Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
EFFETS JURIDIQUES DE LA SÉPARATION DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS DE MAURICE EN 1965
(REQUÊTE POUR AVIS CONSULTATIF)
EXPOSÉ ÉCRIT DE LA RÉPUBLIQUE DES ILES MARSHALL
1er mars 2018
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
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I. Introduction............................................................................................................................... 1
II. Bref rappel de la position de la République des Iles Marshall ................................................. 1
III. Considérations liminaires ........................................................................................................ 2
a) Compétence de la Cour ........................................................................................................ 2
b) Caractère opportun de l’exercice par la Cour de sa compétence ......................................... 2
IV. Principes de la décolonisation ................................................................................................. 3
a) Lorsqu’il s’accompagne d’une fragmentation artificielle ou supposée du territoire, le processus de décolonisation ne saurait avoir été mené à bien ........................................ 3
b) Il convient d’examiner avec une attention particulière le consentement apparent obtenu dans le cadre d’un processus de décolonisation ...................................................... 6
V. Conclusions .............................................................................................................................. 8
I. INTRODUCTION
1. Par sa résolution 71/292 en date du 22 juin 2017, l’Assemblée générale des Nations Unies a prié la Cour, conformément à l’article 65 du Statut de celle-ci, de donner un avis consultatif sur les questions suivantes :
a) «Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967 ?»
b) «Quelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne ?»
2. La demande d’avis consultatif a été transmise à la Cour par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies dans une lettre du 23 juin 2017, déposée au Greffe le 28 juin 2017.
3. La Cour a, en application du paragraphe 2 de l’article 66 de son Statut, fixé au 1er mars 2018 la date d’expiration du délai dans lequel des exposés écrits pouvaient lui être présentés sur la question.
4. Souhaitant faire usage de la possibilité qui lui est donnée, la République des Iles Marshall soumet à la Cour, dans le délai fixé, les considérations suivantes.
II. BREF RAPPEL DE LA POSITION DE LA RÉPUBLIQUE DES ILES MARSHALL
5. Avant de traiter de la compétence de la Cour, du caractère opportun de son exercice et, enfin, des questions proprement dites dont la Cour est saisie, la République des Iles Marshall tient, par souci de transparence, à rappeler brièvement sa position à l’égard de l’archipel des Chagos.
6. Les Iles Marshall ont reconnu le Royaume-Uni ainsi que Maurice, et établi des relations diplomatiques avec les deux Etats.
7. Lorsque, le 22 juin 2017, l’Assemblée générale a mis au vote sa résolution 71/292, qui est à l’origine de la présente demande d’avis consultatif, la République des Iles Marshall a choisi de se prononcer en faveur de celle-ci.
8. Comme on le sait, ladite résolution a été adoptée par quatre-vingt-quinze voix contre quinze, avec soixante-cinq abstentions.
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9. Attachant la plus grande importance au droit international public ainsi qu’au rôle de la Cour internationale de Justice, la République des Iles Marshall souhaite contribuer, dans la mesure de ses possibilités, au recueil des éléments dont la Cour a besoin pour répondre aux questions dont elle est saisie. Bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée dans la demande de l’Assemblée générale, la République des Iles Marshall tient à rappeler l’expérience qui a été la sienne au fil de l’histoire, notamment en tant que territoire sous mandat de classe C de la Société des Nations puis territoire sous tutelle de l’Organisation des Nations Unies, pour justifier la pertinence et l’intérêt particuliers de son intervention dans la présente demande d’avis consultatif.
10. La République des Iles Marshall estime que, si la Cour décidait de donner l’avis consultatif demandé, cela permettrait de promouvoir les accords et les débats multilatéraux qui se tiennent, notamment sous l’égide de l’Assemblée générale des Nations Unies, sur la question de la décolonisation. Tout en reconnaissant que la situation des Chagos soulève des questions à la fois multilatérales et bilatérales, elle considère qu’un avis consultatif tel que sollicité par l’Assemblée générale ne serait pas nécessairement incompatible avec le maintien de forces de sécurité étrangères dans l’archipel auquel elle est d’ailleurs favorable.
III. CONSIDÉRATIONS LIMINAIRES
a) Compétence de la Cour
11. L’article 65 du Statut dispose que la Cour peut donner un avis consultatif sur toute question juridique, à la demande de tout organe ou institution qui aura été autorisé par la Charte des Nations Unies ou conformément à ses dispositions à demander cet avis. L’Assemblée générale a adressé la demande formulée dans sa résolution 71/292 en se référant au paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte des Nations Unies, qui l’autorise à demander à la Cour internationale de Justice un avis consultatif sur toute question juridique.
12. Le fait que la question posée à la Cour, formulée comme une question de droit, revête par ailleurs des aspects politiques ne suffit pas à la priver de son caractère juridique ; de même, les implications politiques sont sans pertinence au regard de l’établissement de la compétence de la Cour1.
13. La République des Iles Marshall est d’avis que la Cour est compétente pour donner suite à la demande.
b) Caractère opportun de l’exercice par la Cour de sa compétence
14. Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que celle-ci ne peut refuser de donner suite à une demande de l’Assemblée générale que s’il existe des raisons décisives d’opposer un tel refus2, situation qui ne s’est jamais présentée.
1 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 233, par. 13 ;
Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 155, par. 41.
2 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 27, par. 40.
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15. Même si la question politique globale de la situation des Chagos présente des aspects bilatéraux importants si ce n’est essentiels , les points sur lesquels l’Assemblée générale a sollicité l’avis de la Cour dépassent la dimension purement bilatérale. De fait, les questions précises posées à la Cour s’inscrivent dans un cadre bien plus large et relèvent d’un domaine d’intérêt plus général de l’Organisation des Nations Unies, portant notamment sur des sujets et points pertinents inscrits à l’ordre du jour de l’Assemblée générale, liés, en particulier, aux aspects multilatéraux de la décolonisation. Ainsi qu’elle l’a rappelé en l’affaire de la Namibie et qu’il est utile de souligner ici , dans la procédure consultative relative aux Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour a dit que «[l]’objet de la présente demande d’avis [était] d’éclairer les Nations Unies dans leur action propre»3. Comme cela sera expliqué en détail dans le présent exposé, les questions dont la Cour est saisie aujourd’hui revêtent des aspects importants de nature multilatérale, en ce qu’elles se rapportent directement à un processus multilatéral plus vaste qui a fait l’objet au cours de l’histoire et jusqu’à ce jour de débats au sein de l’Assemblée générale, même si, dans certains cas, les décisions contraignantes prises à la majorité des voix par cette instance ne règlent ni ne peuvent régler effectivement les différends territoriaux.
16. La Cour peut faire droit à la demande de l’Assemblée générale sans que cela ne préjuge du traitement qui sera, à terme, réservé aux aspects bilatéraux de la situation des Chagos, lesquels ne peuvent être réglés de manière définitive et obligatoire par voie d’avis consultatif de la Cour. Il existe une distinction nette entre un différend bilatéral que deux Etats décident, d’un commun accord, de porter devant la Cour pour que celle-ci applique directement le droit, et un avis consultatif (qui n’est pas, à proprement parler, contraignant) demandé par un organe de l’ONU en cas de désaccord entre plusieurs Etats sur une interprétation juridique. La Cour a, de fait, relevé que «[p]resque toutes les procédures consultatives [avaient] été marquées par des divergences de vues entre Etats sur des points de droit ; si les opinions des Etats concordaient, il serait inutile de demander l’avis de la Cour»4. La République des Iles Marshall estime qu’un avis consultatif ne préjuge pas nécessairement de l’issue politique particulière de discussions bilatérales ou multilatérales. C’est un outil qui doit se voir accorder une attention particulière dans les délibérations qui ont lieu entre les parties concernées, en l’occurrence au sein de l’Assemblée générale des Nations Unies, et le traitement ou l’usage qui en sera fait se distingue clairement des suites données à l’intervention de la Cour dans les affaires contentieuses.
IV. PRINCIPES DE LA DÉCOLONISATION
a) Lorsqu’il s’accompagne d’une fragmentation artificielle ou supposée du territoire, le processus de décolonisation ne saurait avoir été mené à bien
17. L’avis consultatif demandé par l’Assemblée générale porte sur le processus de décolonisation, et en particulier sur un certain nombre de résolutions qu’elle a adoptées dans ce domaine.
18. Souhaitant accélérer le processus de décolonisation, l’Assemblée générale des Nations Unies a, le 4 décembre 1960, adopté par consensus la résolution 1514 (XV). Ce processus, ainsi que l’a exposé M. Edward McWhinney, a été défini, dans le contexte du droit international, à
3 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 19.
4 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 24, par. 34.
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l’aune de «principes directeurs» que devaient appliquer tous les Etats afin d’observer et de respecter les droits de l’homme des peuples colonisés5.
19. En préambule de la résolution, l’Assemblée générale rappelait que «tous les peuples [avaient] un droit inaliénable à la pleine liberté, à l’exercice de leur souveraineté et à l’intégrité de leur territoire national»6, point repris au paragraphe 5 de la résolution, qui se lit comme suit :
«Des mesures immédiates seront prises, dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous autres territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et à leurs voeux librement exprimés, sans aucune distinction de race, de croyance ou de couleur, afin de leur permettre de jouir d’une indépendance et d’une liberté complètes.»7
20. La mention de «volonté» et de «voeux librement exprimés» peut être interprétée à la lumière du paragraphe 6 de la résolution, qui énonce que «[t]oute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies»8. L’on peut considérer que les termes «toute tentative» désignaient les actes entrepris, dans le contexte du processus de décolonisation, par les autorités administrantes, qui exploitaient un rapport de force déséquilibré au détriment des peuples et territoires colonisés. L’Assemblée générale s’est de nouveau penchée sur cette question dans sa résolution 1654 (XVI) adoptée en 1961. Dans un paragraphe important du préambule, l’Assemblée générale dénonçait certaines pratiques des autorités administrantes allant à l’encontre de la déclaration contenue dans sa résolution antérieure, constatant «avec inquiétude que, contrairement aux dispositions du paragraphe 6 de la Déclaration, des actes visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale [étaient] encore perpétrés dans certains pays en voie de décolonisation»9.
21. Il ne fait aucun doute que, selon l’Assemblée générale, le processus de décolonisation était teinté par les actes particuliers d’un certain nombre d’autorités administrantes qui, si elles faisaient, dans l’ensemble, avancer ce processus dans une certaine mesure ou de manière générale , en définissaient toutefois les conditions à leur propre avantage, au mépris de la déclaration et des principes de libre expression et d’intégrité territoriale qui y étaient énoncés.
22. La séparation de l’archipel des Chagos opérée juste avant (et pendant) l’indépendance semble fondée sur une interprétation stricte du principe de l’uti possidetis qui veut que, en l’absence d’accord spécifique, les frontières demeurent telles qu’elles existaient au moment de l’indépendance, sans qu’il soit tenu aucun compte des circonstances ayant entouré cette séparation. La République des Iles Marshall fait valoir que, dès lors que l’autorité administrante ou l’entité coloniale a, en procédant à pareille séparation, agi dans son intérêt propre (et non conformément à la responsabilité lui incombant au titre de la «mission sacrée de civilisation» mentionnée dans la déclaration, qui accordait une importance cruciale aux intérêts des peuples colonisés), le processus de décolonisation n’est pas et n’a pas été nécessairement mené à bien.
5 Voir la note liminaire de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, accessible sur http://legal.un.org/avl/pdf/ha/dicc/dicc_f.pdf.
6 Nations Unies, doc. A/RES/1514 (XV).
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Nations Unies, doc. A/RES/1654.
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23. La Cour s’est intéressée au principe de l’uti possidetis juris qui, selon la définition qui en est généralement faite, garantit à un Etat nouvellement créé de conserver les frontières de l’entité territoriale à laquelle il succède10 en se référant à ««l’instantané territorial» à la date critique»11 ; elle a par ailleurs souligné que ce mode d’établissement des frontières dépendait étroitement du consentement des Etats concernés12.
24. Il importe toutefois de replacer le principe de l’uti possidetis dans son contexte, soit la nécessité de préserver l’ordre et la stabilité entre les Etats nouvellement créés ou récemment décolonisés et à l’intérieur de ceux-ci. La Cour a ainsi relevé que «son but évident [était] d’éviter que l’indépendance et la stabilité des nouveaux Etats ne [fussent] mises en danger par des luttes fratricides nées de la contestation des frontières à la suite du retrait de la puissance administrante»13. Un commentateur a fait observer qu’il s’agissait, précisément, d’éliminer la notion clairement coloniale de terra nullius en vertu de laquelle un «territoire sans maître» pouvait être occupé et confisqué , dans les cas où elle était utilisée pour justifier juridiquement la confiscation de territoires occupés par des peuples moins développés ou dits primitifs14. Or, l’application de l’uti possidetis ne saurait être envisagée comme un moyen de légitimer la saisie d’un territoire, ou tout autre mode d’attribution contestable au profit d’une autorité administrante. Pareille interprétation apparaîtrait, de fait, en totale contradiction avec les buts énoncés par l’Assemblée générale des Nations Unies, notamment dans sa résolution 1514, et avec les racines mêmes du processus de tutelle de l’Organisation des Nations Unies et du système de mandats de la Société des Nations, qui, selon les textes fondateurs, visaient en définitive l’indépendance et le développement des peuples colonisés, marquant ainsi une rupture nette et évidente par rapport à l’époque coloniale antérieure, où il s’agissait essentiellement de privilégier les intérêts des puissances impérialistes et de justifier leurs actions. Même si, comme c’est souvent le cas au sein de l’Assemblée générale, des désaccords et divergences d’interprétation des résultats subsistent, un consensus clair se dégage quant au fait que le nouveau mécanisme multilatéral du XXe siècle était censé apporter, du point de vue des intérêts des communautés colonisées, des améliorations jamais encore accomplies (même si ces aspirations n’ont pas toujours été suivies d’actes).
25. Ainsi, bien que sa mise en oeuvre fût, de fait, liée à un lieu et une époque particuliers, l’uti possidetis s’inscrivait dans la nécessité de garantir la stabilité entre des nations récemment décolonisées (notamment le long des frontières communes) et, plus particulièrement, d’éviter plutôt que d’encourager la pérennisation de situations ne bénéficiant qu’aux entités colonisatrices. Il avait vocation à s’appliquer après le retrait des puissances administrantes, pas avant celui-ci, et pas dans le cadre de fragmentations et de modifications effectuées avant l’indépendance des territoires, au bénéfice desdites puissances.
10 «Le principe de l’uti possidetis juris a été établi dans le but de prévenir les différends territoriaux en fixant l’héritage territorial des nouveaux Etats au moment de l’indépendance et en transformant les lignes de délimitation existantes en frontières internationalement reconnues. L’on peut donc considérer qu’il s’agit d’un concept juridique spécifique ancré dans l’espace et dans le temps et revêtu d’une fonction cruciale de légitimation. Ce principe est par ailleurs étroitement lié à celui de la stabilité des frontières, l’un et l’autre reposant sur un certain nombre d’autres notions de droit international telles que le consentement et l’acquiescement, l’intégrité territoriale et l’interdiction du recours à la force entre les Etats, et influençant ces mêmes notions.» Malcom N. Shaw, “The Heritage of States : principle of Uti Possidetis Juris today” dans British Yearbook of International Law, vol. 67, Oxford University Press (1997), p. 76.
11 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 568, par. 30.
12 Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 25, par. 51.
13 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 565, par. 20.
14 Alan Frost, «Chapter 11 - Old Colonisations and Modern Discourse : Legacies and Concerns», 1992, comptes rendus de la conférence inaugurale de la Samuel Griffiths Society.
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26. Dans les cas où, avant la proclamation de leur indépendance, des entités colonisées se sont ainsi vu amputer de portions entières de territoire opportunément tombées dans les poches de l’autorité administrante, le droit international ne devrait pas appliquer l’uti possidetis de manière mécanique et dans l’absolu, mais prendre, au contraire, en considération le contexte particulier, au regard de la réalisation des objectifs fixés. Il conviendrait ainsi de rechercher, pour commencer, si le but ayant présidé à la mise en oeuvre de l’uti possidetis était de promouvoir la stabilité des relations politiques entre les Etats nouveaux ou récemment décolonisés pour éviter que des territoires ne soient confisqués au nom du principe terra nullius, lorsque des revendications existaient au sein des populations autochtones, ou s’il s’agissait plutôt de maintenir des situations bénéficiant exclusivement aux autorités administrantes. S’il y a lieu, en effet, de voir en l’uti possidetis un instantané pris au moment de l’indépendance, cette photographie ne doit pas uniquement fournir des coordonnées géographiques fixes ; elle doit également renseigner sur l’envers du décor le contexte ou la situation politique dans lesquels elle s’inscrit et la partie qui en bénéficie. Toute autre interprétation reviendrait à perpétuer une situation constituant un prolongement du colonialisme ce que ce principe visait, précisément, à combattre.
b) Il convient d’examiner avec une attention particulière le consentement apparent obtenu dans le cadre d’un processus de décolonisation
27. Si l’uti possidetis repose effectivement sur le libre arbitre des Etats souverains concernés au moment où ceux-ci conviennent de l’appliquer, il est nécessaire d’examiner plus scrupuleusement encore la nature du consentement accordé dans le cadre du processus ayant conduit à l’indépendance, et ce, d’autant plus dans les cas où l’autorité administrante y a pris une part active ; même lorsqu’il existe des documents dont la nature varie selon les cas témoignant d’un accord apparent ou supposé entre les gouvernements (ou formes de gouvernement), il convient, dans l’application du droit international, de prendre en considération non pas uniquement le libellé strict de l’accord, mais également le contexte dans lequel le consentement allégué a été obtenu.
28. La résolution 1514, dont les racines historiques sont à chercher, en partie, dans le système de mandats établi par la Société des Nations, a donné le jour à l’idée selon laquelle le processus de décolonisation devait être mis en oeuvre au bénéfice et dans l’intérêt des peuples colonisés, et non des puissances colonisatrices, et à ce que la communauté internationale a appelé une «mission sacrée de civilisation»15. Toutefois, malgré le développement progressif du multilatéralisme et l’évolution correspondante du droit international, ce dispositif a bien souvent servi à faire perdurer le colonialisme plutôt qu’à en favoriser la fin. Le processus global de décolonisation a ainsi été entravé par les actes des institutions multilatérales et des puissances administrantes, qui allaient à l’encontre de la mission sacrée de civilisation et des intérêts de l’humanité dans son ensemble, ou mettaient ceux-ci à rude épreuve. La résolution 1514 a étendu davantage encore les principes multilatéraux en les appliquant de manière générale à la décolonisation.
29. Dans son avis consultatif sur le Sud-Ouest africain, la Cour a confirmé que, si les droits de l’Afrique du Sud découlaient de pouvoirs établis dans le cadre des mandats de la Société des Nations (puis du système de tutelle qui leur a succédé à la naissance de l’Organisation des Nations Unies), l’époque où le monde civilisé supposément bienveillant se posait paternellement en protecteur des intérêts des populations autochtones était alors bien révolue ; même internationalisé, le colonialisme restait le colonialisme. Ainsi que la Cour l’a dit en l’affaire du Sud-Ouest africain, «[i]l [était] évident que la «mission» dont il s’agi[ssait] devait être exercée au profit des
15 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 31, par. 54.
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populations en cause auxquelles on reconnaissait des intérêts propres…»16. A cet égard, il importe d’examiner avec une attention toute particulière les accords apparemment intervenus, dans les cas où cette mission n’a manifestement pas été exercée pleinement au profit des peuples colonisés avec les conséquences qu’on imagine aisément. «Prétendre qu’on peut méconnaître le sens évident de l’institution des mandats, en donnant aux dispositions explicites qui en expriment les principes une interprétation contraire à son but et à son objet, est une thèse insoutenable.»17 Conformément à l’avis consultatif donné par la Cour en l’affaire du Sud-Ouest africain, la plus grande prudence est de mise lorsqu’il s’agit d’examiner a posteriori une interprétation ou un accord allégué en lien avec le processus de décolonisation, surtout si, pour un observateur objectif, les faits ou les circonstances marquent un temps d’arrêt.
30. Dans l’opinion dissidente et concordante qu’ils ont annexée à la sentence rendue dans l’arbitrage relatif à l’aire marine protégée des Chagos, les juges Kateka et Wolfram ont souligné qu’il existait «une situation évidente d’inégalité entre les deux Parties», Maurice étant «économiquement dépendante du Royaume-Uni»18. Cela soulève la question du consentement allégué, obtenu sous la contrainte. Sans doute le droit international devrait-il faire preuve de méfiance ou d’une plus grande vigilance lorsqu’il s’agit d’examiner la validité d’un accord allégué, obtenu dans le contexte d’un processus de décolonisation dans lequel l’autorité administrante, pourtant chargée d’une «mission sacrée de civilisation» conformément à la déclaration, a agi dans son intérêt propre. Dans l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), la Cour s’est fondée sur l’équité infra legem, soit l’équité utilisée comme «méthode d’interprétation du droit» ou pour adapter le droit aux circonstances particulières de chaque affaire19. Dans le cas d’un consentement supposé, obtenu par une autorité administrante dans le contexte de la décolonisation en vue d’un accord en matière, notamment, de segmentation territoriale ou de compensation d’une quelconque nature, il convient d’examiner attentivement la disparité existant entre le gouvernement de l’entité colonisée et l’autorité administrante, et ce, même lorsque l’accord en question est censé régler de manière «complète et définitive» la question de l’intégrité territoriale ainsi que les autres points examinés au fil du processus de décolonisation. Cette nécessaire «méfiance» dans l’évaluation des accords intervenus à l’époque de la décolonisation s’inscrit dans une conception du droit international qui n’est pas récente, puisqu’elle était déjà largement répandue à l’époque de la séparation de l’archipel des Chagos.
«Les valeurs fondamentales sont pertinentes aux fins de l’interprétation car l’égalité ou l’inégalité relative des pouvoirs, richesses et autres avantages respectifs est particulièrement évocatrice lorsqu’il s’agit d’apprécier la crédibilité des affirmations concernant les attentes qui étaient celles des parties lorsqu’elles ont conclu l’accord. D’où le principe proposé pour évaluer la position des parties.»20
S’agissant de l’archipel des Chagos, et du processus de décolonisation envisagé plus largement notamment au regard de ses racines dans le régime de tutelle multilatéral , les puissances administrantes étaient tout autant liées par la responsabilité supérieure qui leur avait été confiée que mues par leurs propres intérêts immédiats. L’uti possidetis était destiné à limiter les «fratricides», autrement dit à garantir la stabilité des nations nouvellement indépendantes, et non à servir de couverture aux transactions intéressées auxquelles s’était livrée la puissance administrante avant
16 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 28, par. 46.
17 Ibid., p. 30, par. 50.
18 Chagos Marine Protected Area Arbitration (Mauritius v. United Kingdom), dissenting and concurring opinion, Judge James Kateka and Judge Rudiger Wolfram, Cour permanente d’arbitrage, 2015, p. 19-20, par. 77-78.
19 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 567-568, par. 28.
20 Myres Smith McDougal, The interpretation of International Agreements and World Public Order principles of content and procedure, Yale University Press, 1967, p. 387.
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l’indépendance. Les cas dans lesquels des éléments de négociation ont été offerts dans le cadre d’un processus d’indépendance pacifique, dans des conditions de disparité parfois extrême, doivent intrinsèquement laisser penser que les résultats finalement obtenus ont pu être fondés sur des situations de détresse plutôt que sur la satisfaction réelle des attentes respectives des parties.
V. CONCLUSIONS
31. La Cour a compétence pour accéder à la demande, formulée en des termes juridiques, et il est indiqué qu’elle exerce cette compétence puisque la question se rapporte aux travaux de l’Assemblée générale.
32. Une situation dans laquelle un territoire semble avoir été séparé par l’autorité administrante ou dans l’intérêt propre de celle-ci révèle que la décolonisation n’a pas été menée à bien car elle ne répond pas aux préoccupations formulées par l’Assemblée générale des Nations Unies et va à l’encontre de la nature et de la raison d’être de l’uti possidetis, qui est de préserver la stabilité des nouveaux Etats.
33. Il convient d’examiner avec une attention toute particulière certains résultats obtenus dans le cadre du processus de décolonisation, notamment lorsqu’il existe une inégalité claire entre l’autorité administrante et les peuples colonisés.
Soumis le 1er mars 2018.
Le conseiller juridique,
Mission permanente de la République des Iles Marshall auprès des Nations Unies,
(Signé) M. Caleb W. CHRISTOPHER.
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Exposé écrit des Iles Marshall