Résumé de l'arrêt du 3 février 2015

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18450
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Number (Press Release, Order, etc)
2015/1
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Document non officiel

Résumé n 2015/1

Le 3 février 2015

Application de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Croatie c. Serbie)

Résumé de l’arrêt du 3 février 2015

Qualités (par. 1-51)

La Cour rappelle que, le 2 juillet 1999, le Gouvernement de la République de Croatie
(ci-après la «Croatie») a déposé une requête contre la République fédérale de Yougoslavie (ci-après
la «RFY») au sujet d’un différend concernant des violations alléguées de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la
«Convention»), approuvée par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies («ONU»)
le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951. La requête invoquait comme base de

compétence de la Cour l’article IX de la Convention.

Le 11 septembre 2002, la défenderesse a soulevé des exceptions préliminaires à la
compétence de la Cour et à la recevabilité de la demande de la Croatie.

Par lettre datée du 5 février 2003, la RFY a fait savoir à la Cour qu’elle était désormais
dénommée «Serbie-et-Monténégro». A la suite de la déclaration d’indépendance de la République
du Monténégro intervenue le 3 juin 2006, seule la «République de Serbie» (ci-après la «Serbie»)

est demeurée défenderesse en l’affaire, ainsi que la Cour l’a indiqué dans son arrêt du
18 novembre 2008 (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 412, ci-après
l’«arrêt de 2008»). Dans ledit arrêt, la Cour a rejeté les première et troisième exceptions
préliminaires soulevées par la Serbie. Elle a toutefois considéré que la deuxième exception
 selon laquelle les demandes fondées sur les actes ou omissions antérieurs au 27 avril 1992,
c’est-à-dire la date à laquelle la RFY a commencé à exister en tant qu’Etat distinct, ne relevaient

pas de sa compétence et étaient irrecevables  n’avait pas, dans les circonstances de l’espèce, un
caractère exclusivement préliminaire et qu’elle devait donc être examinée lors de la phase du fond.
Sous réserve de cette conclusion, la Cour a jugé qu’elle avait compétence pour connaître de la
requête de la Croatie.

Le 4 janvier 2010, la Serbie a soumis une demande reconventionnelle.

Des audiences publiques sur l’exception jugée non exclusivement préliminaire en 2008 ainsi
que sur le fond de la demande de la Croatie et de la demande reconventionnelle de la Serbie se sont
er
tenues du 3 mars au 1 avril 2014. - 2 -

I. CONTEXTE (PAR . 52-73)

Avant de présenter succinctement le contexte historique et factuel dans lequel s’inscrit la
présente affaire, la Cour note que, en l’espèce, la Croatie allègue que la Serbie est responsable de
violations de la convention sur le génocide commises en Croatie entre 1991 et 1995, tandis que,
dans sa demande reconventionnelle, la Serbie soutient que la Croatie est elle-même responsable de
violations de la Convention commises en 1995 en «Republika Srpska Krajina», une entité établie à
la fin de l’année 1991.

A. La dissolution de la République fédérative socialiste de Yougoslavie
et l’émergence de nouveaux Etats (par. 53-59)

Retraçant le processus de dissolution de la République fédérative socialiste de Yougoslavie
(«RFSY»), la Cour rappelle que, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, cette entité était

composée des républiques de Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et
Slovénie. A la suite du décès du président Tito, survenu le 4 mai 1980, la RFSY fut confrontée à
une crise économique longue de près de dix ans et à l’aggravation des tensions entre ses divers
groupes nationaux et ethniques. Vers la fin des années quatre-vingt et au début des années
quatre-vingt-dix, certaines républiques cherchèrent à jouir de plus grands pouvoirs au sein de la
fédération, puis à obtenir leur indépendance.

La Croatie et la Slovénie déclarèrent leur indépendance de la RFSY le 25 juin 1991, mais
leurs déclarations ne prirent effet que le 8 octobre 1991. Pour sa part, la Macédoine proclama son
indépendance le 17 septembre 1991, suivie par la Bosnie-Herzégovine le 6 mars 1992.
Le 22 mai 1992, la Croatie, la Slovénie et la Bosnie-Herzégovine furent admises en qualité de
Membres de l’Organisation des Nations Unies. Il en fut de même le 8 avril 1993 pour
l’ex-République yougoslave de Macédoine.

Le 27 avril 1992, les «participants à la session commune de l’Assemblée de la RFSY, de
l’Assemblée nationale de la République de Serbie et de l’Assemblée de la République du
Monténégro» adoptèrent une déclaration dans laquelle il était notamment indiqué ce qui suit :

«La République fédérale de Yougoslavie, assurant la continuité de l’Etat et de la
personnalité juridique et politique internationale de la République fédérative socialiste
de Yougoslavie, respectera strictement tous les engagements que la République

fédérative socialiste de Yougoslavie a pris à l’échelon international… Restant liée par
toutes ses obligations vis-à-vis des organisations et institutions internationales
auxquelles elle appartient…»

Le même jour, la mission permanente de la Yougoslavie auprès de l’ONU adressa au
Secrétaire général de l’Organisation une note indiquant notamment que,

«[d]ans le strict respect de la continuité de la personnalité internationale de la
Yougoslavie, la République fédérale de Yougoslavie continuera[it] à exercer tous les
droits conférés à la République fédérative socialiste de Yougoslavie et à s’acquitter de
toutes les obligations assumées par cette dernière dans les relations internationales, y
compris en ce qui concerne son appartenance à toutes les organisations internationales
et sa participation à tous les traités internationaux que la Yougoslavie a ratifiés ou

auxquels elle a adhéré».

Cette prétention de la RFY à assurer la continuité de la personnalité juridique de la RFSY fut
longuement débattue au sein de la communauté internationale et fut rejetée par le Conseil de
sécurité, l’Assemblée générale et plusieurs Etats ; la RFY la maintint néanmoins pendant plusieurs
années. Ce n’est que le 27 octobre 2000 qu’elle adressa au Secrétaire général une lettre demandant - 3 -

son admission à l’ONU. Le 1 novembre 2000, l’Assemblée générale, par sa résolution 55/12,

«[a]yant examiné la recommandation du Conseil de sécurité, en date du 31 octobre 2000» et
«[a]yant examiné la demande d’admission présentée par la République fédérale de Yougoslavie»,
décida «d’admettre la République fédérale de Yougoslavie à l’Organisation des Nations Unies».

B. La situation en Croatie (par. 60-73)

Précisant que la présente affaire concerne principalement des événements qui se sont

déroulés entre 1991 et 1995 sur le territoire de la République de Croatie dans les limites qui avaient
été les siennes au sein de la RFSY, la Cour analyse le contexte dans lequel ces événements se sont
inscrits. Elle note ainsi que, sur le plan démographique, si la majorité des habitants de la Croatie
(environ 78 %) étaient, d’après le recensement officiel effectué en mars 1991, d’origine croate,
plusieurs minorités nationales et ethniques y étaient également représentées. En particulier,
12 % environ de la population était d’origine serbe, dont une partie importante vivait près des

républiques de Bosnie-Herzégovine et de Serbie.

La Cour relève que, sur le plan politique, les tensions entre le Gouvernement de la
république de Croatie et les Serbes vivant en Croatie s’accentuèrent au début des
années quatre-vingt-dix. Peu après la déclaration d’indépendance de la Croatie le 25 juin 1991, un
conflit armé éclata entre, d’une part, les forces armées croates et, d’autre part, des forces opposées
à cette indépendance (à savoir des forces constituées par une partie de la minorité serbe de Croatie

et différents groupes paramilitaires, que la Cour désigne collectivement par l’expression «forces
serbes», sans préjudice toutefois de la question de l’attribution de leur comportement). Au moins à
partir du mois de septembre 1991, l’armée populaire yougoslave («JNA») — qui, selon la Croatie,
était à ce moment contrôlée par le Gouvernement de la république de Serbie — intervint dans les
combats contre les forces gouvernementales croates. Vers la fin de l’année 1991, la JNA et les
forces serbes contrôlaient environ un tiers du territoire de l’ancienne république socialiste de

Croatie (dans les régions de Slavonie orientale, de Slavonie occidentale, de Banovina/Banija, de
Kordun, de Lika et de Dalmatie).

La Cour rappelle que, à la fin 1991 et au début 1992, des négociations parrainées par la
communauté internationale aboutirent au plan Vance (du nom de Cyrus Vance, envoyé spécial du
Secrétaire général de l’ONU pour la Yougoslavie) et au déploiement de la force de protection des
Nations Unies («FORPRONU»). Le plan Vance prévoyait la mise en place d’un cessez-le-feu, la

démilitarisation des parties de la Croatie sous le contrôle de la minorité serbe et des forces de la
RFSY, le retour des réfugiés et la création de conditions favorables à une résolution politique
permanente du conflit. La FORPRONU  déployée au printemps 1992 dans trois zones protégées
par les Nations Unies (les ZPNU de Slavonie orientale, de Slavonie occidentale et de Krajina) 
fut répartie en quatre secteurs : Est (en Slavonie orientale), Ouest (en Slavonie occidentale), Nord

et Sud (ces deux derniers secteurs couvrant la ZPNU de Krajina).

Les objectifs du plan Vance et de la FORPRONU ne furent cependant jamais complètement
atteints : entre 1992 et le printemps 1995, la RSK ne fut pas démilitarisée, certaines opérations
militaires furent menées par les deux parties au conflit et les tentatives de règlement pacifique
échouèrent.

Au printemps et à l’été 1995, la Croatie réussit, à la suite d’une série d’opérations militaires,
à reprendre le contrôle de la plus grande partie du territoire qui lui avait échappé. La Croatie
récupéra ainsi la Slavonie occidentale au terme de l’opération «Eclair» en mai, alors que la Krajina
fut reconquise lors de l’opération «Tempête» en août, au cours de laquelle se seraient produits les
faits qui font l’objet de la demande reconventionnelle. Après la conclusion de l’accord d’Erdut le
12 novembre 1995, la Slavonie orientale réintégra progressivement la Croatie de 1996 à 1998. - 4 -

II. COMPÉTENCE ET RECEVABILITÉ (PAR . 74-123)

A. La demande de la Croatie (par. 74-119)

1) Les questions de compétence et de recevabilité restant à trancher après l’arrêt de 2008
(par. 74-78)

Se référant à son arrêt de 2008 sur les exceptions préliminaires soulevées par la Serbie, la
Cour rappelle que, si elle avait alors réglé les questions de sa compétence et de la recevabilité de la

demande de la Croatie dans la mesure où celle-ci se rapporte à des faits qui auraient eu lieu à
compter du 27 avril 1992, ces mêmes questions restent à trancher pour ce qui est des faits
antérieurs à cette date.

2) Les positions des Parties en ce qui concerne la compétence et la recevabilité (par. 79-83)

La Cour expose la position des Parties sur les questions de compétence et de recevabilité.

3) L’étendue de la compétence découlant de l’article IX de la convention sur le génocide
(par. 84-89)

La Cour rappelle que le seul fondement de compétence invoqué en l’espèce est l’article IX
de la convention sur le génocide, qui est ainsi libellé :

«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête
d’une partie au différend.»

Elle précise que le fait que sa compétence repose exclusivement sur cet article a une

incidence importante sur son étendue : cela implique que la Cour n’est pas habilitée à se prononcer
sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international,
violations qui ne peuvent être assimilées à un génocide, en particulier s’agissant d’obligations
visant à protéger les droits de l’homme dans un conflit armé. Il en est ainsi même si les violations
alléguées concernent des obligations relevant de normes impératives ou des obligations relatives à
la protection des valeurs humanitaires essentielles et que ces obligations peuvent s’imposer

erga omnes.

La Cour relève par ailleurs que la compétence prévue par l’article IX ne s’étend pas aux
allégations concernant la violation du droit international coutumier en matière de génocide, même
s’il est constant que la Convention consacre des principes qui font également partie du droit
international coutumier. Se référant à des énoncés contenus dans sa jurisprudence, elle rappelle
que ladite Convention contient des obligations erga omnes et que l’interdiction du génocide revêt le

caractère d’une norme impérative (jus cogens).

La Cour conclut que, pour établir qu’elle a compétence à l’égard de la demande de la Croatie
en ce qu’elle est fondée sur des faits allégués antérieurs au 27 avril 1992, la demanderesse doit
montrer que le différend qui l’oppose à la Serbie se rapporte à des obligations énoncées par la
Convention elle-même. - 5 -

4) L’exception d’incompétence soulevée par la Serbie (par. 90-117)

i) La question de savoir si les dispositions de la Convention sont rétroactives
(par. 90-100)

La Cour considère que l’objet principal du différend réside dans la question de savoir si la
Serbie est responsable de violations de la Convention et, dans l’affirmative, si la Croatie peut
invoquer cette responsabilité. Ainsi exposé, le différend paraît relever sans conteste de l’article IX.

La Serbie avance cependant que, dans la mesure où la demande de la Croatie repose sur des

actes qui auraient été commis avant que la RFY devienne partie à la Convention, le 27 avril 1992
(et tel est le cas de la grande majorité des allégations de la Croatie), elle se rapporte à une époque
où celle-ci ne pouvait être opposée à la RFY (de sorte qu’aucune violation de ladite Convention ne
peut être attribuable à la Serbie) ; elle en déduit que le différend concernant ces allégations ne peut
être considéré comme entrant dans le champ de l’article IX. La Croatie invoque, en réponse, ce
qu’elle qualifie de présomption en faveur de l’application rétroactive des clauses compromissoires,
ainsi que l’absence de toute limitation temporelle à l’article IX de la Convention.

Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce en 2008, la Cour a dit «que la convention sur le
génocide ne cont[enait] aucune disposition expresse limitant sa compétence ratione temporis».
Bien que l’absence de limitation temporelle à l’article IX ne soit pas sans conséquence, elle ne
suffit pas, en soi, pour habiliter la Cour à connaître de la demande de la Croatie en ce qu’elle
repose sur des faits supposés antérieurs au 27 avril 1992. L’article IX n’est pas une disposition
générale sur le règlement des différends. La compétence qu’il prévoit est limitée aux différends
entre les parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution des dispositions

de fond de la convention sur le génocide, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en
matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III de la
Convention. En conséquence, sa portée temporelle est forcément liée à celle des autres dispositions
de la Convention.

Sur ce point, la Croatie fait valoir que certaines des dispositions de fond de la Convention, à
tout le moins, s’appliquent à des faits survenus avant que celle-ci entre en vigueur pour le

défendeur. Elle soutient ainsi que l’obligation de prévenir et de punir le génocide n’est pas limitée
aux actes de génocide survenus après l’entrée en vigueur de la Convention pour l’Etat en cause,
mais «vaut quelle que soit l’époque à laquelle celui-ci est commis et non uniquement à l’égard du
génocide à venir après l’entrée en vigueur de la Convention pour l’Etat concerné». De son côté, la
Serbie rejette l’idée que ces dispositions aient pu avoir pour objectif d’imposer des obligations
relativement aux faits survenus avant que l’Etat en cause soit partie à la Convention.

La Cour considère que l’obligation conventionnelle qui impose à l’Etat d’empêcher

l’accomplissement d’un acte ne peut logiquement s’appliquer à des événements antérieurs à la date
à laquelle cette obligation est devenue opposable audit Etat ; on ne saurait prévenir ce qui a déjà eu
lieu. La logique, tout comme la présomption, consacrée à l’article 28 de la convention de Vienne
sur le droit des traités, à l’encontre de l’application rétroactive des obligations conventionnelles,
indique ainsi clairement que l’obligation de prévenir le génocide ne vaut que pour les actes qui
pourraient être commis après l’entrée en vigueur de la convention sur le génocide pour l’Etat en
cause. Rien dans celle-ci ou les travaux préparatoires ne suggère une autre conclusion, pas plus

que le fait que la Convention ait eu pour objet de confirmer des obligations qui existaient déjà en
droit international coutumier. L’Etat qui n’est pas encore partie à la Convention au moment où
sont commis des actes de génocide pourrait bien avoir violé l’obligation que lui faisait le droit
international coutumier de prévenir la perpétration de tels actes, mais le fait de devenir
ultérieurement partie à la Convention n’a pas pour effet de l’assujettir a posteriori à l’obligation
conventionnelle supplémentaire de prévenir la perpétration de tels actes. - 6 -

Cet obstacle logique n’existe pas relativement à l’obligation conventionnelle de punir les
actes accomplis avant l’entrée en vigueur du traité pour l’Etat concerné, et on trouve une telle

obligation dans certains instruments. La Cour cite deux exemples : l’un tiré de la Convention sur
l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, et l’autre de la convention
européenne sur le même sujet. Dans les deux cas, cependant, l’application du texte en question aux
actes survenus avant son entrée en vigueur fait l’objet d’une disposition expresse. Or on ne trouve
rien de comparable dans la convention sur le génocide. Par ailleurs, les dispositions obligeant les
Etats à punir les actes de génocide (art. I et IV) sont nécessairement liées à celles qui concernent
l’obligation faite à chacun d’eux de légiférer pour donner effet aux dispositions de la Convention

(art. V). Rien n’indique que celle-ci visait à obliger les Etats à adopter des textes rétroactifs.

L’historique des négociations ayant abouti à la Convention donne également à penser que
l’obligation de punir les actes de génocide, tout comme les autres dispositions de fond de la
Convention, était censée valoir pour l’avenir et non pour les actes commis au cours de la Seconde
Guerre mondiale ou à d’autres époques révolues.

Enfin, la Cour rappelle que, dans l’arrêt qu’elle a rendu récemment en l’affaire relative à des

Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), elle a estimé
que les dispositions analogues de la convention contre la torture, qui font aux Etats parties
l’obligation de traduire devant leurs autorités compétentes les personnes soupçonnées d’actes de
torture, ne s’appliquaient qu’aux actes commis après l’entrée en vigueur de la convention pour
l’Etat concerné, et ce, même si les actes en question étaient déjà considérés comme des crimes au
regard du droit international coutumier.

La Cour conclut en conséquence que les dispositions de fond de la Convention n’imposent,
relativement aux actes censés avoir été commis avant que l’Etat concerné ne devienne partie à
celle-ci, aucune obligation à ce dernier.

Etant parvenue à cette conclusion, la Cour en vient à la question de savoir si le différend
concernant les actes qui auraient été commis avant le 27 avril 1992 entre néanmoins dans le champ
de la compétence prévue à l’article IX. La Croatie fait valoir deux moyens subsidiaires pour établir
que tel est bien le cas. Elle invoque, d’une part, le paragraphe 2 de l’article 10 des Articles de la

CDI sur la responsabilité de l’Etat et, d’autre part, le droit relatif à la succession d’Etats.

ii) Le paragraphe 2 de l’article 10 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat
(par. 102-105)

Le paragraphe 2 de l’article 10 des Articles de la Commission du droit international («CDI»)
sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite se lit comme suit :

«Le comportement d’un mouvement insurrectionnel ou autre qui parvient à
créer un nouvel Etat sur une partie du territoire d’un Etat préexistant ou sur un
territoire sous son administration est considéré comme un fait de ce nouvel Etat
d’après le droit international.»

La Croatie soutient que cette disposition fait partie du droit international coutumier. Elle
affirme que, même si la RFY n’a vu le jour en tant qu’Etat que le 27 avril 1992, sa proclamation
n’a fait qu’officialiser une situation de fait déjà bien établie, dans la mesure où, au cours de
l’année 1991, les dirigeants de la république de Serbie et autres partisans de ce qu’elle appelle le
mouvement de la «Grande Serbie» avaient pris le contrôle de la JNA et d’autres institutions de la
RFSY, tout en assurant le commandement de leurs propres forces armées territoriales et diverses

formations de milice et de paramilitaires. C’est ce mouvement qui était finalement parvenu à
mettre en place un Etat distinct, la RFY. La Croatie fait valoir que, en ce qui concerne les
événements antérieurs au 27 avril 1992, sa demande repose sur les agissements de la JNA et de ces
autres formations et forces armées, ainsi que des autorités politiques serbes, agissements - 7 -

attribuables au mouvement en question et, par application du principe énoncé au paragraphe 2 de
l’article 10, à la RFY.

La Serbie rétorque que le paragraphe 2 de l’article 10 est le fruit du développement
progressif du droit et ne faisait pas partie du droit international coutumier en 1991-1992, ce qui le
rend inapplicable en l’espèce. En outre, même dans l’hypothèse contraire, il ne saurait trouver
d’application dans les faits de l’espèce puisqu’il n’a existé aucun «mouvement» qui soit parvenu à
créer un nouvel Etat. Elle nie également que les actes qui sous-tendent la demande de la Croatie
puissent être imputés à quelque entité pouvant être considérée comme un Etat serbe

in statu nascendi au cours de la période précédant le 27 avril 1992. Enfin, elle soutient que, même
si le paragraphe 2 de l’article 10 pouvait trouver à s’appliquer, il ne suffirait pas pour faire entrer
dans le champ de l’article IX la partie de la demande de la Croatie qui repose sur des faits qui
auraient eu lieu avant le 27 avril 1992. D’après elle, le paragraphe 2 de l’article 10 ne fait
qu’énoncer un principe d’attribution et n’a aucune incidence sur la question de savoir quelles
obligations s’imposent au nouvel Etat ou au «mouvement» qui l’a précédé, et ne saurait donner aux
obligations conventionnelles contractées par l’Etat nouvellement constitué un effet rétroactif en y

assujettissant les actes du «mouvement» prédécesseur, même à considérer ces actes comme
imputables au nouvel Etat. Elle allègue en conséquence que, à supposer qu’un «mouvement» ait
pu exister avant le 27 avril 1992, il n’était pas partie à la convention sur le génocide et, partant,
n’aurait pu être lié que par l’interdiction du génocide existant en droit international coutumier.

La Cour considère que, même si le paragraphe 2 de l’article 10 des Articles de la CDI sur la
responsabilité de l’Etat pouvait être regardé comme déclaratoire du droit international coutumier à
l’époque des faits, ladite disposition ne concerne que l’attribution d’actes à l’Etat nouvellement

constitué ; elle n’engendre pas d’obligations s’imposant à ce dernier ou au mouvement qui est
parvenu à le créer. Cette disposition est par ailleurs sans effet sur le principe énoncé à l’article 13
des mêmes Articles : «Le fait de l’Etat ne constitue pas une violation d’une obligation
internationale à moins que l’Etat ne soit lié par ladite obligation au moment où le fait se produit.»

Après avoir rappelé que, en l’espèce, la RFY n’était pas liée par les obligations énoncées
dans la Convention avant le 27 avril 1992, la Cour précise que, même si les actes antérieurs à cette

date et allégués par la Croatie étaient imputables à un «mouvement» au sens du paragraphe 2 de
l’article 10 des Articles de la CDI et pouvaient, par application du principe y énoncé, être attribués
à la RFY, ils ne sauraient être regardés comme contrevenant aux dispositions de la Convention,
mais tout au plus comme violant seulement l’interdiction du génocide existant en droit international
coutumier. Etant parvenue à cette conclusion, la Cour dit qu’elle n’a pas à examiner la question de
savoir si le paragraphe 2 de l’article 10 énonce un principe qui faisait partie du droit international
coutumier en 1991-1992 (ou par la suite, du reste) ou si, dans l’affirmative, les conditions

nécessaires à son application sont remplies en l’espèce.

iii) La succession à la responsabilité (par. 106-117)

La Cour aborde ensuite le moyen subsidiaire de la Croatie selon lequel la RFY a succédé à la
responsabilité de la RFSY. Ce moyen présuppose que les actes antérieurs au 27 avril 1992
qu’invoque la Croatie étaient imputables à la RFSY et contrevenaient aux obligations que la
convention sur le génocide imposait à cette dernière, laquelle y était partie à l’époque en cause. La

Croatie soutient que, lorsque la RFY a succédé aux obligations conventionnelles de la RFSY
le 27 avril 1992, elle a également succédé à la responsabilité déjà encourue par celle-ci pour les
violations de la Convention qui auraient été commises.

La Cour estime que, dans le cadre du présent différend, il est possible de définir un certain
nombre de questions en litige. Ainsi, en ce qui concerne le moyen subsidiaire de la Croatie, il
incomberait à la Cour, afin de déterminer si la Serbie est responsable de violations de la
Convention, de décider : i) si les actes allégués par la Croatie ont été commis et, le cas échéant,

s’ils contrevenaient à la Convention ; ii) dans l’affirmative, si ces actes étaient attribuables à la - 8 -

RFSY au moment où ils ont été commis et ont engagé la responsabilité de cette dernière ; et
iii) à supposer que la responsabilité de la RFSY ait été engagée, si la RFY a succédé à cette

responsabilité. S’il est admis de part et d’autre que bon nombre des actes allégués par la Croatie
(mais pas tous) ont effectivement eu lieu, les Parties ne s’accordent pas sur le point de savoir s’ils
contrevenaient à la Convention. En outre, la Serbie rejette l’argument de la Croatie selon lequel sa
responsabilité serait engagée pour ces actes, à un titre ou à un autre.

La Cour fait observer que la question qu’il faut trancher afin de déterminer si elle est
compétente pour connaître de la demande concernant les actes qui auraient été commis avant le

27 avril 1992 est celle de savoir si le différend qui oppose les Parties sur les trois points
susmentionnés relève de l’article IX. De l’avis de la Cour, les points en litige concernent
l’interprétation, l’application et l’exécution des dispositions de la convention. Il n’est pas question
ici de donner un effet rétroactif à ces dispositions. Les deux Parties conviennent que la RFSY était
liée par la Convention à l’époque où les actes pertinents sont censés avoir été commis. Les
questions de savoir si ces actes contrevenaient aux dispositions de la Convention et, le cas échéant,
s’ils étaient attribuables à la RFSY et ont donc engagé sa responsabilité, entrent sans contredit dans

le champ de la compétence ratione materiae prévue à l’article IX.

S’agissant du troisième point en litige, la question que la Cour est invitée à trancher est celle
de savoir si la RFY — et donc la Serbie — est responsable d’actes de génocide et d’autres actes
énumérés à l’article III de la Convention dont il est allégué qu’ils sont imputables à la RFSY.
L’article IX prévoit qu’elle a compétence pour connaître des «différends … relatifs à
l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à

l’article III». La Cour relève que l’article IX aborde la responsabilité de l’Etat de manière générale
et ne contient aucune limitation s’agissant de la manière dont cette responsabilité est susceptible
d’être engagée.

La Cour convient que la question de savoir si, comme le soutient la Croatie, l’Etat défendeur
succède à la responsabilité de son Etat prédécesseur pour violation de la Convention est régie, non
pas par celle-ci, mais par les règles du droit international général. Cela n’a néanmoins pas pour

effet d’exclure du champ de l’article IX le différend relatif au troisième point. Le différend
relevant de l’article IX ne cesse pas de faire partie de la catégorie des «différends … relatifs à
l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide», en raison de la contestation, si vive soit-elle, dont
fait l’objet l’application, voire l’existence même d’une règle concernant tel ou tel aspect de la
responsabilité de l’Etat ou de la succession d’Etats dans le contexte d’allégations de génocide. La
Cour en déduit que, puisque le moyen subsidiaire de la Croatie impose de trancher le point de

savoir si la RFSY était responsable d’actes de génocide qui auraient été commis alors qu’elle était
partie à la Convention, sa conclusion concernant la portée temporelle de l’article IX ne constitue
pas un obstacle à sa compétence.

La Cour précise ensuite que le principe qu’elle a évoqué dans les affaires relatives à
l’Or monétaire et au Timor oriental ne s’applique pas en l’espèce. Dans ces deux affaires, la Cour
avait refusé d’exercer sa compétence pour statuer sur la demande, au motif que cela aurait été
contraire au droit d’un Etat non partie à l’instance à ce qu’elle ne se prononce pas sur son

comportement sans son consentement. On ne saurait tenir pareil raisonnement en ce qui concerne
un Etat qui a cessé d’exister, comme c’est le cas de la RFSY, puisque pareil Etat n’est plus titulaire
d’aucun droit et n’a plus la capacité de donner ou de refuser de donner son consentement à la
compétence de la Cour. Quant à la position des autres Etats successeurs de la RFSY, la Cour n’a
pas à se prononcer sur leur situation juridique pour statuer sur la présente demande.

La Cour conclut donc que le différend entre également dans le champ de l’article IX de la

Convention dans la mesure où il se rapporte à des actes qui seraient antérieurs au 27 avril 1992, et
qu’elle a compétence pour connaître de la demande de la Croatie dans son ensemble. Elle précise - 9 -

qu’elle n’a pas, pour parvenir à cette conclusion, à trancher la question de savoir si la RFY et,
partant, la Serbie a effectivement succédé à la responsabilité qu’aurait pu encourir la RFSY, ni à se

prononcer sur celle de savoir si des actes contrevenant à la convention sur le génocide ont été
commis avant le 27 avril 1992 ou, dans l’affirmative, à qui ils étaient imputables ; ces questions
relèvent du fond.

5) Recevabilité (par. 118-119)

La Cour se penche sur les deux arguments subsidiaires avancés par la Serbie concernant la
recevabilité de la demande. Selon le premier, toute demande reposant sur des événements supposés

être survenus avant que la RFY ne voie le jour en tant qu’Etat, le 27 avril 1992, serait irrecevable.
La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu, dans son arrêt de 2008, que cet argument faisait intervenir
des questions relatives à l’attribution. Elle constate à présent qu’elle n’a pas à se prononcer sur
celles-ci avant d’avoir examiné au fond les actes allégués par la Croatie.

Selon le second argument, à supposer recevable une demande reposant sur des faits censés
être survenus avant que la RFY ne voie le jour en tant qu’Etat, la Croatie ne saurait invoquer des

événements supposés antérieurs à la date à laquelle elle est devenue partie à la convention sur le
génocide, soit au 8 octobre 1991. La Cour fait observer que la Croatie n’a pas formulé des
demandes distinctes pour les événements survenus avant et après le 8 octobre 1991 ; elle a au
contraire présenté une demande unique faisant état d’une ligne de conduite se durcissant au cours
de l’année 1991, et a fait référence, pour nombre de villes et de villages, à des actes de violence
commis aussi bien juste avant que juste après le 8 octobre 1991. Dans ce contexte, il convient, en
tout état de cause, de tenir compte de ce qui s’est produit avant cette date pour trancher la question

de savoir si les événements survenus par la suite ont emporté violation de la convention sur le
génocide. Dès lors, la Cour estime qu’il n’est point besoin de statuer sur le second argument
subsidiaire de la Serbie avant d’avoir examiné et apprécié l’ensemble des éléments de preuve
fournis par la Croatie.

B. La demande reconventionnelle de la Serbie (par. 120-123)

La Cour rappelle que, pour être recevable, une demande reconventionnelle doit remplir deux

conditions (article 80 du Règlement). Une telle demande doit relever de la compétence de la Cour
et être en connexité directe avec l’objet de la demande principale. La Cour note que la demande
reconventionnelle de la Serbie se rapporte exclusivement aux combats qui ont eu lieu à l’été 1995
dans le cadre de ce que la Croatie a appelé l’opération «Tempête» et aux événements qui ont suivi,
que, au moment où ladite opération «Tempête» a eu lieu, la Croatie comme la RFY étaient parties à
la Convention depuis plusieurs années, et que la Croatie ne conteste pas que la demande
reconventionnelle relève de ce fait de la compétence de la Cour en vertu de l’article IX.

La Cour estime par ailleurs que la demande reconventionnelle est en connexité directe avec
l’objet de la demande principale, en fait comme en droit. La convention sur le génocide constitue
le fondement juridique de la demande principale comme de la demande reconventionnelle. En
outre, les hostilités qui se sont déroulées sur le territoire croate en 1991-1992 et auxquelles se
rapportent la plupart des allégations figurant dans la demande principale restent directement liées à
celles de l’été 1995, ne serait-ce que parce que l’opération «Tempête» a été lancée en réponse à ce
que la Croatie considérait comme l’occupation d’une partie de son territoire par suite des

affrontements antérieurs.

La Cour conclut en conséquence que les exigences énoncées au paragraphe 1 de l’article 80
de son Règlement sont remplies. - 10 -

III. LE DROIT APPLICABLE :LA CONVENTION SUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION

DU CRIME DE GÉNOCIDE (PAR . 124-166)

En se prononçant sur des différends relatifs à l’interprétation, à l’application ou à l’exécution
de la Convention, y compris la responsabilité d’un Etat en matière de génocide, la Cour s’appuie
sur la Convention, mais également sur les autres règles pertinentes du droit international, en
particulier celles régissant l’interprétation des traités et la responsabilité de l’Etat pour fait
internationalement illicite. Bien qu’il lui appartienne, lorsqu’elle applique la Convention, de

décider si des actes de génocide ont été commis, il ne lui revient pas de statuer sur la responsabilité
pénale individuelle pour de tels actes, cette tâche relevant des tribunaux pénaux habilités à cet effet.
Cela étant, la Cour prendra en considération, le cas échéant, les décisions des tribunaux pénaux
internationaux, en particulier celles du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie («TPIY»), lorsqu’elle
examinera en l’espèce les éléments constitutifs du génocide. S’il est établi qu’un génocide a été
commis, elle s’attachera à apprécier la responsabilité de l’Etat, sur la base des règles de droit

international général relatives à la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite.

La Cour rappelle que l’article II de la Convention définit le génocide dans les termes
suivants :

«Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des
actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe

national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe ;
b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner
sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances
au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.»

La Cour fait observer que, selon cette disposition, le génocide comporte deux éléments

constitutifs : l’élément matériel, soit les actes qui ont été commis ou l’actus reus, et l’élément
moral, soit l’intention de détruire le groupe comme tel ou la mens rea. Bien que distincts pour les
besoins de l’analyse, ces deux éléments sont liés. Ainsi, la détermination de l’actus reus peut
nécessiter un examen de l’intention. En outre, la caractérisation des actes et leur articulation les
uns par rapport aux autres peuvent contribuer à la déduction de l’intention.

A. La mens rea du génocide (par. 132-148)

La Cour indique que l’«intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux comme tel» est la composante propre du génocide, qui le distingue
d’autres crimes graves. Elle est considérée comme dolus specialis, soit une intention spécifique qui
s’ajoute à celle propre à chacun des actes incriminés, pour constituer le génocide.

1. Le sens et la portée de la notion de «destruction» d’un groupe (par. 134-139)

a) La destruction physique ou biologique du groupe (par. 134-136)

La Cour constate que les travaux préparatoires de la Convention révèlent que les rédacteurs
ont envisagé à l’origine deux types de génocide, le génocide physique ou biologique, et le génocide
culturel, mais que ce dernier concept a finalement été abandonné dans ce contexte. Il a été décidé,
en conséquence, de limiter le champ d’application de la Convention à la destruction physique ou

biologique du groupe. Il s’ensuit que la notion d’«atteinte grave à l’intégrité … mentale de
membres du groupe», au sens du litt. b) de l’article II, même si elle ne concerne pas directement la
destruction physique ou biologique de membres du groupe, doit être considérée comme ne visant
que les actes accomplis dans l’intention de parvenir à la destruction physique ou biologique du
groupe, en tout ou en partie. Quant au transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre, au sens du
litt. e) de l’article II, il peut également participer de l’intention de détruire physiquement le groupe, - 11 -

en tout ou en partie, puisqu’il peut avoir des conséquences sur sa capacité à se renouveler et,
partant, à assurer à terme sa pérennité.

b) L’ampleur de la destruction du groupe (par. 137-139)

La Cour indique que, dans la mesure où c’est le groupe, en tout ou en partie, qui est l’objet
de l’intention génocidaire, une telle intention peut difficilement être établie par la commission
d’actes isolés. Elle estime que, en l’absence de preuve directe, il doit exister suffisamment d’actes
qui démontrent non seulement l’intention de viser certaines personnes, en raison de leur
appartenance à un groupe particulier, mais aussi celle de détruire, en tout ou en partie, le groupe

lui-même.

2. Le sens de la notion de destruction «en partie» du groupe (par. 140-142)

Se référant à sa jurisprudence, la Cour rappelle que la destruction «en partie» du groupe au
sens de l’article II de la Convention doit être appréciée en fonction de plusieurs critères. Tout
d’abord, «l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe» : il s’agit là
d’un critère déterminant. En outre, «il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide,

lorsque l’intention est de détruire le groupe dans une zone géographique précise» ; par conséquent,
[l]a zone dans laquelle l’auteur du crime exerce son activité et son contrôle doit être prise en
considération». Il convient également de prendre en compte la place de la partie du groupe qui
serait visée au sein du groupe tout entier, en particulier «[s]i une portion donnée du groupe est
représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie».

3. La manifestation du dolus specialis (par. 143-148)

La Cour indique que, en dehors de l’existence d’un plan de l’Etat exprimant l’intention de
commettre un génocide, l’intention spécifique peut être inférée de comportements individuels des
auteurs des actes envisagés à l’article II de la Convention. Elle précise à cet égard que, pour
déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut que cette conclusion soit la
seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause.

B. L’élément matériel du génocide (par. 149-166)

1. Les relations entre la Convention et le droit international humanitaire (par. 151-153)

La Cour note que la Convention et le droit international humanitaire sont deux corps de
règles distincts, qui poursuivent des objectifs différents. Etant appelée à trancher un litige relatif à
l’interprétation et à l’application de la Convention sur le génocide, elle précise qu’elle n’entend pas
se prononcer, dans l’abstrait et en général, sur les relations entre ladite Convention et le droit
international humanitaire. Elle souligne néanmoins que, dans la mesure où ces deux corps de

règles peuvent s’appliquer dans le contexte d’un conflit armé déterminé, les règles du droit
international humanitaire pourraient être pertinentes aux fins de décider si les actes allégués par les
Parties constituent un génocide au sens de l’article II de la Convention.

2. Le sens et la portée des éléments matériels en cause (par. 154-166)

La Cour expose le sens à donner aux actes prohibés par l’article II de la Convention, à
l’exclusion du «transfert forcé d’enfants du groupe à un autre», visé au litt. e), qui n’est pas

invoqué par les Parties.

a) En ce qui concerne le meurtre de membres du groupe, au sens du litt. a), la Cour indique qu’il
vise l’acte de tuer «intentionnellement» des membres du groupe.

b) S’agissant de l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, la Cour
est d’avis que, dans le contexte de l’article II, en particulier son chapeau, et à la lumière de - 12 -

l’objet et du but de la Convention, le sens ordinaire du terme «grave» est que l’atteinte à

l’intégrité physique ou mentale visée par le litt. b) de l’article II doit être telle qu’elle contribue
à la destruction physique ou biologique du groupe, en tout ou en partie. Elle précise à cet égard
que le viol et d’autres actes de violence sexuelle sont susceptibles de constituer l’élément
matériel du génocide au sens du litt. b). Elle ajoute que le refus persistant des autorités
compétentes de fournir les informations en leur possession qui permettraient aux proches de
personnes disparues dans le contexte d’un génocide allégué d’établir avec certitude si celles-ci
sont décédées et, le cas échéant, dans quelles conditions, est susceptible de causer des

souffrances psychologiques. La Cour estime néanmoins que, pour que de telles souffrances
entrent dans le champ du litt. b) de l’article II de la Convention, l’atteinte en résultant doit être
telle qu’elle contribue à la destruction physique ou biologique du groupe, en tout ou en partie.

c) Pour ce qui est de la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant
entraîner sa destruction physique, la Cour rappelle que le litt. c) de l’article II a trait à des

modes de destruction physique, autres que le meurtre, par lesquels l’auteur vise, à terme, la
mort des membres du groupe, parmi lesquels figurent notamment la privation de nourriture, de
soins médicaux, de logements ou de vêtements, le manque d’hygiène, l’expulsion systématique
des logements ou l’épuisement par des travaux ou des efforts physiques excessifs. Afin de
déterminer si les déplacements forcés allégués par les Parties constituent un génocide au sens de
l’article II de la Convention (notamment son litt. c)), la Cour recherchera si, en l’espèce, ces
déplacements sont intervenus dans des conditions telles qu’ils devaient entraîner la destruction

physique du groupe.

d) Enfin, en ce qui concerne les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, la
Cour précise que le viol et d’autres actes de violence sexuelle, en plus de pouvoir entrer dans le
champ d’application des litt. b) et c) de l’article II, sont susceptibles de constituer l’élément
matériel du génocide au sens du litt. d) de l’article II, à condition qu’ils soient de nature à

entraver les naissances au sein du groupe. Pour que tel soit le cas, il faut que les circonstances
de la commission de ces actes, et leurs conséquences, soient telles que la capacité de procréer
des membres du groupe en soit affectée. C’est dans ce sens également que le caractère
systématique de ces actes doit être pris en compte pour qu’ils puissent relever de l’élément
matériel du génocide, au sens du litt. d) de l’article II de la Convention.

IV. L’ ADMINISTRATION DE LA PREUVE (PAR . 167-199)

Les Parties ayant débattu largement de la charge de la preuve, du critère d’établissement de
la preuve et des modes de preuve, la Cour examine successivement ces questions.

a) S’agissant de la charge de la preuve, la Cour rappelle qu’il appartient à la partie qui allègue un
fait d’en établir l’existence, mais que ce principe n’a pas un caractère absolu. Elle estime
toutefois que, en l’espèce, ni l’objet, ni la nature du différend ne permettent d’envisager un

renversement de la charge de la preuve.

b) Pour ce qui est du critère d’établissement de la preuve, la Cour, se référant à sa jurisprudence,
précise que les allégations formulées contre un Etat qui comprennent, comme en l’espèce, des
accusations d’une exceptionnelle gravité doivent être prouvées par des éléments ayant pleine
force probante et qu’elle doit être pleinement convaincue qu’ont été clairement avérées les

allégations formulées au cours de l’instance selon lesquelles le crime de génocide ou les autres
actes énumérés à l’article III de la Convention ont été commis.

c) En ce qui concerne les modes de preuve, la Cour rappelle que, pour se prononcer sur les faits
allégués, elle doit évaluer la pertinence et la valeur probante des éléments fournis par les Parties
à l’appui de leurs versions respectives desdits faits. - 13 -

S’agissant des documents issus des procédures du TPIY, la Cour, se référant à sa propre
jurisprudence, précise qu’elle «doit en principe admettre comme hautement convaincantes les

conclusions de fait pertinentes auxquelles est parvenu le Tribunal en première instance, à moins,
évidemment, qu’elles n’aient été infirmées en appel», et qu’il convient également «de donner
dûment poids à toute appréciation du Tribunal fondée sur les faits ainsi établis, concernant par
exemple l’existence de l’intention requise». Pour ce qui est de la valeur probante des décisions du
procureur du TPIY de ne pas inclure le chef de génocide dans un acte d’accusation, la Cour réitère
qu’«on ne saurait, en règle générale, accorder de poids au fait que tel ou tel chef figure dans un acte
d’accusation». Ce qui, en revanche, peut être important, c’est la décision prise par le procureur,

d’emblée ou par modification de l’acte d’accusation, de ne pas inclure ou de retirer le chef de
génocide. Il ne saurait, cependant, s’agir d’une preuve décisive de l’existence ou non du génocide.
La Cour note que, parmi les personnes inculpées par le procureur, figuraient de très hauts
responsables politiques et militaires des principales parties prenantes aux hostilités qui s’étaient
déroulées en Croatie entre 1991 et 1995. Dans nombre de cas, les accusations portées à leur
encontre se rapportaient à la stratégie globale qu’ils avaient mise en œuvre ainsi qu’à l’existence
d’une entreprise criminelle commune. Dans ce contexte, l’absence systématique du chef de

génocide dans les actes d’accusation les concernant revêt davantage d’importance que cela n’aurait
été le cas s’ils avaient occupé des positions inférieures dans la chaîne de commandement. Par
ailleurs, la Cour ne peut manquer de relever que, dans l’acte d’accusation dressé à l’encontre de
l’accusé le plus haut placé, l’ancien président Milošević, le chef de génocide avait bien été retenu
en ce qui concerne le conflit en Bosnie-Herzégovine, alors qu’il était absent dans la partie se
rapportant aux hostilités dont la Croatie avait été le théâtre.

En ce qui concerne les rapports émanant d’organes officiels ou indépendants, la Cour
rappelle que leur valeur dépend, entre autres, 1) de la source de l’élément de preuve, 2) de la
manière dont il a été obtenu, et 3) de sa nature ou de son caractère.

La Cour se penche enfin sur les nombreuses déclarations que la Croatie a annexées à ses
écritures. Bien que prenant note des difficultés que pose l’obtention de preuves dans les
circonstances de l’espèce, elle relève que nombre d’entre elles sont déficientes. Ainsi, certaines
déclarations consistent en des procès-verbaux d’audition par les forces de police croates d’une ou

parfois plusieurs personnes, que celles-ci n’ont pas signés, et sans même qu’il y ait d’éléments
indiquant qu’elles en aient pris connaissance. En outre, les propos rapportés semblent être ceux des
policiers eux-mêmes. La Cour ne saurait accorder de valeur probante à de telles déclarations.

D’autres déclarations paraissent reproduire les propos du déclarant, mais ne sont pas signées.
Certaines d’entre elles ont subséquemment été confirmées au moyen de déclarations
complémentaires signées et annexées à la réplique et peuvent, de ce fait, se voir accorder la même

valeur probante que celles qui portaient la signature de leur auteur lorsqu’elles ont initialement été
versées au dossier. Dans certains cas, l’auteur a déposé devant la Cour ou devant le TPIY, et a
confirmé la teneur de sa déclaration initiale, à laquelle la Cour pourra, de ce fait, également
accorder une certaine valeur probante. La Cour ne peut cependant accorder de valeur probante aux
déclarations qui n’ont été ni signées ni confirmées.

Certaines déclarations soulèvent des difficultés en ce qu’elles ne mentionnent pas les
circonstances dans lesquelles elles ont été réalisées ou n’ont été données que plusieurs années après

les faits auxquels elles se réfèrent. La Cour pourrait néanmoins accorder une certaine valeur
probante à ces déclarations. D’autres font état de faits auxquels l’auteur n’a pas assisté
personnellement. La Cour n’accordera de valeur probante à de telles déclarations que lorsqu’elles
ont été confirmées par d’autres témoins, soit devant elle, soit devant le TPIY, ou bien lorsqu’elles
ont été corroborées par des éléments de preuve crédibles. - 14 -

V. EXAMEN AU FOND DE LA DEMANDE PRINCIPALE PAR . 200-442)

La Cour s’attache, dans un premier temps, à déterminer si les actes allégués sont établis et,
dans l’affirmative, s’ils relèvent des catégories d’actes énumérées à l’article II de la Convention ;
puis, dans un second temps, si, pour autant qu’ils soient établis, ces actes ont été commis dans
l’intention de détruire le groupe protégé, en tout ou en partie.

A. L’élément matériel du génocide (actus reus) (par. 203-401)

1. Introduction (par. 203-208)

La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de considérer séparément chacun des incidents que
le demandeur a rapportés, ni de dresser une liste exhaustive des actes avancés. Elle se concentre
sur les allégations relatives à des localités qui ont été présentées par la Croatie comme constituant
des exemples d’actes systématiques et généralisés commis à l’encontre du groupe protégé, dont on

pourrait déduire l’intention de le détruire, en tout ou en partie : il s’agit des localités qui ont été
mises en avant par la Croatie au cours de la procédure orale ou au sujet desquelles elle a présenté
des témoins, ainsi que celles où certains actes ont été établis devant le TPIY.

Rappelant que, aux termes de l’article II de la Convention, le génocide couvre des actes
commis contre un groupe national, ethnique, racial ou religieux, dans l’intention de le détruire, en
tout ou en partie, la Cour précise que, dans ses écritures, la Croatie définit ce groupe comme le

groupe national ou ethnique croate se trouvant sur le territoire de la Croatie, ce qui n’est pas
contesté par la Serbie. Aux fins de son examen, la Cour choisit de le désigner indifféremment par
les termes «Croates» ou «groupe protégé».

2. Litt. a) de l’article II : meurtre de membres du groupe protégé (par. 209-295)

En vue de déterminer si des meurtres de membres du groupe protégé, au sens du litt. a) de

l’article II de la Convention, ont été commis, la Cour examine les éléments de preuve versés au
dossier en ce qui concerne Vukovar et ses environs, Bogdanovci, Lovas et Dalj (région de Slavonie
orientale), Voćin (région de Slavonie occidentale), Joševica, Hrvatska Dubica et ses environs
(région de Banovina/Banija), Lipovača (région de Kordun), Saborsko et Poljanak (région de Lika)
ainsi que Škabrnja et ses environs, Bruška et Dubrovnik (région de Dalmatie).

Au terme de son analyse, la Cour considère comme établi non seulement qu’un grand

nombre de meurtres ont été perpétrés par la JNA et des forces serbes au cours du conflit dans
plusieurs localités de Slavonie orientale, de Banovina/Banija, de Kordun, de Lika et de Dalmatie,
mais que les victimes étaient dans leur grande majorité des membres du groupe protégé, ce qui
conduit à penser qu’elles ont pu être prises pour cible de manière systématique. La Cour relève
que, si le défendeur a contesté la véracité de certaines allégations, le nombre des victimes, les
motivations des auteurs des meurtres, ainsi que les circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été

commis et leur qualification juridique, il n’a en revanche pas contesté le fait que des membres du
groupe protégé aient été tués dans les régions en question. La Cour estime donc qu’il a été
démontré par des éléments de preuve concluants que des meurtres de membres du groupe protégé,
ont été commis et que l’élément matériel, tel que défini au litt. a) de l’article II de la Convention,
est par conséquent établi. La Cour ajoute que, à ce stade de son raisonnement, elle n’est pas tenue
de dresser la liste complète des meurtres commis, ni même d’établir de manière définitive le
nombre total des victimes. - 15 -

3. Litt. b) de l’article II : atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du
groupe (par. 296-360)

La Cour en vient ensuite à la question de savoir si des atteintes graves à l’intégrité physique
ou mentale des membres du groupe ont été commises. Elle examine, dans un premier temps, les
allégations selon lesquelles des Croates auraient été victimes de blessures, de mauvais traitements,
d’actes de torture, de viol et de violence sexuelle à Vukovar et dans ses environs (notamment dans
les camps d’Ovčara et de Velepromet), à Bapska, Tovarnik, Berak, Lovas et Dalj (région de
Slavonie orientale), à Kusonje, Voćin et Đulovac (région de Slavonie occidentale) et enfin à Knin

(région de Dalmatie).

La Cour se penche, dans un second temps, sur l’argument de la Croatie selon lequel la
souffrance psychologique endurée par les proches de personnes disparues constituerait une atteinte
grave à l’intégrité mentale. Elle est toutefois d’avis que la Croatie n’a pas apporté la preuve que
cette souffrance psychologique soit telle qu’elle constitue une atteinte grave à l’intégrité mentale au
sens du litt. b) de l’article II de la Convention. Elle relève néanmoins que les Parties ont exprimé la
volonté que le sort des personnes disparues en Croatie, entre 1991 et 1995, soit élucidé dans

l’intérêt des familles. Prenant note de l’assurance de la Serbie d’assumer son rôle dans le cadre du
processus de coopération avec la Croatie, la Cour encourage les Parties à poursuivre cette
coopération de bonne foi et à mettre en œuvre tous les moyens à leur disposition afin que la
question du sort des personnes disparues soit réglée dans les meilleurs délais.

En conclusion, la Cour considère comme établi que la JNA et des forces serbes ont, au cours
du conflit, infligé des blessures à des membres du groupe protégé dans plusieurs localités de

Slavonie orientale, de Slavonie occidentale et de Dalmatie, et s’y sont rendues coupables d’actes de
mauvais traitements, de torture, de violence sexuelle et de viol. Ces actes ont causé à l’intégrité
physique ou mentale des atteintes telles qu’elles ont pu contribuer à la destruction physique ou
biologique du groupe protégé. La Cour estime que l’élément matériel du génocide, au sens du
litt. b) de l’article II de la Convention, est par conséquent établi.

4. Litt. c) de l’article II : soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence
devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle (par. 361-394)

La Cour s’intéresse à la question de savoir si, comme le soutient la Croatie, la JNA et des
forces serbes ont soumis intentionnellement le groupe protégé à des conditions d’existence devant
entraîner sa destruction physique totale ou partielle, au sens du litt. c) de l’article II de la
Convention. Elle analyse, pour ce faire, les éléments communiqués en ce qui concerne les
allégations de viols, de privations alimentaires et de soins médicaux, d’expulsion systématique des
logements et de déplacement forcé, de restrictions aux déplacements, de port forcé de signes

d’appartenance ethnique, de pillages de biens appartenant aux Croates, de destruction et pillage du
patrimoine culturel, et de travail forcé.

Si elle reconnaît que certains des faits allégués sont avérés, la Cour parvient toutefois à la
conclusion que la Croatie n’a pas établi que des actes susceptibles de constituer l’élément matériel
du génocide, au sens du litt. c) de l’article II de la Convention, ont été commis par la JNA et des
forces serbes.

5. Litt. d) de l’article II : mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe
(par. 395-400)

En ce qui concerne la question de savoir si des actes susceptibles de tomber sous le coup du
litt. d) de l’article II ont été perpétrés à l’encontre du groupe protégé, la Cour conclut que la Croatie
n’a pas établi que des viols et d’autres actes de violence sexuelle ont été commis par la JNA et des
forces serbes à l’encontre de Croates en vue d’entraver les naissances au sein de ce groupe et que, - 16 -

partant, l’élément matériel du génocide au sens du litt. d) de l’article II de la Convention n’est pas
constitué.

Conclusion sur l’élément matériel (actus reus) du génocide (par. 401)

La Cour est pleinement convaincue que la JNA et des forces serbes ont commis dans
plusieurs localités de Slavonie orientale, de Slavonie occidentale, de Banovina/Banija, de Kordun,
de Lika et de Dalmatie à l’encontre de membres du groupe protégé des actes relevant des litt. a)
et b) de l’article II de la Convention et que l’élément matériel du génocide (actus reus) est
constitué.

B. L’élément intentionnel du génocide (dolus specialis) (par. 402-440)

L’élément matériel du génocide ayant été établi, la Cour examine si les actes commis par la
JNA et des forces serbes l’ont été dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe
protégé.

1. Les Croates habitant en Slavonie orientale, Slavonie occidentale, Banovina/Banija,

Kordun, Lika et Dalmatie constituaient-ils une partie substantielle du groupe protégé ?
(Par. 405-406)

Aux fins de déterminer si les Croates vivant dans les régions susmentionnées constituaient
une partie substantielle du groupe protégé, la Cour prend en compte non seulement l’élément
quantitatif, mais également la localisation géographique ainsi que la place occupée par la partie du
groupe concernée. S’agissant du premier élément, elle note que les Croates de souche vivant dans

les régions en cause représentaient un peu moins de la moitié des Croates de souche de Croatie. En
ce qui concerne la localisation géographique, elle rappelle que les actes commis par la JNA et des
forces serbes dans lesdites régions visaient les Croates habitant ces régions, dans lesquelles ces
forces armées exerçaient et cherchaient à étendre leur contrôle. Enfin, la Cour relève que la Croatie
n’a pas fourni d’information sur la place occupée par la partie du groupe.

La Cour déduit de ce qui précède que les Croates habitant dans les régions de Slavonie
orientale, de Slavonie occidentale, de Banovina/Banija, de Kordun, de Lika et de Dalmatie

constituaient une partie substantielle du groupe des Croates.

2. Existe-t-il une ligne de conduite qui ne peut raisonnablement être comprise que comme
traduisant l’intention, de la part des autorités serbes, de détruire en partie le groupe
protégé ? (Par. 407-439)

La Cour examine les 17 critères proposés par la Croatie pour établir l’existence d’une ligne

de conduite traduisant une intention génocidaire  dont les principaux ont trait à l’ampleur et au
caractère systématique des attaques, au fait que ces attaques auraient fait bien plus de victimes et de
dégâts que ce qui était nécessaire d’un point de vue militaire, au fait que les Croates étaient
spécifiquement pris pour cible et à la nature, à la gravité et à l’étendue des lésions infligées à la
population croate  ainsi que les conclusions de la chambre de première instance du TPIY dans les
affaires Mrkšić et consorts (jugement du 27 septembre 2007) et Martić (jugement du 12 juin 2007).

La Cour constate que, parmi les attaques dont l’existence a pu être établie, certaines
présentaient des similarités quant au mode opératoire utilisé. Elle note ainsi que la JNA et des
forces serbes attaquaient les localités, les occupaient et imposaient un climat de coercition et de
peur, en commettant un certain nombre d’actes constitutifs de l’élément matériel du génocide, au
sens des litt. a) et b) de l’article II de la Convention. Enfin, l’occupation se soldait par l’expulsion
forcée de la population croate de ces localités. - 17 -

La Cour considère que ses conclusions et celles du TPIY sont concordantes et permettent
d’établir l’existence d’une ligne de conduite constituée d’attaques généralisées par la JNA et des

forces serbes de localités peuplées de Croates dans différentes régions de Croatie, selon un schéma
généralement similaire, à compter d’août 1991.

La Cour rappelle cependant que, pour qu’une ligne de conduite soit admise en tant que
preuve de l’intention de détruire le groupe, en tout ou en partie, il faut que cette intention soit la
seule déduction raisonnable que l’on puisse faire de ladite ligne de conduite. Elle indique, à cet
égard, que, lors des plaidoiries, la Croatie a mis en avant deux éléments qui, selon la demanderesse,

devraient la conduire à arriver à une telle conclusion : le contexte dans lequel ces actes ont été
commis et l’opportunité qu’ont eue la JNA et des forces serbes de détruire la population croate. La
Cour les examine successivement.

a) Contexte (par. 419-430)

La Cour se livre à l’analyse du contexte dans lequel les actes constituant l’élément matériel
du génocide au sens des litt. a) et b) de la Convention ont été commis, pour déterminer le but

poursuivi par leurs auteurs.

La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de s’engager dans un débat sur les origines
historiques et politiques des événements qui se sont déroulés en Croatie entre 1991 et 1995. Elle
note que le mémorandum de l’Académie serbe des sciences et des arts (SANU) invoqué par la
Croatie n’a pas de caractère officiel et n’envisage d’aucune façon de détruire les Croates. Il ne
saurait être considéré, en lui-même ou pris conjointement avec l’un quelconque des autres critères
invoqués par la Croatie, comme étant une expression du dolus specialis.

La Cour s’intéresse aux constatations du TPIY. Elle note que, selon ce dernier, l’objectif
politique poursuivi par les dirigeants de la région autonome serbe (SAO) de Krajina puis de la
Republika Srpska Krajina (RSK), et partagé avec les dirigeants de la Serbie et de la Republika
Srpska en Bosnie-Herzégovine, était de rattacher à la Serbie les régions serbes de Croatie et de
Bosnie-Herzégovine en vue d’établir un territoire unifié et de créer un territoire ethniquement serbe
en en chassant la population croate et non serbe au moyen d’une campagne de persécutions.

La Cour relève par ailleurs qu’il ressort des conclusions du TPIY que les actes constituant
l’élément matériel du génocide, au sens des litt. a) et b) de l’article II de la Convention, n’ont pas
été commis dans l’intention de détruire les Croates, mais dans celle de les forcer à quitter les
régions concernées afin qu’un Etat serbe ethniquement homogène puisse être créé, conclusion à
laquelle elle souscrit.

La Cour conclut, en conséquence, que les arguments de la Croatie relatifs au contexte

général n’étayent pas son allégation selon laquelle l’intention génocidaire est la seule déduction
raisonnable qui puisse être faite.

En ce qui concerne le cas de Vukovar, auquel la Croatie a prêté une attention particulière, la
Cour note que le TPIY a constaté que l’attaque contre cette ville constituait une réponse à la
proclamation d’indépendance de la Croatie, et surtout une affirmation de la mainmise de la Serbie
sur la RFSY. Il en découle, ainsi que du fait que de nombreux Croates de Vukovar ont été évacués,

que l’intention de détruire physiquement la population croate n’est pas la seule conclusion
raisonnable que l’on puisse déduire de l’attaque illégale de Vukovar. La Cour ajoute, pour finir,
qu’il ressort des conclusions du TPIY que l’intention des auteurs de mauvais traitements à Ovčara
n’était pas de détruire physiquement les membres du groupe protégé, en tant que tel, mais de les
punir en raison de leur qualité d’ennemi, au sens militaire. - 18 -

b) Opportunité (par. 431-437)

La Cour précise qu’elle ne s’attachera pas à déterminer si, dans chaque localité qu’elle a
examinée précédemment, la JNA et des forces serbes ont systématiquement fait usage des
opportunités de détruire physiquement des Croates.

Elle estime, en revanche, que le déplacement forcé massif auquel ont été soumis les Croates
est un élément important pour apprécier l’existence ou non d’une intention de détruire totalement
ou partiellement le groupe. Elle rappelle à cet égard qu’elle a déjà conclu que la Croatie n’avait
pas démontré que ce déplacement forcé constituait un élément matériel du génocide au sens du

litt. c) de l’article II de la Convention.

En l’occurrence, la Cour note que, ainsi que cela résulte notamment des conclusions du
TPIY, le déplacement forcé était l’instrument d’une politique qui visait la mise en place d’un Etat
serbe ethniquement homogène. Dans ce contexte, l’expulsion des Croates a été obtenue par la
création d’un climat coercitif, généré par la commission d’actes, constituant pour certains l’élément
matériel du génocide, au sens des litt. a) et b) de l’article II de la Convention. Ces actes avaient

une finalité, le déplacement forcé des Croates, ce qui n’impliquait pas leur destruction physique.
La Cour constate que les actes commis par la JNA et des forces serbes ont eu essentiellement pour
conséquence de faire fuir la population croate des territoires concernés. Il n’était pas question de
détruire systématiquement cette population, mais de la forcer à se déplacer hors des zones que ces
forces armées contrôlaient.

S’agissant du cas de Vukovar, auquel la Croatie a prêté une attention particulière, la Cour
relève que, dans l’affaire Mrkšić et consorts, le TPIY a constaté plusieurs cas d’évacuations par la

JNA et des forces serbes de civils, notamment des Croates. Le TPIY a aussi conclu que les
combattants croates détenus par la JNA et des forces serbes n’avaient pas tous été exécutés. Ainsi,
un premier groupe de combattants croates  qui s’étaient rendus à la JNA  avaient été transférés
à Ovčara le 18 novembre 1991, puis à Sremska Mitrovica (Serbie), où ils avaient été détenus
comme prisonniers de guerre. De même, une partie des combattants croates détenus à Velepromet
avaient été transférés vers Sremska Mitrovica les 19-20 novembre 1991, alors que les civils qui

n’étaient pas soupçonnés d’avoir combattu aux côtés des forces croates avaient été évacués vers
d’autres lieux en Croatie ou en Serbie. Cela montre que, dans de nombreux cas, la JNA et des
forces serbes n’ont pas tué les Croates tombés en leur pouvoir.

La Cour estime qu’il est également pertinent de comparer la taille de la partie visée du
groupe protégé avec le nombre de victimes croates afin de déterminer si la JNA et des forces serbes
ont saisi les opportunités qui s’offraient à elles de détruire ladite partie du groupe. A cet égard, la
Croatie a avancé le chiffre de 12 500 morts croates, ce qui est contesté par la Serbie. La Cour note

que, même à supposer que ce chiffre soit correct, point sur lequel elle ne se prononce pas, le
nombre de victimes alléguées par la Croatie est peu élevé par rapport à la taille de la partie visée du
groupe.

La Cour conclut de ce qui précède que la Croatie n’a pas démontré que les auteurs des actes
faisant l’objet de la demande principale ont saisi les opportunités qui se présentaient à eux de
détruire une partie substantielle du groupe protégé.

Conclusion sur le dolus specialis (par. 440)

Dans sa conclusion générale sur le dolus specialis, la Cour dit que la Croatie n’a pas établi
que la seule déduction raisonnable qui puisse être faite de la ligne de conduite qu’elle a invoquée
était l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe des Croates. Elle estime que les actes
constituant l’élément matériel du génocide, au sens des litt. a) et b) de l’article II de la Convention,
n’ont pas été commis dans l’intention spécifique requise pour être qualifiés d’actes de génocide. - 19 -

La Cour relève d’ailleurs que le procureur du TPIY n’a jamais inculpé d’individus pour

génocide à l’encontre de la population croate dans le contexte du conflit armé qui s’est déroulé sur
le territoire de la Croatie entre 1991 et 1995.

C. Conclusion générale sur la demande de la Croatie (par. 441-442)

Il résulte de ce qui précède que la Croatie n’a pas démontré son allégation selon laquelle un
génocide a été commis. Dès lors, aucune question de responsabilité pour commission du génocide

au titre de la Convention ne se pose en la présente affaire. Il ne saurait davantage être question
d’une responsabilité pour manquement à l’obligation de prévenir le génocide, à l’obligation de
punir le génocide ou pour complicité dans le génocide.

Le dolus specialis n’ayant pas été établi par la Croatie, ses allégations relatives à l’entente en
vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, et la

tentative de génocide doivent aussi nécessairement être écartées.

La Cour conclut, en conséquence, que la demande de la Croatie doit être rejetée dans sa
totalité.

La Cour précise qu’elle n’a, dès lors, pas à se prononcer sur l’irrecevabilité de la demande
principale soulevée par la Serbie en ce qui concerne les actes antérieurs au 8 octobre 1991. De
même, il ne lui incombe pas d’examiner la question de savoir si les actes allégués, antérieurs au

27 avril 1992, sont attribuables à la RFSY, ni celle de savoir si, dans l’affirmative, la Serbie aurait
pu succéder à la responsabilité de la RFSY à raison de ces actes.

VI. E XAMEN AU FOND DE LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE PAR . 443-523)

A. Examen des conclusions principales de la demande reconventionnelle : question de

savoir si des actes de génocide attribuables à la Croatie ont été commis à l’encontre
du groupe national et ethnique des Serbes vivant en Croatie pendant et
après l’opération «Tempête» (par. 446-515)

A titre liminaire, la Cour relève que deux points n’ont pas été controversés entre les Parties
et peuvent être regardés comme acquis. En premier lieu, les Serbes qui vivaient en Croatie à

l’époque des faits  et qui représentaient une minorité de la population  constituaient bien un
«groupe national» ou «ethnique» au sens de l’article II de la convention sur le génocide, et les
Serbes vivant dans la région de la Krajina, directement concernés par l’opération «Tempête»,
constituaient une «partie substantielle» de ce groupe national ou ethnique. En second lieu, les actes
allégués par la Serbie  au moins la très grande majorité d’entre eux  seraient imputables, à les
supposer établis, aux forces armées régulières ou aux forces de police de la Croatie.

La Cour constate en revanche que les Parties divergent complètement sur deux questions
cruciales. Premièrement, la Croatie conteste l’existence même d’une grande partie des actes
allégués par la Serbie ; et deuxièmement, elle conteste que ces actes, dans la mesure où ils seraient
établis pour certains d’entre eux, aient été accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en
partie, le groupe national ou ethnique des Serbes de Croatie comme tel. La Cour se penche sur ces
deux questions. - 20 -

1. L’élément matériel du génocide (actus reus) (par. 452-499)

a) Les éléments de preuve présentés par la Serbie en vue d’établir les faits allégués
(par. 454-461)

La Cour analyse les éléments de preuve produits par la Serbie et discute de la valeur
probante à leur accorder.

b) Examen de la question de savoir si les actes allégués par la Serbie sont matériellement
établis (par. 462-498)

i) Meurtre de civils résultant des bombardements prétendument indiscriminés sur les
villes de la Krajina

La Cour expose tout d’abord la teneur des décisions rendues par le TPIY dans
l’affaire Gotovina, qu’elle estime d’une grande pertinence pour les besoins de la présente espèce.

La Cour note ainsi que la chambre de première instance du TPIY a jugé que deux des

accusés avaient pris part à une entreprise criminelle commune visant à expulser la population civile
serbe de la Krajina, au moyen de bombardements indiscriminés sur les quatre villes de Knin,
Benkovac, Obrovac et Gračac, qui avaient pour but  à côté des fins strictement militaires 
d’effrayer et de démoraliser la population pour la contraindre à fuir. Pour parvenir à cette
conclusion, la chambre de première instance s’est fondée, d’une part, sur certains documents, parmi
lesquels le procès-verbal de la réunion tenue à Brioni le 31 juillet 1995, soit quelques jours avant le

lancement de l’opération «Tempête», sous la présidence du président Tudjman, d’autre part et
surtout, sur le critère dit «standard des 200 mètres». Selon ce critère, seules les munitions
d’artillerie dont le point d’impact se situe à moins de 200 mètres d’une cible militaire identifiée
pourraient être considérées comme ayant visé cette cible, tandis que celles s’écrasant à plus de
200 mètres d’un objectif militaire devraient être regardées comme indiquant que l’attaque visait
délibérément à atteindre des cibles civiles tout autant que militaires, et était donc indiscriminée.
Appliquant ce standard au cas d’espèce, la chambre de première instance a conclu que les attaques

d’artillerie dirigées sur les quatre villes mentionnées plus haut (mais pas sur les autres villes et
villages de la Krajina) avaient été indiscriminées, dès lors qu’une grande proportion des munitions
étaient tombées à plus de 200 mètres d’une quelconque cible militaire identifiable.

La Cour relève ensuite que la chambre d’appel du TPIY a contredit l’analyse de la chambre
de première instance et infirmé le jugement. La chambre d’appel a estimé que le «standard des
200 mètres» était dépourvu de base légale et de justification convaincante. Elle en a déduit que la
chambre de première instance ne pouvait pas raisonnablement, sur la seule base de l’application de

ce standard, conclure à l’existence d’attaques d’artillerie indiscriminées sur les quatre villes en
cause. Elle a estimé en outre que le raisonnement de la chambre de première instance reposait
essentiellement sur l’application du standard en question, et qu’aucun autre élément de preuve
soumis aux débats  en particulier le procès-verbal de la réunion de Brioni  n’établissait de
manière convaincante la volonté délibérée des forces armées croates de prendre pour cible la
population civile. En conséquence, la chambre d’appel a conclu qu’il n’était pas prouvé qu’il y ait

eu une «entreprise criminelle commune» et a prononcé l’acquittement des deux accusés pour
l’ensemble des chefs d’accusation (parmi lesquels le meurtre et l’expulsion).

La Cour rappelle qu’elle doit en principe admettre comme hautement convaincantes les
conclusions de fait pertinentes auxquelles est parvenu le TPIY en première instance, à moins,
évidemment, qu’elles n’aient été infirmées en appel. Cela devrait la conduire, dans la présente
affaire, à tenir le plus grand compte des constatations de fait de la chambre de première instance
qui n’ont pas été contredites par la chambre d’appel, et à donner dûment poids aux constatations et - 21 -

appréciations de la chambre d’appel concernant la question du caractère indiscriminé des attaques
d’artillerie lancées contre les villes de la Krajina dans le cadre de l’opération «Tempête».

La Cour note que la Serbie a fait valoir que les conclusions d’une chambre d’appel du TPIY
ne devaient pas automatiquement se voir conférer plus de poids que celles d’une chambre de
première instance, particulièrement dans les circonstances de l’affaire Gotovina. Elle rejette
cependant cet argument. Quelles que soient les conditions dans lesquelles sont choisis les membres
de la chambre d’appel, qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier, les décisions rendues par cette
dernière représentent le dernier mot du TPIY sur les affaires qui lui sont soumises, lorsque l’une

des parties a choisi de faire appel du jugement de première instance. En conséquence, la Cour ne
saurait placer sur le même plan les constatations et appréciations de la chambre de première
instance et celles de la chambre d’appel ; en cas de divergences, elle ne peut qu’accorder un poids
prééminent aux énoncés figurant dans l’arrêt de la chambre d’appel, tout en conservant en dernière
analyse le pouvoir de trancher elle-même les questions qui se posent à elle en fait et en droit.

La Cour déduit de ce qui précède qu’elle ne saurait conclure à l’existence d’attaques
d’artillerie indiscriminées contre les villes de la Krajina, visant délibérément à faire des victimes

civiles. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’elle se dissocierait des conclusions,
sur une question comme celle-ci, adoptées par le TPIY. La Serbie a, certes, attiré l’attention de la
Cour sur les controverses qu’a provoquées l’arrêt de la chambre d’appel. Cependant, aucun
élément, antérieur ou postérieur à cet arrêt, n’a été présenté à la Cour qui prouverait
indiscutablement l’intention des autorités croates de prendre délibérément pour cibles des tirs
d’artillerie les zones civiles des villes peuplées par les Serbes. En particulier, une telle intention ne
résulte pas des mentions figurant au procès-verbal de la réunion de Brioni. On ne saurait non plus

la regarder comme indiscutablement établie sur la base des déclarations de personnes appelées à
témoigner devant la chambre de première instance du TPIY dans l’affaire Gotovina et citées
comme témoins par la Serbie dans la présente affaire.

La Cour observe que la Serbie a en outre soutenu que, même si les attaques d’artillerie contre
les villes de la Krajina n’étaient pas indiscriminées et étaient donc licites au regard du droit
international humanitaire, cela n’empêcherait pas de considérer que les mêmes attaques sont

illicites au regard de la convention sur le génocide, dès lors qu’elles auraient été motivées par
l’intention de détruire la population serbe de la Krajina, en tout ou en partie. A cet égard, la Cour
explique qu’il n’est pas douteux qu’en règle générale un même acte peut parfaitement être licite au
regard d’un corps de règles juridiques, et être illicite au regard d’un autre corps de règles
juridiques. On ne saurait donc pas exclure par principe qu’un acte accompli dans le cadre d’un
conflit armé et licite au regard du droit international humanitaire constitue simultanément, de la
part de l’Etat qui l’accomplit, une violation d’une autre obligation internationale qui s’impose à lui.

Mais la Cour n’est pas appelée dans le contexte de la demande reconventionnelle à se prononcer
sur les relations entre le droit international humanitaire et la convention sur le génocide. La
question à laquelle elle doit répondre est celle de savoir si les attaques d’artillerie contre les villes
de la Krajina en août 1995, dans la mesure où elles ont fait des victimes civiles, ont constitué des
«meurtre[s] de membres du groupe» des Serbes de la Krajina, au sens du litt. a) de l’article II de la
convention sur le génocide, de telle sorte que ces attaques puissent être regardées, en conséquence,
comme constituant l’élément matériel du génocide. Le meurtre au sens du litt. a) de l’article II de

la Convention suppose toujours l’existence d’un élément intentionnel  qui est tout à fait distinct
de l’«intention spécifique» nécessaire par ailleurs à la caractérisation du génocide  à savoir
l’intention de donner la mort. En conséquence, si l’on estime que les attaques en cause ont été
exclusivement dirigées contre des objectifs militaires, et que les pertes civiles n’ont pas été
provoquées de propos délibéré, on ne saurait considérer ces attaques, en tant qu’elles ont
occasionné la mort de civils, comme entrant dans le champ du litt. a) de l’article II de la convention

sur le génocide. - 22 -

La Cour conclut de ce qui précède qu’il n’a pas été démontré que des «meurtre[s] de
membres du groupe» protégé, au sens de l’article II de la Convention, aient été commis du fait des

tirs d’artillerie dirigés contre des villes de cette région lors de l’opération «Tempête» en août 1995.

ii) Déplacement forcé de la population serbe de la Krajina

La Cour relève qu’il n’est pas contesté qu’une partie importante de la population serbe de la
Krajina a fui cette région en conséquence directe des actions militaires conduites par les forces
armées croates dans le cadre de l’opération «Tempête», notamment des tirs d’artillerie sur les
quatre villes susnommées. Le procès-verbal de la réunion de Brioni fait aussi apparaître que les

plus hautes autorités politiques et militaires croates étaient parfaitement conscientes que
l’opération «Tempête» provoquerait un exode massif de la population serbe ; elles ont même fondé,
en partie, leurs plans militaires sur l’hypothèse d’un tel exode, qu’elles tenaient non seulement pour
probable mais pour souhaitable. Quoi qu’il en soit, même s’il était établi que les autorités croates
avaient eu l’intention de procéder à un déplacement forcé de la population serbe de la Krajina, un
tel déplacement ne serait susceptible de constituer l’élément matériel du génocide que s’il devait
entraîner la destruction physique, totale ou partielle, du groupe visé, ce qui le ferait entrer dans le

champ du litt. c) de l’article II de la Convention. La Cour constate que les éléments de preuve qui
lui ont été soumis ne lui permettent pas de parvenir à une telle conclusion. S’il y a eu une politique
délibérée d’expulsion des Serbes de la Krajina, il n’est pas établi en tout cas qu’une telle politique
aurait visé à provoquer la destruction physique de la population en cause.

iii) Meurtre de Serbes fuyant en colonnes les villes attaquées

La Cour estime qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour considérer établi que des
attaques des colonnes de réfugiés serbes ont eu lieu, et qu’une partie d’entre elles ont été le fait des
forces armées croates ou ont été perpétrées avec l’assentiment de celles-ci.

La conclusion de la Cour est que des meurtres ont bien été commis lors de la fuite des
réfugiés en colonnes, même si elle n’est pas en mesure d’en évaluer le nombre, et qu’il subsiste un
doute important sur leur caractère systématique. Ces meurtres, entrant dans le champ du litt. a) de
l’article II de la convention sur le génocide, constituent l’élément matériel du génocide.

iv) Meurtre des Serbes restés dans les zones de la Krajina protégées par les
Nations Unies

La Cour constate que le fait que des exécutions sommaires de Serbes ont eu lieu dans les
zones protégées par les Nations Unies (ZPNU) au cours de l’opération «Tempête» et dans les
semaines qui ont suivi est établi par plusieurs témoignages de personnes entendues par le TPIY

dans le cadre de l’affaire Gotovina. La chambre de première instance a été suffisamment
convaincue par ces éléments de preuve pour regarder comme établi le fait que les forces militaires
et la police spéciale de Croatie ont commis des meurtres de Serbes dans au moins sept villes de la
Krajina. Au surplus, la Croatie elle-même a admis l’existence de certains meurtres. La Cour note
que si la chambre d’appel a infirmé le jugement de première instance, elle n’a pas contredit les
constatations de fait de la chambre de première instance en ce qui concerne les meurtres et mauvais
traitements infligés à des Serbes par des membres de l’armée ou de la police croate. La Cour

estime donc que les conclusions de fait qui figurent dans le jugement de la chambre de première
instance au sujet des meurtres de Serbes commis pendant et après l’opération «Tempête» dans les
ZPNU sont de celles qu’elle doit admettre comme «hautement convaincantes», dès lors qu’elles
n’ont pas été «infirmées en appel».

Se basant sur la jurisprudence du TPIY et sur d’autres éléments de preuve, la Cour conclut
que des actes entrant dans le champ du litt. a) de l’article II de la convention sur le génocide ont été - 23 -

commis par des membres des forces armées croates à l’encontre de certains civils serbes et de
soldats ayant rendu les armes, demeurés dans les zones dont l’armée croate a pris le contrôle lors de

l’opération «Tempête».

v) Mauvais traitements infligés aux Serbes pendant et après l’opération «Tempête»

Les mêmes considérations que celles qui ont été exposées, au point précédent, au sujet des
allégations de meurtres de Serbes dans les ZPNU conduisent la Cour à regarder comme
suffisamment établie l’existence de mauvais traitements à l’encontre de Serbes. De tels actes ont

été retenus par la chambre de première instance du TPIY dans l’affaire Gotovina. La Cour estime
qu’il est établi que nombre des actes en question atteignent au moins le degré de gravité qui permet
de les faire entrer dans la catégorie mentionnée au litt. b) de l’article II de la convention sur le
génocide. Elle précise qu’il n’est pas nécessaire, à ce stade de son raisonnement, de se prononcer
sur le point de savoir si ces actes, ou certains d’entre eux, équivalent aussi à la «soumission
intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique
totale ou partielle» au sens du litt. c) de l’article II de la Convention.

vi) Destruction et pillage à grande échelle de biens appartenant aux Serbes pendant et
après l’opération «Tempête»

La Cour rappelle que, pour entrer dans le champ d’application du litt. c) de l’article II de la
Convention, les actes allégués par la Serbie devraient être tels qu’ils auraient soumis le groupe
protégé à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.

Or, elle constate que les éléments de preuve qui lui ont été présentés ne lui permettent pas de
parvenir à une telle conclusion en l’espèce. Si des biens appartenant à des Serbes ont été pillés et
détruits, il n’est en tout cas pas établi que de tels pillages ou destructions auraient visé à provoquer
la destruction physique de la population serbe de la Krajina.

Conclusion concernant l’existence de l’élément matériel du génocide (par. 499)

Au vu de ce qui précède, la Cour est pleinement convaincue que, pendant et après l’opération

«Tempête», les forces armées et de police croates ont commis à l’encontre de la population serbe
des actes entrant dans le champ des litt. a) et b) de l’article II de la convention sur le génocide,
actes constituant l’élément matériel du génocide.

2. L’élément intentionnel du génocide (dolus specialis) (par. 500-515)

a) Le procès-verbal de la réunion de Brioni (par. 501-507)

De l’avis de la Cour, les passages du procès-verbal de la réunion de Brioni invoqués par la
Serbie sont loin de prouver l’intention des dirigeants croates de détruire physiquement le groupe
des Serbes de Croatie ou la partie substantielle de ce groupe que constituaient les Serbes vivant

dans la Krajina.

Tout au plus pourrait-on estimer que le procès-verbal de Brioni fait ressortir que les
dirigeants croates prévoyaient que l’offensive militaire qu’ils préparaient aurait pour effet de
provoquer la fuite de la grande majorité de la population serbe de la Krajina, qu’ils étaient satisfaits
de cette conséquence et qu’en tout cas ils ne feraient rien pour l’empêcher, souhaitant au contraire
favoriser l’exode des civils serbes. Mais même cette interprétation, à la supposer exacte, serait loin

de permettre de conclure à l’existence de l’intention spécifique qui caractérise le génocide. - 24 -

La Cour relève en outre que la conclusion qui précède est confortée par la manière dont la
chambre de première instance et la chambre d’appel du TPIY ont analysé, dans leurs décisions

rendues en l’affaire Gotovina, le procès-verbal de Brioni.

En conclusion, la Cour considère que, même combinés les uns aux autres et même
interprétés à la lumière du contexte général politique et militaire du moment, les passages du
procès-verbal de Brioni invoqués par la Serbie, de même que le reste du document, n’établissent
pas l’existence de l’intention spécifique (dolus specialis) qui caractérise le génocide.

b) L’existence d’une ligne de conduite qui dénote l’intention génocidaire (par. 508-514)

La Cour n’aperçoit pas dans la ligne de conduite adoptée par les autorités croates
immédiatement avant, pendant et après l’opération «Tempête», un ensemble d’actions qui ne
pourrait être raisonnablement compris que comme traduisant l’intention, de la part de ces autorités,
de détruire physiquement, en tout ou en partie, le groupe des Serbes vivant en Croatie. Comme il a
été dit plus haut, tous les actes allégués par la Serbie comme constitutifs de l’élément matériel du

génocide ne sont pas factuellement établis. Ceux qui le sont  en particulier des meurtres de civils
et des mauvais traitements infligés à des personnes sans défense  n’ont pas été commis à une
échelle telle qu’ils ne pourraient que démontrer l’existence d’une intention génocidaire.
Finalement, même si les allégations de la Serbie se rapportant au refus de laisser les réfugiés serbes
rentrer chez eux  allégations que conteste la Croatie  étaient exactes, cela ne permettrait pas
d’établir l’existence du dolus specialis : le génocide suppose l’intention de détruire un groupe

comme tel, et non pas de lui infliger des dommages ou de l’éloigner d’un territoire, quelles que
soient les qualifications juridiques que l’on pourrait appliquer à de telles actions.

Conclusion concernant l’existence du dolus specialis, et conclusion générale sur la
commission d’un génocide (par. 515)

La Cour conclut de ce qui précède que l’existence du dolus specialis n’a pas été démontrée.

En conséquence, elle conclut qu’il n’a pas été établi qu’un génocide a été commis pendant et après
l’opération «Tempête» à l’encontre de la population serbe de Croatie.

B. Examen des autres conclusions de la demande reconventionnelle (par. 516-521)

La Cour, n’ayant constaté ci-avant aucun acte susceptible d’être qualifié de génocide en
relation avec les événements s’étant déroulés pendant et après l’opération «Tempête», ne peut
qu’en déduire que l’obligation visée au litt. e) de l’article III n’a pas été violée par la Croatie. En

outre, faute de l’intention spécifique qui caractérise le génocide, ni l’«entente en vue de commettre
le génocide», ni l’«incitation directe et publique à commettre le génocide», ni la tentative de
génocide, qui supposent l’existence d’une telle intention, ne sauraient être retenues à l’encontre de
la Croatie.

Faute pour la Serbie d’avoir démontré l’existence d’un acte de génocide ou d’un des autres
actes mentionnés à l’article III de la Convention à l’encontre de la population serbe vivant en

Croatie, il ne peut y avoir manquement à l’obligation de punir prévue à l’article VI de ce même
instrument.

Le présent arrêt ne retenant aucun fait internationalement illicite, au regard de la convention
sur le génocide, à la charge de la Croatie, les conclusions de la Serbie tendant à la cessation des
faits internationalement illicites imputables à la Croatie et à la réparation de leurs conséquences
dommageables ne peuvent également qu’être rejetées. - 25 -

Conclusion générale sur la demande reconventionnelle (par. 522-523)

La Cour conclut de l’ensemble des motifs qui précèdent que la demande reconventionnelle
doit être rejetée dans sa totalité.

*

Revenant sur la question des personnes disparues déjà abordée dans le contexte de l’examen
de la demande principale, la Cour note que des disparitions ont également eu lieu dans le contexte
de l’opération «Tempête» et des événements qui l’ont immédiatement suivie. Elle réitère à ce sujet
sa demande aux deux Parties de poursuivre leur coopération en vue de régler dans les meilleurs

délais la question du sort des personnes disparues.

En outre, la Cour rappelle que, sa compétence en l’espèce étant fondée sur l’article IX de la
convention sur le génocide, elle ne peut statuer que dans les limites qui en résultent. Ses
conclusions sont donc sans préjudice de toute question relative à la responsabilité que les Parties
pourraient supporter à raison de la violation d’obligations internationales autres que celles qui

découlent de la Convention elle-même. Pour autant que de telles violations aient eu lieu, les Parties
demeurent responsables de leurs conséquences. La Cour encourage les Parties à poursuivre leur
coopération en vue d’offrir aux victimes de telles violations les réparations appropriées, et
consolider ainsi la paix et la stabilité dans la région.

VII. DISPOSITIF (PAR . 524)

Par ces motifs,

L AC OUR ,

1) Par onze voix contre six,

Rejette la deuxième exception d’incompétence soulevée par la Serbie et dit que sa
compétence pour connaître de la demande de la Croatie s’étend aux faits antérieurs au
27 avril 1992 ;

POUR : M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Abraham, Keith, Bennouna,
Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mme Donoghue, MM. Gaja, Bhandari, juges ;

M. Vukas, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Tomka, président ; MM. Owada, Skotnikov, Mmes Xue, Sebutinde, juges ;
M. Kreća, juge ad hoc ;

2) Par quinze voix contre deux,

Rejette la demande de la Croatie ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja,
Mme Sebutinde, M. Bhandari, juges ; M. Kreća, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Cançado Trindade, juge ; M. Vukas, juge ad hoc ; - 26 -

3) A l’unanimité,

Rejette la demande reconventionnelle de la Serbie.

M. le juge TOMKA , président, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ;
MM. les juges OWADA , KEITH et SKOTNIKOV joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion
individuelle ; M. le jugANÇADO TRINDADE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ;
Mmes les juges X UE et D ONOGHUE joignent des déclarations à l’arrêt ; M. le jugeAJA,

Mme la juge SEBUTINDE et M. le juge HANDARI joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion
individuelle ; M. le juge ad hocUKAS joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ;
M. le juge ad hocREĆA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle.

___________ Annexe au résumé n 2015/1

Opinion individuelle de M. le président Tomka

Le président Tomka, s’il souscrit aux conclusions de la Cour sur le fond de la demande
principale et de la demande reconventionnelle, estime nécessaire d’exposer, dans son opinion
individuelle, ses vues en ce qui concerne la compétence temporelle de la Cour et la recevabilité de
la requête.

Le président fait tout d’abord observer que, dans son arrêt de 2008 sur les exceptions
préliminaires, la Cour avait conclu que, pour pouvoir statuer sur les deux questions soulevées par la
deuxième exception préliminaire présentée par la Serbie, elle devait disposer de davantage
d’éléments. Or, dans l’arrêt rendu ce jour, la Cour ne précise pas quels sont les éléments soumis
entre-temps qui lui ont permis de résoudre la question de la compétence demeurée en suspens, et
développe en réalité une interprétation juridique qu’elle aurait pu adopter en 2008. De surcroît, les

questions soulevées par la Cour dans son arrêt de 2008 ne sont pas celles auxquelles elle répond
dans le présent arrêt.

Le président souligne que la Serbie n’a été liée par la convention sur le génocide en tant que
partie à cet instrument en son nom propre qu’à compter du 27 avril 1992. Il souscrit à la
conclusion selon laquelle des actes antérieurs à cette date, même attribuables à la Serbie, ne
peuvent donc avoir emporté violation par celle-ci de la Convention. En revanche, il ne peut

admettre que la compétence de la Cour pour connaître de la demande de la Croatie s’étende à des
actes antérieurs au 27 avril 1992 et qualifiés par le demandeur de violations de la convention sur le
génocide en vertu de l’argument de la Croatie selon lequel la Serbie a succédé à la responsabilité de
la RFSY à l’égard des actes en question.

Le président est d’avis que ni le texte de l’article IX de la convention sur le génocide ni les
travaux préparatoires y relatifs n’étayent la conclusion formulée par la Cour à cet égard.

Il fait valoir qu’un différend relevant de l’article IX doit forcément opposer les parties
contractantes à la Convention et concerner «l’interprétation, l’application ou l’exécution» de cet
instrument par les parties contractantes. Selon lui, la présence de la mention «y compris ceux [les
différends] relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide» ne modifie en rien cette
conclusion. Bien au contraire, l’utilisation de la locution «y compris» confirme que les différends

ainsi visés constituent un sous-ensemble de différends relatifs à «l’interprétation, l’application ou
l’exécution» de la Convention. De surcroît, les travaux préparatoires révèlent qu’en incluant dans
le champ de compétence de la Cour les différends relatifs à la «responsabilité d’un Etat en matière
de génocide», les auteurs de la Convention entendaient permettre à celle-ci de connaître
d’allégations tendant à engager la responsabilité d’un Etat à raison d’actes de génocide qui,
perpétrés par des particuliers, lui seraient attribuables et emporteraient par conséquent de son fait
violation de la Convention. D’après le président, telle est du reste l’interprétation qui ressort des

décisions antérieures de la Cour, ainsi que des conclusions de la Croatie.

S’il est précisé dans l’arrêt que «l’objet principal du différend» réside dans «la question de
savoir si la Serbie est responsable de violations de la convention sur le génocide et, dans
l’affirmative, si la Croatie peut invoquer cette responsabilité», le président doute que cette
formulation reflète fidèlement «l’objet principal» du différend tel que présenté par la Croatie dans

sa requête et ses conclusions finales. En tout état de cause, il observe qu’un différend concernant la
succession de la Serbie à la responsabilité de la RFSY n’est pas un différend relatif à
«l’interprétation, l’application ou l’exécution» de la Convention par la Serbie. A cet égard, il fait
valoir que, sur les trois questions que la Cour juge en litige, les deux premières concernent
l’application et l’exécution de la Convention par la RFSY. La troisième, en revanche, qui concerne
la question de savoir si la Serbie a succédé à la responsabilité de la RFSY, ne porte pas sur les
obligations que la Serbie tient de la Convention ni sur le point de savoir si celle-ci en a - 2 -

correctement interprété, appliqué ou exécuté les dispositions. Le président n’est pas convaincu que
le champ d’application de la clause compromissoire figurant à l’article IX s’étende aux questions

de succession de l’Etat en matière de responsabilité. Il relève que les rédacteurs de la Convention
n’ont pas donné au mot «responsabilité» le sens que lui attribue la Cour en la présente affaire, et
que ce terme ne recouvre pas la notion de «succession» en droit international. Il estime par
conséquent que les questions touchant à la succession de l’Etat en matière de responsabilité
échappent à la compétence ratione materiae que la Cour tient de l’article IX de la Convention.

Le président note que la Croatie a, comme d’autres Etats, nié l’existence d’une continuité

juridique entre la RFY et la RFSY et qu’elle doit supporter les conséquences de cette position. La
Serbie n’étant devenue partie à la convention sur le génocide que le 27 avril 1992, un différend
concernant des actes antérieurs à cette date ne saurait être relatif à l’interprétation, l’application ou
l’exécution par elle de la Convention et dès lors, estime-t-il, la Cour n’a pas compétence pour en
connaître.

Selon le président, pareille conclusion n’empêche toutefois pas la Cour de tenir compte, mais
sans statuer formellement sur leur conformité aux obligations de la RFSY, d’actes antérieurs au

27 avril 1992. Le président reconnaît qu’il a pu, de facto, exister une certaine identité entre les
acteurs impliqués dans le conflit armé en Croatie avant et après le 27 avril 1992 ; cependant, il
convient de ne pas confondre cette identité de fait et la situation en droit, puisque, de ce point de
vue, c’est en définitive la thèse de l’absence de continuité entre la RFSY et la RFY qui a prévalu.
Le président considère néanmoins que, pour déterminer si des actes postérieurs au 27 avril 1992 ont
été commis avec l’intention spécifique (dolus specialis) nécessaire, la Cour aurait pu examiner des
actes antérieurs à cette date afin d’établir l’existence éventuelle d’une ligne de conduite dont

pourrait se déduire cette intention.

Le président exprime également certaines préoccupations quant à la recevabilité de la
requête de la Croatie. Il relève que, en la présente affaire, la Cour ne s’interdit pas de statuer sur la
responsabilité de la RFSY, Etat qui n’est pas partie à l’instance, afin de pouvoir se prononcer
ensuite sur celle de la Serbie. Il note la position adoptée par la Cour selon laquelle, la RFSY ayant
cessé d’exister, le principe établi dans l’affaire de l’Or monétaire ne s’applique pas en l’espèce.

S’il convient que pareille position pourrait se justifier en présence d’un accord sur le point de
savoir lequel des Etats successeurs endossera la responsabilité des faits d’un Etat prédécesseur,
comme dans l’affaire Gabčíkovo-Nagymaros, le président estime en revanche que la situation est
plus complexe lorsqu’on ne sait pas avec certitude quel est, entre plusieurs Etats, celui dont la
responsabilité pourrait être engagée. Or, la Serbie n’est que l’un des cinq Etats ayant succédé sur
un pied d’égalité à la RFSY, et une conclusion quant à la responsabilité de la RFSY pourrait avoir
des conséquences pour plusieurs, voire chacun, de ces Etats, selon la manière dont cette

responsabilité sera estimée répartie entre eux. Le président précise à cet égard que, aux termes de
l’accord sur les questions de succession conclu en 2001, c’est au «Comité mixte permanent» établi
par cet instrument qu’il revient d’examiner «les droits d’action [en suspens] contre la RFSY».

Le président souligne cependant que le principe établi dans l’affaire de l’Or monétaire
servira à limiter les effets de l’arrêt rendu en la présente affaire aux faits inhabituels qu’elle
recouvre. Il conclut en faisant observer que, lorsque les Etats ne reconnaissent la compétence de la
Cour que de façon limitée, les demandes telles que celles présentées en la présente instance sont

formulées de manière à entrer dans le champ d’application d’une convention donnée. En l’espèce,
la Cour a reconnu que de nombreuses atrocités avaient été commises, mais les Parties ne sont pas
parvenues à prouver l’existence d’une intention génocidaire. Si la Cour s’était vu reconnaître une
compétence plus générale, les demandes auraient pu être formulées différemment. - 3 -

Opinion individuelle de M. le juge Owada

Dans son opinion individuelle, le juge Owada indique que, bien qu’il ait voté en faveur de
l’arrêt dans son ensemble, il n’a pas été en mesure de s’associer à la conclusion énoncée au point 1)
du dispositif, dans laquelle la Cour rejette l’exception à sa compétence ratione temporis soulevée
par la Serbie en la présente espèce.

Le juge Owada rappelle que la Cour, dans le précédent arrêt qu’elle a rendu en l’affaire
(ci-après l’«arrêt de 2008»), avait conclu que «la deuxième exception préliminaire soulevée par la
République de Serbie n’a[vait] pas, dans les circonstances de l’espèce, un caractère exclusivement

préliminaire» (arrêt de 2008, p. 466, par. 146). Il précise que cette conclusion avait été formulée
conformément au paragraphe 7 de l’article 79 du Règlement de la Cour, tel qu’amendé en 1978
(et correspondant au paragraphe 9 de l’article 79 du Règlement actuellement en vigueur). Le
juge Owada s’intéresse alors à la genèse du libellé dudit article en se référant aux discussions qui
avaient eu lieu à l’époque de l’arrêt en l’affaire de la Barcelona Traction, Light and Power
Company, Limited, lors de sa deuxième phase, en 1970, ainsi qu’aux travaux préparatoires non
publiés de la revision du Règlement de la Cour de 1972. Il en vient ensuite à l’interprétation que la

Cour a ultérieurement faite de cet article du Règlement, notamment dans l’affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (C.I.J. Recueil 1986, p. 14),
interprétation qui fait autorité. Selon le juge Owada, au vu de l’historique du Règlement de la Cour
et de l’interprétation susmentionnée, la décision énoncée au point 4) du dispositif de l’arrêt de 2008
doit être entendue comme signifiant que la Cour a décidé, d’une manière liant aussi bien les Parties
qu’elle-même, que, «puisqu[e les questions soulevées par l’exception préliminaire en question]
comport[ai]ent à la fois des aspects préliminaires et des aspects de fond, elles devr[aient] être

réglées au stade du fond» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci
(Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 31, par. 41). Or le
juge Owada considère que, dans le présent arrêt, la Cour ne s’est pas acquittée de cette tâche
qu’elle s’était elle-même confiée dans l’arrêt de 2008.

Le juge Owada fait observer que, en examinant les questions essentielles de la compétence
ratione temporis soulevées par le défendeur dans sa deuxième exception préliminaire, la Cour, dans

le présent arrêt, se réfère à trois arguments distincts avancés par le demandeur lors de la phase de
l’examen au fond. Il souscrit à l’approche suivie en ce qui concerne la première et la deuxième de
ces affirmations. Selon la première, la convention sur le génocide, source d’obligations
erga omnes, a un effet rétroactif ; selon la deuxième, ce qui allait devenir la RFY au cours de la
période 1991-1992 était une entité in statu nascendi issue de la RFSY de l’époque, au sens du
paragraphe 2 de l’article 10 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat. Le juge Owada
reconnaît que les arguments avancés par le demandeur à l’appui de ces deux affirmations sont

soigneusement analysés dans le présent arrêt. Aussi souscrit-il à la conclusion de la Cour selon
laquelle lesdites affirmations ne fournissent pas de base juridiquement valide sur laquelle celle-ci
aurait pu fonder sa compétence ratione temporis pour connaître de la présente affaire, dans la
mesure où cette dernière se rapporte à des événements qui se sont produits avant le 27 avril 1992,
date à laquelle le défendeur a déclaré son indépendance et est devenu partie à la convention sur le
génocide.

En revanche, le juge Owada s’écarte de la position de la Cour pour ce qui concerne la

troisième affirmation du demandeur, suivant laquelle le droit de la succession d’Etats en matière de
responsabilité internationale est applicable dans la situation particulière de la RFSY et de la RFY,
un lien spécial existant entre elles.

A cet égard, le juge Owada commence par rappeler que l’arrêt renvoie, à l’appui de la
conclusion concernant l’exception d’incompétence ratione temporis soulevée par la Serbie, à la
théorie de la succession d’Etats en matière de responsabilité internationale (par. 106 et suiv.). - 4 -

Il relève cependant qu’il suffit de parcourir la section V de l’arrêt, consacrée à l’«Examen au
fond de la demande principale», pour comprendre que les critères mentionnés dans le cadre de

l’approche en trois étapes décrite au paragraphe 112 doivent tous être examinés avant que la Cour
puisse se prononcer sur l’applicabilité vel non du droit de la succession d’Etats en matière de
responsabilité internationale aux fins d’établir, de manière plausible, si elle a compétence pour
déterminer si la Serbie est responsable de violations de la Convention. Or le juge Owada estime
que, si l’on examine chacun de ces critères dans le contexte factuel de l’espèce, il apparaît
clairement que la tentative du demandeur ne peut qu’échouer dès la première étape, puisqu’il a été
conclu que les actes allégués par la Croatie, même à supposer qu’ils aient été commis par la RFSY,

n’entraient pas dans la catégorie des actes contrevenant à la Convention.

Le juge Owada convient que la Cour, dans son arrêt, veille à ne prendre aucune position qui
pourrait donner à penser qu’elle souscrit à la théorie de la succession d’Etats en matière de
responsabilité internationale, même à première vue ou à l’aune du critère de plausibilité. Ce
nonobstant, il est d’avis que, malgré l’apparente prudence que la Cour manifeste ainsi à l’égard de
ladite théorie et son refus exprès de se prononcer sur ce point, il est difficile de considérer le

raisonnement qui sous-tend l’arrêt autrement que comme établissant un lien avec cette théorie,
même de la manière la plus neutre possible, en ce que celle-ci fournit à la Cour la base de
compétence consensuelle stricto sensu au titre de la Convention, soit par consentement implicite
des Parties, soit par l’effet des règles du droit international général dans le cadre de l’article IX.

Le juge Owada n’est pas convaincu par le raisonnement qui conduit la Cour à conclure que
«les règles de succession susceptibles d’entrer en jeu en l’espèce sont du même ordre que celles qui
régissent l’interprétation des traités et la responsabilité de l’Etat» (par. 115). Il constate que la

Cour parvient à cette conclusion après s’être référée à une observation générale formulée dans
l’arrêt qu’elle a rendu en 2007 dans l’affaire de la Bosnie, et qui est citée au paragraphe 115 du
présent arrêt. Or le juge Owada estime que l’esprit et l’objet de ce passage de l’arrêt de 2007
étaient de définir, de manière restrictive, l’étendue de la juridiction consentie par les parties au titre
de l’article IX de la Convention, alors que l’esprit du paragraphe 115 paraît être, au contraire,
d’étendre cette juridiction au motif que le droit de la succession d’Etats en matière de
responsabilité internationale pourrait être pertinent aux fins de «l’interprétation, l’application ou

l’exécution» de la Convention.

Le juge Owada relève également que, dans le présent arrêt, la Cour persiste à fonder son
raisonnement sur une position fort discutable qu’elle a exposée dans l’arrêt de 2008 (p. 451,
par. 111) au sujet de la portée et des conséquences juridiques de la déclaration faite par la RFY le
27 avril 1992. Il précise qu’il est en désaccord avec cette position, qui se trouve confirmée dans le
présent arrêt (par. 76), étant donné qu’elle est contraire à la jurisprudence établie par la Cour dans

les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force (voir, par exemple, Licéité de l’emploi de la
force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I),
p. 279).

Enfin, le juge Owada se dit d’avis que la Cour aurait dû suivre la voie préconisée dans l’arrêt
de 2008 et examiner les aspects pertinents, tant factuels que juridiques, se rapportant au fond de
l’affaire avant d’en arriver à la conclusion qu’il ne pouvait être fait droit à la demande de la
Croatie. Selon lui, même dans le cadre de la structure du présent arrêt, la Cour aurait dû examiner

la validité juridique de l’ensemble des supposées règles de droit international invoquées par le
demandeur, notamment celles relatives à la succession d’Etats en matière de responsabilité
internationale, afin d’établir la base juridique sur laquelle elle pouvait fonder sa compétence pour
connaître de l’affaire au fond. Le juge Owada considère qu’elle ne s’est pas acquittée de cette
tâche. - 5 -

Opinion individuelle de M. le juge Keith

1. Dans son opinion individuelle, le juge Keith entend ajouter de nouveaux motifs à ceux sur
lesquels la Cour s’est fondée pour conclure que ni le demandeur ni le défendeur n’avaient établi
l’intention requise, à savoir l’intention de détruire en tout ou en partie le groupe protégé concerné
en tant que tel.

2. En ce qui concerne la Croatie, le juge Keith a prêté une attention particulière aux

17 critères qui, pris séparément ou dans leur ensemble, prouveraient selon elle l’existence de ladite
intention. En ce qui concerne la demande reconventionnelle présentée par la Serbie, il a examiné
attentivement le procès-verbal de la réunion tenue par les dirigeants militaires croates, document
qui, selon le défendeur, établirait l’existence de cette intention spécifique.

3. Etant donné les conclusions auxquelles il est parvenu sur ces éléments essentiels, le

juge Keith n’a pas estimé nécessaire d’exprimer ses vues sur la réalité des actes criminels allégués
par chacune des Parties, sinon pour noter les faits admis par les Parties dans ce domaine et, pour ce
qui concerne la demande principale, les conclusions convaincantes du TPIY.

Opinion individuelle de M. le juge Skotnikov

Dans son opinion individuelle, le juge Skotnikov exprime son désaccord avec la conclusion
formulée par la Cour selon laquelle celle-ci a compétence pour connaître de l’ensemble de la
demande formée par la Croatie, dans la mesure où cette conclusion se rapporte à des actes supposés
antérieurs au 27 avril 1992 (date à laquelle la RFY a été constituée en tant que telle). Il souligne à
cet égard qu’il incombait à la Cour, au moment de statuer sur sa compétence, ou bien de désigner le
mécanisme juridique par lequel la RFY (devenue depuis la Serbie) avait pu assumer les obligations
découlant de la convention sur le génocide avant même de voir le jour, ou bien de dire qu’il

n’existait aucun mécanisme à cet effet. Au lieu de cela, elle se borne à laisser entendre que les
obligations découlant de la convention sur le génocide auraient pu être opposables à la RFY avant
le 27 avril 1992 par application des règles de succession à la responsabilité. Cette question
préjudicielle s’est ainsi transformée en question de fond. Après avoir répondu par la négative à la
question de savoir si des actes contrevenant à la convention sur le génocide avaient été commis
avant le 27 avril 1992, la Cour ne revient pas sur la question de la succession à la responsabilité. Si

elle avait tranché cette question au stade préjudiciel, comme elle devait le faire, afin d’établir le
consentement de la Serbie à sa juridiction, il lui aurait fallu se convaincre que les règles de
succession à la responsabilité faisaient partie du droit international général à la date à laquelle la
Serbie avait succédé à la convention sur le génocide, soit le 27 avril 1992, tâche impossible puisque
cette hypothèse ne trouve aucun appui dans la jurisprudence ou la pratique des Etats.

Le juge Skotnikov rappelle que, lorsqu’elle a examiné en 2008 la deuxième exception

préliminaire, sur laquelle il est statué dans le présent arrêt, la Cour a réservé la question de savoir
«si les obligations en vertu de la Convention étaient opposables à la RFY antérieurement au
27 avril 1992», question qu’elle considérait alors comme incontournable (exceptions préliminaires,
arrêt (Croatie c. Serbie), par. 129). En 2015, elle laisse simplement cette question sans réponse,
manquant ainsi à son obligation de s’assurer de sa compétence.

Avant d’aborder le fond de l’espèce, le juge Skotnikov fait observer que, dans le cadre

d’affaires précédentes relatives à des différends nés de la dissolution de la RFSY, la Cour a créé au
moins trois «univers parallèles». Dans l’un d’eux, la RFY ne serait devenue membre de
l’Organisation des Nations Unies que le 1 novembre 2000 (Licéité de l’emploi de la force, arrêt de
2004 sur les exceptions préliminaires). Dans un autre, elle le serait devenue bien avant cette date
(comme le sous-entend l’arrêt rendu en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro). - 6 -

Dans un autre encore, le fait d’avoir ou non cette qualité à la date de l’introduction de l’instance
serait sans conséquence (arrêt de 2008 sur les exceptions préliminaires (Croatie c. Serbie)).

En 2015, dans le présent arrêt, un nouvel «univers parallèle» pour le moins singulier apparaît, dans
lequel la Cour, tout en s’abstenant de prendre position sur la question de savoir si la RFY pouvait
être liée par les obligations découlant de la convention sur le génocide avant la date où elle a vu le
jour en tant qu’Etat, se prononce néanmoins sur la partie de la demande principale qui repose sur
des faits antérieurs à cette date.

Sur le fond, le juge Skotnikov réitère sa position selon laquelle rien dans l’article IX de la

convention sur le génocide ne permet de soutenir que la Cour puisse aller au-delà du règlement des
différends se rapportant à la responsabilité de l’Etat. S’agissant de savoir si le crime de génocide
ou d’autres actes énumérés à l’article III de la Convention ont été commis, la Cour, puisqu’elle n’a
pas compétence en matière pénale, n’a qu’un rôle limité à jouer, lequel consiste à décider s’il est
suffisamment établi que des actes proscrits par la Convention ont été commis. Une fois cette
question tranchée, il lui faut revenir à sa mission principale, qui concerne la responsabilité de l’Etat
en matière de génocide.

Le juge Skotnikov fait observer que la Cour n’en vient jamais à cette mission, puisqu’elle a
conclu qu’aucun génocide ou autre acte punissable au titre de l’article III de la Convention n’avait
été commis. S’il souscrit à cette conclusion, le juge Skotnikov estime que, au lieu d’insister sur sa
capacité à procéder à sa propre recherche des faits (ce dont elle est difficilement en mesure de
s’acquitter), la Cour aurait pu se contenter de prendre acte des procédures dont a été saisi le TPIY
et présentant un lien avec la présente affaire, dans lesquelles aucune accusation de génocide n’a été
portée en ce qui concerne les faits dont la Croatie a été le théâtre.

Opinion dissidente du juge Cançado Trindade

1. Dans son opinion dissidente, composée de 19 parties, le juge Cançado Trindade expose les
fondements de sa dissidence avec la décision de la Cour, et notamment avec la méthodologie et la
démarche adoptées, le raisonnement général dans l’appréciation des preuves et des questions de
fond, et les conclusions de la Cour sur la demande de la Croatie.

2. Le juge Cançado Trindade commence par appeler l’attention (partie I) sur le cadre dans
lequel s’inscrit le règlement du différend en cause, intimement lié à l’impératif de réalisation de la
justice, en particulier dans des affaires internationales comme celle-ci qui concernent de graves
violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire et sur lesquelles la Cour est
appelée à se prononcer au regard de la convention sur le génocide et à la lumière de considérations
fondamentales d’humanité.

3. A titre préliminaire, le juge Cançado Trindade souligne (partie II) le délai sans précédent
de seize années sur lequel s’est étendue la procédure, en observant que «[p]aradoxalement, plus les
violations du droit international semblent graves, plus il est long et difficile de rendre la justice»
(par. 14). De tels délais dans le règlement international de ce type d’affaires sont, à son sens, des
plus regrettables, en particulier du point de vue des victimes (justitia longa, vita brevis).

4. Le juge Cançado Trindade en vient ensuite à la question de la compétence (partie III), en
observant que, dans la présente affaire entre la Croatie et la Serbie, la responsabilité ne saurait être
attribuée à un Etat qui a cessé d’exister, et qu’une continuité des personnes est manifeste dans les
politiques et les pratiques suivies à l’époque des faits (à partir de 1991). La convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (la «convention sur le génocide»)
constituant un traité relatif aux droits de l’homme (ainsi qu’il est généralement admis), le droit - 7 -

régissant la succession d’Etat à ce type de traité trouve ici à s’appliquer (succession ipso jure). Il
ne saurait y avoir de rupture dans la protection accordée à des groupes humains par la convention

sur le génocide en cas de dissolution d’un Etat donnant lieu à des violences, situation où cette
protection est précisément la plus nécessaire.

5. En pareilles circonstances, le régime qui s’applique est celui de la succession automatique
à la convention sur le génocide et de l’applicabilité ininterrompue de celle-ci, à défaut de quoi elle
se trouverait privée d’effet utile. Une fois la compétence de la Cour établie dans la phase initiale
de la procédure, la caducité de l’instrument instituant sa juridiction ou le changement de position

ultérieur de l’Etat sont sans effet sur cette compétence (venire contra factum proprium non valet).
Par ailleurs, la pratique des organes conventionnels des droits de l’homme de l’Organisation des
Nations Unies (notamment le Comité des droits de l’homme et le Comité pour l’élimination de la
discrimination raciale (CERD)) reconnaît la succession automatique aux traités relatifs aux droits
de l’homme.

6. La présente affaire, ajoute le juge Cançado Trindade, concerne essentiellement des

questions de fond touchant l’interprétation et l’application de la convention sur le génocide, et non
des questions de compétence et de recevabilité (partie IV), ainsi que les Parties l’ont elles-mêmes
reconnu au fil de la procédure. Il souligne que la succession automatique à la Convention et la
continuité des obligations que celle-ci prévoit constituent un impératif humanitaire (partie V)
destiné à assurer la protection des groupes humains lorsqu’ils en ont le plus besoin.

7. Selon le juge Cançado Trindade, le principe d’humanité imprègne l’ensemble de la
Convention, qui est fondamentalement axée sur l’humain ; il imprègne l’ensemble du corpus juris
de protection de la personne humaine, fondamentalement axé sur les victimes, qui, outre le droit
pénal international contemporain, comprend également le droit international des droits de l’homme,
le droit international humanitaire et le droit international des réfugiés (par. 84). Le principe
d’humanité a une incidence claire sur la protection des personnes, notamment lorsque celles-ci sont
en situation de vulnérabilité ou sont sans défense (par. 58-65).

8. La Charte des Nations Unies, poursuit-il, proclame elle-même une volonté d’assurer le
respect des droits de l’homme sur l’ensemble de la planète. Ainsi, dans le droit fil de la pensée
jusnaturaliste traditionnelle (recta ratio), le principe d’humanité imprègne également le droit des
Nations Unies (par. 73-76) ; il a, qui plus est, été reconnu par les juridictions internationales
contemporaines spécialisées dans les droits de l’homme et le droit pénal (par. 77-82). Les
violations graves des droits de l’homme, actes de génocide et autres atrocités comparables

contreviennent aux interdictions absolues dictées par le jus cogens (par. 83).

9. Le juge Cançado Trindade soutient que l’établissement de la responsabilité de l’Etat a non
seulement été voulue par les rédacteurs de la convention sur le génocide (ainsi que le montrent les
travaux préparatoires), mais qu’elle est également conforme à sa raison d’être, ainsi qu’à son objet
et à son but (partie VI). La Convention vise en effet à prévenir et punir le crime de génocide  qui

est contraire à l’esprit et aux fins des Nations Unies  afin de libérer l’humanité de ce fléau. Selon
le juge Cançado Trindade, toute tentative tendant à en rendre l’application impossible pourrait
aboutir à ce que, vidée de son sens, la Convention devienne lettre morte (par. 94).

10. Le juge Cançado Trindade procède ensuite à un examen approfondi de la question du
critère d’établissement de la preuve. Il montre que, dans leur jurisprudence, les juridictions
internationales spécialisées dans les droits de l’homme (Cour interaméricaine des droits de - 8 -

l’homme et Cour européenne des droits de l’homme) n’appliquent pas un critère strict ou élevé
pour établir la preuve des violations graves des droits de la personne humaine, les juges étant

amenés à se fonder sur des présomptions de faits, et à transférer ou renverser la charge de la preuve
(par. 100-121). Le juge Cançado Trindade regrette que cette évolution jurisprudentielle n’ait pas
été prise en compte par la Cour dans le présent arrêt (par. 124).

11. Toujours pour contester l’application d’un critère élevé d’établissement de la preuve, le
juge Cançado Trindade ajoute que les tribunaux pénaux internationaux (le TPIY et le TPIR) ont,
dans leur jurisprudence, déduit l’intention génocidaire de présomptions de fait, même en l’absence

de preuves directes (par. 125-139). Dans la présente affaire et, avant cela, dans celle de la
Bosnie (2007), la Cour semble donc avoir fixé un critère trop strict d’établissement de la preuve
(aux fins de déterminer s’il y a eu ou non génocide), en contradiction avec la jurisprudence, bien
établie en la matière, des tribunaux pénaux internationaux et des juridictions spécialisées dans les
droits de l’homme (par. 142). Le juge Cançado Trindade poursuit ainsi :

«En fin de compte, l’intention ne peut être déduite que de facteurs tels que,

notamment, l’existence d’une politique ou d’un plan général, le fait de s’attaquer
systématiquement à des groupes humains, l’échelle des atrocités commises ou l’usage
de termes insultants. Les tentatives, tout à fait regrettables, visant à imposer un critère
élevé d’établissement de la preuve du génocide tout en discréditant la production
d’éléments de preuve (des dépositions de témoins, par exemple) ont pour effet de
réduire le génocide à un crime quasiment impossible à établir, la Convention s’en
trouvant pratiquement lettre morte. Cela ne peut qu’entraîner l’impunité pour les

auteurs du génocide  les Etats comme les individus  et faire disparaître tout espoir
d’accès à la justice pour les victimes, situation dans laquelle l’anarchie remplacerait
l’état de droit.» (Par. 143.)

12. Le juge Cançado Trindade met également en garde «contre ce qui peut apparaître comme
une réécriture fâcheuse de la convention sur le génocide», à savoir le fait de requalifier une
situation en «conflit armé afin d’écarter le génocide. Or l’un n’exclut pas l’autre» (par. 144). Il

expose que,

«[e]n statuant sur le présent différend, la Cour aurait dû garder à l’esprit l’importance
de la convention sur le génocide en tant que traité fondamental relatif aux droits de
l’homme, ainsi que son poids historique pour l’humanité. Une affaire telle que la
présente instance doit être tranchée non pas sous l’angle de la responsabilité de l’Etat,
mais à la lumière de l’impératif de protéger la vie et l’intégrité de groupes humains qui

relèvent de la juridiction de l’Etat concerné, et ce, d’autant plus lorsqu’ils se trouvent
en situation de grande vulnérabilité, voire sans défense. La vie et l’intégrité des
personnes l’emportent sur les arguments tenant à la souveraineté de l’Etat, compte
tenu, notamment, des abus qui sont commis en son nom.» (Par. 145.)

13. Le juge Cançado Trindade observe ensuite que les missions d’établissement des faits
entreprises par l’Organisation des Nations Unies au moment des événements (par. IX) ont mis au

jour des éléments importants constitutifs d’un schéma généralisé et systématique de destruction mis
en œuvre dans les attaques menées en Croatie : tel est le cas des rapports de l’ancienne
Commission des droits de l’homme de l’ONU (1992-1993) et de ceux de la commission d’experts
du Conseil de sécurité (1993-1994) ; le juge Cançado Trindade se rappelle d’ailleurs que ces faits
ont eu des répercussions sur la deuxième conférence mondiale des Nations Unies sur les droits de
l’homme (1993). Les juridictions ont elles aussi reconnu (comme le montre la jurisprudence du
TPIY, par. 180-194) le caractère généralisé et systématique des attaques dirigées contre la

population civile croate. - 9 -

14. Le juge Cançado Trindade se livre ensuite à un examen approfondi du schéma généralisé

et systématique de destruction  parfaitement établi, à son sens, en la présente instance —, lequel
comprenait des attaques aveugles contre la population civile, accompagnées de massacres, actes de
torture et sévices, expulsions systématiques (avec l’exode massif qui a suivi) et actes visant à
détruire la culture du groupe visé (partie X). Relèvent également de ce schéma généralisé et
systématique de destruction les viols et autres violences sexuelles (partie XI), ce qui révèle la
nécessité et l’importance d’une analyse par sexe (par. 260-277).

15. Il existe également, selon le juge Cançado Trindade, un schéma systématique de
disparitions de personnes (partie XII). Les disparitions forcées constituent une violation grave et
continue des droits de l’homme et du droit international humanitaire ; pour ce type de violation,
aux effets particulièrement dévastateurs, il est impératif d’élargir la notion de victime (afin qu’elle
ne se limite pas aux personnes disparues, mais englobe également les proches tenus dans
l’ignorance), de déterminer un critère approprié d’établissement de la preuve, et de déplacer ou
renverser la charge de la preuve, qui ne peut être attribuée aux victimes (par. 313-318).

16. Il convient, là encore, de relever  ce que n’a pas fait la Cour  l’importante
jurisprudence des juridictions internationales spécialisées dans les droits de l’homme (Cour
interaméricaine des droits de l’homme et Cour européenne des droits de l’homme, par. 300-310 et
313) sur cette question particulière des disparitions forcées. En résumé, observe le juge
Cançado Trindade,

«[l]es preuves présentées à la Cour dans la présente affaire relative à l’Application de
la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide établissent
clairement, à mon sens, la commission de massacres ciblés de membres de la
population civile croate pendant les attaques armées conduites en Croatie, dans le
cadre d’un schéma systématique de violences extrêmes commises dans les villages
attaqués, qui comprenait également des actes de torture, des détentions arbitraires, des
sévices physiques, des violences sexuelles, des expulsions et des pillages, des

déplacements et transferts forcés, des déportations et des humiliations. Il ne s’agissait
pas vraiment d’une guerre, mais d’une attaque effroyable dirigée contre les civils. Il
ne s’agissait pas simplement d’une «pluralité de crimes de droit commun» qui «ne
sauraient, en soi, constituer un génocide», comme l’a soutenu le conseil de la Serbie à
l’audience du 12 mars 2014, mais bien d’une attaque, d’une pluralité d’atrocités
susceptibles, en elles-mêmes et de par leur extrême violence et leur caractère
dévastateur, de révéler l’intention de détruire (l’élément moral, ou mens rea, du

génocide).» (Par. 237.)

17. Le juge Cançado Trindade ajoute que les graves violations des droits de l’homme et du
droit international humanitaire mentionnées ci-dessus sont assimilables à des violations du
jus cogens qui engagent la responsabilité de l’Etat et appellent des réparations pour les victimes.
Cela est conforme à l’idée de rectitude (la conformité à la raison humaine juste, ou recta ratio, du
droit naturel) qui sous-tend la conception du droit dans son ensemble (ou «right», «Recht»,

«direito», «derecho» ou «diritto», selon le système juridique) (par. 319-320).

18. Dans la présente affaire, le schéma généralisé et systématique de destruction reposait sur
un plan et une idéologie (partie XIII 1)). A cet égard, rappelle le juge Cançado Trindade, les deux
Parties se sont intéressées aux origines historiques du conflit armé en Croatie, et le TPIY a examiné
les témoignages d’experts sur cette question. La Cour n’a pas jugé nécessaire de s’y arrêter. Les
Parties avaient pourtant appelé son attention sur les incitations idéologiques ayant conduit au - 10 -

déclenchement des hostilités  élément qu’elles estimaient essentiel à une bonne compréhension

de l’affaire.

19. Les preuves présentées à la Cour concernant ce schéma généralisé et systématique de
destruction montrent que les attaques armées en Croatie ne constituaient pas vraiment une guerre,
mais plutôt une campagne meurtrière (voir ci-dessus). Celle-ci s’est notamment manifestée par la
pratique consistant à signaler les Croates à l’aide de rubans ou bracelets blancs, ou de chiffons
blancs accrochés à leurs portes (partie XIII 2)). L’on peut en voir une autre manifestation dans le

traitement que réservaient les forces serbes aux dépouilles mortelles des Croates, et dans d’autres
éléments constatés lors de la découverte ultérieure de nombreux charniers et précisés dans le cadre
des contre-interrogatoires de témoins (en audience publique ou en séance à huis clos)
(par. XIII 3)-5)).

20. Ce schéma généralisé et systématique de destruction s’est également traduit par les
déplacements forcés, la privation de domicile et la soumission des victimes à des conditions de vie

intolérables (partie XIII 6)). Plus largement, il visait également le patrimoine culturel et religieux
(monuments, églises, chapelles, fortifications, etc.). Il serait artificiel de tenter de dissocier la
destruction physique ou biologique des aspects culturels (par. XIII 7)).

21. Les preuves présentées à la Cour concernant certains villages dévastés  Lovas, Ilok,
Bogdanovci et Vukovar (en Slavonie orientale) et Saborsko (dans la Lika)  ont permis d’établir

l’élément matériel du génocide (actus reus) (art. II a) et b) de la convention sur le génocide)
(partie XIV). Par ailleurs, l’intention de détruire (mens rea), en tout ou en partie, les groupes visés
peut être déduite des éléments produits, même s’il ne s’agit pas de preuves directes (partie XV).
L’extrême violence qui caractérise les atrocités perpétrées dans le cadre de ce schéma planifié de
destruction témoigne de cette intention de détruire. Le juge Cançado Trindade poursuit ainsi :

«A mon sens, l’appréciation des preuves ne peut faire abstraction de

considérations axiologiques. Les valeurs humaines sont toujours présentes, comme le
confirme l’émergence historique du principe, qui se fait jour actuellement, de la
conviction intime («livre convencimento», «libre convencimiento», «libero
convincimento») du juge. Les faits et les valeurs sont indissociables dans
l’appréciation des éléments de preuve. C’est sur la base de la conviction intime de
chaque juge, autrement dit de la conscience humaine, qu’est déduit l’élément moral
(mens rea) ou l’intention spécifique (dolus specialis) aux fins d’établir la

responsabilité pour génocide.

En fin de compte, la conscience prime  et l’emporte  sur tout Diktat
intentionnel. Les éléments produits devant la Cour concernent la conduite générale de
l’Etat concerné, et pas seulement celle des personnes, dans chaque crime pris
séparément. Le dossier de la présente affaire relative à l’Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) comporte

des preuves irréfutables d’un schéma généralisé et systématique d’extrême violence et
de destruction …» (Par. 469-470.)

22. Il est donc impératif, poursuit-il, d’accorder des réparations aux victimes (partie XVI)
 question sur laquelle les Parties elles-mêmes se sont dûment penchées devant la Cour ,
lesquelles devront être fixées par la Cour lors d’une phase ultérieure de la procédure. Pour avancer
dans la difficile voie de la réconciliation (partie XVII), il est tout d’abord nécessaire, selon le juge

Cançado Trindade, de reconnaître que, en fin de compte, les victimes du schéma généralisé et
systématique de destruction se trouvent dans les deux camps. L’étape suivante de la réconciliation - 11 -

est celle de la réparation (sous toutes ses formes). Il est également indispensable que des excuses
adéquates soient présentées, et la mémoire des victimes honorée. Dans le cadre de ce même

processus, les Parties doivent ensuite procéder à l’identification et à la restitution mutuelle des
dépouilles.

23. Pour statuer sur une affaire telle que celle-ci, la Cour doit impérativement dépasser la
stricte conception interétatique. Le juge Cançado Trindade soutient que la convention sur le
génocide est axée sur la personne, et qu’il convient donc de s’intéresser en priorité aux personnes
ou à la population concernée, en appliquant une conception humaniste, et à la lumière du principe

d’humanité (partie XVIII). Il ajoute que, dans l’interprétation et l’application de la convention sur
le génocide, priorité doit être donnée aux victimes, et non à la susceptibilité des Etats
(par. 494-496).

24. A son sens, la Cour doit apprécier les éléments de preuve et établir les faits de l’affaire
de manière exhaustive et non pas fragmentaire. Pour déterminer la responsabilité de l’Etat au
regard de la Convention, il faut prendre en considération l’intégralité des atrocités décrites devant

la Cour, qui forment le schéma de destruction susmentionné, et non une partie d’entre elles
seulement (par. 503-507). Les crimes commis à grande échelle, et notamment les viols et autres
violences sexuelles, les expulsions (et la privation de domicile), les déplacements forcés et la
privation de nourriture et de soins médicaux ne doivent pas être minimisés (par. 500).

25. Le juge Cançado Trindade souligne que le cadre théorique et le raisonnement juridique

retenus par la Cour doivent eux aussi être exhaustifs et non fragmentaires, afin de préserver l’effet
utile de la Convention (par. 508). Les différentes branches qui constituent le corpus juris de la
protection internationale des droits de la personne humaine  droit international des droits de
l’homme, droit international humanitaire, droit international des réfugiés et droit pénal
international  ne peuvent être appréhendées de manière cloisonnée, étant donné les points de
rapprochement et de convergence qui existent entre elles (par. 509-511).

26. Le juge Cançado Trindade rappelle que la convention sur le génocide, axée sur la
victime, ne doit pas être envisagée d’un point de vue statique, car il s’agit d’un «texte vivant»
(par. 511-512 et 515). Il convient, à son sens, d’appréhender les règles coutumières et
conventionnelles du droit international humanitaire dans leurs interactions, sans les dissocier les
unes des autres. Une violation des dispositions substantielles de la Convention est également et
nécessairement une violation du droit international coutumier sur la question (par. 513). De même,

poursuit le juge Cançado Trindade, les éléments interdépendants que sont l’actus reus et le
mens rea du génocide ne sauraient être envisagés séparément.

27. Le juge Cançado Trindade se tourne ensuite vers les principes généraux du droit
(prima principia), et en particulier le principe d’humanité, qui ont une importance particulière en
droit international coutumier aussi bien que conventionnel ; ces prima principia confèrent une
dimension axiologique certaine à l’ordre juridique international (par. 517). Il ajoute que les traités

relatifs aux droits de l’homme, tels que la convention sur le génocide, ont une herméneutique qui
leur est propre et qui impose d’appréhender les faits et le droit selon une démarche globale, et non
de manière morcelée ou fragmentaire, comme l’a fait la majorité de la Cour.

28. Le juge Cançado Trindade critique le choix qu’a fait la Cour dans le présent arrêt  et
qui informe également son arrêt de 2007 en l’affaire de la Bosnie  d’attribuer une importance

déterminante au consentement de l’Etat concerné, en le plaçant malheureusement bien au-dessus - 12 -

des impératifs de réalisation de la justice au plan international. Dans un domaine comme celui des
traités relatifs aux droits de l’homme en général et de la convention sur le génocide en particulier,

le droit international répond à une nécessité plutôt qu’à une volonté, et les droits protégés et les
valeurs humaines fondamentales l’emportent sur les intérêts ou la «volonté» de l’Etat (par. 516).

29. L’impératif de réalisation de la justice repose sur l’idée que la conscience (recta ratio) est
supérieure à la «volonté» (par. 518) ; la justice objective prend le pas sur le consentement. Le juge
Cançado Trindade réaffirme que la convention sur le génocide s’intéresse aux groupes humains en
situation de vulnérabilité ou sans défense. Le génocide doit être appréhendé du point de vue des

personnes, en donnant priorité aux victimes (par. 520-522). Il souligne ensuite que, selon la
conception globale qu’il a du génocide au sens de la convention sur le génocide, il fallait prendre
en compte «l’intégralité du contexte factuel de la présente affaire entre la Croatie et la Serbie, et
pas uniquement, comme l’a fait la majorité de la Cour, un nombre limité d’événements choisis dans
certaines municipalités» (par. 523).

30. Selon le juge Cançado Trindade, le contexte factuel ainsi pris dans son intégralité «révèle

clairement un schéma généralisé et systématique de destruction, lequel semble poser problème à la
majorité de la Cour, qui tantôt le minimise, tantôt l’ignore complètement (par. 523). Il ajoute ce
qui suit :

«Ma position dissidente est fondée non seulement sur l’appréciation des
arguments présentés à la Cour par les deux Parties (la Croatie et la Serbie), mais aussi
et avant tout sur des principes et des valeurs fondamentales auxquels j’attache plus

d’importance encore. Je me sens donc tenu, dans le fidèle exercice de la fonction
judiciaire internationale, d’exposer dans la présente opinion dissidente les fondements
de ma dissidence en l’espèce.» (Par. 524.)

31. En résumé, conclut le juge Cançado Trindade, les principes fondamentaux et les valeurs
humaines ont un rôle à jouer dans l’interprétation et l’application de la convention sur le génocide ;
le souci des victimes de la cruauté humaine doit primer ici, puisque, après tout, la raison

d’humanité l’emporte sur la raison d’Etat (par. 547). C’est en ce sens que la Cour internationale de
Justice aurait dû, selon lui, statuer dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative l’Application de
la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Déclaration de Mme la juge Xue

Mme la juge Xue réserve sa position en ce qui concerne la conclusion de la Cour selon

laquelle, en la présente espèce, celle-ci pouvait fonder sa compétence sur la succession d’Etats en
matière de responsabilité dans le cadre de l’article IX de la convention sur le génocide. Estimant
que la deuxième exception soulevée par la Serbie à la compétence ratione temporis de la Cour et à
la recevabilité de la requête aurait dû être retenue, elle a voté contre le point 1 du dispositif de
l’arrêt.

I. Questions laissées en suspens dans l’arrêt de 2008

Concernant les «deux questions indissociables» laissées en suspens dans l’arrêt de 2008,
Mme la juge Xue fait observer que les conclusions de la Cour selon lesquelles, d’une part, la Serbie
ne s’est trouvée liée par la convention sur le génocide qu’à compter du 27 avril 1992 et, d’autre
part, cet instrument n’est pas rétroactif, même du point de vue de la responsabilité de l’Etat, sont
l’une et l’autre des conclusions juridiques définitives. Aussi est-elle d’avis que la deuxième
exception d’incompétence soulevée par la Serbie aurait dû être retenue. - 13 -

Selon Mme la juge Xue, la Cour, en traitant la question de la succession d’Etats en matière
de responsabilité dans une partie distincte de l’examen qu’elle a consacré à la compétence

ratione temporis, s’est écartée de manière contestable de son arrêt de 2008. D’un point de vue
procédural, le moyen subsidiaire présenté par la Croatie selon lequel la Serbie a succédé à la
responsabilité de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (la «RFSY») constitue
effectivement une nouvelle demande relative à la compétence, demande qui repose sur des
obligations conventionnelles contractées par une tierce partie. La Cour ayant déjà conclu dans
l’arrêt que la Convention n’était pas rétroactive, même du point de vue de la responsabilité de
l’Etat, cette demande a apparemment trait à la question de la succession plutôt qu’à celle de la

responsabilité.

Sur le fond, compte tenu du grand nombre d’actes allégués (dont la plupart ont été commis
avant le 27 avril 1992), la question de la succession revêt en l’espèce une importance telle que le
moyen subsidiaire de la Croatie aurait mérité un examen aussi approfondi que son moyen principal.
Le fait que le demandeur n’ait présenté cet argument qu’à un stade tardif posait effectivement la
question de l’équité de la procédure.

II. L’intention politique sous-tendant la succession de la Serbie

Mme la juge Xue précise que, en l’espèce, la question de la succession est particulièrement
complexe. De 1992 à 2000, la Serbie a conservé un statut sui generis, ce qui a soulevé une série de
questions juridiques quant au point de savoir si elle avait qualité pour agir devant la Cour. Selon
elle, l’intention sous-tendant la succession de la Serbie a davantage été dictée par les considérations
d’opportunité politique qui ont entouré le traitement de la déclaration et de la note de 1992 qu’elle

n’a reposé sur une interprétation juridique cohérente au regard du droit international et de la
situation factuelle.

Tout en reconnaissant la validité des engagements pris par la Serbie en ce qui concerne ses
obligations internationales, la Cour n’a cependant pas précisé, dans son arrêt de 2008, quelles
étaient les conséquences juridiques qui découlaient nécessairement de la modification de cette
intention politique.

Au regard du droit international, les conséquences pour la Serbie de cette nouvelle intention
politique revêtent, semble-t-il, trois aspects. Premièrement, la Serbie, qui est l’un des Etats
successeurs et non l’unique continuateur de la RFSY, ne jouit pas de l’ensemble des droits de son
prédécesseur, et n’assume pas non plus l’ensemble des obligations internationales ni la
responsabilité de la RFSY en tant que personnalité internationale identique. Deuxièmement, c’est
ce statut qui détermine les limites des obligations conventionnelles incombant à la Serbie,
conformément au droit international. Troisièmement, les relations conventionnelles que celle-ci

entretient avec les autres Etats successeurs sont régies par accord entre eux, ainsi que par les règles
générales du droit des traités.

En la présente espèce, les arguments avancés par la Croatie pour faire valoir que la Serbie a
succédé à la responsabilité de la RFSY reposent l’un comme l’autre sur l’intention politique
sous-tendant la succession de la Serbie. N’étant pas le continuateur mais l’un des Etats successeurs
de la RFSY, celle-ci a succédé à la convention sur le génocide à la date de sa proclamation, et n’a
donc été liée par cet instrument qu’à compter du 27 avril 1992. Quant aux questions de succession

qui se posent entre les Etats nouvellement indépendants ayant succédé à la RFSY, elles sont régies
par l’accord sur les questions de succession du 29 juin 2001. C’est dans ce contexte factuel et sur
la base de l’intention politique susmentionnée que la Cour était appelée à interpréter l’article IX de
la convention sur le génocide, aux fins de déterminer s’il existait, au regard du droit international,
une base juridique sur laquelle elle pouvait fonder sa compétence à l’égard d’actes antérieurs au
27 avril 1992. - 14 -

III. L’interprétation de l’article IX de la convention sur le génocide

S’agissant de l’interprétation de l’article IX, Mme la juge Xue estime que la Cour aurait dû
commencer par déterminer si la succession d’Etats en matière de responsabilité entrait dans les
prévisions de l’article IX et, dans l’affirmative, si la Serbie devait ou non, dans le contexte de la
présente affaire, être considérée comme ayant succédé à la responsabilité de la RFSY. Ce n’est
qu’une fois ces questions tranchées que la Cour avait compétence pour connaître de l’affaire au
fond, et non l’inverse.

Mme la juge Xue constate qu’il est bien difficile de déterminer, sur la base de l’historique de

la rédaction de la Convention ou des dispositions de fond de cette dernière, si la responsabilité de
l’Etat mentionnée à l’article IX recouvre également la succession en matière de responsabilité.
Toutefois, les Etats parties ayant clairement exclu de donner un effet rétroactif à la Convention et
s’étant montrés sceptiques quant à la responsabilité de l’Etat à raison de violations dudit
instrument, il serait d’autant plus improbable qu’ils fussent convenus de faire entrer la succession
en matière de responsabilité dans les prévisions de l’article IX.

Mme la juge Xue souligne que, aux termes de l’article IX de la Convention, la Cour n’est pas
appelée à trancher tout différend ayant trait à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la
Convention, mais qu’il doit s’agir d’un différend se rapportant directement aux droits et obligations
des parties. Les conditions permettant de mettre en cause la responsabilité de l’Etat, quant à elles,
relèvent du droit international général. Tant qu’il n’y a pas été satisfait, pareille responsabilité ne
saurait être engagée.

Dès lors que la Cour cherche à déterminer si les prétendus actes de génocide que la Croatie

invoque à l’encontre de la Serbie étaient attribuables à la RFSY et, partant, engageaient la
responsabilité de celle-ci, son examen  quelle que soit la conclusion finale à laquelle elle
parvienne  repose nécessairement sur le postulat qu’il y a succession en matière de responsabilité
et que la Serbie pourrait avoir succédé à la responsabilité de la RFSY à raison des manquements de
cette dernière aux obligations qui lui incombaient au titre de la Convention. De fait, la Convention
est donc appliquée rétroactivement à la Serbie. Or, bien que les règles régissant la responsabilité de

l’Etat se soient considérablement développées depuis l’adoption de la convention sur le génocide,
le droit international général ne livre que peu d’éléments concernant la succession d’Etats en
matière de responsabilité.

En résumé, Mme la juge Xue est d’avis que, malgré la prudence dont la Cour a fait preuve
dans son arrêt, l’approche que celle-ci a suivie pour trancher le différend en cause pourrait, à
l’avenir, avoir de sérieuses conséquences en ce qui concerne l’interprétation des traités, alors même

que telle n’était pas l’intention de la Cour.

IV. «Interruption» dans la protection

Enfin, Mme la juge Xue tient à faire une observation au sujet de l’argument de la Croatie
selon lequel toute décision limitant la compétence de la Cour aux événements postérieurs au
27 avril 1992 aurait eu pour effet d’introduire une «interruption» dans la protection assurée par la
Convention. S’il s’agit à l’évidence, du point de vue de la protection des droits de l’homme, d’un

argument solide et séduisant, la compétence de la Cour en l’espèce devait être «limitée aux
obligations imposées par la Convention elle-même» et contractées par la Serbie. Or pareille
«interruption», si tant est qu’elle existe, pourrait survenir non seulement dans le cas d’une
succession d’Etats, mais aussi avec tout Etat qui ne serait pas encore devenu partie à la Convention.
Telle est la limite de tout régime conventionnel.

Mme la juge Xue précise également que la juridiction de la Cour n’est que l’un des moyens

de faire appliquer la Convention. De surcroît, lorsqu’un Etat écarte la clause énoncée à l’article IX
au moment de ratifier la Convention ou d’y adhérer, cela ne signifie pas que la population de cet - 15 -

Etat partie n’est pas protégée par cet instrument. En dernière analyse, ce sont en effet les mesures
prises au niveau national qui jouent le rôle le plus important en matière de prévention du génocide

et de répression de ce crime. Au niveau international, en ce qui concerne les événements auxquels
se rapporte la présente affaire, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a été
créé pour traduire en justice les responsables des crimes commis au cours du processus de
dissolution de la RFSY, alors même que celle-ci a cessé d’exister. Bien que la responsabilité
pénale individuelle et la responsabilité de l’Etat soient deux notions distinctes, la protection offerte
par la Convention et la justice ainsi rendue sont aussi importantes l’une que l’autre. La question de
savoir si la Serbie devait être tenue pour responsable de la violation alléguée, par la RFSY, des

obligations internationales qui lui incombaient au titre de la Convention ne pouvait être tranchée
que conformément au droit international.

Déclaration de Mme la juge Donoghue

Si la juge Donoghue souscrit aux conclusions de la Cour en ce qui concerne tant la demande
principale que la demande reconventionnelle, elle tient à formuler quelques remarques sur les

parties de l’arrêt consacrées à l’élément matériel (actus reus) du génocide.

S’agissant de la demande principale, ses remarques portent sur les déclarations écrites de
témoins soumises par la Croatie. Selon elles, les déclarations écrites doivent contenir, outre
certains renseignements de base (nom, nationalité, domicile du témoin, lieu et date de signature de
la déclaration, notamment), les informations voulues pour que leur fiabilité puisse être évaluée (par
exemple, la relation entre le témoin et les parties, une description détaillée des faits, les sources des
renseignements fournis). Or, nombre des déclarations soumises par la Croatie sont à cet égard

déficientes, même si ce n’est pas à ce titre que la Cour a rejeté la demande. La juge Donoghue note
également que la Cour accorde une grande importance aux déclarations des témoins aux fins de
déterminer si l’élément matériel du génocide est établi dans certaines localités, en particulier
lorsqu’elle ne peut s’appuyer à cet égard sur des conclusions factuelles du TPIY ou des admissions
de la Serbie. Rappelant le critère d’établissement de la preuve rigoureux applicable en l’espèce,
elle estime regrettable que la Cour n’expose pas de manière uniforme les raisons pour lesquelles
elle conclut à l’existence (ou à l’absence) de l’élément matériel du génocide dans chaque cas.

S’agissant de la demande reconventionnelle, la juge Donoghue se penche sur le traitement
réservé par la Cour à la question de savoir si des homicides intentionnels ont été commis à Knin
lors du bombardement de cette ville. Si elle convient que la Cour ne dispose pas d’éléments
suffisants pour conclure que ce sont des bombardements indiscriminés qui ont causé la mort de
civils à Knin, elle ne peut faire sienne l’idée selon laquelle les pertes de vies humaines résultant
d’attaques exclusivement dirigées contre des objectifs militaires et ne visant pas délibérément des

civils ne pourraient relever du «meurtre» au sens du litt. a) de l’article II de la convention sur le
génocide.

Opinion individuelle de M. le juge Gaja

Le présent arrêt suit, bien entendu, le raisonnement tenu par la Cour dans son arrêt de 2007
en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de

génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro). Ces deux arrêts s’inscrivent dans un
même cadre juridique, ou au moins un cadre similaire, pour examiner les questions relatives à la
responsabilité de l’Etat à raison de la commission d’actes de génocide, et à la responsabilité pénale
individuelle pour génocide. Certains aspects qui sont propres à la responsabilité de l’Etat n’y sont
pas suffisamment appréciés.

Les tribunaux pénaux internationaux ont tendance à appliquer une définition restrictive du
génocide. La définition qui figure dans les Eléments des crimes adoptés par l’Assemblée des Etats - 16 -

parties au Statut de Rome est elle aussi restrictive. Or les raisons qui ont motivé l’adoption d’une
telle définition ne s’appliquent pas aux questions de responsabilité de l’Etat.

Il pourrait être plus aisé d’établir l’élément moral du génocide quand c’est la responsabilité
de l’Etat qui est en cause, car elle ne nécessite pas de prouver au préalable qu’une personne ou un
organe a commis certains actes dans une intention génocidaire.

En matière pénale, selon le critère d’établissement de la preuve habituellement retenu, la
responsabilité doit être établie au-delà de tout doute raisonnable. Appliqué à la responsabilité de
l’Etat, ce critère semble trop strict. L’«exceptionnelle gravité» des accusations liées à la

commission d’un génocide ne devrait pas rendre plus difficile l’établissement de la responsabilité
internationale d’un Etat.

Opinion individuelle de Mme la juge Sebutinde

La juge Sebutinde souscrit aux conclusions de la Cour énoncées aux points 2 et 3 du
dispositif de l’arrêt, mais exprime son désaccord en ce qui concerne le point 1. Elle considère que

la compétence ratione temporis de la Cour au titre de l’article IX de la convention sur le génocide
est limitée aux différends relatifs à l’interprétation, à l’application et à l’exécution de la Convention
par les parties contractantes et aux actes imputables aux Etats en cause, en l’occurrence la Croatie
et la Serbie. Cette limitation s’explique par le principe essentiel de droit international selon lequel,
à moins qu’une intention différente ne ressorte du texte ou ne soit par ailleurs établie, les
dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou un fait antérieur à la
date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé

d’exister à cette date (article 28 de la convention de Vienne sur le droit des traités). En l’espèce, la
RFY/Serbie ne pouvait être liée par la convention sur le génocide avant le 27 avril 1992, date à
laquelle elle est devenue partie contractante par succession. La RFSY, à laquelle le demandeur
impute les actes commis avant le 27 avril 1992, est une entité qui n’existe plus et qui n’est donc
plus partie à la Convention. En conséquence, la question de la responsabilité de la RFY/Serbie
(l’un des cinq Etats qui ont succédé à la RFSY avec les républiques de Croatie, de Slovénie, de
Bosnie-Herzégovine et de Macédoine) pour les actes commis par l’Etat prédécesseur avant le

27 avril 1992, c’est-à-dire avant qu’elle ne devienne un Etat partie à la convention sur le génocide,
ne relève pas de la compétence ratione temporis de la Cour.

La juge Sebutinde ne souscrit pas non plus à la décision de la Cour d’accorder du poids, au
motif qu’elle constituerait une indication supplémentaire attestant qu’aucun génocide n’a été
commis en Croatie, à celle prise par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)
de n’inculper personne de génocide relativement au conflit qui y a eu lieu. Elle considère que, en
adoptant cette position sans avoir recherché les raisons ayant inspiré les choix du procureur, la

Cour risque d’asseoir sa décision sur de pures conjectures. Aux termes du statut du TPIY, la
décision d’enquêter et d’engager des poursuites relève exclusivement du pouvoir d’appréciation du
procureur, lequel n’est pas tenu de la motiver. A la différence de la décision de justice, celle du
procureur d’inclure ou non tel ou tel chef dans l’acte d’accusation constitue une décision
administrative fondée sur les éléments de preuve alors disponibles et ne suppose aucune prise de
position générale ou définitive quant à la qualification des faits. Dans l’exercice de son pouvoir
discrétionnaire, le procureur tient également compte d’un large éventail de facteurs sans rapport

avec les éléments de preuve, comme le coût et la durée du procès, la gestion du dossier et la
disponibilité des témoins. En outre, les questions que doivent examiner la Cour et le TPIY relèvent
de régimes entièrement différents et les réponses apportées par l’un ne sauraient être déterminantes
pour l’issue de la procédure en cours devant l’autre. Alors que le TPIY s’intéresse à la
responsabilité pénale individuelle au regard de la commission de crimes spécifiques, la Cour est
chargée d’apprécier la responsabilité de l’Etat ayant manqué à l’obligation de prévenir ou de punir
un ensemble de crimes qui pourraient avoir été commis dans une intention génocidaire. Dans le

dernier cas, il n’est pas nécessaire que chacun des auteurs matériels soit identifié pour que la Cour - 17 -

puisse tirer ses conclusions. Elle a la possibilité aussi bien que le devoir d’adopter une vision
globale des éléments de preuve, y compris les constatations faites par le TPIY. Elle dispose en

outre d’éléments de preuve qui étaient étrangers aux accusations retenues par le TPIY et qu’elle est
à même d’apprécier. En conséquence, la Cour devrait faire preuve de prudence lorsqu’elle choisit,
sans connaître la motivation du procureur, de tirer quelque appui ou conclusion de la décision du
TPIY de ne pas porter d’accusations de génocide à raison du conflit en Croatie.

Opinion individuelle de M. le juge Bhandari

1. Le juge Bhandari a voté avec la majorité sur chacun des trois points du dispositif du
présent arrêt. Toutefois, en ce qui concerne le second point  le rejet de l’allégation de génocide
formulée par la Croatie contre la Serbie , s’il souscrit à la conclusion de la majorité selon
laquelle les actes commis contre des Croates de souche à l’époque des faits constituent l’élément
matériel (actus reus) du génocide, le juge Bhandari n’est pas certain que la Croatie se soit acquittée
de son obligation d’étayer ses allégations à l’aide du minimum d’éléments de preuve crédibles

requis par la Cour, ce qui l’aurait pleinement convaincu que la seule conclusion raisonnable
possible était que de tels actes ont été perpétrés avec une intention génocidaire.

2. Le juge Bhandari exprime ensuite ses préoccupations et ses doutes au sujet de l’analyse à
laquelle a procédé la majorité pour décider s’il y avait eu intention spécifique (dolus specialis) de
commettre un génocide. En résumé, il estime que la majorité : 1) n’a pas clairement établi les
paramètres et les directives voulus pour régler la question de l’intention génocidaire, notamment en

ce qui concerne le critère du «caractère substantiel» ; 2) n’a pas correctement pris en compte
l’évolution de la jurisprudence des juridictions pénales internationales sur la question de l’intention
génocidaire depuis l’arrêt rendu par la Cour en 2007 en l’affaire de la Bosnie ; et 3) n’a pas
correctement examiné et apprécié les 17 critères présentés par la Croatie comme permettant
d’établir l’intention génocidaire.

3. Passant en revue la jurisprudence récente du Tribunal pénal international pour

l’ex-Yougoslavie (TPIY) et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), le
juge Bhandari note l’apparition de nouvelles tendances du droit par rapport au critère du «caractère
substantiel» de l’intention génocidaire et déplore le silence de la majorité face à cette évolution
jurisprudentielle pertinente. S’il reconnaît à la Cour la prérogative de ne pas s’appuyer sur cette
jurisprudence, il est néanmoins d’avis que la majorité a manqué une occasion d’apporter des
éclaircissements sur cette zone obscure du droit international public et, à partir de là, d’établir une
distinction entre le régime juridique du génocide et celui d’autres infractions graves, telles que le

crime contre l’humanité.

4. Tout au long de son analyse, le juge Bhandari explicite ses doutes en s’attachant
notamment à la manière dont la majorité a traité les événements qui se sont déroulés dans la ville
croate de Vukovar d’août à novembre 1991 et en appliquant certaines des évolutions de la
jurisprudence du TPIY et du TPIR à cet aspect particulier du conflit. Ce faisant, il fait observer que
ces événements constituaient la pierre angulaire de la demande du requérant et qu’ils méritaient par

conséquent, à son avis, une plus grande attention que celle que leur a portée la Cour dans le présent
arrêt.

5. Enfin, le juge Bhandari explique son désaccord avec le raisonnement par lequel la
majorité a décidé que les événements de Vukovar ne pouvaient pas relever d’une intention
génocidaire au motif qu’ils procédaient, entre autres, d’un désir de «punir» la population croate
locale. Une telle approche amalgame, selon lui, les notions juridiques distinctes de motivation et - 18 -

d’intention. De même, il critique la distinction, qu’il estime illogique et mal fondée en droit,
opérée par la majorité lorsque celle-ci accorde une certaine valeur probante à une décision du

procureur du TPIY de ne pas inclure le chef de génocide dans un acte d’accusation alors qu’elle
n’en accorde aucune à une décision corollaire du procureur d’inclure ce même chef d’accusation
dans un autre acte d’accusation.

Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Vukas

M. le juge ad hoc Vukas commence par faire remarquer que l’arrêt rendu par la Cour

internationale de Justice en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) doit être lu dans le contexte des réalités
politiques historique et actuelle. Ainsi, la Cour a fait peu de cas des éléments constitutifs pourtant
clairs et caractérisés du génocide commis dans certaines régions de la Croatie par l’armée populaire
yougoslave et les forces serbes, sous prétexte qu’ils datent d’un quart de siècle et que leur
confirmation pourrait mettre à mal le processus devant mener à l’adhésion de la République de
Serbie à l’Union européenne.

De l’avis du juge ad hoc Vukas, bien que l’opération «Tempête» ait eu lieu en août 1995, ce
n’est qu’après le dépôt de la requête de la République de Croatie (en 1999) que la Serbie en est
venue à considérer qu’un génocide avait été commis contre les Serbes de Croatie nombre d’années
auparavant.

D’après le juge ad hoc Vukas, de façon générale, l’arrêt prononcé par la Cour internationale
de Justice en séance publique le 3 février 2015 procède davantage de la volonté de favoriser la

normalisation des rapports entre la Croatie et la Serbie que de celle de punir ceux qui se sont rendus
coupables de génocide.

Aussi le juge Vukas a-t-il voté contre le dispositif de l’arrêt, auquel il joint l’exposé de son
opinion dissidente.

Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Kreća

Bien qu’il s’agisse d’une opinion dite individuelle, l’opinion du juge Kreća contient à la fois
des éléments d’accord et des éléments de dissidence.

L’opinion du juge Kreća est dissidente en ce qui concerne la question de la compétence en
l’espèce (c’est-à-dire la deuxième exception préliminaire de la Serbie). Son auteur est
particulièrement préoccupé par l’approche extrêmement souple que la Cour a adoptée pour ce qui
est de sa compétence ratione temporis et par le fait qu’elle n’a pas statué sur ces questions cruciales

que sont : la date à partir de laquelle on peut considérer que la convention sur le génocide a lié le
demandeur ; la date à partir de laquelle on peut considérer que cette convention est devenue
applicable entre les Parties ; et la date jusqu’à laquelle on peut considérer qu’elle a lié la RFSY.
Le juge Kreća estime qu’une démarche aussi laxiste fait fi du principe fondamental du
consentement, notamment parce que, en traitant la deuxième exception préliminaire de la
Serbie, qui porte sur la recevabilité de la demande principale, en même temps que le fond de
celle-ci, la Cour réduit une décision essentielle sur la compétence à une sorte de conséquence

accessoire. Il s’inquiète des implications que risque d’avoir cette manière d’envisager la
compétence de la Cour.

En ce qui concerne les rapports entre la RFSY et la RFY du point de vue de la responsabilité
de l’Etat, le juge Kreća conteste vigoureusement, dans son opinion, l’idée que les règles de la
succession d’Etat en matière de responsabilité feraient partie du droit international, et la pertinence,
pour les circonstances de l’espèce, du paragraphe 2 de l’article 10 des articles sur la responsabilité - 19 -

de l’Etat pour fait internationalement illicite. Il conteste également toute possibilité d’application
rétroactive de la convention sur le génocide, qu’il s’agisse de la clause compromissoire (art. IX) ou

des dispositions de fond de cet instrument.

Sur le plan du droit matériel, le juge Kreća est d’accord qu’il est loin d’avoir été prouvé
qu’un génocide au sens de la Convention a été commis.

Il considère que la Cour a, pour l’essentiel, interprété correctement la convention sur le
génocide, en respectant aussi bien l’esprit que la lettre de celle-ci. Il se dit cependant préoccupé
par les liens établis entre la jurisprudence de la CIJ et celle du TPIY, et exhorte la Cour à adopter

une approche équilibrée et critique de la jurisprudence du Tribunal en matière de génocide.

Le juge Kreća estime que, si les deux parties ont effectivement commis des atrocités et
d’horribles crimes pendant la tragique guerre civile qui a déchiré la Croatie, ces crimes répondent
davantage à la définition des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre et ne relèvent pas de
la convention sur le génocide.

Pour ce qui est de la question de l’incitation au génocide, le juge Kreća est en dissidence

avec l’arrêt de la Cour. Il considère, en effet, que les rapports entre le régime du
président croate Tudjman et l’idéologie oustachie justifieraient de conclure que le demandeur a
directement et implicitement incité à commettre un génocide.

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Résumé de l'arrêt du 3 février 2015

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