et non de la «volonté» des Etats. Pour que l’espoir d’un succès à cet égard ne s’éteigne pas, il faut garder constamment à l’esprit que c’est le sort de l’humanité qui est en jeu.» (Par. 64.)
18. Le juge Cançado Trindade réaffirme que les impératifs de la recta ratio, de la conscience juridique universelle, l’emportent sur l’invocation de la raison d’Etat. De plus, la protection, par les mesures conservatoires, de la personne humaine (personnes et groupes vulnérables) dépasse la stricte dimension interétatique. Il rappelle que la Charte des Nations Unies de 1945 elle-même suivie en 1948 par la déclaration universelle des droits de l’homme va au-delà de cette conception interétatique réductrice en accordant une attention particulière aux «peuples des Nations Unies», dont elle proclame, dans son préambule, la détermination à «préserver les générations futures du fléau de la guerre» (par. 68).
19. En la présente affaire qui oppose l’Iran aux Etats-Unis d’Amérique, poursuit le juge Cançado Trindade, le traité d’amitié conclu en 1955 par les deux Etats impose notamment à chacun d’eux de se préoccuper de la «santé et [du] bien-être de sa population» (paragraphe 1 de l’article VII) ; il prévoit en outre l’obligation, pour chaque Etat, d’«accor[der] en tout temps un traitement juste et équitable aux ressortissants et aux sociétés» de l’autre, et ce faisant, de ne prendre aucune «mesure … discriminatoire» (paragraphe 1 de l’article IV). Insistant sur ce point, le traité énonce plus loin, aux paragraphes 2 et 3 de l’article IX, que chacune des Parties est tenue
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d’accorder un traitement juste aux «ressortissants et aux sociétés» de l’autre sans appliquer aucune mesure discriminatoire (par. 69).
20. Le juge Cançado Trindade souligne encore qu’il existe, en la présente espèce, une situation continue de risque de préjudice irréparable, qui porte atteinte à la fois aux droits de l’Etat demandeur et à ceux de ses ressortissants (partie XII). La jurisprudence de la Cour compte d’autres exemples dans lesquels une telle situation continue a eu une incidence (partie XIII). Le juge Cançado Trindade rappelle ainsi avoir fait valoir, dans l’opinion individuelle qu’il a jointe à l’ordonnance du 19 avril 2017 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), que c’était la persistance de la «tragédie de la vulnérabilité humaine» (et non le critère dit de la «plausibilité» des droits) qui commandait l’indication de mesures conservatoires (par. 74).
21. Le juge Cançado Trindade se réfère également à son opinion individuelle jointe à l’ordonnance du 18 mai 2017 en l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), dans laquelle il a exposé que le droit à l’information en matière d’assistance consulaire était, dans les circonstances de l’espèce, «inextricablement lié au droit à la vie lui-même, qui est un droit fondamental auquel il ne saurait être dérogé, et non un droit simplement «plausible»» (par. 75). Dans une situation continue telle que celle qui existait en l’affaire Jadhav, les droits qui sont touchés et ont besoin d’être protégés «sont bien connus, et il n’y a aucune raison de se demander s’ils sont «plausibles». Le critère de la «plausibilité» est, en pareil cas, dénué de pertinence» (par. 76). Lorsque, comme en la présente instance entre l’Iran et les Etats-Unis, les droits dont la protection est recherchée au moyen de mesures conservatoires «sont clairement définis par un traité [le traité d’amitié de 1955], invoquer la «plausibilité» n’a aucun sens» (par. 77).
22. Le juge Cançado Trindade en vient enfin à ses dernières considérations, relatives à la sécurité internationale et à l’urgence de la situation (partie XIV). Le plan d’action global commun (ci-après le «plan d’action») a été approuvé par la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies du 20 juillet 2015, qui fait notamment référence aux principes du droit international ainsi qu’aux droits découlant du traité de 1968 sur la non-prolifération des armes nucléaires «et des autres instruments sur la question». Parmi ces derniers relève le juge Cançado Trindade , la communauté internationale compte désormais le traité de 2017 sur l’interdiction des armes nucléaires (par. 81). Et le juge Cançado Trindade d’ajouter :
«Cette évolution montre que la non-prolifération n’a jamais été le but ultime ; au-delà de cette étape, c’est le désarmement nucléaire qui peut assurer la survie de l’humanité dans son ensemble ; il existe une obligation universelle de désarmement nucléaire. Contraires à l’éthique et illicites, les armes nucléaires constituent un affront pour l’humanité. Le maintien d’arsenaux modernisés de telles armes dans certains pays est source de graves préoccupations et regrets pour la communauté internationale tout entière. Les perceptions nationales ne peuvent faire oublier la sécurité internationale.» (Par. 82.)
23. Le juge Cançado Trindade estime que, en l’espèce, il faut garder à l’esprit la sécurité internationale, car elle concerne l’ensemble de la communauté internationale (par. 78-82). Puis il rappelle que d’autres Etats parties au plan d’action, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique et le rapporteur spécial du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme ont récemment exprimé leurs inquiétudes à cet égard et qu’il s’agit réellement d’une question d’intérêt international (par. 83-89).
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24. Le juge Cançado Trindade relève que, en indiquant les présentes mesures conservatoires, la Cour a dûment tenu compte des besoins humanitaires de la population et des personnes touchées, dont elle a voulu préserver les droits (par. 90-92). Dans cette affaire, comme dans d’autres dont la Cour a été saisie par le passé, des mesures conservatoires ont été indiquées pour faire face à des situations de vulnérabilité humaine. Parmi les droits dont la protection était demandée ici, et a été dûment ordonnée par la Cour, au moyen de mesures conservatoires, figurent les droits liés à la vie et à la santé humaines, qui appartiennent aux individus, aux êtres humains (par. 92).
25. Enfin et surtout, le juge Cançado Trindade conclut (partie XV) que le fait que la question en cause dans le cas d’espèce soit présentée sous un angle interétatique une caractéristique des contentieux portés devant la Cour ne signifie nullement que celle-ci doive aussi raisonner sous ce seul angle. A ses yeux, c’est «la nature d’une affaire qui appelle un raisonnement, afin de parvenir à une solution. La présente affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique) concerne non seulement les droits d’Etats, mais aussi ceux d’êtres humains.» (Par. 94.)
26. L’indication de mesures conservatoires par la Cour doit nécessairement être envisagée selon une perspective humaniste (par. 93), indispensable pour éviter les écueils de l’attachement au volontarisme étatique, qui n’est plus pertinent à notre époque. Là encore, souligne le juge Cançado Trindade, «en l’espèce et à jamais, les êtres humains ont, en définitive, besoin d’être protégés du mal inhérent à l’homme» (par. 106). De ce point de vue, «la raison d’humanité doit l’emporter sur la raison d’Etat», et «[l]e droit international humanisé (droit des gens) prime l’invocation de stratégies ou d’intérêts liés à la «sécurité nationale»» (par. 106).
Déclaration de M. le juge ad hoc Momtaz
Le juge ad hoc Momtaz déclare qu’il a voté en faveur des trois mesures conservatoires indiquées par la Cour au paragraphe 102 de son ordonnance. Cependant, il craint que les deux premières mesures conservatoires ne soient pas suffisantes pour protéger de toute urgence les droits de l’Iran et éviter qu’un préjudice irréparable leur soit causé. Ainsi, selon le juge ad hoc Momtaz, la première mesure conservatoire aurait dû viser également l’achat des avions et les commandes déjà effectuées par l’Iran et soumises aux sanctions réimposées par les Etats-Unis. En ce qui concerne la seconde mesure conservatoire, le juge ad hoc Momtaz considère qu’il aurait été souhaitable que la Cour demande aux Etats-Unis de s’abstenir de toute mesure tendant à dissuader les sociétés et les ressortissants des Etats tiers d’entretenir des relations commerciales avec l’Iran, notamment pour lui permettre d’acquérir de nouveaux aéronefs civils. Si le juge ad hoc Momtaz souscrit au raisonnement exposé dans l’ordonnance de la Cour, il soulève trois questions sur lesquelles la Cour ne s’est pas prononcée.
En premier lieu, le juge ad hoc Momtaz considère que la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité fait partie du contexte factuel du différend soumis à la Cour. Cette résolution a endossé le plan d’action global commun et a imposé des obligations à la charge de tous les Etats Membres des Nations Unies, y compris les Etats-Unis. Par ailleurs, sur la base des rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique (l’AIEA), mandatée par le Conseil de sécurité d’assurer la vérification et le contrôle du respect par l’Iran des engagements en matière nucléaire conformément aux modalités fixées par le plan d’action, le juge ad hoc Momtaz s’interroge sur la validité des justifications avancées par les Etats-Unis pour rétablir les sanctions.
En deuxième lieu, le juge ad hoc Momtaz remet en cause la licéité des sanctions secondaires adoptées par les Etats-Unis. Ces sanctions ont une portée extraterritoriale et visent à influencer directement le choix quant à la formulation des relations extérieures des Etats souverains, ce qui
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constitue une violation du principe fondamental de non-intervention tel qu’affirmé par la Charte des Nations Unies. En outre, le juge ad hoc Momtaz considère que ces sanctions secondaires peuvent également emporter violation des obligations des Etats-Unis, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Enfin, les Etats-Unis ne peuvent se prévaloir de l’exception prévue à l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires du 15 août 1955, ni celle prévue à l’article XXI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).
En troisième lieu, le juge ad hoc Momtaz estime que la mesure conservatoire de non-aggravation du différend, au point 3 du paragraphe 102 du dispositif de l’ordonnance de la Cour, n’est pas suffisante pour escompter un climat apaisant entre les Parties. Dans l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité, appelant les Parties au respect du droit international dans un différend donné, comme c’est le cas en l’espèce, il revient à la Cour de ce faire, en vue de rétablir et préserver la paix et la sécurité internationales dans la région. En agissant ainsi, la Cour, organe judiciaire principal des Nations Unies, «ne s’arroge aucun pouvoir exclu par son Statut quand, par d’autres moyens que le prononcé d’un arrêt, elle apporte sa contribution ou son assistance au règlement pacifique de différends entre Etats, ou facilite ce règlement, si l’occasion lui en est offerte à un stade quelconque de la procédure» (Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, opinion individuelle du juge Lachs, p. 20).
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Résumé de l’ordonnance du 3 octobre 2018