COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Document non officiel
N 2013/3
Le 22 novembre2013
Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière
(Costa Rica c. Nicaragua)
Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve SanJuan
(Nicaragua c. Costa Rica)
Demande en indication de nouvelles mesures conservatoires
Résumé de l’ordonnance du 22 novembre 2013
Requête et demande en indication de mesures conservatoires (par. 1-20 de l’ordonnance)
La Cour rappelle tout d’abord que, par requête déposée au Greffe l e 18 novembre 2010, le
Gouvernement du Costa Rica a introduit une instance contre le Gouvernement du Nicaragua à
raison de «l’incursion en territoire costa-ricien de l’armée nicaraguayenne, [de] l’occupation et [de]
l’utilisation d’une partie de celui-ci», ainsi que de «graves dom mages causés à ses forêts pluviales
et zones humides protégées», de «dommages [que le Nicaragua] entend causer au [fleuve]
Colorado» et «des activités de dragage et de creusement d’un canal qu’il mène … dans le fleuve
San Juan». Selon le Costa Rica, ces activités nicaraguayennes compr enaient la construction d’un
canal («caño» en espagnol) à travers son territoire, entre le fleuve San Juan et la lagune de los
Portillos.
Le même jour, après avoir déposé sa requête, le Costa Rica a également présenté une
demande en indication de mesures conservatoires en application de l’article 41 du Statut de la Cour
et des articles 73 à 75 de son Règlement. Par ordonnance du 8 mars 2011, la Cour a indiqué les
mesures conservatoires suivantes à l’intention des deux Parties :
«1) Chaque Partie s’abstiendra d’envoyer ou de maintenir sur le territoire litigieux, y
compris le caño, des agents, qu’ils soient civils, de police ou de sécurité ;
2) Nonobstant le point 1) ci-dessus, le Costa Rica pourra envoyer sur le territoire
litigieux, y compris le caño , des agents civils chargés de la protection de
l’environnement dans la stricte mesure où un tel envoi serait nécessaire pour éviter
qu’un préjudice irréparable soit causé à la partie de la zone humide où ce
territoire est situé ; le Costa Rica devra consulter le Secrétariat de la convention de
Ramsar au sujet de ces activités, informer préalablement le Nicaragua de celles- ci
et faire de son mieux pour rechercher avec ce dernier des solutions communes à
cet égard ; - 2 -
3) Chaque Partie s’abstiendra de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le
différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile ;
4) Chaque Partie informera la Cour de la manière dont elle assure l’exécution des
mesures conservatoires ci-dessus indiquées.»
La Cour note que, par deux ordonnances distinctes datées du 17 avril 2013, elle a joint
l’instance dans la présente affaire à l’instance dans l’affaire relative à la Construction d’une route
au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) (ci-après «l’affaire Nicaragua
c. Costa Rica»), que le Nicaragua avait introduite contre le Costa Rica le 22 décembre2011.
La Cour rappelle que, lors du dépôt de son mémoire en l’affaire Nicaragua c. Costa Rica, le
Nicaragua l’a notamment priée d’«examiner d’office si les circonstances de l’affaire exige[aie]nt
l’indication de mesures conservatoires». Par lettres en date du 11 mars 2013, le greffier a fait
savoir aux Parties que la Cour considérait que les circonstances de cette af faire, telles qu’elles se
présentaient alors à elle, n’étaient pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir d’indiquer
d’office des mesures conservatoires en vertu de l’article 75 du Règlement.
La Cour rappelle en outre que, le 23 mai 2013, le Costa Rica, se référant à l’article 41 de son
Statut et à l’article 76 de son Règlement, a déposé au Greffe une demande tendant à la modification
de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 8 mars 2011. Dans ses observations
écrites y afférentes, le Nicaragua a prié la Cour de rejeter la demande du Costa Rica tout en
l’invitant, à son tour, à modifier ou adapter l’ordonnance du 8 mars 2011 sur le fondement de
l’article 76 de son Règlement. Par ordonnance du 16 juillet 2013, la Cour a déclaré que les
circonstances, telles qu’elles se présentaient alors à elle, n’étaient pas de nature à exiger l’exercice
de son pouvoir de modifier les mesures indiquées dans l’ordonnance du 8 mars 2011. Par la même
ordonnance, la Cour a néanmoins réaffirmé les mesur es conservatoires indiquées dans son
ordonnance du 8 mars 2011, en particulier celle enjoignant aux Parties de «s’abst[enir] de tout acte
qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle] est saisie ou d’en rendre la solution
plus difficile».
La Cour fait observer que, l e 24 septembre 2013, le Costa Rica, se référant à l’article 41 de
son Statut et aux articles 73 à 75 de son Règlement, a déposé au Greffe une demande en indication
de nouvelles mesures conservatoires dans la présente affaire. Le Costa Rica précisait dans sa
demande que celle-ci ne tendait pas à obtenir la modification de l’ordonnance du 8 mars 2011, mais
constituait «une demande distincte, fondée sur des faits nouveaux». Le greffier a immédiatement
communiqué copie de ladite demande au Gouvernement du Nicaragua.
La Cour rappelle que, dans son exposé des faits motivant le dépôt de cette demande, le
Costa Rica indiquait que, depuis le prononcé de l’ordonnance du 16 juillet 2013 sur les demandes
des Parties tendant à la modifica tion des mesures indiquées dans l’ordonnance du 8 mars 2011, il
avait eu connaissance, au moyen d’images satellite, de «nouvelles activités, aux conséquences
graves, du Nicaragua dans le territoire litigieux». En particulier, il faisait grief au Nicaragua
d’avoir entrepris de construire deux nouveaux caños artificiels dans le territoire en question.
La Cour ajoute que, a u terme de sa demande en indication de nouvelles mesures
conservatoires, le Costa Rica l’a priée:
«dans l’attente de la décision qu’el le rendra[it] sur le fond de [l’]affaire, d’indiquer
d’urgence, afin d’empêcher qu’il soit une nouvelle fois porté atteinte à son intégrité
territoriale ou que de nouveaux dommages irréparables soient causés au territoire en
question, les mesures conservatoires suivantes, à savoir : - 3 -
1) la suspension immédiate et inconditionnelle de tous travaux de dragage ou autres
dans le territoire litigieux et, en particulier, la cessation dans ce territoire de tous
travaux sur les deux nouveaux caños artificiels visibles sur les images satellite
figurant à l’annexe 8 [jointes à sa demande] ;
2) l’obligation, pour le Nicaragua, de retirer immédiatement du territoire litigieux
tous agents, installations (y compris les tentes de campement) et matériel
(notamment de dragag e) qui y ont été introduits par lui -même ou par toute
personne relevant de sa juridiction ou provenant de son territoire ;
3) l’autorisation, pour le Costa Rica, d’effectuer dans le territoire litigieux, sur les
deux nouveaux caños artificiels et les zones environnantes, tous travaux de remise
en état qui se révéleront nécessaires pour empêcher qu’un préjudice irréparable soit
causé audit territoire ; et
4) l’obligation, pour chacune des Parties, d’informer la Cour immédiatement, et au
plus tard une semaine après le prononcé de l’ordonnance, de la manière dont elles
assurent la mise en Œuvre des mesures conservatoires susmentionnées».
*
La Cour indique que des audiences publiques sur la demande en indication de nouvelles
mesures conservatoires du Costa Rica se sont tenues les 14, 15, 16 et 17 octobre 2013, durant
lesquelles les agents et conseils des Gouvernements du Costa Rica et du Nicaragua ont présenté des
observations orales. Au cours des audiences, des questions ont été posées par des membres de la
Cour au Nicaragua, questions auxquelles ce dernier a répondu oralement ; le Costa Rica s’est
prévalu de son droit d’exposer à l’audience ses observations sur les réponses du Nicaragua.
La Cour rappelle que, a u terme de son second tour d’observations orales, le Costa Rica l’a
priée d’indiquer des mesures conservatoires dont le libellé est identique à celui des mesures
contenues dans sa demande, tandis que, a u terme de son second tour d’observations orales , le
Nicaragua a déclaré ce qui suit :
«Conformément à l’article 60 du Règlement de la Cour et vu la demande en
indication de mesures conservatoires introduite par la République du Costa Rica ainsi
que les plaidoiries de celles- ci, la République du Nicaragua prie respectueusement la
Cour,
pour les motifs exposés à l’audience et pour tous autres motifs que la Cour
pourrait retenir, de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires
introduite par la République du Costa Rica.»
Raisonnement de la Cour (par. 21-58)
I. Compétence prima facie(par. 21-23)
La Cour fait tout d’abord observer que, lorsqu’une demande en indication de mesures
conservatoires lui est présentée, point ne lui est besoin, avant de décider d’indiquer ou non les
mesures demandées, de s’assurer de manière définitive qu’elle a compéte nce quant au fond de
l’affaire ; elle doit seulement s’assurer que les dispositions invoquées par le demandeur semblent ,
prima facie, constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée. - 4 -
La Cour note que le Costa Rica entend fonder sa compétence sur l’article XXXI du traité
américain de règlement pacifique signé à Bogotá le 30 avril 1948, ainsi que sur les déclarations
d’acceptation de juridiction faites par les deux Parties.
La Cour rappelle avoir conclu dans son ordonnance du 8 mars 2011 que «les instruments
invoqués par le Costa Rica sembl[ai]ent, prima facie, constituer une base sur laquelle [elle] pourrait
fonder sa compétence pour se prononcer sur le fond, lui permettant, si elle estim[ait] que les
circonstances l’exige[aie]nt, d’indi quer des mesures conservatoires». Elle note en outre que le
Nicaragua n’a soulevé aucune exception à sa compétence dans le délai visé au paragraphe 1 de
l’article 79 de son Règlement. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’elle peut connaître de la
présente demande en indication de nouvelles mesures conservatoires.
II. Les droits dont la protection est recherchée et
les mesures demandées (par. 24-33)
La Cour rappelle que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de
l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de
l’affaire, les droits revendiqués par chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper
de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’ell e aura ultérieurement à rendre
pourrait éventuellement reconnaître à l’une ou à l’autre des parties . Dès lors, la Cour ne peut
exercer ce pouvoir que si les droits allégués par la partie qui demande des mesures apparaissent au
moins plausibles. Par aille urs, un lien doit exister entre les droits qui font l’objet de l’instance
pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire et les mesures conservatoires sollicitées.
La Cour note que les droits que le Costa Rica cherche à protéger sont ses droits allégués à la
souveraineté sur le territoire qu’il nomme Isla Portillos, à l’int égrité territoriale et son droit de
protéger l’environnement sur les espaces sur lesquels il est souverain . Elle rappelle la déclaration
qu’elle avait formulée dans son ordonnance du 8 mars 2011, à savoir que, si «les mesures
conservatoires qu’elle pourrait indiquer ne préjugeraient d’aucun titre», il apparaissait toutefois
«que le titre de souveraineté revendiqué par le Costa Rica sur l’entièreté de Isla Portillos [était]
plausible». La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion dans le contexte de la
présente demande du Costa Rica. De plus, dans la mesure où le titre revendiqué par celui -ci est
plausible, la Cour considère que tout dommage futur causé à l’environnement du territoire litigieux
porterait atteinte aux droits que le Costa Rica prétend détenir sur ce territoire. La Cour conclut en
conséquence que les droits dont le Costa Rica recherche la protection sont plausibles.
La Cour en vient ensuite à la quest ion du lien entre les droits dont la protection est
recherchée et les mesures conservatoires demandées. La première mesure conservatoire demandée
par le Costa Rica, rappelle-t-elle, tend à assurer la suspension immédiate et inconditionnelle de tous
travaux de dragage ou autres dans le territoire litigieux et, en particulier, la cessation dans ce
territoire de tous travaux sur les deux nouveaux caños. A cet égard, le Costa Rica a appelé
l’attention de la Cour sur les effets que la construction de ces deux caños risquait d’avoir sur le
territoire litigieux et sur le cours du fleuve San Juan. Cette construction, estime la Cour, risquerait
de porter atteinte aux droits de souveraineté que l’arrêt au fond pourrait reconnaître au Costa Rica,
ainsi qu’aux droits s’y rattachant en matière environnementale. La Cour conclut donc qu’il existe
un lien entre les droits revendiqués par le Costa Rica et la première mesure conservatoire
demandée.
La Cour relève que la deuxième mesure conservatoire demandée par le Costa Rica consiste à
ordonner au Nicaragua de retirer immédiatement du territoire litigieux tous agents, installations
(y compris les tentes de campement) et matériel (notamment de dragage) qui y ont été introduits
par lui-même ou par toute personne relevant de sa juridiction ou provenant de son territoire. A ce t - 5 -
égard, la Cour considère que la présence d’agents, d’installations et de matériel nicaraguayens dans
le territoire litigieux risque de porter atteinte aux droits de souveraineté que l’arrêt au fond pourrait
reconnaître au Costa Rica. La Cour conclut donc qu’il existe un lien entre les droits de
souveraineté revendiqués par le Costa Rica et la deuxième mesure conservatoire demandée.
S’agissant de la troisième mesure conservatoire demandée par le Co sta Rica, qui tend à
permettre à celui-ci d’effectuer dans le territoire litigieux, sur les deux nouveaux caños et les zones
attenantes, tous travaux de remise en état qui se révéleraient nécessaires pour empêcher qu’un
préjudice irréparable soit causé aud it territoire, la Cour considère que cette mesure est liée aux
droits de souveraineté revendiqués par le Costa Rica sur le territoire litigieux.
Enfin, la quatrième mesure conservatoire demandée par le Costa Rica vise à ce que chacune
des Parties inform e la Cour de la manière dont elle assure la mise en Œuvre de toute mesure
conservatoire que celle-ci indiquerait, au plus tard une semaine après le prononcé de l’ordonnance.
La Cour considère que cette demande ne vise pas à protéger les droits du Costa Rica et qu’il n’est
en conséquence pas nécessaire d’établir l’existence d’un lien entre cette mesure et les droits
revendiqués par le Costa Rica.
III. Risque de préjudice irréparable et urgence (par. 34-50)
La Cour rappelle qu’elle a le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un
préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige, et que ce pouvoir ne sera exercé que
s’il y a urgence, c’est -à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit
causé aux droits concernés.
Elle fait observer que, depuis son ordonnance du 16 juillet 2013 sur les demandes tendant à
la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 8 mars 2011, la
situation a changé dans le «territoire litigieux », tel que défini par elle dans son ordonnance du
8 mars 2011. Elle note que l es éléments de preuve qui lui ont été présentés font apparaître que
deux nouveaux caños ont été construits dans ce territoire. En outre, une photographie du
18 septembre 2013 soumise par le Costa Rica laisse voir une tranchée peu profonde qui débute là
où le caño oriental s’achève en direction de la mer. De l’avis de la Cour, il ressort d’une image
satellite du 5 octobre 2013 que cette tranchée a été prolongée et coupe actuellement à travers la
plage, n’étant séparée de la mer que par une mince bande de sable. Le Nicaragua reconnaît
l’existence des deux nouveaux caños et de la tranchée, ajoute la Cour, mais il soutient que tous les
travaux en rapport avec ceux-ci ont cessé à la suite des instructions données par le président Ortega
le 21 septembre 2013.
La Cour relève que le Nicaragua admet que les opérations de dragage menées pour
construire les caños sont l’Œuvre d’un groupe de ressortissants nicaraguayens conduits par
M. Pastora, da ns le cadre de l’exécution d’un projet visant à améliorer la navigation sur le
San Juan. Ce projet, ajoute -t-elle, a été approuvé par le ministère de l’environnement et des
ressources naturelles du Nicaragua et M. Pastora a été chargé par le président nicaraguayen de le
mettre en Œuvre, l’autorité portuaire nationale s’étant adressée à M. Pastora en tant que «délégué
du gouvernement responsable des travaux de dragage».
La Cour fait observer que les éléments de preuve qui lui ont été soumis attestent la pr ésence,
dans le territoire litigieux, d’agents nicaraguayens se livrant à des opérations de dragage, ainsi que
d’installations (y compris de tentes de campement) et de matériel (notamment de dragage). Elle
note en outre qu’une photographie datée du 5 février 2013 révèle la présence d’un campement de
l’armée nicaraguayenne sur la plage, ce dont il peut être conclu que, depuis cette date au moins, du
personnel militaire nicaraguayen est stationné à cet endroit. Notant que l e Nicaragua reconnaît la
présence de son campement militaire sur la plage située au nord des deux nouveaux caños, qu’il
estime être un banc de sable, la Cour considère toutefois que, contrairement à ce que le Nicaragua - 6 -
prétend, ce campement se trouve sur la plage elle- même à la lisière de la végétation, et est donc
situé sur le territoire litigieux tel que défini par elle dans son ordonnance du 8 mars 2011. La Cour
relève que la présence continue de ce campement est confirmée par les images satellite des 5 et
14 septembre 2013 et par la photographie du 18septembre 2013.
La Cour conclut que, vu la longueur, la largeur et la position de la tranchée creusée près du
caño oriental sur l’image satellite du 5 octobre2013, il existe un risque réel de voir celle -ci
atteindre la mer soit par l’action de la nature , soit par celle de l’homme, voire par leur action
conjointe. Le fleuve San Juan se trouverait ainsi relié à la mer des Caraïbes par le caño oriental.
La Cour estime disposer de suffisamment d’éléments pour conclure qu’une modification du cours
du fleuve San Juan pourrait s’ensuivre, avec de sérieuses conséquences pour les droits revendiqués
par le Costa Rica. Elle est donc d’avis que la situation du territoire litigieux révèle l’existence d’un
risque réel de préjudice irréparable pour les droits revendiqués par le demandeur en l’espèce.
La Cour estime en outre qu’il y a urgence. Premièrement , pendant la saison des pluies, le
débit accru des eaux coulant dans le San Juan, et donc dans le caño oriental, pourrait avoir pour
effet de prolonger la tranchée et de la relier à la mer, au risque d’amener ainsi le fleuve à suivre un
nouveau cours. Deuxièmement , la tranchée pourrait également être reliée à la mer sans grande
difficulté par des personnes entrées dans cette zone depuis le sol ni caraguayen, ce qui ne leur
demanderait guère d’efforts ou de matériel. Troisièmement, un campement militaire nicaraguayen
est établi à seulement quelques mètres de la tranchée, dans une zone qui, selon le Nicaragua, ne fait
pas partie du territoire litigieux. Quatrièmement, en réponse à la question d’un membre de la Cour
concernant l’emplacement du matériel utilisé pour construire les caños , le Nicaragua a indiqué à la
Cour où se trouvaient les dragues, sans toutefois exclure que puissent se trouver dans le territoire
litigieux d’autres équipements susceptibles d’être utilisés pour prolonger la tranchée.
IV. Mesures à prendre (par. 51-58)
La Cour conclut de ce qui précède que, vu les circonstances, et étant donné que toutes les
conditions auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires sont remplies,
il y a lieu pour elle d’indiquer de telles mesures afin de répondre à la nouvelle situation prévalant
dans le territoire litigieux. Ces mesures viendront s’ajouter à celles s’imposan t déjà aux Parties en
vertu de l’ordonnance du 8 mars 2011.
La Cour rappelle que, lorsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est
présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d’indiquer des mesures totalement ou
partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. Dans la présente affaire, ayant examiné le
libellé des mesures conservatoires demandées par le Costa Rica, la Cour conclut que les mesures à
indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
La Cour est d’avis que des travaux de comblement doivent être réalisés imméd iatement sur
la tranchée située près du caño oriental. Compte tenu des circonstances d e l’affaire et, en
particulier, du fait que le creusement de la tranchée a été effectué par d es agents du Nicaragua,
c’est à celui-ci qu’il incombe de combler cette tranchée, nonobstant le point 1 du paragraphe 86 de
l’ordonnance du 8 mars 2011. Le Nicaragua devra s’exécuter dans les deux semaines suivant la
date de la présente ordonnance. Il de vra informer immédiatement la Cour de l’achèvement des
travaux de comblement de la tranchée et lui fournir, dans un délai d’une semaine à compter de cet
achèvement, un rapport contenant toutes les précisions nécessaires, photographies à l’appui.
S’agissant des deux nouveaux caños, la Cour rappelle que ceux- ci sont situés dans le
territoire litigieux faisant partie de la zone humide «Humedal Caribe Noreste», à l’égard de laquelle
le Costa Rica a des obligations au titre de la convention de Ramsar. Partant, en attendant l’arrêt sur
le fond, le Costa Rica devra consulter le Secrétariat de la convention de Ramsar pour obtenir une
évaluation de la situation environnementale engendrée par la construction des deux - 7 -
nouveaux caños. La Cour déclare que, compte tenu de tout avis d’expert formulé par le Secrétariat,
le Costa Rica pourra prendre des mesures appropriées au sujet des nouveaux caños, dès lors que de
telles mesures seront nécessaires pour empêcher qu’un préjudice irréparable soit causé à
l’environnement du territoire litigieux. Elle ajoute que, c e faisant, le Costa Rica évitera de porter
atteinte de quelque façon que ce soit au fleuve San Juan, et qu’il informera préalablement le
Nicaragua de telles mesures.
Pour ce qui est de la présence d’agents, d’inst allations et de matériel nicaraguayens dans le
territoire litigieux, la Cour estime que, étant donné les conclusions auxquelles elle est parvenue
quant à la présence dans le territoire litigieux d’agents se livr ant à des opérations de dragage et à
l’existence d’un campement de l’armée nicaraguayenne, la première mesure conservatoire indiquée
dans son ordonnance du 8 mars 2011 doit être renforcée et complétée. Partant, la Cour considère
que le Nicaragua, après avoir comblé la tranchée creusée sur la plage, devra i) assurer le retrait du
territoire litigieux de tous agents, qu’ils soient civils, de police ou de sécurité ; etii) empêcher
l’entrée de tels agents dans ledit territoire.En outre, vu l’accès continu au territoire litigieux des
membres du Mouvement Guardabarranco de défense de l’environnement , la Cour considère que le
Nicaragua devra assurer le retrait du territoire litigieux de toutes personnes privées relevant de sa
juridiction ou sous son contrôle et empêcher leur entrée dans ledit territoire.
La Cour souligne que ses ordonnances en indication de mesures conservatoires ont un
caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales s’imposant aux deux
Parties. Elle rappelle ensuite que la question du respect des mesures conservatoires indiquées dans
une affaire peut être examinée dans le cadre de la procédure principale. Enfin, la Cour ajoute que
la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien de toute question relative au fond ou
de tout autre point devant être tranché au stade du fond , et qu’elle laisse intact le droit des
Gouvernements du Costa Rica et du Nicaragua de faire valoir leurs moyens en ces matières.
Dispositif (par. 59)
Le texte intégral du dernier paragraphe de l’ordonnance se lit comme suit :
«Par ces motifs,
LA C OUR ,
1) A l’unanimité,
Réaffirme les mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 8 mars 2011 ;
2) Indique à titre provisoire les mesures conservatoires suivantes :
A) A l’unanimité,
Le Nicaragua devra s’abstenir de toute activité de dragage ou autre activité dans le territoire
litigieux, et, en particulier, de tous travaux sur les deux nouveaux caños ;
B) A l’unanimité,
Nonobstant le point 2 A) ci -dessus et le point 1 du paragraphe 86 de l’ordonnance
du 8 mars 2011, le Nicaragua devra, dans un délai de deux semaines à compter de la date de la
présente ordonnance, combler la tranchée creusée sur la plage au nord du caño oriental; il devra
informer immédiatement la Cour de l’achèvement des travaux de comblement de la tranchée et lui
fournir, dans un délai d’une semaine à compter de cet achèvement, un rapport contenant toutes les
précisions nécessaires, photographies à l’appui ; - 8 -
C) A l’unanimité,
Sauf nécessité liée à la mise en Œuvre des obligations énoncées au poin2 B) ci-dessus, le
Nicaragua devra i) assurer le retrait du territoire litigde tous agents, qu’ils soient civils, de
police ou de sécurité ; et ii) empêcher l’entrée de tels agents dans ledit territoire ;
D) A l’unanimité,
Le Nicaragua devra assurer le retrait du territoire litigieux de toutes personnes privées
relevant de sa juridiction ou sous son contrôle et empêcher leur entrée dans ledit territoire ;
E) Par quinze voix contre une,
Après avoir consulté le Secrétariat de la convention de R amsar et préalablement informé le
Nicaragua, le Costa Rica pourra prendre des mesures appropriées au sujet des deux nouveaux
caños, dès lors que de telles mesures seront nécessaires pour empêcher qu’un préjudice irréparable
soit causé à l’environnement du territoire litigieux ; ce faisant, le Costa Rica évitera de porter
atteinte de quelque façon que ce soit au fleuve San Juan ;
POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Keith,
Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, G reenwood, Mmes Xue, Donoghue,
M. Gaja, MmeSebutinde, M. Bhandari, juges ; M. Dugard,juge ad hoc ;
C ONTRE : M. Guillaume, juge ad hoc ;
3) A l’unanimité,
Décide que les Parties devront l’informer, tous les trois mois, de la manière dont elles
assurent la mise en Œuvre des mesures conservatoires indiquées ci-dessus.»
M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ;
MM. les juges ad hoc G UILLAUME et DUGARD joignent des déclarations à l’ordonnance.
Le résumé de cette opinion individuelle et de ces déclarations est annexé au présent résumé.
___________ Annexe au résumé 2013/3
Opinion individuelle de M.le juge Cançado Trindade
1. Dans son opinion individuelle, composée de cinq parties, M. le juge Cançado Trindade
commence par présenter certains points, soulevés dans la présente ordonnance, qui lui sembl ent
mériter une attention particulière. Compte tenu de l’importance qu’il leur accorde, et mû
par le sens du devoir qu’impose l’exercice de la fonction judiciaire internationale,
M. le juge Cançado Trindade estime devoir faire état des fondements de sa position individuelle sur
ces points (partie I).
2. M. le juge Cançado Trindade examine tout d’abord le contexte factuel, tel qu’il a été
présenté à la Cour dans les conclusions soumises par l es Parties au cours de la présente instance,
tant au stade de l a procédure écrite que lors des deux tours de procédure orale (partie II). Les
éléments versés au dossier ont conduit la Cour à conclure que (depuis ses précédentes ordonnances
du 8 mars 2011 et du 16 juillet 2013) la situation a vait changé du fait de la construction de deux
nouveaux caños et de la présence d’un campement militaire nicaraguayen dans le territoire litigieux
(par. 16-19).
3. Après cet examen factuel, M. le juge Cançado Trindade passe à une analyse d’ordre
juridique et épistémologique, en concentrant ses réflexions sur la configuration du régime juridique
autonome (tel qu’il le perçoit et le comprend) constitué par les mesures conservatoires, et en
particulier sur la mission des tribunaux internationaux et sur l’édifice jurisprudentiel, dont il y a
tout lieu de se féliciter, qui s’est développédans ce cadre entre 2000 et 2013 (partie III). Il rappelle
que «c’est avec les tribunaux internationaux contemporains que la procédure judiciaire
internationale a vu naître et prospérer les mesures conservatoires» (par. 20).
4. Se pose alors nécessairement la question de la mise en Œuvre de ces mesures et des
conséquences juridiques qui en découlent, question qui, selon M. le juge Cançado Trindade, n’a pas
été suffisamment étudiée et développée à ce jour, alors même qu’elle est étroitement liée à la quête
de réalisation de la justice au niveau international. M. le juge Cançado Trindade en conclut qu’il y
a lieu d’accorder une plus grande attention au régime juridique des mesures conservatoires, aux
effets juridiques de celles-ci et à leur stricte mise en Œuvre, ainsi qu’aux conséquences juridiques
de leur absence de mise en Œuvre (par. 22-24). Certains efforts de construction jurisprudentielle
ont certes été entrepris (par. 25-28), mais il reste, en la matière, beaucoup à faire dans cette longue
quête de réalisation de la justice.
5. M. le juge Cançado Trindade souligne ensuite la nécessité de persévérer dans les efforts
actuels de construction d’un régime juridique autonome des mesures conservatoires (partie IV).
Il est d’avis que l’élaboration de ce régime permettra aux tribunaux internationaux contemporains
de contribuer efficacement à éviter ou prévenir les dommages irréparables dans des situations
d’urgence, ce qui profitera, en fin de compte, à tous les sujets du droit international, àtous les
justiciables qu’il s’agisse des Etats, de groupes d’individus ou de simples particuliers (par. 31).
6. Dans ses considérations finales (partie V), M. le juge Cançado Trindade observe que,
lorsque se fa it jour une nouvelle situation comme c’est le cas dans le territoire litigieux
caractérisée par une certaine urgence et le risque de dommages irréparables, la Cour doit indiquer
ou ordonner de nouvelles mesures conservatoires rapidement, sans reporter sa décision à cet effet . - 2 -
La responsabilité de l’absence de mise en Œuvre de ces mesures, estime -t-il, «entraîne
nécessairement l’attribution de cette responsabilité à l’Etat visé par les mesures. Il s’agit alors d’ un
manquement indépendant à une obliga tion conventionnelle ([celle] née de l’indication de mesures
conservatoires), sans préjudice de ce que la Cour décidera ultérieurement sur le fond» (par. 37).
7. Du point de vue de M. le juge Cançado Trindade, l’absence de mise en Œuvre des mesures
conservatoires entraîne une «responsabilité supplémentaire (indépendamment de toute décision sur
le fond)» (par. 39), et il incombe à la Cour «d’en extraire les conséquences» (par. 40). Sans que
cela ne préjuge en rien de la décision ultérieure de la Cour sur l e fond de l’affaire, il serait plus
judicieux d’examiner les effets juridiques de ces mesures conservatoires dans le cadre de leur
régime autonome. Une fois réalisé, cet objectif, conclut-il, «servira la cause de la réalisation de la
justice au niveau international» (par. 40).
Déclaration de M. le juge ad hoc Guillaume
Le juge ad hoc Guillaume s’est séparé de la Cour en ce qui concerne le point 2 E) du
dispositif de l’ordonnance. Dans ce point la Cour a envisagé l’hypothèse peu vraisemblable dans
laquelle un risque de préjudice irréparable aux zones humides protégées par la convention de
Ramsar apparaîtrait dans l’avenir dans le territoire litigieux du fait des travaux contestés. Elle a
donné au Costa Rica et au Costa Rica seul le droit de prendre les mesures nécessaires pour
empêcher qu’un tel préjudice survienne. Le juge ad hoc Guillaume estime qu’il eut été préférable
de confier cette tâche aux deux Etats agissant conjointement.
Déclaration de M. le juge ad hoc Dugard
Dans sa déclaration, le juge ad hoc Dugard indique qu’il adhère pleinement à l’ordonnance
mais que la Cour eût été bien inspirée de préciser les conditions d’accès du Costa Rica au territoire
litigieux en vue de la réalisation des travaux de remise en état sur les nouveaux caños, étant donné
que les Parties sont divisées sur la question de savoir si le Costa Rica peut utiliser le fleuve
San Juan à cette fin.
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Résumé de l'ordonnance du 22 novembre 2013