COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Document non officiel
N 2016/3
Le 5 octobre 2016
Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes
nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Inde)
Résumé de l’arrêt du 5 octobre 2016
Chronologie de la procédure (par. 1-13)
La Cour rappelle que, le 24 avril 2014, la République des Iles Marshall (ci-après dénommée
les «Iles Marshall» ou le «demandeur») a déposé une requête introductive d’instance contre la
République de l’Inde (ci-après dénommée l’«Inde» ou le «défendeur»), dans laquelle elle soutient
que celle-ci a manqué à des obligations de droit international coutumier relatives à des négociations
concernant la cessation de la course aux armements nucléaires et le désarmement nucléaire. Les
Iles Marshall entendent fonder la compétence de la Cour sur les déclarations faites par les Parties
en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut.
La Cour rappelle en outre que, par lettre en date du 6 juin 2014, l’Inde a indiqué qu’elle
considérait que la Cour n’avait pas compétence pour connaître du différend allégué. Par
ordonnance en date du 16 juin 2014, la Cour, se référant au paragraphe 2 de l’article 79 de son
Règlement, a estimé que, dans les circonstances de l’espèce, il était en premier lieu nécessaire de
régler la question de sa compétence, et que, en conséquence, elle devrait statuer séparément, avant
toute procédure sur le fond, sur cette question ; à cette fin, elle a décidé que les pièces de procédure
écrite porteraient d’abord sur ladite question. Les Parties ont déposé leurs pièces dans les délais
prescrits, et des audiences publiques sur les questions de la compétence de la Cour et de la
recevabilité de la requête ont été tenues du lundi 7 au mercredi 16 mars 2016.
I. NTRODUCTION (PAR . 14-24)
A. Contexte historique (par. 14-20)
La Cour décrit succinctement le contexte historique de l’affaire, notamment au regard des
activités de l’Organisation des Nations Unies en matière de désarmement nucléaire.
B. Instances introduites devant la Cour (par. 21-24)
La Cour mentionne les autres instances introduites par les Iles Marshall en même temps que
la présente. Elle expose ensuite, dans leurs grandes lignes, les exceptions d’incompétence et
d’irrecevabilité soulevées par l’Inde, puis indique qu’elle commencera par examiner celle selon
laquelle le demandeur n’a pas établi qu’il existait, au moment du dépôt de la requête, un différend
d’ordre juridique entre les Parties. - 2 -
II. LEXCEPTION FONDÉE SUR L ’ABSENCE DE DIFFÉREND (PAR . 25-55)
Après avoir résumé les arguments des Parties, la Cour rappelle le droit applicable à la
question à l’examen. Elle précise que l’existence d’un différend entre les Parties est une condition
à sa compétence. Pour qu’un différend existe, il faut démontrer que la réclamation de l’une des
parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre ; les points de vue des deux parties, quant à
l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations internationales, doivent être nettement
opposés. La détermination par la Cour de l’existence d’un différend est une question de fond, et
non de forme ou de procédure. Lorsque la Cour est saisie sur la base de déclarations faites en vertu
du paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut, la tenue de négociations préalables n’est pas requise,
à moins que l’une des déclarations pertinentes n’en dispose autrement. En outre, si la protestation
diplomatique officielle peut constituer un moyen important pour une partie de porter à l’attention
de l’autre une prétention, pareille protestation n’est pas une condition nécessaire à l’existence d’un
différend. De la même manière, la notification de l’intention d’introduire une instance n’est pas
requise aux fins de pouvoir saisir la Cour.
La Cour souligne ensuite que l’existence d’un différend doit être établie objectivement par
elle sur la base d’un examen des faits. A cette fin, elle tient notamment compte de l’ensemble des
déclarations ou documents échangés entre les parties, ainsi que des échanges qui ont eu lieu dans
des enceintes multilatérales. Ce faisant, elle accorde une attention particulière aux auteurs des
déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés ou qui en ont
effectivement eu connaissance et à leur contenu. Le comportement des parties peut aussi entrer en
ligne de compte, notamment en l’absence d’échanges diplomatiques. En particulier, la Cour a déjà
eu l’occasion de préciser que l’existence d’un différend pouvait être déduite de l’absence de
réaction d’un Etat à une accusation dans des circonstances où une telle réaction s’imposait. Les
éléments de preuve doivent montrer que les «points de vue des … parties [sont] nettement
opposés» en ce qui concerne la question portée devant la Cour. Ainsi que cela ressort de décisions
antérieures de la Cour dans lesquelles la question de l’existence d’un différend était à l’examen, un
différend existe lorsqu’il est démontré, sur la base des éléments de preuve, que le défendeur avait
connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à
l’«opposition manifeste» du demandeur.
La Cour précise en outre que, en principe, la date à laquelle doit être appréciée l’existence
d’un différend est celle du dépôt de la requête. Le comportement des parties postérieur à la requête
(ou la requête proprement dite) peut être pertinent à divers égards et, en particulier, aux fins de
confirmer l’existence d’un différend, d’en clarifier l’objet ou de déterminer s’il a disparu au
moment où la Cour statue. Cependant, ni la requête ni le comportement ultérieur des parties ou les
déclarations faites par elles en cours d’instance ne sauraient permettre à la Cour de conclure qu’il a
été satisfait à la condition de l’existence d’un différend dans cette même instance. Si la Cour était
compétente à l’égard de différends résultant d’échanges qui ont eu lieu au cours de la procédure
devant elle, le défendeur se trouverait privé de la possibilité de réagir, avant l’introduction de
l’instance, à la réclamation visant son comportement. De surcroît, la règle selon laquelle le
différend doit en principe déjà exister à la date du dépôt de la requête serait vidée de sa substance.
* *
La Cour en vient ensuite à la présente instance, relevant d’emblée que les Iles Marshall, de
par les souffrances qu’a endurées leur population par suite des importants programmes d’essais
nucléaires dont elles ont été le théâtre, ont des raisons particulières de se préoccuper du
désarmement nucléaire. Toutefois, cet état de fait ne change rien à la nécessité d’établir que les
conditions régissant la compétence de la Cour sont remplies. Bien que la question de savoir si
celle-ci a compétence soit une question juridique qui demande à être tranchée par elle, il appartient
au demandeur de démontrer les faits étayant sa thèse relative à l’existence d’un différend. - 3 -
La Cour relève que l’Inde, à l’appui de sa position selon laquelle il n’existe pas de différend
entre les Parties, invoque le fait que les Iles Marshall n’ont pas engagé de négociations et ne lui ont
pas notifié la réclamation formulée dans la requête. Elle se fonde sur l’article 43 des Articles de la
Commission du droit international (la «CDI») sur la responsabilité de l’Etat, qui prescrit à un Etat
lésé de «notifie[r] sa demande» à l’Etat dont il invoque la responsabilité. Aux termes du
paragraphe 3 de l’article 48, cette exigence s’applique, mutatis mutandis, à l’invocation de la
responsabilité par un Etat autre qu’un Etat lésé. La Cour observe toutefois que, dans son
commentaire, la CDI précise que ses articles «ne traitent pas des questions de compétence des
cours et tribunaux internationaux, ni en général des conditions de recevabilité des instances
introduites devant eux». De plus, la Cour a rejeté l’idée selon laquelle une notification ou des
négociations préalables seraient requises lorsqu’elle a été saisie sur la base de déclarations faites en
vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut, à moins que cela ne soit prévu dans l’une de ces
déclarations. La jurisprudence de la Cour traite la question de l’existence d’un différend comme
une question afférente à la compétence qui impose de rechercher s’il existe un différend au fond, et
non quelle est la forme que prend ce différend ou s’il a été notifié au défendeur.
La Cour examine ensuite les arguments qu’avancent les Iles Marshall pour montrer qu’un
différend les oppose à l’Inde.
Premièrement, elle note que le demandeur invoque deux déclarations faites dans des
enceintes multilatérales avant la date du dépôt de sa requête, qui, selon lui, suffisent à établir
l’existence d’un différend. Les Iles Marshall se fondent ainsi sur la déclaration faite le
26 septembre 2013 à la réunion de haut niveau de l’Assemblée générale sur le désarmement
nucléaire par leur ministre des affaires étrangères, qui a «appel[é] instamment toutes les puissances
nucléaires [à] intensifier leurs efforts pour assumer leurs responsabilités en vue d’un désarmement
effectif réalisé en toute sécurité». La Cour considère toutefois que cette déclaration, qui revêt un
caractère d’exhortation, ne saurait être considérée comme une allégation selon laquelle l’Inde (ou
toute autre puissance nucléaire) manquait à l’une quelconque de ses obligations juridiques. Il n’y
est pas fait mention de l’obligation de négocier, pas plus qu’il n’y est indiqué que les Etats dotés
d’armes nucléaires manquent aux obligations qui leur incombent à cet égard. Cette déclaration
donne à penser que ces derniers font des «efforts» pour assumer leurs responsabilités et plaide en
faveur d’une intensification de ces efforts ; elle ne dénonce pas une inaction. La Cour ajoute
qu’une déclaration ne peut donner naissance à un différend que s’il y est fait référence assez
clairement à l’objet d’une réclamation pour que l’Etat contre lequel celle-ci est formulée puisse
savoir qu’un différend existe ou peut exister à cet égard. La déclaration de 2013 sur laquelle se
fondent les Iles Marshall ne satisfait pas à ces exigences. La Cour constate que la déclaration que
ces dernières ont faite lors de la conférence de Nayarit le 13 février 2014 va plus loin que celle
de 2013, en ce qu’elle contient une phrase dans laquelle il est affirmé que «les Etats possédant un
arsenal nucléaire ne respectent pas leurs obligations» au regard de l’article VI du TNP et du droit
international coutumier. L’Inde était présente à la conférence de Nayarit. Toutefois, cette
conférence ne portait pas spécifiquement sur la question de négociations en vue du désarmement
nucléaire, mais sur celle, plus large, de l’impact humanitaire des armes nucléaires ; par ailleurs, si
elle dénonce, d’une manière générale, le comportement de l’ensemble des Etats possédant un
arsenal nucléaire, cette seconde déclaration ne précise pas le comportement de l’Inde qui serait à
l’origine du manquement allégué. Selon la Cour, une telle précision aurait été particulièrement
nécessaire si, comme l’affirment les Iles Marshall, la déclaration de Nayarit visait à mettre en cause
la responsabilité internationale du défendeur à raison d’une ligne de conduite qui était restée
constante depuis de nombreuses années. Ladite déclaration, étant donné son contenu très général et
le contexte dans lequel elle a été faite, n’appelait pas de réaction particulière de la part de l’Inde.
Aucune divergence de vues ne peut donc être déduite de cette absence de réaction. La déclaration
de Nayarit ne suffit donc pas à faire naître, entre les Iles Marshall et l’Inde, un différend spécifique
ayant trait à l’existence ou à la portée des obligations alléguées de droit international coutumier
consistant à poursuivre de bonne foi et mener à terme des négociations conduisant au désarmement
nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace, et à mettre fin à une
date rapprochée à la course aux armements nucléaires, ou au respect par l’Inde de telles - 4 -
obligations. La Cour conclut que, dans ces circonstances, l’on ne saurait affirmer, sur la base de
ces déclarations — prises individuellement ou ensemble —, que l’Inde avait connaissance, ou ne
pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que les Iles Marshall alléguaient qu’elle manquait à
ses obligations.
Deuxièmement, la Cour examine l’argument des Iles Marshall selon lequel le dépôt de la
requête en tant que tel et les déclarations faites en cours d’instance par les deux Parties suffisent à
établir l’existence d’un différend. Elle estime que la jurisprudence invoquée par les Iles Marshall
n’étaye pas cette assertion. Dans l’affaire relative à Certains biens, les échanges bilatéraux qui
avaient eu lieu entre les parties avant la date du dépôt de la requête attestaient clairement
l’existence d’un différend (Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 19, par. 25). Dans l’affaire Cameroun c. Nigeria, la prise en compte
d’éléments postérieurs à cette date avait trait à la portée du différend, et non à l’existence de
celui-ci (Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 317, par. 93). En outre, s’il est vrai que,
dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), la Cour ne s’est pas
expressément référée à quelque élément de preuve antérieur au dépôt de la requête pour démontrer
l’existence d’un différend, dans le contexte particulier de l’espèce qui avait trait à un conflit
armé en cours , le comportement des parties avant cette date était suffisant à cet égard
(exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614, par. 27 à 29) ; la réflexion de la
Cour était centrée, non pas sur la date à laquelle le différend s’était fait jour, mais sur les points de
savoir quel était le véritable objet du différend, si celui-ci relevait de la clause compromissoire
pertinente et s’il «persist[ait]» à la date de la décision de la Cour. Celle-ci réaffirme que, si des
déclarations ou réclamations formulées dans la requête, voire après le dépôt de celle-ci, peuvent
être pertinentes à diverses fins — et, en particulier, pour préciser la portée du différend soumis à la
Cour —, elles ne sauraient créer un différend de novo, c’est-à-dire un différend qui n’existe pas
déjà.
Troisièmement, la Cour se penche sur l’argument des Iles Marshall selon lequel le
comportement de l’Inde, qui a conservé et modernisé son arsenal nucléaire, et n’a pas participé à
certaines initiatives diplomatiques, permet de déduire l’existence d’un différend entre les Parties.
Elle rappelle que la question de l’existence d’un différend dans une affaire contentieuse dépend des
éléments de preuve relatifs à une divergence de vues. A cet égard, le comportement d’un Etat
défendeur peut aider la Cour à conclure que les parties ont des points de vue opposés. En la
présente espèce, toutefois, ainsi que la Cour l’a conclu précédemment, aucune des deux
déclarations faites par les Iles Marshall dans un cadre multilatéral ne concernait spécifiquement le
comportement de l’Inde. Sur la base de telles déclarations, l’on ne saurait affirmer que celle-ci
avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que les Iles Marshall
alléguaient qu’elle manquait à ses obligations. Dès lors, le comportement de l’Inde ne permet pas
de conclure à l’existence d’un différend entre les deux Etats devant la Cour.
* *
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la première exception soulevée par l’Inde doit
être retenue. Il s’ensuit qu’elle n’a pas compétence en la présente espèce au titre du paragraphe 2
de l’article 36 de son Statut. En conséquence, il n’est pas nécessaire pour elle de se pencher sur les
autres exceptions soulevées par l’Inde. La question de l’existence et de la portée des obligations de
droit international coutumier dans le domaine du désarmement nucléaire, ainsi que du respect par
l’Inde de celles-ci, relève du fond de l’affaire. Ayant conclu qu’il n’existait pas de différend entre
les Parties avant le dépôt de la requête, la Cour n’a cependant pas compétence pour examiner ces
questions. - 5 -
DISPOSITIF PAR . 56)
LA COUR ,
1) Par neuf voix contre sept,
Retient l’exception d’incompétence soulevée par l’Inde et fondée sur l’absence de différend
entre les Parties ;
POUR : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Greenwood,
Mmes Xue, Donoghue, MM. Gaja, Bhandari, Gevorgian, juges ;
CONTRE : MM. Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Sebutinde, MM. Robinson,
Crawford, juges ; M. Bedjaoui, juge ad hoc ;
2) Par dix voix contre six,
Dit qu’elle ne peut procéder à l’examen de l’affaire au fond.
POUR : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ;MM. Owada, Tomka,
Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, MM. Gaja, Bhandari, Gevorgian, juges ;
CONTRE : MM. Bennouna, Cançado Trindade, Mme Sebutinde, MM. Robinson, Crawford,
juges ; M. Bedjaoui, juge ad hoc.
M. le juge A BRAHAM , président, et M. le juge YUSUF , vice-président, joignent des
déclarations à l’arrêt ; MM. les jugeWADA et TOMKA joignent à l’arrêt les exposés de leur
opinion individuelle ; MM. les jugesENNOUNA et CANÇADO TRINDADE joignent à l’arrêt les
exposés de leur opinion dissidente ; Mmes les jugUEet DONOGHUE , ainsi que M. le jugAJA
joignent des déclarations à l’arrêt ; Mme la jEBUTINDE et M. le juge HANDARI joignent à
l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle ; MM. lesOBINSONR et RAWFORD joignent à
l’arrêt les exposés de leur opinion dissidente ; M. le juge EDJAOUIBjoint à l’arrêt l’exposé
de son opinion dissidente.
___________ Annexe au résumé 2016/3
Déclaration de M. le juge Abraham, président
Dans sa déclaration, le président Abraham explique qu’il a voté en faveur de l’arrêt car il
considère que la décision de la Cour est conforme à sa jurisprudence récente relative à l’exigence
qu’un différend existe entre les Parties, telle que cette jurisprudence a été fixée par une série
d’arrêts rendus au cours des cinq dernières années, particulièrement l’arrêt du 1 avril 2011 rendu
en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), l’arrêt du 20 juillet 2012 rendu
en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique
c. Sénégal) et l’arrêt du 17 mars 2016 rendu en l’affaire relative à des Violations de droits
souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie). Il ressort de
ces arrêts, explique le président Abraham, qu’il convient de se placer à la date d’introduction de
l’instance pour apprécier la réalisation de la condition relative à l’existence d’un différend et que la
Cour ne peut se déclarer compétente pour connaître d’une affaire que lorsque chaque partie était
consciente à cette date ou aurait dû l’être de ce que les vues de l’autre partie étaient opposées
aux siennes.
Le président Abraham explique que, s’il a exprimé des réserves à l’égard de cette
jurisprudence à l’époque où elle a été adoptée, il se considère néanmoins comme lié par celle-ci et a
donc exprimé son vote en conformité avec cette dernière.
Déclaration de M. le juge Yusuf, vice-président
1. Bien qu’il souscrive à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’affaire
Iles Marshall c. Inde, le vice-président expose, dans sa déclaration, son désaccord sur deux aspects
de l’arrêt. Premièrement, il rejette le critère de la «connaissance» comme condition de l’existence
d’un différend. Deuxièmement, il critique l’approche unique adoptée à l’égard des trois affaires
distinctes qui ont été soumises à la Cour (Iles Marshall c. Inde, Iles Marshall c. Royaume-Uni et
Iles Marshall c. Pakistan).
2. Comme la Cour le reconnaît dans son arrêt, «[u]n différend est un désaccord sur un point
de droit ou de fait, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes»
(Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 11). Il incombe à
la Cour d’établir objectivement l’existence d’un différend (Interprétation des traités de paix conclus
avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950,
p. 74), ce qui est une question «de fond, et non de forme» (Application de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie
c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30).
3. Dans le présent arrêt, la Cour affirme qu’«un différend existe lorsqu’il est démontré, sur la
base des éléments de preuve, que le défendeur avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir
connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à l’«opposition manifeste» du demandeur»
(paragraphe 38). Les deux arrêts qu’elle invoque à l’appui de cette assertion à savoir ceux qui
ont été rendus sur les exceptions préliminaires dans les affaires relatives à des Violations alléguées
de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie) et à
l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) ne viennent cependant pas étayer le
critère de la «connaissance» énoncé en la présente espèce par la Cour. Dans ces deux affaires,
celle-ci avait simplement relevé que, de fait, l’Etat défendeur avait connaissance de la position du
demandeur ; à aucun moment elle n’a indiqué qu’il s’agissait là d’une condition de l’existence d’un
différend, et cela ne ressortait pas non plus implicitement de son raisonnement. - 2 -
4. Le vice-président note que l’introduction du critère de la «connaissance» va à l’encontre
de la jurisprudence établie de la Cour selon laquelle l’existence d’un différend demande à être
déterminée objectivement. En outre, pareille approche nuit à l’économie judiciaire et à la bonne
administration de la justice, puisqu’elle incite à soumettre une nouvelle requête au sujet du même
différend.
5. La Cour aurait pu parvenir aux mêmes conclusions que celles qu’elle a formulées dans le
présent arrêt en appliquant les critères qu’elle utilise habituellement pour établir l’existence d’un
différend. Sur la base des éléments de preuve qui lui ont été soumis en l’espèce, elle aurait ainsi pu
conclure que, avant le dépôt de la requête par la République des Iles Marshall, les vues des Parties
ne s’opposaient pas manifestement. Point n’était donc besoin d’introduire un nouveau critère de la
«connaissance» pour justifier ces conclusions.
6. La Cour aurait dû fonder les conclusions qu’elle a énoncées dans l’arrêt concernant
l’absence de différend entre la République des Iles Marshall et l’Inde sur une analyse des faits qui
lui avaient été présentés au sujet des positions adoptées par les Parties quant à l’objet du différend
allégué, et se référer en particulier à l’exposé de ces positions dans des enceintes multilatérales.
7. Plus précisément, il aurait fallu se référer : a) aux résolutions adoptées par l’Assemblée
générale des Nations Unies exhortant les Etats à poursuivre des négociations multilatérales sur le
désarmement nucléaire, ainsi qu’aux votes de la République des Iles Marshall et de l’Inde sur ces
textes ; et b) aux déclarations relatives à l’objet du différend allégué faites par les Parties dans des
enceintes multilatérales.
8. S’agissant des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, l’Inde a toujours
voté en faveur de celles qui appelaient les Etats à négocier un traité général de désarmement
nucléaire. Ces votes ont sans nul doute une valeur probante en ce qui concerne la ligne de conduite
de l’Inde sur la question en cause en l’espèce, à savoir l’ouverture immédiate de négociations et la
conclusion d’une convention générale sur le désarmement nucléaire.
9. Par ailleurs, l’Inde, en tant que membre du mouvement des pays non alignés, a toujours
souscrit aux déclarations faites par ce groupe d’Etats, dans lesquelles ceux-ci exprimaient leur
volonté d’engager des négociations multilatérales conduisant au désarmement nucléaire.
10. Outre ses votes sur les résolutions adoptées au sein de l’Assemblée générale des
Nations Unies et du mouvement des pays non alignés, le soutien constant de l’Inde à l’ouverture et
à la conclusion de négociations conduisant au désarmement nucléaire est étayé par les déclarations
faites par son chef de l’Etat et ses ministres dans des enceintes multilatérales ou dans des
documents officiels.
11. Selon le vice-président, il ne ressort donc pas du dossier de l’affaire que, avant le dépôt
de la requête par la République des Iles Marshall, cette dernière et l’Inde avaient des vues
manifestement opposées concernant l’obligation de poursuivre et de mener à terme des
négociations sur le désarmement nucléaire, à supposer qu’une telle obligation existe en droit
international coutumier.
12. Le dossier de l’affaire montre en revanche que les deux Etats ont défendu dans diverses
enceintes multilatérales, y compris à la conférence de Nayarit, mais surtout au sein de l’Assemblée
générale des Nations Unies (à tout le moins depuis 2013 dans le cas de la République des
Iles Marshall), la nécessité pour tous les Etats, y compris ceux qui sont dotés d’armes nucléaires, de
poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations sur le désarmement nucléaire. Plutôt
qu’une opposition manifeste entre les prétentions des Parties ou une opposition de thèses juridiques
sur l’objet du différend allégué, les éléments de preuve semblent donc révéler une convergence de
vues entre les Parties sur la négociation et la conclusion d’une convention générale sur le
désarmement nucléaire. - 3 -
Opinion individuelle de M. le juge Owada
Le juge Owada reconnaît que l’histoire des Iles Marshall leur a donné des raisons
particulières de se préoccuper du désarmement nucléaire, et spécialement de l’obligation que
l’article VI du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires met à la charge des Etats dotés
d’armes nucléaires. Il n’en reste pas moins qu’il faut que des éléments probants démontrent
l’existence d’un différend juridique concret pour que la Cour puisse avoir compétence. C’est pour
cette raison que le juge Owada, qui souscrit au raisonnement de la Cour, a joint à l’arrêt l’exposé de
son opinion individuelle, afin de clarifier ce raisonnement sur trois points particuliers, dans un
contexte certes juridique, mais aussi à forte charge politique.
Le premier point est celui de la norme juridique appliquée par la Cour pour déterminer s’il
existait un différend à la date du dépôt de la requête des Iles Marshall. Le juge Owada rappelle
que, pour établir l’existence d’un différend, il faut pouvoir démontrer que la réclamation de l’une
des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre. Il est crucial de reconnaître que ce critère,
loin d’être une simple formalité, revêt une importance considérable en tant que condition préalable
nécessaire à la saisine de la Cour par le demandeur. C’est pourquoi le fait que le différend allégué
n’existait pas à la date du dépôt d’une requête n’est pas une simple question de procédure qu’il
serait possible de régler par un acte ultérieur, comme dans l’affaire des Concessions Mavrommatis
en Palestine. Dans ce genre de contexte, il faut faire la distinction entre un différend juridique et
une simple divergence de positions. La jurisprudence de la Cour confirme ce principe, alors que la
Cour a examiné la question dans des circonstances de fait et de droit très diverses et, ce faisant, a
été conduite à apprécier des facteurs différents et variés. On pourrait être tenté de conclure que
l’examen de ces facteurs par la Cour lui a permis de définir un certain seuil ou critère pour établir
l’existence d’un différend, mais le juge Owada estime que, sur ce point, la jurisprudence de la Cour
n’est pas tout à fait aussi «linéaire». Les arrêts en question correspondent plutôt à des situations
spécifiques aux affaires examinées, dans lesquelles les différents éléments de preuve ont été jugés
ou suffisants ou insuffisants. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand on veut comprendre le sens
véritable de l’élément de «connaissance du différend par le défendeur» introduit par le présent
arrêt. Bien que l’arrêt puisse sembler avoir introduit cet élément ex nihilo, il s’agit en réalité d’un
dénominateur commun de toute la jurisprudence. Cette connaissance par le défendeur atteste qu’un
simple désaccord s’est transformé en un véritable différend juridique, et elle constitue un minimum
essentiel commun à tous les précédents.
Le deuxième point concerne la date à laquelle l’existence du différend doit être prouvée. Les
Iles Marshall ont soutenu que les arrêts de la Cour en plusieurs affaires antérieures étayaient leur
thèse voulant que des déclarations faites pendant la procédure pussent servir à prouver l’existence
d’un différend. Bien que, dans le présent arrêt, la Cour ait expliqué correctement le sens de ces
précédents, le juge Owada a souhaité expliciter la juste interprétation à donner de l’arrêt en l’affaire
relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro). Les circonstances exceptionnelles et le mélange
particulier d’éléments de droit et de fait intéressant le fond de cette affaire font que la question que
devait trancher la Cour était très différente de celle qui fait l’objet de la présente espèce, et
expliquent que la Cour ait pu prendre en compte des déclarations faites pendant la procédure en
ladite affaire sans que cela puisse être interprété comme le signe d’une évolution par rapport à sa
jurisprudence constante en la matière.
En ce qui concerne le troisième point, le juge Owada a voulu s’exprimer sur la question du
traitement de la preuve par la Cour dans le présent arrêt. D’aucuns, en effet, pourraient reprocher à
la Cour d’avoir suivi une approche fragmentaire en rejetant individuellement chaque catégorie
d’éléments de preuve, alors que les Iles Marshall prétendaient que ces derniers devaient être
considérés dans leur ensemble. Selon le juge Owada, la Cour les a cependant tous examinés et a
conclu à juste titre que — même considérées dans leur ensemble — ils n’étaient pas suffisants pour
établir l’existence d’un différend. - 4 -
Ceci dit, le juge Owada ajoute qu’il est possible que la présente instance ait donné naissance
à une nouvelle situation juridique. Etant donné que le présent arrêt exprime la position de la Cour
sur la situation qui existait à la date du dépôt de la requête actuelle, une nouvelle requête ne
s’exposerait pas nécessairement à la même exception d’incompétence. Qu’une nouvelle requête
puisse prospérer est une question encore sans réponse, et dont l’aboutissement dépendrait de
l’examen que ferait la Cour de toutes les exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité.
Opinion individuelle de M. le juge Tomka
Le juge Tomka n’est pas convaincu par la logique suivie dans l’arrêt s’agissant de
l’existence d’un différend en la présente espèce, logique qui n’est, selon lui, pas justifiée au regard
de la jurisprudence de la Cour. Il regrette donc de ne pouvoir souscrire aux conclusions de celle-ci
sur ce point.
Il expose pour commencer les demandes formulées par les Iles Marshall en la présente
espèce concernant le manquement allégué de l’Inde aux obligations relatives au désarmement
nucléaire qui lui incomberaient au titre du droit international coutumier, et observe que le
défendeur a contesté ces allégations.
Le juge Tomka rappelle que les Iles Marshall ont invoqué les déclarations faites par les
Parties en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut pour fonder la compétence de la Cour en
l’affaire. Il observe que, lorsqu’elle examine des questions de compétence, la Cour doit faire
preuve de prudence avant de s’appuyer sur des conclusions qu’elle a pu formuler antérieurement,
dans le contexte de déclarations d’acceptation de sa juridiction particulières ou de clauses
compromissoires établissant des conditions préalables à sa saisine. Il relève par ailleurs que, dans
le présent arrêt, la Cour réaffirme la position qu’elle a déjà exprimée, selon laquelle les Etats ne
sont pas tenus de négocier ni de notifier leurs griefs avant d’introduire une instance devant elle, à
moins que la base de compétence invoquée ne prévoie pareille condition.
Le juge Tomka souligne que, si la Cour a maintes fois affirmé que l’existence d’un différend
était une condition pour qu’elle ait compétence, il est, selon lui, plus exact de considérer qu’il s’agit
d’une condition à l’exercice de cette compétence. A cet égard, et pour ce qui est des Etats qui ont
fait une déclaration en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut, la compétence de la Cour est
établie à partir du moment où ladite déclaration est déposée auprès du Secrétaire général de
l’Organisation des Nations Unies. La compétence de la Cour n’est donc pas, selon le juge Tomka,
établie ou parachevée par la naissance d’un différend, condition uniquement nécessaire à son
exercice. Ainsi, la disparition d’un différend en cours de procédure ne prive pas la Cour de sa
compétence, mais celle-ci n’a plus, en pareil cas, à se prononcer au fond, aucune question ne
restant alors à trancher.
Le juge Tomka relève que, en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des
Nations Unies, la Cour a pour mission «de régler conformément au droit international les
différends qui lui sont soumis» (paragraphe 1 de l’article 38 du Statut), mission qu’elle ne peut
exercer que si un différend existe toujours entre les parties au moment où elle est appelée à se
prononcer au fond. Toutefois, et même si la formulation du paragraphe 1 de l’article 38 implique
qu’un différend existe déjà lorsque l’instance est introduite devant elle, ce membre de phrase relatif
à la mission de la Cour ne visait pas à poser une condition à sa compétence et ne devrait pas être
déterminant à cet égard.
Le juge Tomka souligne que, selon la jurisprudence de la Cour, le différend doit, en principe,
exister au moment du dépôt de la requête. Il est d’avis que, dans le présent arrêt, bien qu’ayant
rappelé cette règle générale, la Cour a retenu un critère bien plus strict, estimant que le différend
devait avoir existé avant le dépôt de la requête par les Iles Marshall. - 5 -
Il observe que, dans certaines circonstances, le différend doit effectivement exister à la date à
laquelle la requête est déposée, notamment lorsque, comme dans la récente affaire relative aux
Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes
(Nicaragua c. Colombie) (exceptions préliminaires, arrêt du 17 mars 2016), la déclaration
d’acceptation de la juridiction de la Cour de l’un des Etats vient à expirer après ce dépôt. Il peut
également arriver, comme ce fut le cas en l’affaire relative à l’Application de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie
c. Fédération de Russie) (C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 70), que la clause compromissoire invoquée
impose la tenue de négociations préalables au dépôt de la requête, ce dont il découle logiquement
que le différend relatif à l’objet du traité en cause doit s’être fait jour avant l’introduction de
l’instance. Le juge Tomka ne partage toutefois pas le point de vue selon lequel l’affaire Géorgie
c. Fédération de Russie aurait marqué l’apparition, dans la jurisprudence de la Cour, d’une
approche plus formaliste quant à la question de l’existence d’un différend.
Selon lui, lorsque aucune circonstance ne requérait qu’un différend existe entre les parties à
une date particulière, la Cour a fait preuve de souplesse à cet égard en ne limitant pas son examen à
la période antérieure au dépôt de la requête. A titre d’exemple, le juge Tomka se réfère à l’affaire
relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) (C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 595).
Il souligne par ailleurs que, s’agissant de la date à laquelle il doit être satisfait aux conditions
de sa compétence, la Cour, comme sa devancière, a toujours fait preuve d’une relative souplesse et
s’est abstenue de tout formalisme excessif ; il évoque, sur ce point, les afoaires suivantes : Certains
intérêts allemands en Haute-Silésie polonais, (compétence, arrêt n 6, 1925), Concessions
Mavrommatis en Palestine (arrêt n 2, 1924), Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) (exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 595) et Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) (exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2008, p. 412). Dans cette dernière affaire, la Cour a notamment relevé que
«ce qui import[ait], c’[était] que, au plus tard à la date à laquelle la Cour statu[ait] sur
sa compétence, le demandeur [fût] en droit, s’il le souhait[ait], d’introduire une
nouvelle instance dans le cadre de laquelle la condition qui faisait initialement défaut
serait remplie. En pareil cas, cela ne servirait pas l’intérêt d’une bonne administration
de la justice d’obliger le demandeur à recommencer la procédure ou à en
commencer une nouvelle et il est préférable, sauf circonstances spéciales, de
constater que la condition est désormais remplie.» (Ibid., p. 441, par. 85).
Le juge Tomka estime qu’il n’existe aucune raison impérative faisant obstacle à ce que ce
principe soit appliqué à l’existence d’un différend, et ne peut souscrire à l’idée selon laquelle, dans
l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou
d’extrader (Belgique c. Sénégal) (C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 422), la Cour s’est écartée de sa
jurisprudence sur ce point.
S’il admet que, pendant un certain temps, les Iles Marshall ne se sont pas montrées
particulièrement actives, dans les enceintes multilatérales, sur la question du désarmement
nucléaire, le juge Tomka observe qu’elles ont, au moins depuis 2013, exprimé leur mécontentement
quant à l’exécution ou, plutôt, l’inexécution des obligations relatives au désarmement
nucléaire qui, selon elles, incombent aux puissances nucléaires, et notamment à l’Inde, au titre du
droit international coutumier. Il estime qu’un Etat n’est pas tenu, en droit international, d’informer
un autre Etat de son intention d’introduire contre lui une instance devant la Cour, et peut formuler
ses griefs dans sa requête. Dans le système actuel de la clause facultative, imposer pareille
obligation de notification préalable risquerait, selon le juge Tomka, de priver la Cour de sa
compétence avant qu’une requête lui soit soumise. - 6 -
Le juge Tomka conclut, sur ce point, que la présente instance a clairement montré qu’un
différend existait entre les Parties concernant l’exécution par l’Inde de certaines obligations
relatives au désarmement nucléaire qui, selon les Iles Marshall, lui incombent au titre du droit
international coutumier. Il estime que la conclusion selon laquelle, en l’absence de différend, la
Cour n’avait pas compétence n’est pas justifiée en la présente affaire.
Le juge Tomka est néanmoins d’avis que, de par la nature même des obligations susceptibles
d’exister dans le domaine du désarmement nucléaire, la requête des Iles Marshall était irrecevable.
Il se penche ainsi sur l’article VI du TNP, qui énonce des prescriptions similaires aux obligations
de droit international coutumier qui, selon le demandeur, s’appliquaient en la présente espèce, et
sur la manière dont la Cour, dans son avis consultatif sur la question de la Licéité de la menace ou
de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif (C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 226), les a qualifiées.
Se référant à la doctrine sur ce point, il observe que le désarmement requiert que tous les Etats
coopèrent et s’acquittent de leurs obligations, et que cet objectif ne pourra être réalistement atteint
qu’en tenant compte des intérêts nationaux en matière de sécurité et notamment de ceux de
l’ensemble des puissances nucléaires et des autres Etats dotés de capacités militaires importantes.
Pour rechercher si un Etat possédant des armes nucléaires s’acquitte de ses obligations en matière
de désarmement, y compris celle de négocier de bonne foi, il y a lieu, selon le juge Tomka, de
prendre en considération l’attitude des autres puissances nucléaires à l’égard des mêmes obligations
qui leur incombent ou sont susceptibles de leur incomber. Ce n’est, selon lui, qu’à la lumière des
positions adoptées par d’autres Etats et de l’influence que celles-ci exercent nécessairement que la
Cour peut sérieusement apprécier le comportement d’un Etat particulier et déterminer si celui-ci est
disposé, en poursuivant des négociations de bonne foi, à œuvrer en vue de l’objectif du
désarmement nucléaire. Le juge Tomka souligne que cela ne revient pas à dire que la
détermination de la responsabilité du défendeur suppose de déterminer préalablement celle d’Etats
tiers auquel cas le principe de l’Or monétaire s’appliquerait , mais que la question est plutôt,
dans ce contexte, de savoir si la Cour peut examiner le comportement d’un Etat donné sans prendre
en considération et comprendre les positions adoptées par les Etats tiers avec lesquels ce dernier (le
défendeur, dans la présente affaire) aurait dû négocier et devrait convenir des mesures à mettre en
œuvre par l’ensemble des parties concernées en vue d’atteindre l’objectif général du désarmement
nucléaire.
Le juge Tomka conclut que les questions soulevées en la présente espèce n’étaient pas de
nature bilatérale. Il est convaincu que la Cour ne pourrait se livrer à un examen pertinent du
comportement de l’Inde que si d’autres Etats viennent expliquer devant elle leurs positions et leurs
actes. La présente affaire illustre, de son point de vue, les limites de la mission de la Cour, en ce
qu’elle est axée sur les différends bilatéraux. Si la Cour avait été dotée d’une compétence
obligatoire universelle, l’ensemble des Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies y
auraient été soumis. Rien n’aurait alors pu faire obstacle à ce qu’elle exerce pleinement sa
compétence et contribue ainsi à la réalisation des buts et objectifs de l’Organisation.
En conclusion, le juge Tomka déplore sincèrement et profondément que l’absence à
l’instance des autres puissances nucléaires empêche la Cour d’examiner, dans le contexte
multilatéral qui leur est propre, les demandes présentées par les Iles Marshall. Il considère en
conséquence que la requête est irrecevable et que la Cour ne peut procéder à l’examen de l’affaire
au fond.
Opinion dissidente de M. le juge Bennouna
Dans les trois affaires engagées par les Îles Marshall relatives à l’obligation de négocier en
vertu de l’article VI du traité de 1968 sur la non-prolifération des armes nucléaires et du droit
international coutumier, la Cour s’est déclarée incompétente sur le fondement de l’inexistence d’un
différend entre les Parties. Ce faisant, la Cour a préféré l’exercice d’un pur formalisme au réalisme
et à la souplesse exprimés dans sa jurisprudence ancienne et constante. C’est ainsi que, tandis que - 7 -
la détermination de l’existence d’un différend était jusqu’alors établie objectivement, la Cour dans
ses trois arrêts a introduit un nouveau facteur subjectif. En arrêtant le temps du droit et de l’analyse
à la date de la soumission de la requête par les Îles Marshall et en exigeant du défendeur la
connaissance ou l’impossibilité de ne pas «avoir connaissance de ce que ses vues se heurtaient à
l’opposition manifeste du demandeur», la Cour a fait preuve d’un formalisme excessif aux dépens
d’une approche souple favorisant une bonne administration de la justice.
Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans l’opinion dissidente, composée de 21 parties, dont il a joint l’exposé à l’arrêt rendu
en la présente affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la
course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Inde), le
juge Cançado Trindade expose les fondements de sa position personnelle au sujet de la décision
que la Cour a rendue, son désaccord portant sur l’approche suivie, l’ensemble du raisonnement
ainsi que les différents points du dispositif. Ce faisant, il entend se distancier le plus possible de la
position adoptée par la majorité de la Cour.
2. Le juge Cançado Trindade commence par analyser la question de l’existence d’un
différend devant la Cour de La Haye, examinant en détail la jurisprudence constante de cette
juridiction (CPJI et CIJ), selon laquelle il y a différend en présence d’«un désaccord sur un point de
droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux
personnes» (ces éléments ne devant pas nécessairement être énoncés expressis verbis). L’existence
d’un différend demande à être «établie objectivement» par la Cour, et le simple fait qu’une partie la
conteste ne prouve pas que le différend en cause n’existe pas.
3. Telle était la position adoptée par la Cour de La Haye, qu’il s’agisse de la CPJI (à compter
de l’arrêt rendu le 30 août 1924 en l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine) ou de la
CIJ (à compter de l’avis consultatif donné le 30 mars 1950 sur l’Interprétation des traités de paix).
Le juge Cançado Trindade rappelle que, même au cours de ces dix dernières années, la Cour a jugé
utile d’insister sur le pouvoir qui est le sien d’«établir objectivement» l’existence d’un différend
conformément à sa jurisprudence constante, qu’il examine en détail dans la partie II de son opinion
dissidente.
4. Ce n’est que très récemment, dans un passage de l’arrêt qu’elle a rendu le 1 avril 2011
sur les exceptions préliminaires en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, que la CIJ a décidé d’appliquer aux
faits de l’espèce un critère plus strict pour établir l’existence d’un différend, en recherchant si l’Etat
demandeur avait préalablement notifié sa réclamation à l’Etat défendeur et si ce dernier s’y était
opposé. Le juge Cançado Trindade souligne que cette nouvelle exigence «n’est pas compatible
avec la jurisprudence constante de la CPJI et de la CIJ en matière de détermination de l’existence
d’un différend» (par. 9).
5. Dans les présentes affaires des Obligations relatives à des négociations concernant la
cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire, les trois Etats défendeurs
(à savoir l’Inde, le Royaume-Uni et le Pakistan), ont ainsi cherché à faire fond sur une exigence de
notification préalable des réclamations, ou le critère selon lequel l’Etat défendeur devait avoir
connaissance de celles de l’Etat demandeur, pour qu’un différend existe conformément au Statut de
la CIJ ou au droit international général. Toutefois, le juge Cançado Trindade souligne là encore
que
«nulle part, dans la jurisprudence constante de la Cour relative à la question de
l’existence d’un différend, on ne trouve la moindre trace d’une telle exigence ; bien au
contraire, la CIJ a précisé que la position ou l’attitude d’une partie pouvait être établie - 8 -
par inférence [affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le
Nigéria, arrêt du 11 juin 1998 sur les exceptions préliminaires]. Selon l’approche de
la Cour, il n’est pas nécessaire que le défendeur se soit préalablement opposé à la
réclamation du demandeur en faisant une déclaration expresse, ni qu’il ait
expressément confirmé l’existence d’un différend.» (Par. 10.)
6. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite que, dans l’opinion dissidente (par. 161) dont
il avait joint l’exposé à l’arrêt rendu en 2011 en l’affaire relative à l’Application de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, il avait critiqué le
«raisonnement formaliste» suivi par la Cour pour déterminer l’existence d’un différend, qui avait
donné lieu à l’introduction d’un critère plus strict allant au-delà de la jurisprudence constante de la
CPJI et de la CIJ elle-même (par. 11 et 12). Il n’existe en effet, pour l’Etat demandeur, aucune
obligation générale de notifier préalablement son intention d’introduire une instance devant la
Cour. Le juge Cançado Trindade ajoute que, «s’il convient d’établir l’existence (et l’objet) d’un
différend porté devant la Cour, c’est dans le but de permettre à celle-ci d’exercer convenablement
sa compétence : cela vise plus précisément, non pas à protéger l’Etat défendeur, mais à préserver le
bon exercice, par la Cour, de la fonction judiciaire qui lui est dévolue» (par. 13).
7. Il n’existe pas non plus de condition imposant aux parties d’«épuiser» la voie des
négociations diplomatiques (par. 14) avant d’introduire une instance devant la Cour (affaire de la
Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, arrêt du 11 juin 1998 sur les
exceptions préliminaires). En la présente espèce opposant les Iles Marshall à l’Inde, les parties en
litige avaient suivi deux lignes de conduite constantes et distinctes attestant la différence entre leurs
positions juridiques, ce qui suffit à établir l’existence d’un différend. En l’occurrence, celui-ci
portait sur la question de savoir si l’Inde avait manqué à l’obligation que lui impose le droit
international coutumier de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant
au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international efficace (par. 16).
8. Dans les présentes affaires des Obligations relatives à des négociations concernant la
cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire
(Iles Marshall c. Inde/Royaume-Uni/Pakistan), la majorité de la Cour a indûment relevé le seuil
permettant d’établir l’existence d’un différend en posant la condition de la «connaissance», ce qui
semble «compromettre la propre capacité de la Cour à déduire l’existence d’un différend des
comportements contradictoires des parties en litige» (par. 19).
9. Selon le juge Cançado Trindade, la position adoptée en la présente espèce par la majorité
«contredit la propre jurisprudence antérieure de la Cour de La Haye (CPJI et CIJ)», dans laquelle
celle-ci a suivi une approche nettement moins formaliste pour établir l’existence d’un différend»
(s’agissant de la CPJI, voir, notamment, l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt
du 30 août 1924 ; l’affaire relative à Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, arrêt
o
(fond) du 25 août 1925 ; l’affaire de l’Interprétation des arrêts n 7 et 8 (usine de Chorzów), arrêt
du 16 décembre 1927 ; et, s’agissant de la CIJ, voir, notamment, l’affaire relative au Timor
oriental, arrêt du 30 juin 1995 ; l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide, exceptions préliminaires, arrêt du 11 juillet 1996 ; l’affaire
relative à Certains biens, exceptions préliminaires, arrêt du 10 février 2005) (par. 21).
10. Dans les affaires relatives au Timor oriental (1995), à l’Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (1996) et à Certains biens (2005), la CIJ a
considéré que le comportement postérieur à la date critique (c’est-à-dire celle du dépôt de la
requête) tendait à confirmer l’existence d’un différend entre les parties. Cette approche, que la CIJ
elle-même avait suivie jusqu’alors, fait clairement apparaître qu’un différend existait en la présente
espèce (par. 23 et 24). - 9 -
11. Au surplus, la majorité de la Cour fait table rase de l’exigence selon laquelle la date à
retenir pour établir l’existence du différend est «en principe» celle du dépôt de la requête (affaire
relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des
Caraïbes, exceptions préliminaires, arrêt du 17 mars 2016) ; comme on l’a vu, la CIJ a tenu compte,
dans sa jurisprudence, du comportement postérieur à cette date critique (par. 29).
12. Le juge Cançado Trindade ajoute que, en la présente espèce, la majorité de la Cour
reprend les obiter dicta formulés en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (2011),
«qui ont relevé indûment le seuil permettant d’établir l’existence d’un différend, au
sujet d’une clause compromissoire contenue dans cette convention (celle-ci ayant, en
tout état de cause, été mal interprétée, puisqu’il n’a pas été tenu compte de son objet et
de son but). Pis encore, dans la présente espèce opposant les Iles Marshall à l’Inde, la
majorité de la Cour sort ce critère plus strict de son contexte et l’applique à une affaire
portée devant la Cour sur la base d’une déclaration faite en vertu de la clause
facultative et ayant trait à une obligation de droit international coutumier.» (Par. 30.)
13. Ce seuil relevé, qui est «de surcroît formaliste et artificiel», ne découle pas de la
définition d’un différend telle qu’elle apparaît dans la jurisprudence constante de la Cour (par. 31).
En appliquant le critère de la «connaissance», la majorité de la Cour s’attache excessivement aux
formes, exigeant de l’Etat défendeur qu’il réagisse d’une certaine façon à la réclamation de l’Etat
demandeur, et ce, «même dans une situation telle que celle de la présente espèce, où les parties en
litige ont systématiquement suivi deux lignes de conduite distinctes» (par. 31). Le
juge Cançado Trindade conclut à cet égard que, en relevant de manière formaliste le seuil qui
permet d’établir l’existence d’un différend, la majorité de la Cour «crée indûment une entrave à
l’accès même (des demandeurs) à la justice au niveau international, a fortiori dans une affaire
consacrée à une question intéressant l’ensemble de l’humanité, ce qui est éminemment regrettable»
(par. 32).
14. Le juge Cançado Trindade aborde ensuite les différentes séries de résolutions de
l’Assemblée générale des Nations Unies sur les armes nucléaires et l’opinio juris (partie III), à
savoir : a) les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les armes nucléaires
(1961-1981) ; b) les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le gel des armes
nucléaires (1982-1992) ; c) les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies condamnant
les armes nucléaires (1982-2015) ; et d) les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies
sur la suite donnée à l’avis consultatif de 1996 de la CIJ (1996-2015). Il rappelle que, dans le cadre
de la présente affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la
course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire, les parties en litige ont commencé par
traiter les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies consacrées à la question du
désarmement nucléaire (par. 33).
15. S’agissant de la première série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies
sur les armes nucléaires (1961-1981), c’est la résolution 1653 (XVI) du 24 novembre 1961 qui a
ouvert la voie avec sa célèbre «Déclaration sur l’interdiction de l’emploi des armes nucléaires et
thermonucléaires», trois décennies du désarmement ayant ensuite été proclamées (par. 34). Tout au
long de cette première période à l’examen (1961-1981), l’Assemblée générale a accordé une
importance particulière aux questions de désarmement, en particulier nucléaire (pae. 35).eEn 1978
et en 1982, elle a ainsi consacré deux sessions extraordinaires (à savoir ses 10 et 12 sessions) au
désarmement nucléaire, soulignant que l’objectif le plus urgent du désarmement consistait à écarter
le risque d’une guerre nucléaire (par. 36). - 10 -
16. Le juge Cançado Trindade rappelle que l’Assemblée générale a, à maintes reprises,
dénoncé les risques que la course aux armes nucléaires faisait peser sur l’humanité ainsi que sur la
survie de la civilisation, et exprimé ses craintes que les essais nucléaires aient pour conséquence
négative d’accélérer encore cette compétition. Aussi l’Assemblée générale a-t-elle répété qu’elle
condamnait l’ensemble des essais d’armes nucléaires, quel que soit l’environnement dans lequel ils
pouvaient être menés, et qu’elle exhortait les Etats dotés d’armes nucléaires à suspendre ces essais
sous toutes leurs formes (par. 37).
17. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite que, au cours de cette période, l’Assemblée
générale a également souligné que les Etats dotés d’armes nucléaires avaient une responsabilité
particulière pour parvenir à atteindre l’objectif du désarmement nucléaire (par. 38). Et d’ajouter
que, à sa 84 séance plénière, qui a fait suite à sa 10 session extraordinaire consacrée au
désarmement, l’Assemblée générale a déclaré que l’emploi d’armes nucléaires constituait une
«violation de la Charte des Nations Unies» ainsi qu’un «crime contre l’humanité», et qu’il devrait
être interdit, dans l’attente du désarmement nucléaire (par. 39).
18. S’agissant de la deuxième série de résolutions de l’Assemblée générale des
Nations Unies sur le gel des armes nucléaires (1982-199e), ceteorgane a adopté chaque année au
cours de la période à l’examen (comme suite à ses 10 et 12 sessions extraordinaires consacrées au
désarmement nucléaire, tenues en 1978 et 1982, respectivement) des résolutions appelant à un gel
de ces armements. L’Assemblée a relevé dans ces textes que les arsenaux existants étaient plus que
suffisants pour détruire toute vie sur la terre, exprimant sa conviction qu’une paix mondiale
pérenne ne pouvait reposer que sur un désarmement général et complet, effectué sous un contrôle
international efficace. Elle a également noté à cet égard que les objectifs prioritaires en matière de
désarmement devaient être le désarmement nucléaire et l’élimination de toutes les armes de
destruction massive (par. 41).
19. Enfin, dans ces mêmes résolutions, l’Assemblée générale a exhorté les puissances
nucléaires à convenir d’un «gel des armes nucléaires» prévoyant notamment «l’arrêt total et
simultané de ... la production de matières fissiles destinées à la fabrication d’armes». Ce gel n’était
pas considéré comme une fin en soi, mais comme la première étape la plus efficace vers la
réduction des arsenaux nucléaires, une interdiction complète des essais, la cessation de la
fabrication et du déploiement d’armes nucléaires, et la cessation de la production de matières
fissiles destinées à la fabrication d’armes (par. 42).
20. Ayant rappelé que les exposés présentés à la fin de l’année 1995 dans le cadre de la
procédure consultative engagée devant la Cour ont été l’occasion de reconnaître l’autorité et la
valeur juridique des résolutions de l’Assemblée générale (par. 43-45), le juge Cançado Trindade
souligne que celles-ci se sont, depuis et jusqu’à ce jour , multipliées, «constituant
clairement», à son sens, «une opinio juris communis relative au désarmement nucléaire» (par. 46).
21. Il en vient ensuite à la longue série de résolutions condamnant les armes nucléaires
(1982-2015), par lesquelles l’Assemblée générale est passée à une condamnation directe en
formulant des mises en garde contre la menace que représentent les armes nucléaires pour la survie
de l’humanité (par. 48). Autre point important, elle y réaffirme, chaque année, en préambule, que
«l’emploi d’armes nucléaires constituerait une violation de la Charte des Nations Unies et un crime
contre l’humanité» (par. 49).
22. Enfin et surtout, le juge Cançado Trindade examine la série de résolutions concernant la
suite donnée à l’avis consultatif rendu en 1996 par la Cour (1996-2015), dans lesquelles
l’Assemblée générale se dit tout d’abord convaincue que «la persistance des armes nucléaires fait
peser une menace sur l’humanité», et que «leur emploi aurait des conséquences catastrophiques - 11 -
pour toutes les formes de vie sur Terre», précisant que «la seule protection contre une catastrophe
nucléaire est l’élimination complète des armes nucléaires et la certitude qu’il n’en sera plus jamais
fabriqué» (deuxième alinéa du préambule). Y est en outre maintes fois réaffirmé «l’engagement
pris par la communauté internationale d’atteindre l’objectif d’un monde exempt d’armes nucléaires
grâce à l’élimination totale des armes nucléaires» (par. 54).
23. Dans ces résolutions, l’Assemblée générale invite instamment tous les Etats à s’acquitter
immédiatement de l’obligation qui conduira sans tarder à la conclusion d’une convention
interdisant la mise au point, la fabrication, l’essai, le déploiement, le stockage, le transfert, la
menace ou l’emploi de ces armes et prévoyant leur élimination (par. 55). Depuis quelques années,
elle constate par ailleurs «avec satisfaction», en préambule, que le traité sur l’Antarctique et les
traités de Tlatelolco, de Rarotonga, de Bangkok et de Pelindaba, ainsi que le traité portant création
d’une zone exempte d’armes nucléaires en Asie centrale «libèrent progressivement de la présence
d’armes nucléaires tout l’hémisphère Sud et les zones adjacentes visées par ces traités» (par. 56).
24. Les résolutions adoptées plus récemment (depuis 2013) ont vu leur portée nettement
élargie. L’Assemblée générale y invite l’ensemble des Etats dotés d’armes nucléaires à prendre des
mesures concrètes de désarmement, soulignant que tous les Etats doivent faire des efforts
particuliers pour instaurer et conserver un monde exempt d’armes nucléaires. Leur dispositif
rappelle la conclusion unanime énoncée par la Cour dans son avis consultatif de 1996 sur la Licéité
de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, selon laquelle «il existe une obligation de
poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire
dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace» (par. 57).
25. Les résolutions concernant la suite donnée à l’avis consultatif de la Cour comportent des
paragraphes qui, sans mentionner le TNP ni les Etats qui en sont parties, font référence à cette
obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au
désarmement nucléaire, présentée comme une obligation générale ne découlant d’aucune
disposition conventionnelle particulière. Par ailleurs, tous les Etats, et pas uniquement ceux qui
sont parties au TNP, sont priés de s’acquitter immédiatement de celle, qui leur incombe à tous, de
tenir le Secrétaire général informé des efforts qu’ils déploient et des mesures qu’ils prennent en
application des résolutions en question. En résumé, ces résolutions «visent délibérément tous les
Etats, et, en ne mentionnant aucun traité particulier ni aucune autre obligation internationale
découlant d’un texte spécifique, renvoient à une obligation de droit coutumier de négocier et de
parvenir au désarmement nucléaire» (par. 58).
26. Tout comme l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité de l’Organisation des
Nations Unies s’est maintes fois penché sur la question à l’examen (partie IV). Deux de ses
résolutions (S/RES/984 (1995), adoptée le 11 avril 1995, et S/RES/1887 (2009), adoptée
le 24 septembre 2009) mentionnent, en particulier, l’obligation de poursuivre de bonne foi des
négociations relatives au désarmement nucléaire (par. 63), le Conseil de sécurité ayant, lui aussi,
lancé un appel général à l’intention de tous les Etats membres de l’Organisation, qu’ils soient ou
non parties au TNP (par. 64). Selon le juge Cançado Trindade,
«les résolutions susmentionnées du Conseil de sécurité, comme celles de l’Assemblée
générale (voir supra), qui s’adressent à tous les Etats membres de l’Organisation,
constituent d’importants éléments attestant l’émergence d’une opinio juris, ce qui
confirme la formation progressive d’une obligation de droit international coutumier
correspondant à l’obligation conventionnelle établie par l’article VI du TNP. Il
importe en particulier de relever, à cet égard, que le Conseil de sécurité invite tous les
Etats, et pas uniquement ceux qui sont parties au TNP, à poursuivre de bonne foi des - 12 -
négociations en vue du désarmement nucléaire (ou à se joindre aux Etats parties du
TNP dans cette entreprise) ; l’obligation en cause incombe donc à tous les Etats
membres de l’Organisation des Nations Unies, qu’ils soient ou non parties au TNP.»
(Par. 65.)
27. Le juge Cançado Trindade indique ensuite que les résolutions examinées (celles de
l’Assemblée générale et celles du Conseil de sécurité) illustrent la longue histoire de la
condamnation des armes nucléaires par l’Organisation des Nations Unies (partie V), qui remonte à
la naissance de l’Organisation et à ses toutes premières années d’existence (par. 66 et 67). En
1956, était établie l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Cinq ans plus tard, en
1961, l’Assemblée générale adoptait une résolution historique et inédite, la «Déclaration sur
l’interdiction de l’emploi des armes nucléaires et thermonucléaires» (1653 (XVI),
24 novembre 1961), qui, «cinquante-cinq ans plus tard, n’a rien perdu de son actualité et mérite,
aujourd’hui encore, la plus grande attention» (par. 68).
28. Plus d’un demi-siècle plus tard, cette déclaration poignante et clairvoyante a conservé
tout sa pertinence, l’ensemble de la communauté internationale attendant toujours que le projet de
convention générale sur l’interdiction de l’emploi des armes nucléaires et thermonucléaires se
concrétise ; aujourd’hui encore comme en 1961 le désarmement nucléaire reste un objectif à
atteindre pour l’Organisation des Nations Unies. Bien que 164 Etats l’aient, à ce jour, ratifié, le
traité d’interdiction complète des essais nucléaires adopté le 24 septembre 1996 n’est toujours pas
entré en vigueur (par. 69). Depuis l’adoption de ce texte en 1996, la conférence du désarmement a
vu ses travaux largement paralysés par des divergences de vues tenant aux «intérêts en matière de
sécurité» des différents participants (par. 75).
29. Pourtant, d’un point de vue historique, certaines avancées ont été réalisées depuis
quelques dizaines d’années en ce qui concerne les autres armes de destruction massive, ainsi que
l’illustrent l’adoption de la convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du
stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction
(10 avril 1972) et celle de la convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du
stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction (13 janvier 1993) deux
textes qui, à la différence du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, sont déjà entrés en
vigueur (les 26 mars 1975 et 29 avril 1997, respectivement). Et le juge Cançado Trindade de
conclure à cet égard que,
«[d]u point de vue du seul droit international conventionnel, les armes de destruction
massive (gaz toxiques, armes biologiques et chimiques) ont été prohibées ; les armes
nucléaires, bien plus destructrices, ne le sont, quant à elles, toujours pas. Cette
absurdité juridique alimente la myopie voire l’aveuglement positiviste
consistant à en déduire qu’il n’existe aucune obligation internationale coutumière de
désarmement nucléaire. Focalisé sur le droit des traités, ou le consentement individuel
des Etats, le positivisme aboutit à des raisonnements stériles, perdant de vue les
besoins et aspirations pressants de la communauté internationale dans son ensemble et
méconnaissant le caractère universel du droit international contemporain tel que
l’envisageaient, dès les XVI et XVII siècles, ses «pères fondateurs» ainsi que les
principes fondamentaux qui le sous-tendent …
En réalité, il existe aujourd’hui en droit international, tant conventionnel que
coutumier, une obligation de désarmement nucléaire, qui a vu le jour et s’est
cristallisée grâce, notamment, à la précieuse contribution apportée par l’Organisation
des Nations Unies au fil des décennies.» (Par. 77 et 78.) - 13 -
30. Dans les écritures et plaidoiries qu’elles ont présentées à la Cour en l’espèce, les Parties
ont exposé leur argumentation respective sur la question des résolutions de l’Organisation des
Nations Unies et de l’émergence d’une opinio juris (partie VI). Le juge Cançado Trindade estime
que, bien qu’ayant donné lieu à des votes différents, les résolutions de l’Assemblée générale
examinées dans la présente opinion dissidente, prises dans leur ensemble,
«ne manquent pas, loin de là, de contribuer à la formation d’une opinio juris relative à
la formation d’une obligation de désarmement nucléaire en droit international
coutumier. Après tout, ces résolutions émanent de l’Assemblée générale elle-même
(et pas seulement de la large majorité des Etats membres de l’ONU qui ont voté en
leur faveur) ; elles émanent de l’Organisation des Nations Unies elle-même, qui s’est
attelée à une question d’intérêt commun pour l’humanité toute entière.» (Par. 85.)
31. Les Parties à la présente espèce ont eu l’occasion de préciser leurs positions respectives
dans les réponses écrites qu’elles ont présentées aux questions posées à l’audience du 16 mars 2016
par le juge Cançado Trindade, qui leur a demandé si les résolutions susmentionnées de l’Assemblée
générale des Nations Unies constituaient l’expression d’une opinio juris, et, dans l’affirmative,
quelle était leur pertinence à l’égard de la formation d’une obligation de droit international
coutumier consistant à poursuivre des négociations conduisant au désarmement nucléaire, et quelle
était leur incidence sur la question de l’existence d’un différend entre les Parties (par. 86-92).
32. L’histoire humaine a, au fil des siècles, été marquée par la présence du mal (partie VIII).
Dès le début de l’ère nucléaire, en août 1945, certains grands penseurs se sont posé la question de
savoir si l’humanité avait un avenir (par. 93-101), appelant l’attention sur l’indispensable respect
de la vie et sur l’importance des valeurs humanistes (par. 102-114). De même, des voix se sont
élevées, dans la doctrine internationale, pour souligner la nécessité de faire prévaloir la conscience
humaine la conscience juridique universelle sur le volontarisme des Etats (par. 115-119).
33. Telle est aussi la position défendue par le juge Cançado Trindade, qui estime que «la
conscience juridique universelle est la source matérielle ultime du droit international. …[L]’on ne
saurait surmonter les nouvelles difficultés qui se posent à la communauté internationale dans son
ensemble en ne se préoccupant que des «susceptibilités des Etats». Ainsi en va-t-il de l’obligation
de libérer le monde des armes nucléaires, impératif qui découle de la recta ratio et non de la
«volonté» des Etats. De fait, pour que perdure l’espoir, il convient de toujours garder à l’esprit
l’humanité toute entière» (par. 119).
34. Dans le cadre des procédures devant la Cour, le juge Cançado Trindade a déjà exposé ce
point aux paragraphes 488 et 489 de l’opinion dissidente qu’il a jointe à l’arrêt rendu le
3 février 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie). Il souligne par ailleurs que «[l]’humanité a été
marquée et accompagnée, au cours des siècles, par la présence du mal», qui s’est traduit par le
«mépris croissant de la vie humaine» ; le «tragique message du livre de la Genèse» est selon lui
«perpétuel et plus que jamais d’actualité dans l’ère nucléaire contemporaine» (par. 121 et 122).
35. Le juge Cançado Trindade s’intéresse ensuite à l’attention qui est accordée aux peuples
dans la Charte des Nations Unies, comme le montrent un certain nombre de ses dispositions, ainsi
qu’à la protection des valeurs communes de l’humanité et au respect de la vie et de la dignité
humaine (partie IX). La vision novatrice portée par ce texte, et consacrée par le droit des
Nations Unies, a, selon lui,
«une incidence sur le règlement judiciaire des différends internationaux. Ainsi, le
caractère interétatique du mécanisme par lequel la Cour examine les affaires
contentieuses ne signifie pas que celle-ci doive circonscrire dans ces mêmes limites - 14 -
son raisonnement, qui dépend de la nature et du fond de chaque affaire particulière.
La Cour a, de fait, été amenée, dans un certain nombre de cas, à dépasser largement
cette dimension interétatique, ce qui est conforme aux prévisions de la Charte des
Nations Unies, puisqu’elle est «l’organe judiciaire principal de l’Organisation».»
(Par. 125.)
36. Dans le même ordre d’idées, le juge Cançado Trindade se réfère à la série de conférences
mondiales organisées dans les années 1990, entreprise louable par laquelle l’Organisation des
Nations Unies, mue par un esprit de solidarité, s’est efforcée de dépasser et de transcender la
dimension purement interétatique afin d’envisager les difficultés auxquelles l’humanité aurait à
faire face à l’avenir. Ces conférences, ajoute-t-il, ont pour dénominateur commun de reconnaître la
légitimité des préoccupations de la communauté internationale dans son ensemble à l’égard des
conditions de vie des êtres humains partout dans le monde. A la fin de cette décennie et à l’aube du
nouveau millénaire, l’Organisation des Nations Unies a, dans la Déclaration du Millénaire (2000),
affirmé sa détermination à «éliminer les dangers posés par les armes de destruction massive»
(par. 129 et 130).
37. En résumé, la Cour peut fort bien être appelée, de par la nature de l’instance dont elle est
saisie, à dépasser, dans son raisonnement, le cadre purement interétatique ; dans la présente affaire,
relative à l’obligation du désarmement nucléaire, l’attention devait avant tout être accordée aux
peuples, selon une approche humaniste, et non aux susceptibilités des Etats. Le mécanisme
interétatique par lequel la Cour traite des affaires contentieuses n’implique nullement que son
raisonnement doive lui aussi être strictement interétatique. Le désarmement nucléaire est une
question intéressant l’humanité toute entière.
38. Contrairement à la logique retenue par la majorité, il n’y avait pas lieu, dans une affaire
telle que la présente, d’appliquer le prétendu «principe» de l’Or monétaire, lequel «ne relève pas du
champ des prima principia, puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, d’une concession faite au
consentement des Etats, selon une conception volontariste aujourd’hui dépassée». La présente
affaire, du point de vue du juge Cançado Trindade, mettait au jour
«la nécessité de dépasser le point de vue strictement interétatique. Le fait que le
mécanisme par lequel la Cour examine les affaires contentieuses s’inscrive dans un
cadre interétatique n’implique nullement que celle-ci doive circonscrire son
raisonnement dans ces mêmes limites. En la présente affaire, qui concerne les armes
nucléaires et l’obligation du désarmement nucléaire, l’attention devait se porter en
priorité sur les peuples, et non sur la susceptibilité des Etats. Il est impératif que la
population mondiale demeure au centre des préoccupations, dans une perspective
humaniste et à la lumière du principe d’humanité.» (Par. 134 et 135.)
39. L’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course
aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire met en évidence l’importance capitale des
principes généraux du droit international, tel que celui de l’égalité juridique des Etats (partie XI).
Les principes généraux du droit (prima principia) sont le fondement de tout système juridique. Ils
éclairent et encadrent ses normes, guident leur application et appellent l’attention sur la
prééminence du jus necessarium sur le jus voluntarium (cf. infra).
40. Il ne faut pas laisser les inégalités de fait et les stratégies de «dissuasion» l’emporter sur
l’égalité juridique des Etats ; la «dissuasion» ne doit pas ignorer plus longtemps la longue série des
résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU qui expriment l’opinio juris communis en
condamnant les armes nucléaires (partie XII). Comme l’affirment également les principes
généraux du droit international et la doctrine juridique internationale, ajoute le juge
Cançado Trindade, les armes nucléaires constituent une violation du droit international, du droit - 15 -
international humanitaire, du droit international des droits de l’homme, de la Charte des
Nations Unies et du jus cogens, en raison de leurs effets dévastateurs et des souffrances qu’elles
peuvent infliger à l’humanité tout entière (par. 142 et 143).
41. Selon lui, la Cour devrait accorder «beaucoup plus de poids à la raison d’humanité» qu’à
la raison d’Etat qui inspire la «dissuasion»; elle devrait «garder à l’esprit la personne humaine et les
peuples pour qui les Etats ont été créés, au lieu de s’appuyer exclusivement sur une raison d’Etat
présumée». Toujours selon lui, la raison d’humanité «doit avoir préséance sur les considérations de
Realpolitik» (par. 143). D’ailleurs, c’est à juste titre que, dans son avis consultatif de 1996, la Cour
a reconnu l’importance affirmée dans toute une série de résolutions de l’Assemblée générale
d’un désarmement nucléaire complet, considéré comme une obligation de résultat et non de simple
comportement (par. 99), mais
«elle n’a pas su en tirer les conséquences. Si elle l’avait fait, elle serait parvenue à la
conclusion que le désarmement nucléaire ne saurait être entravé par le comportement
d’une poignée d’Etats les Etats dotés d’armes nucléaires qui continuent
d’entretenir et de moderniser leurs arsenaux nucléaires dans le cadre de leur stratégie
de «dissuasion».
La stratégie de «dissuasion» comprend un élément suicidaire. Aujourd’hui,
en 2016, vingt ans après l’avis consultatif de 1996 de la Cour, et compte tenu de la
réaffirmation subséquente du désarmement nucléaire comme obligation de droit
international tant conventionnel que coutumier, il ne reste plus aucune place pour
l’ambiguïté. Il existe une opinio juris communis de l’illicéité des armes nucléaires et
de l’obligation du désarmement nucléaire, cette dernière étant une obligation de
résultat et pas seulement de comportement. Ladite opinio juris ne disparaîtra pas
parce que certains positivistes insistent dogmatiquement sur une interdiction expresse
des armes nucléaires ; bien au contraire, elle montre que le prétexte tiré de l’absence
d’interdiction expresse est un non-sens, puisqu’il repose sur une stratégie dévastatrice
et suicidaire de «dissuasion».» (Par. 144 et 145.)
42. Sur ce point, le juge Cançado Trindade conclut qu’il existe dans les faits une opinio juris
communis clairement constituée qui affirme l’illicéité des armes nucléaires et exige leur
interdiction, et que la survie de l’humanité ne saurait dépendre de la «volonté» et des «intérêts de
sécurité nationale» d’une poignée d’Etats privilégiés ; «la conscience juridique universelle se situe
très au-dessus de la «volonté» de quelques Etats» (par. 150).
43. La série suivante d’observations du juge Cançado Trindade porte sur l’illicéité des armes
nucléaires et l’obligation de désarmement nucléaire (partie XIII) et vise notamment :
a) la condamnation de toutes les armes de destruction massive ; b) l’interdiction des armes
nucléaires (nécessité d’adopter une approche centrée sur l’être humain et droit fondamental à la
vie) ; c) les interdictions absolues du jus cogens et l’humanisation du droit international ; et d) les
pièges du positivisme juridique. Le juge Cançado Trindade souligne la nécessité d’adopter une
approche centrée sur l’être humain dans ce domaine, en gardant à l’esprit le droit fondamental à la
vie (par. 176-189). Il importe également de garder à l’esprit les effets dévastateurs et
catastrophiques de l’emploi d’armes nucléaires.
44. Il prévient que, sur le chemin qui conduit au désarmement nucléaire, les peuples de la
planète ne sauraient être les otages du consentement de quelques Etats. Les interdictions absolues
de la privation arbitraire de la vie, des traitements cruels, inhumains ou dégradants et des
souffrances inutiles sont des normes impératives du droit international général (jus cogens), - 16 -
éclairent le droit international des droits de l’homme, le droit international humanitaire, le droit
international des réfugiés et le droit pénal international, et inspirent le processus actuel et historique
d’humanisation du droit international (par. 190-193).
45. Il prévient également que c’est à tort que les conceptions positivistes méconnaissent
l’opinio juris communis qui affirme l’illicéité de toutes les armes de destruction massive, y compris
les armes nucléaires, et l’obligation de désarmement nucléaire en droit international contemporain
(par. 199). Droit international conventionnel et droit international coutumier progressent de
concert sur le front de la protection des personnes, comme le montre la clause de Martens, et cela a
une incidence sur l’interdiction des armes nucléaires (par. 201-209).
46. Pour le juge Cançado Trindade, l’existence des armes nucléaires est la tragédie de l’ère
nucléaire contemporaine ; aujourd’hui plus que jamais, les humains ont besoin d’être protégés
contre eux-mêmes. Les armes nucléaires ne connaissent pas l’éthique, et l’éthique ne peut pas être
séparée du droit, comme l’enseigne le jusnaturalisme (partie XV). Il s’étonne que,
«en ce qui concerne le désarmement nucléaire, nous [soyons] aujourd’hui confrontés,
dans l’univers conceptuel du droit international, à des lacunes ou des anomalies
inexplicables, voire des absurdités. Par exemple, il existe heureusement de nos jours
des conventions, de 1972 et 1993 respectivement, qui interdisent les armes
biologiques et les armes chimiques, mais il n’existe aucune convention portant
interdiction complète des armes nucléaires, qui sont pourtant beaucoup plus
destructrices. Ces armes ne sont pas interdites alors même qu’elles constituent une
violation manifeste du droit international, du droit international humanitaire, du droit
international des droits de l’homme et du droit des Nations Unies.
Cela a-t-il un sens ? Le droit international peut-il se concevoir sans l’éthique ?
Pour moi, il ne le peut pas. De même que le droit et l’éthique vont de pair dans la
conception jusnaturaliste, la connaissance scientifique ne saurait être dissociée de
l’éthique. La fabrication d’armes nucléaires montre bien le divorce entre
considérations éthiques et progrès technologique. Sans ce divorce, des armes qui
peuvent détruire des millions de civils innocents et l’humanité tout entière n’auraient
jamais été conçues.
Les principes de la recta ratio qui encadrent la lex praeceptiva émanent de la
conscience humaine, affirmant ainsi le rapport intime qui existe entre droit et éthique.
Ce sont des considérations éthiques qui doivent guider les débats sur le désarmement
nucléaire. Les armes nucléaires, qui sont capables de détruire l’humanité tout entière,
sont des incarnations du mal. Elles ne connaissent pas les populations civiles, elles
ignorent les principes de nécessité, de distinction et de proportionnalité. Elles font fi
du principe d’humanité. Elles n’ont aucun respect pour le droit fondamental à la vie.
Entièrement illicites et illégitimes, elles sont rejetées par la recta ratio, qui a assis le
jus gentium, au cours de son évolution historique, sur des fondements éthiques et lui a
donné son caractère d’universalité.» (Par. 211-213.)
47. Dans l’esprit du juge Cançado Trindade, l’humanité est sujet de droits (comme l’ont
envisagé les «pères fondateurs» du droit international) dans l’univers du nouveau jus gentium
humanisé ; en cette qualité de sujet de droits, l’humanité est depuis trop longtemps déjà une victime
potentielle des armes nucléaires. Cette vision humaniste est centrée sur les peuples et tient compte
des fins d’humanité poursuivies par les Etats. - 17 -
48. Selon le juge Cançado Trindade, «la vision myopique du droit positif» est incapable
d’appréhender à elle seule la tragédie contemporaine que représentent les armes nucléaires ; les
armes nucléaires et autres armes de destruction massive ignorent l’éthique et n’ont aucun
fondement dans le droit des gens. Elles constituent une violation flagrante de ses principes
fondamentaux et de ceux du droit international humanitaire, du droit international des droits de
l’homme et du droit des Nations Unies ; elles sont «une manifestation contemporaine du mal dans
une longue trajectoire qui remonte jusqu’au livre de la Genèse». La pensée jusnaturaliste,
«toujours ouverte à des considérations éthiques», reconnaît et rejette les effets délétères des
stratégies fondées sur la «dissuasion», la peur et la menace ; ces stratégies ont «l’humanité pour
victime» (par. 217).
49. Le juge Cançado Trindade passe ensuite à une série de réflexions sur le principe
d’humanité (par. 221) et l’approche universaliste, et rappelle que le jus necessarium permet de
dépasser les limites du jus voluntarium (partie XVI). A plusieurs occasions, dans l’exposé de ses
opinions individuelles qui a été joint à des arrêts de la CIJ et, antérieurement, de la Cour
interaméricaine des droits de l’homme, il a en effet souligné que,
e
«au temps de ses origines historiques au XVI siècle, le droit des gens passait pour
comprendre non seulement les Etats (alors en pleine formation), mais encore les
peuples, la personne humaine (considérée individuellement et collectivement) et
l’humanité dans son ensemble. Ce n’est que bien plus tard que la conception
strictement interétatique du deoit des gens est apparue, à partir du réduetionisme
vateelien du milieu du XVIII siècle, quies’est épanoui à la fin du XIX et au début du
XX siècle, avec tout au long du XX siècle les conséquences désastreuses que l’on
sait la succession d’atrocités dont ont été victimes des individus et des peuples dans
diverses régions du monde. Depuis soixante-dix ans que nous sommes entrés dans
l’ère nucléaire contemporaine, c’est l’humanité tout entière qui est menacée.»
(Par. 223.)
50. L’obligation conventionnelle et coutumière de désarmement nucléaire, poursuit le juge
Cançado Trindade, nous rappelle utilement que
«la question de la validité des normes juridiques internationales est, tout bien
considéré, métajuridique. Le droit ne peut tout simplement pas rester indifférent aux
valeurs, aux principes généraux du droit et aux considérations éthiques; pour
commencer, il doit identifier ce qui est nécessaire comme par exemple un monde
exempt d’armes nucléaires pour assurer la survie de l’humanité. Cette idée du droit
précède le droit international positif et s’inscrit dans le droit fil de la pensée
jusnaturaliste.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il est clair pour la conscience humaine que ces armes, capables de détruire
l’humanité tout entière, sont illicites et interdites. Elles constituent une violation
flagrante du jus cogens.» (Par. 231-233.)
51. Le juge Trindade Cançado commente d’autres aspects de la question qui ont été abordés
par les parties dans l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de
la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire. Il explique que l’opinio juris
communis necessitatis, qui fait du désarmement nucléaire une obligation de droit conventionnel et
coutumier, a trouvé à s’exprimer, premièrement, dans les conférences d’examen du traité sur la
non-prolifération de 1975 à 2015 (partie XVII). - 18 -
52. Elle a trouvé à s’exprimer, deuxièmement, dans la création de zones exemptes d’armes
nucléaires (partie XVIII), au bénéfice de l’humanité tout entière (par. 257). Des considérations
élémentaires d’humanité ont certainement contribué à la création de ces zones, avec l’adoption
en 1967 du traité visant l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine et dans les Caraïbes
(traité de Tlatelolco), suivie par celle de quatre autres traités ayant le même objet, ainsi que de leurs
protocoles respectifs, dans quatre autres régions du monde, à savoir le traité sur la zone
dénucléarisée du Pacifique Sud (traité de Rarotonga) en 1985, le traité sur la zone exempte d’armes
nucléaires en Asie du Sud-Est (traité de Bangkok) en 1995, le traité sur une zone exempte d’armes
nucléaires en Afrique (traité de Pelindaba) en 1996 et le traité portant création d’une zone exempte
d’armes nucléaires en Asie centrale (traité de Semipalatinsk) en 2006.
53. La création de ces zones exemptes d’armes nucléaires est un effet de la réprobation
croissante dont ces armes sont l’objet de la part de la communauté internationale dans son
ensemble (par. 250). D’autres mesures contre les armes nucléaires sont venues s’ajouter à la
création de ces cinq zones, avec l’adoption de traités interdisant de placer des armes nucléaires et
d’autres armes de destruction massive dans l’espace extra-atmosphérique, sur le fond des mers et
des océans ainsi que dans leur sous-sol au-delà de la limite extérieure de la zone territoriale tous
ces espaces se trouvant «dénucléarisés» par les traités sur l’Antarctique (1959), sur l’espace
extra-atmosphérique (1967) et sur le fond des mers et des océans (1971), auxquels il convient
d’ajouter le traité sur la Lune et les autres corps célestes (1979), qui les ont soumis à une complète
démilitarisation (par. 261).
54. Le fait que la communauté internationale compte aujourd’hui cinq zones exemptes
d’arme nucléaires, à l’égard desquelles les Etats détenteurs d’armes nucléaires ont une
responsabilité particulière, «signale un progrès indéniable de la droite raison, la recta ratio, dans les
fondements du droit international contemporain». De plus, l’initiative qui a donné le jour à ces
zones continue de gagner du terrain : plusieurs propositions de création de nouvelles zones de ce
genre ont été examinées ces dernières années, y compris un statut d’Etat exempt d’armes nucléaires
(pour la Mongolie par exemple). Tout ceci confirme «la réprobation croissante dont les armes
nucléaires sont l’objet de la part de la communauté internationale dans son ensemble, qui considère
que leur énorme puissance de destruction constitue un affront à la droite raison (recta ratio)»
(par. 262).
55. Troisièmement, cette réprobation a trouvé à s’exprimer dans les récentes conférences sur
l’impact humanitaire des armes nucléaires (partie XIX) tenues à Oslo en mars 2013, Nayarit en
février 2014 et Vienne en décembre 2014, qui visaient la réalisation et la conservation d’un monde
exempt d’armes nucléaires. Ces conférences, que le juge Cançado Trindade passe en revue, ont
appelé l’attention sur les effets humanitaires des armes nucléaires «et remis les êtres humains et les
peuples au centre des préoccupations» ; ce faisant, elles ont «mis en évidence l’importance de la
dimension humaine de la question, et tenté d’éveiller la conscience de la communauté
internationale tout entière et de renforcer la coordination humanitaire nécessaire dans ce domaine»
(par. 265).
56. Vu leurs effets dévastateurs, les armes nucléaires n’auraient jamais dû être conçues ni
produites. Les participants aux conférences de Nayarit et de Vienne ont entendu les témoignages
bouleversants de quelques hibakusha rescapés des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et
Nagasaki qui ont décrit les immenses dommages infligés à ces villes et à leurs habitants par les
explosions nucléaires (y compris les victimes transformées en torches vivantes, carbonisées ou
vaporisées, et les effets à long terme de la radioactivité, tels que les «bébés monstrueux» et les
souffrances provoquées par «les cancers de la thyroïde et du foie et toute sorte d’affections de type
cancéreux produites par les rayonnements ionisants», qui se prolongent pendant de nombreuses
années et dont de nombreux rescapés sont morts au cours des sept dernières décennies) (par. 273
et 281). - 19 -
57. Ces conférences sur l’impact humanitaire des armes nucléaires ont contribué à une
meilleure compréhension des risques d’explosion nucléaire et des conséquences d’une telle
explosion ; elles ont décrit les effets catastrophiques, tant immédiats qu’à moyen et long terme, de
l’emploi et de l’essai d’armes nucléaires ; elles ont accordé une place importante au cadre juridique
(et à ses lacunes) dans lequel s’inscrivent ces armes (par. 284 et 285 et 287-291). Dans le cadre de
la lutte contre les armes nucléaires, la conférence de Vienne a produit un «engagement
humanitaire» qui, dès avril 2016, avait été officiellement approuvé par 127 Etats (par. 292-294).
58. Le juge Cançado Trindade conclut sur ce point que ces récentes initiatives (cf. supra) ont
«attiré à juste titre l’attention sur les graves conséquences humanitaires des explosions
d’armes nucléaires. La réinscription de toute cette question dans un cadre centré sur
l’être humain me semble particulièrement lucide et nécessaire, compte tenu de
l’inefficacité de la stratégie de «dissuasion» et des conséquences catastrophiques de
l’emploi des armes nucléaires.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Du fait que l’obligation de désarmement nucléaire est une obligation de résultat,
l’approche dite «par étapes» ne peut pas se prolonger indéfiniment dans le temps, avec
sa volonté insistante de garder en suspens l’épée de Damoclès nucléaire. Cette
approche «par étapes» n’a produit à ce jour aucun résultat notable, faisant comme si
les nombreuses déclarations des Nations Unies confirmant l’obligation de
désarmement nucléaire n’existaient pas (cf. supra). Or l’interdiction absolue et
pluridimensionnelle des armes nucléaires est une norme impérative de jus cogens
(cf. supra). Ces armes, comme l’ont montré les conférences sur l’impact humanitaire
des armes nucléaires, sont inhumaines par nature, rendant par là-même inutile et
insoutenable la stratégie de «dissuasion».» (Par. 295 et 296.)
59. De surcroît, ces initiatives (conférences d’examen du traité sur la non-prolifération,
création de zones exemptes d’armes nucléaires, conférences sur l’impact humanitaire des armes
nucléaires) que le juge Cançado Trindade commente dans son opinion dissidente et qui ont été
évoquées par les parties au cours de la procédure en l’affaire des Obligations relatives à des
négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire,
«se sont affranchies de la perspective interétatique». Selon le juge Cançado Trindade, «il importe
au plus haut point, dans ce domaine, de dépasser l’horizon des Etats pour rejoindre la lutte pour la
survie des peuples et de l’humanité à l’époque contemporaine» (par. 299).
60. Après avoir rappelé que les armes nucléaires «ont été associées dès leur conception à des
dommages incommensurables» (par. 300), le juge Cançado Trindade présente ses observations
finales (partie XX). Dans son esprit, l’opinio juris communis, à laquelle les résolutions de
l’Assemblée générale de l’ONU ont contribué, a une dimension beaucoup plus large que celle de
représenter l’élément subjectif de la constitution de la coutume ; elle est devenue un élément
essentiel de la formation d’un droit de la conscience qui a vocation à délivrer le monde de la
menace inhumaine des armes nucléaires.
61. Les résolutions des Nations Unies (Assemblée générale et Conseil de sécurité) sont
adoptées au nom de l’Organisation des Nations Unies (et non des seuls Etats qui ont voté pour
elles) ; elles s’imposent donc à tous les Etats Membres de l’Organisation. Parmi les organes
principaux de l’Organisation, les contributions de l’Assemblée générale, du Conseil de sécurité et
du Secrétaire général au désarmement nucléaire ont été remarquablement cohérentes au fil des ans.
La CIJ, en sa qualité d’organe judiciaire principal des Nations Unies, doit tenir compte des - 20 -
considérations élémentaires d’humanité, avec leurs incidences sur les questions de recevabilité et
de compétence, en même temps que du droit positif.
62. L’opinio juris a connu une longue évolution dans la pensée juridique et pris aujourd’hui
e
une dimension considérable. Dès le XIX siècle, l’«Ecole historique» de théorie juridique et de
jurisprudence, «réagissant contre la conception volontariste, écartait progressivement la «volonté»
des Etats en déplaçant l’attention vers l’opinio juris, et demandait que la pratique soit une
expression authentique de la «conscience juridique» des nations et des peuples». Avec le passage
du temps, l’adhésion à l’idée de la supériorité de la conscience sur la «volonté» s’est confirmée,
«en réaction contre la réticence de certains Etats à se conformer à des normes de la communauté
internationale applicables à des questions d’intérêt général ou commun» (par. 303). Le juge
Cançado Trindade ajoute que
«l’opinio juris est devenue un élément essentiel de la formation du droit international,
un droit de la conscience. Cette situation a réduit l’influence unilatérale des Etats les
plus puissants, avec pour conséquence qu’il est devenu plus facile aujourd’hui de créer
un droit international au service de l’intérêt public et soucieux du bien commun de la
communauté internationale dans son ensemble.
On a progressivement admis que les fondements de l’ordre juridique
international sont indépendants de la «volonté» d’Etats pris individuellement et
transcendent cette volonté ; que l’opinio juris communis est l’expression de la
«conscience juridique» non plus seulement des nations et des peuples comme le
soutenait autrefois l’«Ecole historique» , mais encore de la communauté
internationale dans son ensemble, ce qui conduit à une universalisation du droit
international. C’est, à mon avis, ce droit international de la conscience qui plaide en
particulier pour le désarmement nucléaire, au nom de la survie de l’humanité.»
(Par. 304 et 305).
63. Le juge Cançado Trindade rappelle qu’au fil des années, il a constamment dénoncé le
«volontarisme positiviste», comme il le fait aujourd’hui dans son opinion dissidente en ce qui
concerne «l’obligation coutumière et conventionnelle de mettre fin aux armes nucléaires», et ce, de
façon à «délivrer le monde de la menace inhumaine que celles-ci font peser sur lui» (par. 307-309).
Il fait ensuite observer que les résolutions de l’Assemblée générale ou du Conseil de sécurité de
l’ONU sur la question qu’il a passées en revue dans son opinion dissidente
«sont adoptées non pas au nom des Etats qui ont voté pour elles, mais au nom de
l’ONU elle-même (et de ses organes concernés), et qu’elles valent donc pour tous les
Etats Membres de l’ONU. … [L’]ONU est dotée de la personnalité morale
internationale, ce qui lui permet d’intervenir sur le plan international comme une
entité distincte et indépendante de tel ou tel Etat Membre ; c’est ainsi qu’elle défend
l’égalité juridique de tous les Etats et atténue la vulnérabilité et l’inquiétude qu’elle
nourrit d’Etats objectivement plus faibles, comme le sont les Etats non dotés
d’armes nucléaires ; ce faisant et agissant dans un cadre multilatéral, elle recherche
l’intérêt général et favorise la réalisation de buts communs de la communauté
internationale dans son ensemble, tels que le désarmement nucléaire.
Un petit groupe d’Etats — tels que les Etats dotés d’armes nucléaires — ne
saurait ignorer ou méconnaître ces résolutions constamment réaffirmées, au seul motif
qu’ils ont voté contre elles ou se sont abstenus. Une fois adoptées, elles valent pour
tous les Etats Membres de l’ONU. Ce sont des résolutions de l’ONU tout entière et
non pas seulement de la vaste majorité des Etats Membres qui ont voté pour elles. Je
tiens que les résolutions de l’Assemblée générale qui traitent de sujets qui concernent
l’humanité tout entière (comme celui des armes nucléaires contemporaines) ont une - 21 -
valeur normative. Il est impossible de les appréhender correctement en se plaçant
dans une perspective volontariste d’Etat ; ces résolutions s’inscrivent dans une autre
perspective, qui n’est pas une stricte perspective positiviste et volontariste.» (Par. 310
et 311.)
64. Ces résolutions, poursuit le juge Cançado Trindade, «trouvent leur inspiration dans les
principes généraux du droit international qui, de leur côté, expriment les valeurs et les aspirations
de la communauté internationale dans son ensemble et de l’humanité tout entière». Les valeurs qui
trouvent à s’exprimer dans ces prima principia «inspirent chaque ordre juridique et, en fin de
compte, se trouvent à son fondement» (par. 312). Selon lui, les principes généraux du droit (prima
principia)
«confèrent à l’ordre juridique (national et international) son inévitable dimension
axiologique. Ce nonobstant, le positivisme juridique et le «réalisme» politique, dans
leur soumission caractéristique au pouvoir, s’empressent de commettre l’erreur
élémentaire qui consiste à méconnaître ces principes, qui sont pourtant au fondement
de tout système juridique et qui éclairent et encadrent les normes et les actions dans la
quête d’une réalisation de la justice. Chaque fois que cette méconnaissance des
principes l’a emporté, les conséquences en ont été désastreuses.» (Par. 313.)
65. Ces principes généraux ont contribué au cours des dernières décennies à la constitution
d’un vaste corpus juris sur des sujets qui intéressent la communauté internationale dans son
ensemble, rendant ainsi caduc le paradigme interétatique traditionnel de l’ordre juridique
international. Il n’est plus possible aujourd’hui de faire abstraction de cette situation : le
mécanisme interétatique du contentieux porté devant la CIJ «ne saurait être invoqué pour justifier
un raisonnement interétatique». En sa qualité d’«organe judiciaire principal» de l’Organisation des
Nations Unies,
«la CIJ doit tenir compte non seulement des Etats, mais encore de ce «nous, peuples
des Nations Unies» au nom de qui la Charte des Nations Unies a été adoptée.
Lorsqu’elle est saisie de contentieux comme celui de la présente affaire des
Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes
nucléaires et le désarmement nucléaire, la CIJ doit tenir compte des considérations
élémentaires d’humanité, avec leurs incidences sur les questions de recevabilité et de
compétence, en même temps que du droit positif.» (Par. 314.)
66. Dernier point, mais non des moindres, dans un épilogue (partie XXI), le juge
Cançado Trindade déclare être en paix avec sa conscience après avoir exposé ainsi les motifs
fondamentaux de sa position dans le cas d’espèce, position qui «est en claire et complète opposition
avec les vues de la majorité de la Cour». Selon lui,
«un différend a été porté devant la Cour, qui avait compétence pour statuer en
l’affaire. Il existe une obligation internationale conventionnelle et coutumière de
désarmement nucléaire. Ce n’est que lors de la phase du fond de la présente espèce
que la Cour aurait pu se prononcer sur la question de savoir s’il y avait eu un
manquement concret à cette obligation.» (Par. 315.)
67. L’opinion dissidente du juge Cançado Trindade «s’appuie non seulement sur l’analyse
des arguments défendus par les parties devant la Cour, mais surtout sur des principes et des valeurs
fondamentales auxquels [il] attache une plus grande importance» (par. 316). Pour conclure, il
ajoute qu’«[un] monde comme le nôtre, avec ses arsenaux nucléaires, se prépare à détruire son
passé, menace dangereusement le présent et n’a aucun avenir. Les armes nucléaires ouvrent une
voie qui mène au néant.» (Par. 331.) Telle qu’il la conçoit, - 22 -
«la Cour internationale de Justice, organe judiciaire principal de l’Organisation des
Nations Unies, aurait dû se montrer sensible à ce contexte dans la présente espèce et
apporter sa contribution à une question qui préoccupe considérablement la
communauté internationale vulnérable, et en vérité, l’humanité tout entière»
(par. 331).
Déclaration de Mme la juge Xue
La juge Xue a voté en faveur de l’arrêt car elle souscrit à la décision de la Cour consistant à
se déclarer incompétente en la présente espèce. Ce nonobstant, elle tient à formuler deux
observations au sujet du texte.
La première a trait à l’approche que la Cour a suivie en ce qui concerne la question de
l’existence d’un différend. Dans son arrêt, la Cour a conclu que les éléments de preuve qui lui
avaient été présentés ne permettaient pas de démontrer que, au moment où les Iles Marshall ont
introduit l’instance devant elle, il existait entre les Parties un différend relatif à l’objet de la
requête ; en conséquence, il n’était pas satisfait à la condition de sa compétence. La Cour est
parvenue à cette conclusion essentiellement au motif que, quelles que soient les circonstances, les
Iles Marshall n’avaient jamais par leurs déclarations ou leur comportement livré à l’Inde
quelque élément précis qui lui aurait permis d’avoir connaissance de ce qu’elles formulaient à son
encontre une réclamation pour manquement à son obligation internationale de négocier au sujet du
désarmement nucléaire.
La juge Xue note que la Cour n’a pas examiné les autres exceptions soulevées par le
défendeur, mais a rejeté la requête en s’appuyant uniquement sur sa conclusion selon laquelle il
n’existait pas, au moment de l’introduction de l’instance, de différend entre les Parties. Il n’est
donc pas exclu que l’opportunité de cette approche formelle et restrictive suscite certaines
questions. Compte tenu de la pratique antérieure de la Cour qui a consisté à faire preuve de
souplesse à l’égard des carences procédurales , on peut contester que l’inexistence d’un différend
entre les Parties au moment du dépôt de la requête pouvait constituer en soi une base solide pour
écarter l’affaire ; le différend s’étant désormais bel et bien cristallisé, il serait aisé pour les
Iles Marshall de se présenter de nouveau devant la Cour en introduisant une nouvelle requête ayant
le même objet. Pour des raisons d’économie judiciaire, le réalisme et la souplesse pouvaient
sembler être de mise dans les présentes circonstances.
Si la juge Xue a souscrit à la décision de la Cour, c’est pour trois raisons. Premièrement, elle
est d’avis que la démonstration, par le demandeur, qu’un différend existait entre les Parties avant
l’introduction de l’instance doit satisfaire à un critère minimum. Or, les éléments de preuve
présentés par les Iles Marshall à cet égard étaient nettement insuffisants. Celles-ci se sont en effet
largement fondées sur les positions exprimées par les Parties en cours d’instance pour démontrer
que la réclamation de l’une se heurtait à l’opposition manifeste de l’autre. Ainsi que la Cour l’a
souligné, si pareille argumentation était jugée recevable, la condition de l’existence d’un différend
se trouverait en pratique privée de tout sens et de toute valeur. Chose plus fondamentale encore,
selon la juge Xue, cela ébranlerait la confiance des Etats qui acceptent la juridiction obligatoire de
la Cour.
Deuxièmement, même si une notification préalable ou des échanges diplomatiques ne sont
pas requis en tant que condition de l’existence d’un différend, il convient néanmoins de décourager
toute action en justice «par surprise». Tout moyen de règlement pacifique des différends, y
compris la voie judiciaire, vise au règlement du différend en cause. A cet égard, la manifestation
claire d’une réclamation juridique contre la partie responsable, chaque fois que les circonstances le - 23 -
permettent, faciliterait le processus de négociation et de règlement. La Cour peut certes prendre en
compte le comportement des parties postérieur au dépôt de la requête en tant qu’élément de preuve
supplémentaire pour s’assurer de sa compétence et de la recevabilité de la requête, mais la
souplesse, en matière judiciaire, doit être exercée dans des limites raisonnables.
Troisièmement, la compétence de la Cour repose sur le consentement mutuel et la
réciprocité. La présente affaire différait par nature de celles dans lesquelles la Cour avait opté pour
une approche plus souple à l’égard de certaines carences procédurales. La juge Xue observe ainsi
que, bien qu’ayant été elles-mêmes victimes des armes nucléaires, les Iles Marshall n’ont pas
introduit la présente instance simplement pour protéger leurs propres intérêts ; leur argumentation
sert en effet davantage ceux de la communauté internationale. Or, bien qu’elle ait reconnu
l’existence d’obligations erga omnes en droit international dans l’affaire de la Barcelona Traction,
Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962) (Belgique c. Espagne), seconde
phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33), la Cour ne s’est pas penchée sur la question de la
qualité pour agir dans ce domaine, question qui reste à développer en droit international.
La juge Xue en vient ensuite à sa seconde observation en indiquant qu’elle déplore
grandement que la Cour n’ait pas examiné certaines autres exceptions soulevées par le défendeur.
L’Inde soutenait notamment que, au vu de la règle énoncée dans l’affaire de l’Or monétaire, le
différend allégué ne pouvait être tranché par la Cour en l’absence des autres Etats dotés d’armes
nucléaires. Elle affirmait de surcroît que la prétendue obligation de négocier nécessitait la
participation de tous ces Etats, et d’autres encore. Selon elle, toute décision obligatoire pour les
Iles Marshall et elle-même ne pouvait donc avoir l’effet désiré.
La juge Xue estime que la Cour aurait dû examiner ces exceptions dès la phase préliminaire,
puisque cela aurait eu un effet direct sur sa compétence et sur la recevabilité de la requête. Si elle
avait procédé ainsi, la Cour aurait en effet été mieux à même de démontrer que, pour ce qui
concerne les questions de compétence et de recevabilité, la requête des Iles Marshall n’était pas
défectueuse sur un unique point de procédure.
La juge Xue rappelle que, dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de
l’emploi d’armes nucléaires, la Cour avait précisé que «toute recherche réaliste d’un désarmement
général et complet, en particulier nucléaire, nécessit[ait] la coopération de tous les Etats» (Licéité
de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 264,
par. 100 ; le soulignement est de moi) et que l’obligation énoncée à l’article VI du traité sur la
non-prolifération des armes nucléaires n’était pas une simple obligation de comportement, mais
une obligation de parvenir à un résultat précis.
La juge Xue observe que vingt ans se sont écoulés depuis cet avis consultatif. Elle relève
que, si l’on a assisté en la matière à un manquement collectif, la question qui se posait en la
présente espèce était de savoir si celui-ci pouvait prendre la forme d’une série de différends
bilatéraux, qui seraient examinés séparément. Elle se demande si pareil désaccord, susceptible
d’opposer certains Etats dotés d’armes nucléaires à d’autres qui ne le sont pas au sujet de la
cessation de la course aux armements et du processus de négociation sur le désarmement nucléaire,
peut être qualifié de différend au sens des articles 36 et 38 du Statut, et si un tel différend, à
supposer qu’il ait existé au moment du dépôt de la requête ou qu’il se soit cristallisé par la suite,
peut être tranché par la Cour dans le cadre d’une procédure contentieuse. La juge Xue considère
que la Cour a un peu trop mis l’accent sur la manière dont un différend peut se matérialiser, sans
tenir suffisamment compte de la nature de celui qui, selon les Iles Marshall, les opposait à l’Inde. - 24 -
Déclaration de Mme la juge Donoghue
La juge Donoghue relève que les critères sur lesquels la Cour se fonde pour déterminer s’il
existe un différend ne sont pas énoncés dans son Statut, mais contenus dans les motifs de ses arrêts.
Il s’ensuit que ces critères doivent être clairs et appliqués de manière cohérente. A cet égard,
la juge Donoghue considère que l’examen de la question de l’existence d’un différend dans le
présent arrêt est conforme au raisonnement que la Cour a suivi dans sa jurisprudence récente.
En ce qui concerne l’assertion des Iles Marshall selon laquelle des déclarations opposées
faites par les parties en cours d’instance peuvent suffire à établir l’existence d’un différend,
la juge Donoghue observe que, dans les arrêts qu’elle a rendus récemment, la Cour n’a pas conclu à
l’existence d’un différend en se fondant uniquement sur pareilles déclarations, mais qu’elle s’est
conformée au principe suivant lequel les éléments de preuve doivent démontrer qu’un différend
existait à la date du dépôt de la requête, comme elle l’a de nouveau fait aujourd’hui.
En ce qui concerne l’argument des Iles Marshall selon lequel la Cour devait déduire
l’existence d’un différend en rapprochant leurs déclarations du comportement du défendeur,
la juge Donoghue observe que le critère objectif appliqué dans le présent arrêt pour apprécier les
éléments de preuve est conforme à la jurisprudence récente de la Cour. La question essentielle était
de savoir si, dans ses déclarations, le demandeur s’était référé à l’objet de sa réclamation contre le
défendeur c’est-à-dire à «la question portée devant la Cour» dans la requête de manière
suffisamment claire pour que ce dernier «ait connaissance, ou ne puisse pas ne pas avoir
connaissance» de ladite réclamation. Tel n’ayant pas été le cas, il n’y avait aucune raison que le
défendeur y réponde, ou que la Cour déduise qu’il s’y opposait au motif qu’il n’avait pas modifié
son comportement. Il n’existait donc pas de divergence de vues, ni de différend, à la date du dépôt
de la requête.
Déclaration de M. le juge Gaja
Etant parvenue à la conclusion qu’il n’existait pas de différend entre les Parties à la date du
dépôt de la requête, la Cour a décidé de ne pas examiner les autres exceptions soulevées par les
défendeurs. Etant donné que des différends se sont clairement fait jour depuis cette date, il aurait
été préférable que la Cour examine aussi ces exceptions, puisqu’elles seront probablement
formulées de nouveau si les Iles Marshall introduisent de nouvelles requêtes.
Opinion individuelle de Mme la juge Sebutinde
La Charte des Nations Unies a pour objet et pour but d’assurer le maintien de la paix et de la
sécurité internationales. C’est à la lumière de ces objet et but dont la menace que représentent
les armes nucléaires ne fait que souligner l’importance que la Cour internationale de Justice,
organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, s’acquitte de sa mission consistant
à trancher les différends interétatiques sur la base du droit international.
Le différend entre les Parties à la présente espèce avait pour objet le manquement allégué de
la République de l’Inde à une obligation internationale de droit coutumier de poursuivre de bonne
foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses
aspects, sous un contrôle international strict et efficace. La République des Iles Marshall comme
l’Inde avaient déposé des déclarations d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour faites
en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour la première, en 2013, et la seconde,
en 1974. L’existence d’un différend constitue cependant une condition préalable à l’exercice de la
compétence de la Cour. - 25 -
C’est le rôle de la Cour (et non des Parties) que de déterminer objectivement si, à la date du
dépôt de la requête, il existait ou non «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une opposition
de thèses juridiques ou d’intérêts» entre les Parties ayant trait à l’objet susmentionné. A cet égard,
il ressort de la jurisprudence de la Cour que celle-ci a, dans l’exercice de cette fonction particulière,
suivi une approche souple, accordant davantage d’importance à l’examen matériel des éléments de
preuve y compris en ce qui concerne le comportement des Parties qu’à des questions de
forme ou de procédure. Or, l’approche et le raisonnement qu’a suivis la majorité pour parvenir à la
conclusion qu’il n’existait pas de différend entre les Parties en la présente affaire, non seulement
privilégient la forme et la procédure, mais se caractérisent par leur rigidité puisqu’ils ne tiennent
pas compte du comportement des Parties. Une approche plus souple et centrée sur le fond, dans le
cadre de laquelle le comportement des Parties aurait été examiné en tant qu’élément de preuve
pertinent, aurait permis de démontrer que les Iles Marshall et l’Inde avaient clairement des vues
divergentes sur l’objet du différend porté devant la Cour.
Enfin, en affirmant que, pour qu’un différend existe, le demandeur doit établir que le
défendeur «avait connaissance ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance que ses vues se
heurtaient à l’opposition manifeste du demandeur», la majorité a énoncé un nouveau critère
juridique étranger à la jurisprudence établie de la Cour, qui élève indûment le seuil requis en
matière de preuve. Outre qu’il privilégie indûment la forme au fond, ce nouveau critère de la
«connaissance» introduit un degré de subjectivité dans une problématique qui devrait demeurer
objective, puisqu’il impose tant au demandeur qu’à la Cour de sonder l’esprit du défendeur. Les
affaires antérieures sur lesquelles la majorité s’est fondée pour adopter ce nouveau critère se
distinguent de la présente espèce et ne pouvaient servir de précédents.
Opinion individuelle de M. le juge Bhandari
Dans son opinion individuelle, le juge Bhandari rappelle qu’il a voté en faveur des
conclusions de la majorité. Il voudrait cependant asseoir sur une base plus large le raisonnement
développé dans l’arrêt, et il se propose d’aborder un autre aspect de l’affaire, à savoir que, dans le
cas d’espèce, la Cour aurait dû répondre aux autres exceptions soulevées par l’Inde, parce que les
questions dont il s’agit dans cette affaire ne concernent pas les seules Parties, mais l’humanité tout
entière.
Le juge Bhandari explique que, selon le Statut de la Cour et sa jurisprudence, la Cour ne peut
exercer sa compétence que s’il existe un différend entre les Parties. La question à trancher est donc
de savoir si les documents, les pièces de procédure et le comportement des Parties permettent
d’établir qu’il existait entre elles, à la date du dépôt de la requête, un différend répondant aux
conditions prévues par les instruments juridiques applicables et par la jurisprudence de la Cour.
Le juge Bhandari rappelle ensuite les dispositions statutaires pertinentes (paragraphe 2 de
l’article 36 et paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour), la définition du «différend» et la
jurisprudence sur laquelle s’est appuyé le défendeur, à savoir les affaires du Sud-Ouest africain,
l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada) et les affaires des Essais
nucléaires. Il rappelle encore que, pour établir l’existence d’un différend, la Cour examine avec
soin les échanges diplomatiques, les documents et les déclarations des parties (Géorgie c. Russie et
Belgique c. Sénégal) afin de déterminer s’il existe entre elles «un désaccord sur un point de droit ou
de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts» (Concessions
Mavrommatis en Palestine). Dans ces conditions, le juge Bhandari estime utile d’analyser
l’ensemble des documents, pièces de procédure et conclusions des Parties afin d’établir s’il existait
réellement un différend entre elles à la date du dépôt de la requête.
Le juge Bhandari commence cette analyse par un examen des déclarations faites par les
Iles Marshall dans leur requête et à l’audience, au cours de laquelle elles ont reconnu que le
comportement de l’Inde était en fait favorable au désarmement et que l’Inde s’était déclarée à - 26 -
plusieurs reprises et publiquement favorable au désarmement. Il rappelle que le demandeur a
reconnu que l’Inde a soutenu sans interruption, et dès avant son indépendance, la cause du
désarmement nucléaire.
L’Inde a déposé un grand nombre de documents et de pièces de procédure qui prouvent que
sa politique nucléaire n’a pas varié depuis son indépendance, quels que soient les partis et les
hommes et femmes politiques qui se sont succédés pour la gouverner et la représenter. Ses
arguments ont été examinés à la lumière du Statut et de la jurisprudence de la Cour. Tous les
documents et toutes les déclarations faites par l’Inde depuis que des armes nucléaires ont été
utilisées pour la première fois en 1945 jusqu’à aujourd’hui aboutissent à l’irréfragable conclusion
que sa position en faveur du désarmement a été ferme et constante.
Le juge Bhandari souligne encore la convergence des positions des Parties en rappelant la
déclaration faite à l’audience par l’agent de l’Inde, selon qui «les positions exprimées par les
Parties lors de la conférence [de Nayarit] quant à la nécessité du désarmement nucléaire se
trouvaient coïncider». Il ressort à l’évidence des extraits cités dans l’opinion individuelle du
juge Bhandari qu’il y a plus de convergence que de divergence entre les positions déclarées des
Parties. Le désarmement nucléaire est certes une question complexe, et les positions des Parties ne
sont bien sûr pas identiques. Mais elles sont très loin d’être suffisamment divergentes pour
accréditer l’existence d’un différend.
Dans son opinion individuelle, le juge Bhandari, se fondant sur le Statut et la jurisprudence
de la Cour et sur les documents et les exposés dont elle a été saisie, parvient à l’irréfragable
conclusion d’une absence de différend entre les Parties, d’où il s’ensuit que, compte tenu des faits
de l’espèce, la Cour n’est pas compétente pour statuer. Or, dans cet arrêt, au lieu d’examiner ces
aspects de près, la majorité de la Cour a décidé de s’intéresser principalement au fait que le
défendeur n’avait pas connaissance du différend allégué.
La Cour, lorsqu’elle examine sa propre compétence, est libre de choisir n’importe quelle
exception, et elle choisit habituellement l’exception la plus «directe et décisive» (Certains emprunts
norvégiens). En la présente espèce, lorsqu’elle a retenu le défaut de connaissance du différend
chez le défendeur comme motif principal de rejet de la demande, la Cour n’a pas choisi le motif le
plus «direct et décisif», puisque le demandeur pourra facilement mettre fin à ce défaut de
connaissance en donnant notification formelle du différend au défendeur. Dans ce cas, le
demandeur pourrait simplement introduire à nouveau la même instance devant la Cour. Un tel
résultat n’est guère souhaitable et il aurait fallu l’éviter. Les Parties ont déjà soumis une profusion
de documents, pièces de procédure et conclusions. Compte tenu des faits de l’espèce, la Cour
aurait dû examiner les autres exceptions. Faute de quoi, une réintroduction de l’instance
signifierait que les efforts, le temps et les moyens que les Parties et la Cour ont dépensés pour
régler cette question l’ont été en pure perte.
Le juge Bhandari considère donc que, compte tenu des faits de l’espèce, la Cour aurait dû
examiner les autres exceptions soulevées par le défendeur, à savoir l’incompétence au motif de
l’absence à l’instance de parties indispensables (principe de l’Or monétaire), le fait qu’un arrêt de
la Cour n’aurait aucune conséquence pratique, et l’application des réserves n 4, 5, 7 et 11 dont
l’Inde a assorti la déclaration qu’elle a faite en vertu de la clause facultative du paragraphe 2 de
l’article 36 du Statut de la Cour pour reconnaître comme obligatoire la juridiction de celle-ci.
En ce qui concerne le principe de l’Or monétaire en particulier, le juge Bhandari rappelle que, dans
son avis consultatif de 1996 sur les armes nucléaires, la Cour a considéré que toute recherche
réaliste d’un désarmement général et complet nécessiterait la coopération de tous les États.
Ces exceptions sont fondamentales, et la Cour aurait dû se prononcer sur elles. - 27 -
Opinion individuelle de M. le juge Robinson
Le juge Robinson ne souscrit pas à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’existe
aucun différend en la présente espèce. La Charte des Nations Unies a en effet confié une mission
particulière à la Cour qui, par l’exercice de ses fonctions judiciaires, apporte une contribution de
taille au maintien de la paix et de la sécurité internationales. Or, la décision rendue ce jour par la
majorité ne tient pas compte de cette mission.
La jurisprudence de la Cour est cohérente en ce qui concerne l’approche à adopter pour
déterminer s’il existe un différend, approche qui n’a pas été suivie dans le présent arrêt. Elle
impose, à cet égard, de faire preuve d’objectivité, de souplesse et de pragmatisme, et établit
clairement qu’un différend se fait jour lorsqu’il ressort d’un examen objectif que «les points de vue
des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution» des obligations incombant à un Etat,
«sont nettement opposés» (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et
la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74). Il n’y a pas une seule
affaire, dans la jurisprudence de la Cour, qui autorise la majorité à affirmer qu’il y a lieu, pour
rechercher s’il existe un différend, d’établir que le défendeur avait connaissance de ce que le
demandeur s’opposait à ses vues. Si cette connaissance peut être considérée comme un élément
confirmant l’existence d’un différend, le fait de la poser en condition préalable à celle-ci revient à
renoncer à l’examen empirique et pragmatique auquel la Cour doit se livrer, examen qui porte
simplement sur la question de savoir si les éléments de preuve révèlent une opposition manifeste
entre les vues des deux parties.
Par ailleurs, la majorité de la Cour fait une interprétation erronée du sens ordinaire de ses
dicta et de sa propre jurisprudence lorsqu’elle conclut que les éléments de preuve postérieurs au
dépôt de la requête ne peuvent servir qu’à confirmer l’existence d’un différend. La Cour,
lorsqu’elle a abordé cette question, s’est en effet montrée moins catégorique et inflexible que la
majorité le laisse entendre. Elle s’est ainsi ménagé une certaine marge de manœuvre qui lui permet
d’accorder un poids important aux déclarations faites en cours d’instance notamment le rejet des
allégations du demandeur par le défendeur , et ce, aux fins non seulement de confirmer mais
aussi d’établir l’existence d’un différend. Cela est du reste tout à fait cohérent avec l’approche
souple et pragmatique qui caractérise sa jurisprudence en la matière. La possibilité, pour le
défendeur, de réagir doit être considérée comme une des garanties d’une procédure régulière, et
non comme un aspect du critère applicable à l’existence d’un différend.
Selon le juge Robinson, il convient également de rejeter la décision prise par la majorité car
elle va à l’encontre du principe de la bonne administration de la justice, principe sur lequel la Cour
a insisté à plusieurs reprises, se prononçant contre une approche qui, pour reprendre ses termes,
conduirait à une «multiplication inutile des procédures» (Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2008, p. 443, par. 89). Etant donné la base sur laquelle la requête a été écartée, la
décision de la majorité a pour conséquence singulière de donner au demandeur la possibilité
théorique d’introduire une nouvelle instance contre le défendeur.
Il ressort des faits de la présente espèce qu’il existait un différend entre les Parties. Même si
le juge Robinson est en désaccord avec la position de la majorité, estimant contrairement à celle-ci
que le fait d’avoir connaissance du différend n’est pas une condition préalable pour établir
l’existence de celui-ci, il est difficile de conclure que le défendeur ait pu «ne pas avoir
connaissance» de ce que ses vues et celles du demandeur étaient opposées.
Par la conclusion à laquelle elle est parvenue dans le présent arrêt, la majorité a placé un
obstacle supplémentaire et injustifié à l’examen des demandes au fond. Ce faisant, elle a porté
atteinte à la possibilité, pour la Cour, de s’acquitter de sa mission en tant qu’organe permanent de - 28 -
règlement pacifique des différends, dont les fonctions contribuent grandement au maintien de la
paix et de la sécurité internationales. Compte tenu de l’objet du différend dont la Cour était saisie,
ce constat n’en est que plus éloquent.
Opinion dissidente de M. le juge Crawford
Le juge Crawford conteste le critère de la «connaissance objective» adopté par la majorité
pour établir l’existence d’un différend. On ne trouve aucune exigence juridique de ce type dans la
jurisprudence de la Cour. Ce critère de la connaissance objective est difficile à distinguer de
l’exigence de notification formelle que la Cour a déjà rejetée. De plus, la Cour a traditionnellement
fait preuve de souplesse pour apprécier l’existence d’un différend. Si le juge Crawford convient
qu’en principe le différend devrait exister à la date du dépôt de la requête, il n’en considère pas
moins qu’il est possible de conclure à l’existence de ce différend sur la base, entre autres facteurs,
de comportements ou d’éléments de preuve postérieurs à la requête, y compris les déclarations
faites par les parties au cours de la procédure.
Par ailleurs, le juge Crawford conteste non seulement le point de droit développé par la Cour,
mais encore son application aux faits. Selon lui, il aurait fallu, en particulier, donner au différend
en cause la qualité de différend international, en invoquant l’autorité de l’arrêt dans les affaires du
Sud-Ouest africain (exceptions préliminaires) pour avancer qu’un tel différend peut «se cristalliser»
dans des enceintes multilatérales regroupant une pluralité d’Etats. Selon lui, il existait au moins un
différend naissant entre le demandeur et le défendeur à la date de la requête, puisque les Iles
Marshall avaient pris parti dans un désaccord multilatéral avec les Etats dotés d’armes nucléaires.
Etant donné qu’à la date de la requête il existait un différend entre les Iles Marshall et le
défendeur sur le respect par ce dernier de l’article VI du traité sur la non-prolifération, ou de
l’obligation correspondante de droit international coutumier, il n’est pas nécessaire d’examiner s’il
pourrait être remédié à telle ou telle carence par application de la latitude autorisée par la
jurisprudence Mavrommatis, telle qu’elle a été récemment formulée dans l’affaire Croatie
c. Serbie.
Le juge Crawford évoque également une autre des exceptions d’incompétence et
d’irrecevabilité soulevées par le demandeur, celle de l’Or monétaire. Selon lui, cette question
aurait dû être renvoyée à la phase du fond. En effet, la réponse à la question de savoir si c’est une
condition nécessaire pour la Cour de statuer préalablement sur les droits et obligations de tierces
parties à un différend pour qu’elle puisse trancher ce différend dépend, entre autres facteurs, de la
portée et de l’application de l’article VI du traité sur la non-prolifération ou de toute obligation
correspondante du droit international coutumier.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Bedjaoui
I. Introduction
M. le juge ad hoc Bedjaoui a voté contre le dispositif adopté par la Cour dans l’affaire
opposant les Iles Marshall à l’Inde. Il est d’avis qu’il existe un différend entre les Iles Marshall et
le défendeur.
Il note que, si la Cour a toujours tenu à s’attacher à une définition générale uniforme d’un
différend d’ordre juridique, elle n’a pas en revanche marqué autant de fidélité aux critères qu’elle a
elle-même dégagés pour la détermination de l’existence de ce différend. La plus significative - 29 -
dissonance jurisprudentielle commença avec l’arrêt du 1 avril 2011 en l’affaire Géorgie
c Fédération de Russie et fut poursuivie dans l’affaire relative à des Questions concernant
l’obligation de poursuivre ou d’extrader.
II. Une jurisprudence traditionnelle peu formaliste
M. le juge ad hoc Bedjaoui soutient que l’activité présente de la Cour, qui paie au prix cher
un certain formalisme, pourrait à juste titre paraître en reflux par rapport à sa jurisprudence
traditionnelle.
Il se réfère à la lucidité et l’inventivité de la Cour tant dans sa fonction consultative que dans
l’exercice de sa fonction contentieuse. Elle a pu savoir éviter d’être prisonnière de la lettre de la
Charte ou des lacunes du droit international. Au vu du rapide et schématique panorama de la
jurisprudence de la Cour qu’il présente, M. le juge ad hoc Bedjaoui regrette la physionomie que
pourrait laisser la décision de ce jour en la présente affaire.
Il lui paraît d’autant plus impératif que la Cour fasse un effort de clarification dans sa
détermination de l’existence d’un différend, qu’il s’agit d’une question majeure dont dépend
directement soit sa compétence, soit l’exercice de celle-ci, selon le cas. Il est nécessaire que la
Cour donne plus de cohérence à la détermination des critères d’existence du différend et à leur
application concrète dans chaque cas d’espèce. Faute de le faire, cela suscite une insécurité
juridique chez les Etats et une certaine perplexité chez les lecteurs, les uns et les autres ne sachant
pas pourquoi un cas d’espèce peut bénéficier de la compréhension de la Cour quand un autre ne
peut y prétendre.
Outre ce premier devoir de cohérence, la Cour doit également se garder, à son avis, de se
laisser entraîner à la fossilisation. La fidélité à l’application rationnelle des critères n’exclut pas de
demeurer en même temps ouvert aux préoccupations changeantes du monde ; il ne s’agit
nullement pour la Cour de faire droit à toute nouveauté, mais de savoir quand et comment il
conviendrait de resserrer ou au contraire d’élargir l’application des critères à la base de la
jurisprudence Mavrommatis et Sud-Ouest africain et surtout de dire chaque fois pourquoi il faut
préférer la flexibilité ou son contraire dans l’espèce considérée.
A ses yeux, pour l’heure, le danger le plus inquiétant reste l’excès de formalisme, surtout
lorsqu’il s’y ajoute, comme c’est le cas maintenant, une jurisprudence privée de toute visibilité
pour l’avenir. Cela provoque clairement le risque d’arbitraire.
III. Notification/«connaissance» ?
M. le juge ad hoc Bedjaoui est d’avis que, si la Cour a traditionnellement été très réticente à
faire de la «notification» du différend par l’Etat demandeur à l’Etat défendeur une précondition à
remplir avant l’introduction d’une requête, une ambiguïté certaine brouille le panorama depuis la
décision de 2011.
Il regrette que la Cour paraisse établir une corrélation directe et, semble-t-il, automatique,
entre la connaissance d’une opposition de points de vue et l’existence d’un différend. Il observe
également que, dans le raisonnement de la Cour, l’essentiel est bien le fait pour l’Etat défendeur
d’«avoir connaissance». M. le juge ad hoc Bedjaoui se demande si l’on n’assiste pas alors à la
résurrection rampante du concept de «notification».
Mais, si l’on admet l’existence de cette précondition supplémentaire, alors pourquoi ne pas
l’appliquer correctement ? M. le juge ad hoc Bedjaoui soutient que l’Inde ne pouvait qu’avoir
«connaissance» des thèses antinucléaires des Iles Marshall s’opposant à son comportement - 30 -
nucléaire, au vu entre autres de l’histoire des Iles Marshall et des déclarations de 2013 et 2014 dans
des enceintes internationales ouvertes à tous. Ces déclarations visaient indistinctement tous les
Etats dotés d’armes nucléaires que le monde entier connaît et n’ont nullement exclu l’Inde.
Finalement, M. le juge ad hoc Bedjaoui s’interroge : comment juger la «connaissance» et ses
degrés dans la conscience du défendeur ? Comment cette incursion insolite dans le subjectivisme
pourrait-elle s’accommoder avec une recherche déclarée «objective» de l’existence d’un
différend ?
IV. Date de l’existence d’un différend
M. le juge ad hoc Bedjaoui se félicite que, dans le présent arrêt, la Cour paraît s’attacher à sa
jurisprudence selon laquelle «[e]n principe, la date critique à laquelle doit être appréciée l’existence
d’un différend est celle du dépôt de la requête».
Cependant, en pratique, la Cour s’est refusée, sans explication convaincante, à prendre en
compte les éléments de preuve de l’existence d’un différend qui ont eu lieu après la date
d’introduction d’instance. Ce faisant, elle érige en dogme absolu une solution contraire à
l’approche traditionnelle qui se distinguait par toute sa souplesse lorsqu’elle rappelait que c’est
seulement «en principe» que le différend doit exister à la date de l’introduction d’instance.
V. Défauts procéduraux
En ce qui concerne les défauts procéduraux réparables, qu’il s’agisse du demandeur ou du
défendeur, qu’il s’agisse d’une introduction d’instance prématurée ou d’un accès à la Cour trop tôt,
M. le juge ad hoc Bedjaoui note que la Cour avait bâti une jurisprudence saine qui a traversé tout le
siècle et qui exposait sans rides sa constance de près de quatre-vingt-dix ans. C’est cette
jurisprudence que l’arrêt de 2011 a commencé à anéantir, le coup de grâce étant porté par l’affaire
Belgique c. Sénégal.
En la présente espèce, la Cour a encore une fois écarté sa jurisprudence traditionnelle
pourtant si avisée. M. le juge ad hoc Bedjaoui déplore que les déclarations des Iles Marshall aient
paru à la majorité de la Cour insuffisantes pour cristalliser l’existence d’un différend d’ordre
juridique. Le résultat est qu’il suffira aux Iles Marshall d’adresser demain au défendeur une simple
note verbale de quelques lignes exprimant leur opposition à sa politique nucléaire, pour pouvoir
saisir à nouveau la Cour du différend ainsi formalisé. Il n’était ni cohérent, ni judicieux, que la
Cour se focalise sur des défauts procéduraux aisément réparables, alors qu’elle a pendant
longtemps traité ceux-ci avec une flexibilité bienvenue.
VI. Preuve par déduction. Preuve par interprétation du silence
M. le juge ad hoc Bedjaoui rappelle que, en opposition par rapport à l’approche suivie dans
la présente instance, la Cour a fait preuve de souplesse et de réalisme en d’autres occasions en
allant jusqu’à tirer parti du silence ou de l’absence de réaction de l’Etat défendeur et même en
procédant par simple déduction, pour conclure à l’existence d’un différend.
Dans son présent arrêt, la Cour fait table rase de cette jurisprudence traditionnelle et estime
que la déclaration du 13 février 2014 par laquelle les Iles Marshall ont reproché aux Etats dotés de
l’arme nucléaire de violer leurs obligations internationales, «étant donné son contenu très général et
le contexte dans lequel elle a été faite n’appelait pas de réaction particulière de la part de l’Inde».
Ainsi, «aucune divergence de vues ne peut donc être déduite de cette absence de réaction». La
Cour paraît s’être aventurée à se substituer elle-même à l’Inde, pour justifier à sa place son silence
et de surcroît avec des motifs dont personne ne peut être certain que l’Inde les partageait. - 31 -
VII. Preuve par les échanges devant la Cour
M. le juge ad hoc Bedjaoui est d’avis que la Cour a consenti en la présente affaire peu
d’efforts pour tenir compte pleinement des circonstances postérieures au dépôt de la requête des
Iles Marshall, se détachant à nouveau de sa jurisprudence traditionnelle.
Il se demande comment on peut conclure ici à l’absence de différend lorsqu’une partie fait
grief à une autre, devant la Cour, de manquer depuis longtemps à ses obligations internationales,
pendant que l’autre nie que son comportement constitue une violation de celles-ci. Les échanges
formulés devant la Cour n’ont nullement créé de novo le différend. Ils n’ont fait que le
«confirmer» dans son existence antérieure.
VIII. Nature sui generis de tout différend nucléaire
M. le juge ad hoc Bedjaoui note que le contexte historique général relatif aux efforts de la
communauté internationale en vue du désarmement nucléaire préfigure en lui-même et annonce en
soi l’existence potentielle d’un différend. En effet, le contentieux présenté par les Iles Marshall,
qui ne tend à rien de moins qu’à la sauvegarde de l’humanité par l’élimination définitive d’une
effrayante arme de destruction massive, aurait dû par lui-même jouer le rôle d’une alerte à l’adresse
de la Cour. Celle-ci avait déclaré il y a de cela vingt ans qu’il existe une double obligation de
négocier et de conclure le désarmement nucléaire. Depuis lors, elle n’a plus eu de nouvelles de son
appel. Et voilà qu’un jour un Etat non nucléaire entend savoir d’un autre Etat, celui-là nucléaire,
pourquoi ce délai déjà considérable semble s’éterniser encore.
Ce type particulier de contentieux très hautement spécifique d’un Etat non nucléaire contre
un Etat nucléaire pour l’élimination du feu nucléaire constitue, en lui-même et par lui-même,
l’expression d’un différend majeur dont l’existence aurait dû s’imposer ipso facto à la Cour. Car
que demandent les Iles Marshall ? Que la communauté internationale et la Cour elle-même sachent
pourquoi l’obligation identifiée par la Cour il y a vingt ans n’a pas été encore exécutée.
IX. Une exception non exclusivement préliminaire ?
M. le juge ad hoc Bedjaoui aurait pu accepter, à la rigueur, dans une affaire aussi complexe
et aussi importante que celle des Iles Marshall contre l’Inde, une décision qui aurait marqué le
souci, après tout fort légitime, de la Cour d’éviter de se prononcer prématurément sur la
compétence et la recevabilité. La Cour pouvait parfaitement encore avoir besoin que les Parties
l’éclairent davantage. Et sachant qu’à ce stade elle ne pouvait apprécier leurs comportements sans
traiter du fond, elle pouvait logiquement prendre le parti d’attendre la phase du fond pour être plus
complètement fixée. En d’autres termes, la Cour aurait pu, plus prudemment, considérer que la
question de l’existence d’un différend n’était pas exclusivement préliminaire.
X. Cascade de conséquences indésirables de la présente décision
Finalement, M. le juge ad hoc Bedjaoui note que la présente décision a le malheureux
potentiel de générer une cascade de conséquences indésirables non seulement pour le défendeur,
qui pourrait se voir encouragé à retirer son option d’acceptation de la juridiction de la Cour, mais
encore pour le demandeur à qui il a coûté de venir devant la Cour, ainsi que pour la communauté
internationale et la Cour.
En ce qui concerne la communauté internationale, les décisions rendues ce jour par la Cour
ouvrent à l’opinion publique internationale un monde fâcheusement privé de cohérence, non
seulement au regard de la jurisprudence procédurale, mais aussi en contemplation de sa - 32 -
jurisprudence de fond. Ainsi, quel message la Cour laisse-t-elle à la communauté internationale
lorsqu’elle décide, au surplus sur des bases fragiles à l’excès, de refuser sa compétence en des
affaires portant sur des questions plus que cruciales de désarmement nucléaire engageant la survie
même de l’humanité entière ?
Quant à la Cour elle-même, elle risque d’être la quatrième perdante, parce qu’en renvoyant
les Iles Marshall sur la base d’un défaut procédural réparable, elle met à mal la bonne
administration de la justice, dont son fonctionnement dépend. La Cour paraît, en ces trois affaires,
n’avoir pas pu se défaire d’un formalisme, qui sacrifie le fond à la procédure, le contenu à la forme
et la chose à son objet. De plus, alors que la Cour s’est toujours déclarée qu’elle vise à une
appréciation fondamentalement «objective» des éléments de preuve, elle semble ici avoir peu
résisté au subjectivisme dans son appréciation des éléments de preuve avancés par le demandeur,
organisant elle-même la défense du défendeur et examinant tous les arguments du demandeur avec
ce qui semble être un apriori négatif.
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Résumé de l'arrêt du 5 octobre 2016