COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
Site Internet : www.icj-cij.org
Résumé
Document non officiel
Résumé 2013/2
Le 11 novembre 2013
Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar
(Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande)
Résumé de l’arrêt du 11 novembre 2013
Qualités (par. 1-13)
La Cour rappelle que, le 28 avril 2011, le Cambodge a déposé au Greffe de la Cour une
requête introductive d’instance contre la Thaïlande, dans laquelle, se référant à l’article 60 du Statut
de la Cour et à l’article 98 de son Règlement, il a demandé à la Cour d’interpréter l’arrêt qu’elle a
rendu le 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande).
Le même jour, après avoir déposé sa requête, le Cambodge, se référant à l’article 41 du
Statut et à l’article 73 du Règlement, a également déposé au Greffe une demande en indication de
mesures conservatoires afin de «faire cesser [l]es incursions [de la Thaïlande] sur son territoire».
Le 18 juillet 2011, la Cour a rendu une ordonnance indiquant des mesures conservatoires à
l’intention des deux Parties.
I. ONTEXTE HISTORIQUE (PAR. 14-29)
La Cour rappelle que le temple de Préah Vihéar s’élève sur un éperon du même nom situé
dans la partie orientale de la chaîne des Dangrek, «qui d’une façon générale constitue dans cette
région la frontière entre les deux paysle Cambodge au sud et la Thaïlande au nord».
Le 13 février 1904, la France (dont le Cambodge était alors un protectorat) et le Siam (ainsi
que la Thaïlande était alors dénommée) signèrent une convention aux termes de laquelle la
frontière, dans le secteur des Dangrek, devait suivre la ligne de partage des eaux. La convention
de 1904 prévoyait la création de commissions mixtes composées d’officiers désignés par chacune
des Parties et chargées de procéder à la délimitation de la frontière entre les deux territoires. La
première commission mixte fut ainsi établie en 1904. L’étape finale de l’opération de délimitation
devait être l’établissement et la publication de cartes, tâche qui fut confiée à une équipe de quatre
officiers français, dont trois avaient été membres de la commission mixte. Cette équipe établit,
en 1907, une série de onze cartes couvrant une grande partie des frontières entre le Siam et
l’Indochine française (dont le Cambodge faisait partie). Elle dressa notamment une carte intitulée
«Dangrek Commission de délimitation entre l’Indo-Chine et le Siam», sur laquelle la frontière
passait au nord de Préah Vihéar, laissant ainsi le temple au Cambodge. - 2 -
Après l’accession du Cambodge à l’indépendance, le 9 novembre 1953, la Thaïlande occupa
le temple de Préah Vihéar en 1954. Les négociations entre les parties concernant le temple
n’aboutirent pas et, le 6 octobre 1959, le Cambodge saisit la Cour par requête unilatérale.
Lors de la phase de l’examen au fond, le Cambodge s’appuya sur la carte mentionnée
ci-dessus, intitulée «Dangrek Commission de délimitation entre l’Indo-Chine et le Siam»,
laquelle était annexée à ses écritures et fut dénommée «carte de l’annexe I». Il fit valoir que
celle-ci avait été acceptée par la Thaïlande et avait été intégrée au règlement conventionnel,
devenant de ce fait obligatoire pour les deux Etats. Selon le Cambodge, la ligne représentée sur la
carte de l’annexe I était ainsi devenue la frontière entre les deux Etats. La Thaïlande contesta
qu’elle eût accepté la carte de l’annexe I ou que celle-ci fût, d’une autre façon, devenue obligatoire
à son égard, soutenant que la frontière entre les deux Etats suivait la ligne de partage des eaux,
comme le prévoyait la convention de 1904 ; il en résultait, selon elle, que le temple était situé en
territoire thaïlandais.
La Cour rappelle que le dispositif de l’arrêt de 1962 se lit comme suit :
«La Cour,
a) dit que le temple de Préah Vihéar est situé en territoire relevant de la souveraineté
du Cambodge ;
b) dit en conséquence, que la Thaïlande est tenue de retirer tous les éléments de
forces armées ou de police ou autres gardes ou gardiens qu’elle a installés dans le
temple ou dans ses environs situés en territoire cambodgien ;
c) que la Thaïlande est tenue de restituer au Cambodge tous objets des catégories
spécifiées dans la cinquième conclusion du Cambodge qui, depuis la date de
l’occupation du temple par la Thaïlande en 1954, auraient pu être enlevés du
temple ou de la zone du temple par les autorités thaïlandaises.»
A la suite du prononcé de l’arrêt de 1962, la Thaïlande se retira des bâtiments du temple et
érigea une clôture de barbelés séparant les ruines du temple du reste de l’éperon de Préah Vihéar.
Cette clôture suivait le tracé d’une ligne représentée sur la carte jointe à une résolution adoptée par
le conseil des ministres thaïlandais le 10 juillet 1962, mais qui n’a été rendue publique que dans le
cadre de la présente instance. Par cette résolution, le conseil des ministres thaïlandais établissait ce
qu’il considérait être les limites de la zone dont la Thaïlande était tenue de se retirer.
II. COMPÉTENCE ET RECEVABILITÉ (PAR . 30-57)
1. La compétence de la Cour en vertu de l’article 60 du Statut
La Cour rappelle tout d’abord que
«la compétence que l’article 60 du Statut [lui] confère … n’est subordonnée à
l’existence d’aucune autre base ayant fondé, dans l’affaire initiale, sa compétence à
l’égard des parties» et que, «en vertu de l’article 60 du Statut, [elle] peut … connaître
d’une demande en interprétation dès lors qu’existe une «contestation sur le sens et la
portée» de tout arrêt rendu par elle». - 3 -
Selon la jurisprudence de la Cour, «une contestation au sens de l’article 60 du Statut doit
porter sur le dispositif de l’arrêt en cause et ne peut concerner les motifs que dans la mesure où
ceux-ci sont inséparables du dispositif». Cela étant, «une divergence de vues sur la question de
savoir si tel ou tel point a été décidé avec force obligatoire constitue, elle aussi, un cas qui rentre
dans le cadre de l’article 60 du Statut».
A. L’existence d’une contestation (par. 37-45)
La Cour observe que les événements et déclarations remontant à la période qui a
immédiatement suivi le prononcé de l’arrêt de 1962 démontrent clairement que la Thaïlande
considérait que la Cour n’avait pas défini l’expression «environs du temple» employée au
deuxième point du dispositif et que, partant, il lui était loisible de déterminer unilatéralement les
limites de ces «environs». La position de la Thaïlande trouve en particulier son expression dans la
résolution du conseil des ministres thaïlandais de 1962, qui a défini «l’endroit où se situ[ait] la
limite des environs du temple … dont la Thaïlande [était] tenue de retirer ses forces de police,
gardes et gardiens».
En application de cette décision, la Thaïlande a érigé une clôture de barbelés sur le terrain, le
long de la ligne établie par la résolution, et installé des panneaux portant la mention «Les environs
du temple de Préah Vihéar ne vont pas au-delà de cette limite.»
Contrairement à ce qu’indique la Thaïlande, il ressort des éléments versés au dossier que le
Cambodge ne considérait pas que le retrait opéré par la Thaïlande assurait l’application pleine et
entière de l’arrêt de 1962. Le Cambodge émit en effet des protestations contre la présence
thaïlandaise sur un territoire que, selon lui, la Cour avait, dans son arrêt de 1962, reconnu comme
étant cambodgien. Il se plaignit également de ce que la clôture de barbelés érigée par la Thaïlande
«empié[tait] assez largement» sur ce territoire, contrevenant de la sorte à l’arrêt de la Cour.
Cette divergence de vues est réapparue dans la correspondance des Parties qui a fait suite à la
demande d’inscription du site du temple sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO,
présentée en 2007-2008 par le Cambodge.
Selon la Cour, ces événements et déclarations démontrent clairement que, au moment du
dépôt de la demande en interprétation du Cambodge, il existait une contestation entre les Parties
quant au sens et à la portée de l’arrêt de 1962. Elle en vient ensuite à l’objet précis de cette
contestation, afin de déterminer si celle-ci entre dans le champ de sa compétence en vertu de
l’article 60 du Statut.
B. L’objet de la contestation portée devant la Cour (par. 46-52)
La Cour considère que les positions exprimées par les Parties dans la période qui a suivi le
prononcé de l’arrêt de 1962, ainsi qu’à la suite de la demande du Cambodge tendant à l’inscription
du site du temple sur la liste du patrimoine mondial et dans le cadre de la présente procédure,
révèlent que la contestation entre les Parties sur le sens et la portée de l’arrêt de 1962 se rapporte à
trois aspects spécifiques de cette décision. Premièrement, il existe une contestation sur le point de
savoir si, dans l’arrêt de 1962, la Cour a ou non décidé avec force obligatoire que la ligne
représentée sur la carte de l’annexe I constituait la frontière entre les Parties dans la zone du
temple. Deuxièmement, il existe une contestation, étroitement liée à la précédente, sur le sens et la
portée de l’expression «environs situés en territoire cambodgien», employée au deuxième point du
dispositif de l’arrêt de 1962, point dont la Cour a dit qu’il était une conséquence de la conclusion
énoncée au premier point, à savoir que le temple est situé en «territoire relevant de la souveraineté
du Cambodge». Troisièmement, il existe une contestation sur la nature de l’obligation de retrait
que le deuxième point du dispositif impose à la Thaïlande. - 4 -
2. La recevabilité de la demande en interprétation du Cambodge (par. 53-56)
Compte tenu des vues divergentes des Parties sur le sens et la portée de l’arrêt de 1962
exposées ci-dessus, la Cour considère qu’il est besoin d’interpréter le deuxième point du dispositif
de cet arrêt ainsi que la portée juridique de ce que la Cour a dit concernant la ligne de la carte de
l’annexe I. Dans le cadre ainsi défini, la demande du Cambodge est recevable.
3. Conclusion (par. 57)
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la
demande en interprétation de l’arrêt de 1962 présentée par le Cambodge, et que celle-ci est
recevable.
III.I NTERPRÉTATION DE L ’ARRÊT DE 1962 (PAR . 58-107)
La Cour en vient ensuite à l’interprétation de l’arrêt de 1962.
1. Les positions des Parties (par. 59-65)
La Cour commence par résumer les positions exprimées par les Parties au cours de la
procédure.
2. Le rôle de la Cour en vertu de l’article 60 du Statut (par. 66-75)
La Cour rappelle que son rôle en vertu de l’article 60 du Statut consiste à éclaircir le sens et
la portée de ce qui a été décidé dans l’arrêt qu’il lui est demandé d’interpréter. En conséquence,
elle doit respecter strictement les limites de l’arrêt initial et ne saurait remettre en cause ce qui a été
réglé avec force obligatoire, ni trancher des questions sur lesquelles elle ne s’est pas prononcée
dans l’arrêt initial.
Aux fins de déterminer le sens et la portée du dispositif de l’arrêt initial de 1962, la Cour,
conformément à sa pratique, tiendra compte des motifs de ce dernier dans la mesure où ils éclairent
l’interprétation à donner au dispositif.
Les écritures et plaidoiries de 1962 sont elles aussi pertinentes aux fins de l’interprétation de
l’arrêt, puisqu’elles montrent quels éléments de preuve ont, à l’époque, été présentés à la
Cour et quels éléments ne l’ont pas été —, ainsi que la manière dont les questions soumises à
celle-ci ont été formulées par chacune des Parties.
La Cour rappelle en outre que le sens et la portée d’un arrêt de la Cour ne sauraient être
affectés par le comportement des parties après le prononcé de cet arrêt. D’une manière plus
générale, «la Cour écarte dans ses interprétations toute appréciation de faits autres que ceux qu’elle
a examinés dans l’arrêt qu’elle interprète».
3. Les principaux éléments contenus dans l’arrêt de 1962 (par. 76-78)
Trois éléments se dégagent d’une lecture de l’arrêt de 1962 à la lumière des considérations
qui précèdent. Premièrement, la Cour a estimé qu’elle avait à connaître d’un différend relatif à la
souveraineté territoriale sur la région dans laquelle le temple était situé, et qu’elle ne procédait pas
à la délimitation de la frontière. Ni la carte de l’annexe I, ni l’emplacement de la frontière n’ont été
mentionnés dans le dispositif. Aucune carte n’a été jointe à l’arrêt, et la Cour n’a fait aucune - 5 -
observation sur les difficultés de transposition de la ligne de la carte de l’annexe I, question dont les
Parties avaient débattu au cours de la procédure de 1962 et qui, de toute évidence, aurait été
importante s’il s’était agi d’un arrêt portant sur la délimitation de la frontière.
Deuxièmement, la carte de l’annexe I a néanmoins joué un rôle central dans la motivation de
l’arrêt de la Cour. La Cour a poursuivi en précisant que «l’acceptation par les Parties de la carte de
l’annexe I a[vait] incorporé cette carte dans le règlement conventionnel, dont elle [était] devenue
partie intégrante», et conclu qu’elle «s’estim[ait] donc tenue, du point de vue de l’interprétation des
traités, de se prononcer en faveur de la frontière indiquée sur la carte pour la zone litigieuse».
Troisièmement, lorsqu’elle a défini le différend dont elle était saisie, la Cour a clairement
indiqué qu’elle ne s’intéressait qu’à la souveraineté dans la «région du Temple de Préah Vihéar».
Ainsi que cela ressort de l’arrêt, la Cour a considéré que la zone litigieuse était d’une
superficie réduite.
4. Le dispositif de l’arrêt de 1962 (par. 79-107)
A la lumière de ces éléments figurant dans les motifs de l’arrêt de 1962, la Cour en vient
ensuite au dispositif de cet arrêt. Il y est expressément indiqué que les conclusions formulées aux
deuxième et troisième points sont des conséquences découlant de la décision énoncée au premier
point. Il s’ensuit que les trois points du dispositif doivent être considérés comme un tout ; la tâche
consistant à déterminer leur sens et leur portée ne saurait être réduite à un exercice d’interprétation
de différents mots ou membres de phrase pris isolément.
A. Le premier point du dispositif (par. 80)
La Cour estime que le sens du premier point du dispositif est clair. Elle s’y est prononcée
sur la demande principale du Cambodge en concluant que le temple était situé en territoire relevant
de la souveraineté du Cambodge. La Cour précise cependant qu’il sera nécessaire de revenir sur la
portée de ce premier point, une fois qu’elle aura examiné les deuxième et troisième points du
dispositif.
B. Le deuxième point du dispositif (par. 81-99)
C’est le deuxième point du dispositif qui fait l’objet de la principale contestation entre les
Parties. La Cour y a prescrit, en conséquence de la décision prise au premier point, le retrait des
éléments de forces armées ou de police ou autres gardes ou gardiens que la Thaïlande «a[vait]
installés dans le temple ou dans ses environs situés en territoire cambodgien». Le deuxième point
du dispositif n’indiquait pas expressément le territoire cambodgien dont la Thaïlande devait retirer
ses personnels, et n’indiquait pas non plus les lieux dans lesquels ceux-ci devaient se retirer.
Etant donné que le deuxième point du dispositif de l’arrêt de 1962 prescrivait à la Thaïlande
de retirer «tous les éléments de forces armées ou de police ou autres gardes ou gardiens qu’elle
a[vait] installés dans le temple ou dans ses environs situés en territoire cambodgien», la Cour
considère qu’il lui faut commencer par examiner les éléments de preuve qui ont été présentés
en 1962 concernant les lieux où ces personnels thaïlandais étaient installés.
Les seuls éléments de preuve à cet égard furent fournis par le professeur Ackermann, qui
était présenté par la Thaïlande en tant qu’expert et témoin et avait séjourné plusieurs jours au
temple au mois de juillet 1961 en vue d’établir un rapport devant être soumis dans le cadre de la
procédure. Le professeur Ackermann déclara que, durant cette visite, les seules personnes qu’il
avait vues sur l’éperon de Préah Vihéar étaient un détachement de la police des frontières - 6 -
thaïlandaise et un garde du temple. Il déclara en outre que les policiers étaient installés dans des
fortins situés dans un camp se trouvant au nord-est du temple, le garde séjournant quant à lui dans
une habitation différente, un peu à l’ouest du camp de la police.
L’emplacement du poste de police fut par la suite confirmé par un conseil de la Thaïlande,
qui précisa que le camp en question était situé au sud de la ligne de la carte de l’annexe I, mais au
nord de la ligne que le Cambodge considérait comme étant la ligne de partage des eaux.
Lorsque la Cour a prescrit à la Thaïlande de retirer les éléments de forces armées ou de
police, gardes ou gardiens qu’elle avait installés dans le temple ou dans les environs de celui-ci
situés en territoire cambodgien, son intention était assurément que cette obligation s’appliquât au
détachement de police mentionné par le professeur Ackermann, puisque, hormis le garde solitaire,
rien n’indiquait que d’autres personnels thaïlandais fussent installés en quelque lieu proche du
temple. En conséquence, l’expression «environs situés en territoire cambodgien» doit être
interprétée comme s’étendant au moins à la zone où était installé le détachement de police à
l’époque de la procédure initiale. Cette zone étant située au nord de la ligne du conseil des
ministres thaïlandais, cette ligne ne saurait, contrairement à ce que soutient la Thaïlande, refléter
l’interprétation exacte de la portée territoriale du deuxième point du dispositif.
Un certain nombre d’autres éléments viennent corroborer cette conclusion. Ainsi que la
Cour l’a souligné en décrivant la zone située aux abords du temple, celui-ci s’élève sur un accident
géographique aisément identifiable, à savoir un éperon. A l’est, au sud et au sud-ouest de cet
éperon, un escarpement abrupt mène à la plaine cambodgienne ; à l’ouest et au nord-ouest, le
terrain s’infléchit vers ce que le professeur Ackermann a, dans sa déposition, décrit comme étant
une «vallée entre les montagnes de Pnom Trap et de Phra Viharn». C’est par cette vallée que
l’accès au temple depuis la plaine cambodgienne peut être le plus aisé. La colline de Phnom Trap
s’élève du côté occidental de cette vallée. Selon le sens naturel du terme, les «environs» du temple
devraient s’étendre à l’intégralité de l’éperon de Préah Vihéar.
En outre, il ressort du raisonnement suivi dans l’arrêt de 1962 concernant l’importance de la
carte de l’annexe I que, selon la Cour, le territoire cambodgien s’étendait, au nord, jusqu’à la ligne
de la carte de l’annexe I, mais pas au-delà. La zone considérée par la Cour était donc restreinte,
circonscrite par des limites géographiques clairement établies à l’est, au sud, à l’ouest et au
nord-ouest, et, au nord, par la limite du territoire cambodgien telle que la Cour l’avait déterminée
dans les motifs de son arrêt. Dès lors, la Cour considère qu’il convient d’interpréter la portée
territoriale du deuxième point du dispositif comme couvrant l’intégralité de l’éperon, et non comme
étant limitée à la partie de celui-ci qui fut retenue par le conseil des ministres thaïlandais en 1962.
La Cour ne saurait davantage souscrire à l’interprétation des «environs» avancée par le
Cambodge. Dans sa réponse à la question posée par un membre de la Cour, celui-ci a en effet
soutenu que les environs incluaient non seulement l’éperon de Préah Vihéar mais aussi la colline de
Phnom Trap. La Cour estime que telle n’est pas l’interprétation exacte du deuxième point du
dispositif, et ce, pour plusieurs raisons.
Premièrement, Phnom Trap et l’éperon de Préah Vihéar sont des accidents géographiques
distincts, qui apparaissent clairement comme étant séparés sur les cartes utilisées dans la procédure
de 1962 et, notamment, sur la carte de l’annexe I, seul élément cartographique auquel la Cour a,
dans l’arrêt, fait plus qu’une référence incidente. Deuxièmement, certains éléments du dossier de
l’affaire de 1962 portent à penser que le Cambodge ne considérait pas Phnom Trap comme faisant
partie de la «région du temple» ou de la «zone du temple» (pour reprendre les termes employés par
la Cour lorsqu’elle a défini la portée du différend dont elle était saisie). Troisièmement, aucun
élément ne fut présenté à la Cour en 1962 indiquant une quelconque présence militaire ou policière
thaïlandaise à Phnom Trap, et rien ne laissait penser que cette colline était pertinente aux fins de la
demande du Cambodge tendant à ce que la Thaïlande soit tenue de retirer ses forces. Enfin,
l’interprétation du Cambodge repose sur la localisation des points d’intersection entre la ligne de la - 7 -
carte de l’annexe I et la ligne de partage des eaux préconisée par la Thaïlande. Or, dans son arrêt
de 1962, la Cour a clairement indiqué qu’elle ne s’intéressait pas à l’emplacement de la ligne de
partage des eaux, et elle ne s’est pas prononcée sur ce point. Il n’est donc guère plausible qu’elle
ait eu cette ligne à l’esprit en employant le terme «environs».
Bien qu’aucune de ces considérations ne soit déterminante en tant que telle, prises
conjointement, elles conduisent la Cour à conclure que, en 1962, la Cour n’avait pas à l’esprit cette
zone plus étendue et, par conséquent, n’entendait pas que l’expression «environs [du temple] situés
en territoire cambodgien» soit comprise comme s’appliquant à un quelconque territoire situé en
dehors de l’éperon de Préah Vihéar. Cela ne signifie pas que, dans l’arrêt de 1962, Phnom Trap ait
été considérée comme faisant partie de la Thaïlande ; la Cour n’a pas examiné la question de la
souveraineté sur cette colline, ni sur aucune autre zone située au-delà des limites de l’éperon de
Préah Vihéar.
La Cour indique ensuite, au paragraphe 98 de son arrêt, que, au vu des motifs de l’arrêt
de 1962, examinés à la lumière des écritures et plaidoiries en l’instance initiale, il apparaît que les
limites de l’éperon de Préah Vihéar, au sud de la ligne de la carte de l’annexe I, sont des accidents
géographiques naturels. A l’est, au sud et au sud-ouest de cet éperon, un escarpement abrupt mène
à la plaine cambodgienne. Les Parties convenaient, en 1962, que cet escarpement, ainsi que le
terrain situé au pied de celui-ci, relevaient, en tout état de cause, de la souveraineté du Cambodge.
A l’ouest et au nord-ouest, le terrain s’infléchit en une pente moins abrupte mais néanmoins
prononcée menant à la vallée qui sépare Préah Vihéar de la colline voisine de Phnom Trap ; cette
même vallée, vers le sud, descend dans la plaine cambodgienne. Pour les raisons déjà indiquées, la
Cour estime que Phnom Trap ne fait pas partie de la zone litigieuse et que la question de savoir si
elle est située en territoire thaïlandais ou cambodgien n’a pas été examinée dans l’arrêt de 1962.
En conséquence, elle considère que l’éperon de Préah Vihéar se termine au pied de la colline de
Phnom Trap, c’est-à-dire là où le terrain commence à remonter depuis la vallée.
Au nord, la limite de l’éperon est la ligne de la carte de l’annexe I, à partir d’un point, au
nord-est du temple, où cette ligne rencontre l’escarpement, jusqu’à un point, au nord-ouest, où le
terrain commence à s’élever depuis la vallée, au pied de la colline de Phnom Trap.
La Cour estime que le deuxième point du dispositif de l’arrêt de 1962 prescrivait à la
Thaïlande de retirer de l’intégralité du territoire de l’éperon ainsi défini tous les personnels
thaïlandais qui y étaient installés, jusqu’à son propre territoire.
C. Le lien entre le deuxième point et le reste du dispositif (par. 100-106)
La Cour rappelle que les trois points du dispositif de l’arrêt de 1962 doivent être considérés
comme un tout. Ayant déterminé le sens et la portée du deuxième, elle en vient au lien entre
celui-ci et les deux autres points. Bien qu’il n’existe aucune contestation entre les Parties en ce qui
concerne le troisième point, celui-ci est néanmoins pertinent dans la mesure où il éclaire le sens et
la portée du reste du dispositif.
La Cour, ayant jugé au premier point du dispositif que le temple était situé en territoire
relevant de la souveraineté du Cambodge, a décidé que, en conséquence, la Thaïlande était tenue de
retirer ses forces et autres personnels installés «dans le temple ou dans ses environs situés en
territoire cambodgien» et de restituer les objets qui avaient été enlevés «du temple ou de la zone du
temple» (le soulignement est de la Cour). Les deuxième et troisième points du dispositif
imposaient donc l’un comme l’autre des obligations se rapportant à une portion de territoire qui
s’étendait au-delà du temple lui-même. Dans le deuxième point, il était expressément précisé que
la zone ainsi visée était située en territoire cambodgien. Quoique cette précision n’ait pas été
apportée dans le troisième point, la Cour considère qu’elle était implicite ; l’obligation de restituer - 8 -
des pièces prises dans la «zone du temple» ne peut être une conséquence logique d’une conclusion
relative à la souveraineté que dans la mesure où ladite zone est couverte par cette conclusion.
La Cour considère que les expressions «environs [du temple] situés en territoire
cambodgien», employée dans le deuxième point, et «zone du temple», figurant dans le troisième,
renvoient à la même petite portion de territoire. Les obligations prescrites par la Cour en ce qui
concerne cette portion de territoire ont été présentées comme découlant de la conclusion énoncée
dans le premier point. Les obligations prescrites aux deuxième et troisième points du dispositif ne
pouvaient être une conséquence logique de la conclusion relative à la souveraineté énoncée au
premier point que si le territoire qui y était visé correspondait au territoire qui était visé aux
deuxième et troisième points.
En conséquence, la Cour conclut que la portée territoriale des trois points du dispositif est la
même : la conclusion énoncée au premier point, selon laquelle l’expression «le temple de
Préah Vihéar est situé en territoire relevant de la souveraineté du Cambodge», doit être considérée
comme renvoyant, ainsi que les deuxième et troisième points, à l’éperon de Préah Vihéar, dans les
limites exposées au paragraphe 98 du présent arrêt.
Dès lors, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher plus avant sur la question de savoir si
la ligne frontière entre le Cambodge et la Thaïlande a été déterminée avec force obligatoire par
l’arrêt de 1962. Saisie d’un différend ayant exclusivement trait à la souveraineté sur l’éperon
de Préah Vihéar, la Cour a conclu que celui-ci, qui s’étend au nord jusqu’à la ligne de la carte de
l’annexe I, mais pas au-delà, relevait de la souveraineté du Cambodge. Telle était la question en
litige en 1962, et telle est la question que la Cour considère comme étant au cœur de la présente
contestation relative à l’interprétation de l’arrêt de 1962.
Il n’y a pas davantage lieu pour la Cour d’examiner la question de savoir si l’obligation
imposée à la Thaïlande par le deuxième point du dispositif était de nature continue, au sens où
l’entend le Cambodge. En la présente procédure, la Thaïlande a reconnu que lui incombait une
obligation juridique générale et continue de respecter l’intégrité du territoire cambodgien,
obligation qui s’applique à tout territoire en litige dont la Cour a jugé qu’il relevait de la
souveraineté du Cambodge. Lorsqu’un différend relatif à une question de souveraineté territoriale
a été tranché et que l’incertitude a été levée, chacune des parties doit s’acquitter de bonne foi de
l’obligation qu’a tout Etat de respecter l’intégrité territoriale des autres Etats. De même, les Parties
ont l’obligation de régler par des moyens pacifiques tout différend qui les oppose.
Ces obligations, qui découlent des principes de la Charte des Nations Unies, revêtent une
importance particulière dans le présent contexte. Ainsi que cela ressort clairement des dossiers de
la présente procédure et de celle de 1959-1962, le temple de Préah Vihéar est, du point de vue
religieux et culturel, un site important pour les peuples de la région, et il a été inscrit par
l’UNESCO au patrimoine mondial. A cet égard, la Cour rappelle que, en application de l’article 6
de la convention du patrimoine mondial, à laquelle ils sont tous deux parties, le Cambodge et la
Thaïlande ont le devoir de coopérer entre eux et avec la communauté internationale afin de
protéger le site en tant qu’élément du patrimoine universel. En outre, les deux Etats ont
l’obligation de ne «prendre délibérément aucune mesure susceptible d’endommager directement ou
indirectement» ce patrimoine. Au vu de ces obligations, la Cour tient à souligner qu’il est
important de garantir l’accès au temple depuis la plaine cambodgienne. - 9 -
5. Conclusions (par. 107)
La Cour conclut que, dans le premier point du dispositif de l’arrêt de 1962, il a été décidé
que le Cambodge avait souveraineté sur l’intégralité du territoire de l’éperon de Préah Vihéar, tel
que défini au paragraphe 98 du présent arrêt et, dans le deuxième point du dispositif, que la
Thaïlande était, en conséquence, tenue de retirer de ce territoire les éléments de forces armées ou
de police ou autres gardes et gardiens thaïlandais qui y étaient installés.
Dispositif (par. 108)
Par ces motifs,
L A COUR ,
1) A l’unanimité,
Dit qu’elle a compétence en vertu de l’article 60 du Statut pour connaître de la demande en
interprétation de l’arrêt de 1962 présentée par le Cambodge, et que cette demande est recevable ;
2) A l’unanimité,
Déclare, à titre d’interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962, que la Cour a, dans cet arrêt,
décidé que le Cambodge avait souveraineté sur l’intégralité du territoire de l’éperon de
Préah Vihéar tel que défini au paragraphe 98 du présent arrêt, et que, en conséquence, la Thaïlande
était tenue de retirer de ce territoire les éléments de forces armées ou de police ou autres gardes ou
gardiens thaïlandais qui y étaient installés.
MM. les juges Owada, Bennouna et Gaja joignent une déclaration commune à l’arrêt ;
M. le juge Cançado Trindade joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ;
MM. les juges ad hoc Guillaume et Cot joignent une déclaration à l’arrêt.
___________ Annexe au résumé 2013/2
Déclaration commune de MM. les juges Owada, Bennouna et Gaja
La compétence de la Cour pour interpréter l’un de ses arrêts en vertu de l’article 60 du Statut
s’étend uniquement aux questions qui ont été tranchées par elle avec force obligatoire. Ces
questions sont généralement mentionnées dans le dispositif des arrêts, mais elles peuvent aussi
figurer parmi les motifs qui sont «inséparables» de celui-ci, lorsqu’il ne se suffit pas à lui-même et
renvoie expressément ou implicitement auxdits motifs. Les motifs constituant une «condition
absolue» de la décision de la Cour, c’est-à-dire ceux sur lesquels le dispositif est fondé, ne
sauraient, comme la Cour semble le faire, être assimilés aux motifs «inséparables». Les éléments
d’un arrêt ayant force obligatoire doivent être déterminés sur la base de la compétence que les
parties ont conférée à la Cour, et de leurs conclusions. Ils ne sauraient s’étendre à des questions
dont celle-ci n’a pas été saisie. Bien évidemment, il peut être recouru aux motifs constituant une
«condition absolue» de la décision de la Cour dans la mesure où ils contribuent à clarifier le
dispositif d’un arrêt.
Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. M. le juge Cançado Trindade débute son opinion individuelle, composée de neuf parties,
en soulignant que, compte tenu de la grande importance qu’il attache aux questions que la Cour a
traitées dans le présent arrêt en interprétation, ainsi qu’aux questions y afférentes, «le sens du
devoir dans le cadre de l’exercice de la fonction judiciaire internationale» (partie I) lui commande
de joindre au dossier de la présente espèce l’exposé de sa position personnelle. Ce faisant, il
commence par s’intéresser à «l’essence de la contestation telle qu’elle est réapparue» devant la
Cour (partie II).
2. Après avoir récapitulé les arguments présentés par les Parties dans le cadre de la présente
instance, le juge Cançado Trindade précise que l’affaire du Temple de Préah Vihéar n’est pas une
affaire de délimitation ni de démarcation frontalière, mais une affaire de souveraineté
territoriale (concernant la «région» ou «zone» du temple), souveraineté qui doit être exercée pour
assurer la sécurité des populations locales relevant des juridictions respectives des deux Etats
parties à la contestation, et ce, à la lumière des principes fondamentaux du droit international, tels
que le règlement pacifique des différents internationaux et l’interdiction de la menace ou de
l’emploi de la force (partie V).
3. De plus, ajoute le juge Cançado Trindade, il s’agit d’une affaire de souveraineté
territoriale devant être exercée par un Etat ayant le souci de la protection du temple en tant
qu’élément du patrimoine mondial (et reconnu comme tel de par son inscription sur la liste de
l’UNESCO), pour le bénéfice (culturel) de l’humanité (par. 12). Après avoir formulé quelques
«précisions terminologiques et herméneutiques» (par exemple, en ce qui concerne le terme
«environs» et le verbe «se retirer de» ; partie III), le juge Cançado Trindade examine les arguments
des Parties relatifs aux incidents (survenus entre 2007 et 2011 et portés à l’attention du Conseil de
sécurité de l’Organisation des Nations Unies), qui ont conduit aux demandes concomitantes en
indication de mesures conservatoires et en interprétation de l’arrêt de 1962 rendu par la Cour en
l’affaire du Temple de Préah Vihéar, formulées par le Cambodge (partie IV).
4. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite (partie V) que, par son ordonnance en
indication de mesures conservatoires du 18 juillet 2011, la Cour, guidée par le principe
fondamental de l’interdiction de la menace ou de l’emploi de la force tel que consacré dans la
Charte des Nations Unies, a décidé de créer une «zone démilitarisée provisoire» autour du temple
de Préah Vihéar et à proximité de la frontière entre les deux pays, d’exiger le retrait immédiat des
personnels militaires de ces derniers, tout en leur prescrivant d’assurer le libre accès au temple des
personnes chargées de ravitailler le personnel non militaire qui s’y trouve. Le juge
Cançado Trindade rappelle en outre que, dans l’opinion individuelle qu’il a jointe à ladite - 2 -
ordonnance, il a souscrit à la création de cette «zone démilitarisée provisoire», mesure sans
précédent qui avait, selon lui, pour objet de protéger «non seulement le territoire en cause, mais
aussi les populations qui y vivent, ainsi que les monuments qui s’y trouvent et forment le temple de
Préah Vihéar», lequel a été inscrit, à la suite d’une décision rendue en 2008 par le comité du
patrimoine mondial de l’UNESCO, sur la liste du patrimoine mondial, c’est-à-dire du patrimoine
culturel et spirituel de l’humanité (par. 30). M. le juge Cançado Trindade ajoute que,
«[a]u-delà de la perspective territorialiste classique … réside le facteur humain, qui
appelle la protection, par les mesures indiquées par la Cour, du droit à la vie et à
l’intégrité personnelle des membres des populations locales, ainsi que celle du
patrimoine culturel et spirituel de l’humanité … Ce qui sous-tend cette construction
jurisprudentielle … c’est le principe d’humanité, qui guide la quête de l’amélioration
des conditions de vie de la population et de la réalisation du bien commun … dans le
cadre du nouveau jus gentium de notre temps … En pareille situation, on ne saurait
considérer le territoire en faisant abstraction des populations locales (ou de leur
patrimoine culturel et spirituel) qui, selon moi, représentent l’élément constitutif le
plus précieux de l’Etat.
En indiquant les mesures conservatoires susmentionnées, la Cour a pris dûment
en considération non seulement le territoire en cause, mais aussi la population qui s’y
trouve ; autrement dit, elle a, ce faisant, veillé à assurer la protection de la population
vivant sur un territoire.» (Par. 31-32.)
5. Depuis lors, les Parties ont communiqué à la Cour nombre d’éléments relatifs à
l’exécution de son ordonnance en indication de mesures conservatoires, éléments que le juge
Cançado Trindade passe également en revue (partie VI). Celui-ci examine ensuite les obligations
des Etats de s’abstenir de la menace ou de l’emploi de la force et de parvenir à un règlement
pacifique du différend en cause (partie VII), et précise que la Cour, en exerçant la mission qui lui
incombe dans le cadre du règlement pacifique des différends internationaux, est tenue de veiller à
ce que les Etats se conforment aux principes généraux du droit international tels que consacrés par
la Charte des Nations Unies ; après tout, le Statut de la Cour fait partie intégrante de la Charte
(par. 40-41). Et le juge Cançado Trindade d’ajouter que
«[l]e fait d’attacher à ces principes l’attention qu’ils méritent nous rapproche du
domaine des valeurs humaines supérieures, qui doivent être préservées, et continuent
pourtant d’être insuffisamment prises en compte dans la jurisprudence et la doctrine
internationales. Ce sont, en dernière analyse, ces principes qui inspirent et façonnent
les normes applicables et, partant, tout système juridique.» (Par. 42.)
6. Le juge Cançado Trindade s’attache ensuite au «lien inéluctable qui unit les motifs et le
dispositif» de toute décision rendue par une juridiction internationale (partie VIII). A cet égard, il
commence par se livrer à un examen de la jurisprudence de la Cour de La Haye (la CPJI, puis la
CIJ) (par. 45-49), avant de s’intéresser à l’interaction entre raison et persuasion (par. 50-51 et 54),
ainsi qu’à la «reconnaissance immémoriale de la nécessité d’un raisonnement juridique solide».
Sur ce point, le juge Cançado Trindade fait observer que
«l’exercice du raisonnement juridique (c’est-à-dire l’élaboration des motifs/de la
motivation d’une décision) a des origines historiques qui remontent notamment à
l’ancien droit romain. Ainsi Ulpien (environ 170-228 après J.-C.) estimait-il, dans ses
fragments, que la juris-prudencia (du verbe providere) renvoyait à la connaissance de
ce qui est juste et de ce qui est injuste ; du point de vue judiciaire, la juris-prudencia
devait servir à éclairer la manière dont il convenait de réaliser la justice, et non
simplement à montrer que la procédure avait été dûment respectée. Les écrits - 3 -
d’Ulpien, qui remontent aux années 211-222 après J.-C.) sont considérés comme une
contribution essentielle au Digeste de Justinien (le volume principal de son Corpus
Juris Civilis, 538-534).» (Par. 52.)
7. La construction d’un raisonnement juridique solide visait, quant à elle, à la cohérence et à
l’harmonie ; selon le juge Cançado Trindade, elle
«ne consistait pas en un syllogisme et ne se réduisait pas à l’identification des normes
applicables. Cet exercice allait bien au-delà, englobant l’interprétation et le recours
aux sources de droit (y compris les principes, la doctrine et l’équité), tout en gardant à
l’esprit les valeurs humaines. Dans le cadre de la juris-prudencia, la prudence avait
elle aussi un rôle à jouer.» (Par. 54.)
Selon M. le juge Cançado Trindade, tout arrêt d’une juridiction internationale contemporaine
«englobe non seulement la décision à laquelle [celle-ci] est parvenue (le dispositif),
mais aussi le raisonnement qu’elle a suivie, l’indication des sources juridiques
auxquelles elle a recouru et des principes fondamentaux sur lesquels elle s’est fondée,
ainsi que d’autres considérations qu’elle juge nécessaire d’exposer (les motifs)» ;
C’est qu’en effet, «les motifs et le dispositif forment un tout organique et inséparable» (par. 55).
8. Cette question, poursuit le juge Cançado erindade, s’est vu accorder une attention
particulière dans la doctrine juridique du XIX siècle, qui a confirmé l’idée selon laquelle «le
dispositif doit être examiné conjointement avec les motifs» qui l’étayent. Cette lecture a ensuite
«prévalu dans le droit procédural des systèmes de droit civil (c’est-à-dire dans les pays ayant
pareille tradition juridique), avant d’être transposée dans la procédure judiciaire internationale»
(par. 56). Toutefois, au fil du temps, et sous l’influence du positivisme juridique, «une conception
plus simpliste en est venue à s’imposer», à savoir que l’objet d’une décision judiciaire tient au seul
dispositif, comme si celui-ci pouvait être séparé du reste de la décision et se voir conférer force
obligatoire en soi, «indépendamment du raisonnement global que la juridiction en question a
exposé pour l’étayer». Comme l’observe, de manière critique, le juge Cançado Trindade, «[i]l
n’est guère surprenant que cette conception superficielle se soit largement répandue, car elle ne
demande que peu de réflexion» (par. 57). Selon le juge Cançado Trindade, il s’agissait là d’une
«conception strictement formaliste», qui a donné naissance à la notion de chose jugée, ce qui a eu
pour effet de «minimiser l’importance des motifs sous-jacents à cette dernière» (par. 58).
9. Le juge Cançado Trindade considère que les motifs d’une décision judiciaire «peuvent
être librement invoqués aux fins d’interpréter tout point ou passage du dispositif nécessitant des
éclaircissements ; de fait, il se révèle quasiment impossible de déterminer la portée exacte d’un
dispositif sans prendre en considération les motifs». Il apparaît en effet que ces deux parties d’un
arrêt sont «inséparables l’une de l’autre», et il existe même des cas où «le dispositif va jusqu’à
comporter des renvois aux paragraphes correspondants de la motivation». Tel est d’ailleurs le cas
du présent arrêt en interprétation, puisque «le deuxième point du dispositif renvoie expressément au
paragraphe 98 de l’arrêt» (par. 59). Le juge Cançado Trindade précise ensuite que, selon lui,
«[l]e raisonnement juridique n’est pas un simple exercice intellectuel (un exercice de
logique), étant donné que la quête de la justice procède également de l’expérience et
de l’équité sociale … [L]a fonction du juge ne se réduit pas, loin s’en faut, à une
simple production de syllogismes. La construction jurisprudentielle va bien au-delà ;
elle puise dans toutes les sources de droit existantes, disposant à cet égard d’une
certaine latitude, met en rapport les faits et les normes applicables, et détermine ce
qu’est le droit, dans l’exercice du juridictio. L’élément subjectif tenant à la réflexion
du juge fait partie du raisonnement juridique» (par. 60). - 4 -
10. Le juge Cançado Trindade rappelle également que, comme le faisait observer
M. P. Calamandrei il y a plus d’un siècle, le terme sententia tire son origine étymologique de celui
de sentiment. Il ajoute que les sujets de droit ne sauraient être réduits à l’état de dossiers (comme
une froide approche bureaucratique tendrait à le faire), et qu’il s’agit de «personnes vivantes».
Ainsi le «sens de la justice» commande-t-il d’exposer la motivation de toute décision. A cela
s’ajoute une dimension pédagogique, les motifs visant à montrer que la décision en question est
juste, et pourquoi elle l’est. Selon le juge Cançado Trindade, «[l]a sententia émane de la
conscience humaine, et elle est animée par le sens de la justice» (par. 61).
11. Enfin, et ce n’est pas le moins important, le juge Cançado Trindade renvoie, dans ses
observations finales (partie IX), aux considérations qu’il a exposées dans son opinion individuelle
jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour en la présente
affaire le 18 juillet 2011, en ce qui concerne la pérennité de la question du temps et du droit ; après
tout, précise-t-il, «[n]ous vivons et travaillons tous dans le cadre du temps, et le fait d’accepter le
passage du temps est l’un des plus grands défis de l’existence humaine» (par. 62). Et le juge
Cançado Trindade d’ajouter que, dans le présent arrêt en interprétation, la Cour a «pris acte à
maintes reprises des faits, postérieurs à son arrêt initial de 1962, qui ont été portés à son attention
par les Parties », et de conclure qu’«il n’aurait pas pu en être autrement» (par. 63).
12. Ce faisant, la Cour s’est livrée à l’exercice d’interprétation de l’arrêt initial de 1962 qui
lui était demandé «en s’attachant au dispositif et aux motifs correspondants», dans la mesure où les
éléments pertinents de son propre raisonnement éclairaient le dispositif ; elle a ensuite clarifié le
sens du terme «environs» du temple de Préah Vihéar. Dès son ordonnance en indication de
mesures conservatoires rendue le 18 juillet 2011 en la présente affaire, la Cour, réunissant le
territoire, la population et les valeurs humaines (voir ci-dessus) dans une «dimension
inter-temporelle appropriée» avait souscrit au processus constant d’humanisation du droit
international» (par. 65).
13. Selon le juge Cançado Trindade, ce point ressort clairement d’un parallèle entre l’arrêt
de 1962 et le présent arrêt en interprétation. Et le juge Cançado Trindade de conclure que,
«en apportant ainsi sa pierre à la protection du patrimoine culturel mondial, tout en
préservant la souveraineté territoriale, la Cour contribue à éviter que ne soit causé un
dommage spirituel …
Elle le fait tout en appelant l’attention sur l’importance des principes généraux
du droit international … Le fait d’attacher à ces principes l’attention qu’ils méritent
nous rapproche du domaine des valeurs humaines supérieures, qui sont partagées par
la communauté internationale tout entière … [C]e sont les principes fondamentaux
qui … qui donnent corps à l’idée d’une justice objective, supérieure à la volonté des
Etats. Ces principes témoignent, à tout le moins, du status conscientiae auquel est
parvenu la communauté internationale dans son ensemble.» (Par. 65-67.)
Déclaration de M. le juge ad hoc Guillaume
Dans sa déclaration, le juge ad hoc Guillaume souscrit à la décision unanime de la Cour dont
il précise la portée.
Il rappelle en premier lieu que le point 2 du dispositif de l’arrêt de 1962 imposait à la
Thaïlande une obligation d’évacuation du personnel civil et militaire qu’elle avait installé dans le
temple ou «dans ses environs situés en territoire cambodgien». Il relève que la Cour, dans son
nouvel arrêt, a fourni l’interprétation à donner à ces derniers termes. - 5 -
Elle a en premier lieu jugé que dans les environs du temple, le territoire cambodgien s’étend
vers le nord jusqu’à la ligne de la carte de l’annexe 1 et que le territoire thaïlandais commence
au-delà de cette ligne. Elle a ainsi fixé la frontière entre les deux Etats dans le secteur concerné.
Elle l’a fait avec force obligatoire, s’étant prononcée à cet égard dans le dispositif même de son
arrêt (paragraphes 108 et 98).
Elle a en second lieu déterminé dans ce même dispositif (paragraphes 108 et 98) l’étendue
des environs du temple situés en territoire cambodgien dans des conditions telles que le Cambodge
pourra librement accéder au temple depuis la plaine par la vallée séparant l’éperon de Préah Vihéar
de la colline de Phnom Trap (paragraphes 89, 98 et 106).
Ayant tranché la contestation entre les Parties concernant le sens à donner au point 2 du
dispositif de l’arrêt de 1962, la Cour a estimé qu’il n’y avait pas lieu pour elle de se prononcer sur
les autres contestations qui opposaient le Cambodge et la Thaïlande.
Ayant en effet reconnu force obligatoire à la ligne frontière de l’annexe 1 dans le secteur du
temple de Préah Vihéar, la Cour n’avait pas à statuer sur les conclusions du Cambodge concernant
de manière plus générale la force obligatoire de cette ligne comme représentant la frontière entre
les Parties. Ces conclusions étaient en effet accueillies dans le secteur du temple, seul secteur sur
lequel portait la contestation de 1962.
Ayant par ailleurs reconnu la souveraineté territoriale du Cambodge sur les environs du
temple, la Cour en a déduit que la Thaïlande était, en vertu du droit international général, dans
l’obligation de respecter cette souveraineté et ne pouvait introduire unilatéralement en territoire
cambodgien personnel civil ou militaire. Dès lors il n’était pas nécessaire pour la Cour de
s’interroger sur la question de savoir si l’obligation d’évacuation imposée en 1962 avait un
caractère continu ou instantané.
Au total, l’arrêt a fixé avec force obligatoire la frontière entre les deux Etats dans le secteur
du temple et précisé ce qu’il fallait entendre par «environ du temple» en territoire cambodgien au
sens de l’arrêt de 1962.
Déclaration de M. le juge ad hoc Cot
Le juge ad hoc Cot constate que la Cour s’en est tenue à une conception stricte de
l’interprétation de l’arrêt de 1962. En particulier, la Cour a refusé de se prononcer sur le statut de
la ligne de la carte de l’annexe I. Elle n’a pris cette ligne en considération que pour déterminer le
périmètre des environs du temple et s’est refusée à toute opération de délimitation.
La Cour a considéré que l’expression «environs» du temple dans le dispositif correspond à
l’éperon rocheux sur lequel est situé le temple. Elle a donc refusé en bonne logique de se
prononcer sur la souveraineté au-delà de ce périmètre restreint et notamment sur le statut de la
colline voisine de Phnom Trap. Le juge ad hoc Cot est d’accord avec cette analyse.
La solution décidée par la Cour correspond à peu de choses près à l’une des options
proposées au conseil des ministres thaïlandais le 10 juillet 1962. Il s’agissait à l’époque d’une des
interprétations possibles de l’arrêt selon les vues de l’administration thaïlandaise. C’est celle que la
Cour consacre aujourd’hui.
___________
Résumé de l'arrêt du 11 novembre 2013