COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Document non officiel
Résumé 2012/4
Le 20 juillet 2012
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal)
Résumé de l’arrêt du 20 juillet 2012
La Cour commence par exposer l’historique de la procédure (par. 1-14). Elle rappelle que, le
19février2009, la Belgique a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance
contre le Sénégal, au sujet d’un différend relatif au «respect par le Sénégal de son obligation de
poursuivre, pour des faits qualifiés notamment de crimes de torture et de cr imes contre l’humanité,
qui lui sont imputés en tant qu’auteur, coauteur ou complice, M. H[issène] Habré[, ancien président
de la République du Tchad], ou de l’extrader vers la Belgique aux fins de poursuites pénales». La
Belgique fondait, dans sa requête, ses demandes sur la convention des Nations Unies contre la
torture et autres peines ou traitements cruels , inhumains ou dégradants du 10décembre1984
(dénommée ci-après la «convention contre la tortur e» ou la «convention»), ainsi que sur le droit
international coutumier. La C our relève que, dans ladite requê te, la Belgique invoquait, comme
base de sa compétence, le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture ainsi que
les déclarations faites, en application du paragraphe 2 de l’article36 du Statut de la Cour, par la
Belgique, le 17 juin 1958 et par le Sénégal, le 2 décembre 1985.
Le 19 février 2009, la Belgique a également pr ésenté une demande en indication de mesures
conservatoires tendant à la protection de ses droits, au sujet de laquelle la Cour a rendu une
ordonnance le 28mai2009. Dans cette ordonnance, la Cour a dit que les circonstances, telles
qu’elles se présentaient alors à elle, n’étaient as de nature à exiger l’exercice de son pouvoir
d’indiquer des mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut.
I. ONTEXTE HISTORIQUE ET FACTUEL (par. 15-41)
La Cour rappelle que, après avoir pris le pouvoir le 7juin1982 à la tête d’une rébellion,
M. Habré a présidé la République du Tchad pendant huit années, au cours desquelles de multiples
violations des droits de l’homme auraient été commises, notamment des arrestations d’opposants
politiques réels ou présumés, des détentions sans j ugement ou dans des conditions inhumaines, de
mauvais traitements, des actes de torture, des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées.
Renversé le 1 décembre 1990, M. Habré a sollicité et obtenu du Gouvernement sénégalais l’asile
politique ; il réside à Dakar depuis lors.
A compter du 25 janvier 2000, un certain nom bre de procédures relatives aux crimes qui
auraient été commis au cours de la présiden ce de M.Habré ont été engagées, soit auprès des
juridictions sénégalaises, soit auprès des juridictions belges, à la fois par des ressortissants - 2 -
tchadiens, des ressortissants belges d’orig ine tchadienne, des ressortissants binationaux
belgo-tchadiens et une association de victimes. Le Comité des Nations Unies contre la torture et la
Cour africaine des droits de l’homme et du cito yen ont également été saisis de la question du
jugement de M. Habré par des ressortissants tchadiens.
Le 19 septembre 2005, le juge d’instruction be lge a décerné un mandat d’arrêt international
par défaut à l’encontre de M. Habré, inculpé co mme auteur ou coauteur, notamment, de violations
graves du droit international humanitaire, d’actes de torture, du crime de génocide, de crimes
contre l’humanité et de crimes de guerre, sur la base duquel la Belgique a demandé au Sénégal
l’extradition de M.Habré et Interpol a fait circuler une «notice rouge» valant demande
d’arrestation provisoire en vue de l’extradition.
Dans un arrêt du25novembre2005, la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar
s’est prononcée sur la demande d’extradition de la Belgique en décidant que, en tant que
«juridiction ordinaire de droit commun, [elle] ne [pouvait] étendre sa compétence aux actes
d’instruction et de poursuite engagés contre un chef d’Etat pour des faits prétendument commis
dans l’exercice de ses fonctions»; que M.Habré devait «bénéficier de…l’immunité de
juridiction», qui «a vocation à survivre à la cessation de fonctions du [p]résident de la
République»; et qu’elle ne pouvait dès lors «connaître de la régularité [des] actes de poursuite et
de la validité d[u] mandat d’arrêt s’appliquant à un chef d’Etat».
Au lendemain du prononcé dudit arrêt, le Sénéga l a saisi l’Union africaine de la question du
jugement de M. Habré. En juillet 2006, la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de cette
organisation a notamment «décid[é] de considérer le dossier Hissène Habré comme le dossier de
l’Union africaine,…mandat[é] la République du Sé négal de poursuivre et de faire juger, au nom
de l’Afrique, Hissène Habré par une juridiction sénégalaise compétente avec les garanties d’un
procès juste» et «donn[é] mandat au président de l’Union [africaine], en concertation avec le
président de la Commission [de l’Union], d’apporter au Sénégal l’assistance nécessaire pour le bon
déroulement et le bon fonctionnement du procès».
Par note verbale du 11 janvier 2006, la Belgique, se référant à la procédure de négociation en
cours au titre de l’article30 de la convention c ontre la torture et prenant note du transfert du
«dossier Hissène Habré» à l’Union africaine, a indiqué qu’elle interprétait ladite convention et, plus
particulièrement l’obligation «aut dedere aut judicare» (c’est-à-dire «extrader ou poursuivre»)
prévue à l’article7, «comme ne prévoyant d’ obligations que dans le chef d’un Etat, en
l’occurrence, dans le cadre de la demande d’extrad ition de M.Hissène Habré, dans le chef de la
République du Sénégal». La Belgique a en out re demandé au Sénégal «de bien vouloir lui
communiquer sa décision finale quant à l’accord ou [au] refus de donner suite à la demande
d’extradition» de M. Habré. Selon la Belgique , le Sénégal n’a pas répondu à cette note. Par note
verbale du 9mars2006, la Belgique s’est référé e de nouveau à la procédure de négociation en
cours au titre de l’article30 et a précisé qu’elle in terprétait l’article4, l’ article 5, paragraphes 1 c)
et 2, l’article 7, paragraphe 1, l’article 8, paragraphes1, 2 et 4, et l’article9, paragraphe1, de la
convention «comme prévoyant l’obligation, pour l’ Etat sur le territoire duquel est trouvé l’auteur
présumé d’une infraction visée à l’article4 de la c onvention…, de l’extrader à défaut de l’avoir
jugé sur [la] base des incriminations visées audit ar ticle» ; en conséquence, la Belgique a demandé
au Sénégal «de bien vouloir lui faire savoir si sa décision de transmettre l’affaire Hissène Habré à
l’Union africaine d[evait] être interprétée comme signifiant que les autorités sénégalaises
[n’avaient] plus l’intention de l’extrader vers la Belgique ni de le faire juger par les autorités
judiciaires compétentes».
Par note verbale datée du 4 mai 2006, la Belgi que, après avoir constaté l’absence de réaction
officielle des autorités sénégalaises à ses correspondances et démarches antérieures, a réitéré
qu’elle interprétait l’article 7 de la convention contre la torture comme prévoyant l’obligation, pour - 3 -
l’Etat sur le territoire duquel est trouvé l’auteur présu mé, de l’extrader à défaut de l’avoir jugé et a
souligné que la «décision de confier le cas Hissène Habré à l’Union africaine» ne pouvait dispenser
le Sénégal des obligations qui lui incombaient de juger ou extrader la personne accusée des faits
incriminés conformément aux articles pertinents de la convention; elle a par ailleurs indiqué
qu’une controverse non résolue au sujet de cette interprétation entraînerait un recours à la
procédure d’arbitrage au titre de l’article30 de la convention. Par note verbale du 9mai2006, le
Sénégal a expliqué que ses notes verbales des 7 et 23 décembre 2005 constituaient une réponse à la
demande d’extradition de la Belgique ; il a précisé que, en transférant l’affaire à l’Union africaine,
pour ne pas créer une impasse juridique, il s’était conformé à l’esprit du principe «aut dedere aut
punire»; et il a enfin pris acte de «l’éventualité d’ un recours à la procédure d’arbitrage prévue à
l’article30 de la convention». La Belgique a, dans une note verbale du 20juin2006, que le
Sénégal soutient n’avoir pas reçue, «constat[é] que la tentative de négociation entamée avec le
Sénégal en novembre2005 n’a[vait] pas abouti» et a en conséquence demandé au Sénégal que le
différend soit soumis à l’arbitrage, «suivant les modalités à convenir de commun accord»,
conformément à l’article30 de la convention. Par ailleurs, aux termes d’un rapport préparé par
l’ambassade de Belgique à Dakar suite à une ré union tenue le 21juin2006 entre le secrétaire
général du ministère sénégalais des affaires étrangè res et l’ambassadeur de Belgique, ce dernier a
expressément invité le Sénégal à prendre clairement position sur la demande de recours à
l’arbitrage. Selon le même rapport, les autorit és sénégalaises ont pris acte de la demande belge
d’arbitrage et l’ambassadeur de Belgique a appelé le ur attention sur le fait que le délai de six mois
fixé à l’article 30 commençait à courir à compter de cette date.
La Cour note par ailleurs que le Comité des Nati ons Unies contre la torture a déclaré, dans
une décision du 17mai2006, que le Sénégal n’ avait pas adopté les «mesures nécessaires» pour
établir sa compétence sur les crimes visés par la convention, en violation du paragraphe2 de
l’article5 de celle-ci. Le Comité a également indiqué que le Sénégal ne s’était pas acquitté de
l’obligation qui lui incombait, conformément au para graphe 1 de l’article 7, de soumettre l’affaire
concernant M.Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ou, à défaut,
dès lors qu’il existait une demande d’extradition ém anant de la Belgique, de faire droit à cette
demande.
La Cour observe ensuite qu’en 2007, le Sénégal a procédé à plusieurs modifications
législatives afin de mettre son droit interne en conf ormité avec le paragraphe 2 de l’article 5 de la
convention contre la torture. Les nouveaux articles 431-1 à 431-5 de son code pénal définissaient
et sanctionnaient formellement le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de
guerre et d’autres violations du droit internati onal humanitaire. De surcroît, en vertu du nouvel
article431-6 dudit code, tout individu pouvait «être jugé et condamné en raison d’actes ou
d’omissions…qui, au moment et au lieu où ils étaient commis, étaient tenus pour une infraction
pénale d’après les principes généraux de droit r econnus par l’ensemble des nations, qu’ils aient ou
non constitué une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu». Par ailleurs,
l’article 669 du code de procédure pénale sénégalais était modifié comme suit : «Tout étranger qui,
hors du territoire de la République s’est vu reprocher d’être l’auteur ou le complice d’un des crimes
visés aux articles431-1 à 431-5 du code pénal…, peut être poursuivi et jugé d’après les
dispositions des lois sénégalaises ou applicables au Sénégal s’il se trouve sous la juridiction du
Sénégal ou si une victime réside sur le territoire de la République du Sénégal, ou si le
Gouvernement obtient son extradition». En outre, un nouvel article 664bis était inséré dans le code
de procédure pénale, aux termes duquel «les juridictions nationales sont compétentes pour tout
crime ou délit, puni par la loi sénégalaise, co mmis hors du territoire de la République par un
national ou un étranger, lorsque la victime est de nationalité sénégalaise au moment des faits».
Le Sénégal a informé la Belgique de ces modifications législatives par notes verbales en date
des 20 et 21 février 2007. Dans sa note verbale du 20 février, le Sénégal a également rappelé que,
lors de sa huitième session ordinaire tenue les 29 et30janvier2007, la conférence de l’Union
africaine avait «lanc[é] un appel aux Etats membre s [de l’Union], aux partenaires internationaux et
à l’ensemble de la [c]ommunauté internationale pour la mobilisation de toutes les ressources, en - 4 -
particulier les ressources financières, nécessaires à la préparation et au bon déroulement [du] procès
[de M.Habré]». Dans sa note verbale du 21févr ier, le Sénégal a affirmé que «le principe de
non-rétroactivité, bien que reconnu par la législa tion sénégalaise,…ne fai[sait] pas obstacle au
jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d’actes ou d’omissions qui, au moment
où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels d’après les principes généraux de droit reconnus
par l’ensemble des Etats». Après avoir indiqué qu ’il avait constitué «un grou pe de travail chargé
de faire les propositions nécessaires pour déterminer les modalités et procédures aptes à faire
poursuivre et juger, au nom de l’Afrique, l’an cien président du Tchad, avec les garanties d’un
procès juste et équitable», le Sénégal a sou ligné que ledit procès «exig[eait] des moyens
[financiers] importants qu[’il] ne [pouvait] m obiliser sans le concours de la [c]ommunauté
internationale».
Par note verbale datée du 8 mai 2007, la Belgique a rappelé qu’elle avait fait part au Sénégal,
dans une note verbale du 20juin2006, «de son souhait de constituer un tribunal arbitral pour
résoudre [le] différend à défaut d’avoir pu trouver une solution par la voie de la négociation,
comme le prévoit l’article30 de la convention [contre la torture]»; elle a constaté qu’«aucune
réponse [n’avait] été apportée par la République du Sénégal [à sa] proposition d’arbitrage» et
réservé ses droits sur la b ase de l’article30 susmentionné; elle a pris acte des nouvelles
dispositions législatives sénégalaises et s’est enquise de savoir si celles-ci permettraient la
poursuite de M. Habré au Sénégal et, le cas échéant, da ns quels délais ; enfin, la Belgique a soumis
au Sénégal une offre de coopération judiciaire prévoyant que, sur la base d’une commission
rogatoire émanant des autorités sénégalaises compétentes, une copie du dossier d’instruction belge
à charge de M.Habré serait transmise au Sénégal par la Belgique. Par note verbale du
5 octobre 2007, le Sénégal a informé la Belgique de sa décision d’organiser le procès de M. Habré
et l’a invitée à une réunion des donateurs potentiels aux fins du financement dudit procès. La
Belgique a réitéré son offre de coopération judicaire par des notes verbales datées
des 2 décembre 2008, 23 juin 2009, 14 octobre 2009, 23 février 2010, 28 juin 2010,
s5eptembr2e011 et 1anvie2r012. Par ses notes verbales de2s juil2t009,
14 septembre 2009, 30 avril 2010 et 15 juin 2010, le Sénégal a accueilli favorablement la
proposition d’entraide judiciaire, indiqué qu’il avait désigné des juges d’instruction et s’est déclaré
disposé à donner suite à cette proposition dès qu’a urait eu lieu la prochaine table ronde des
donateurs. Aucune demande de commission r ogatoire émanant des autorités judiciaires
sénégalaises n’a été reçue à cette fin par les autorités belges.
En 2008, le Sénégal a modifié l’article 9 de sa Constitution afin de prévoir une exception au
principe de la non-rétroactivité de sa loi péna le: pouvait désormais être poursuivi, jugé et
condamné tout individu auteur d’«actes ou omissions qui, au moment où ils étaient commis, étaient
tenus pour criminels d’après les règles du droit in ternational relatives aux faits de génocide, crimes
contre l’humanité, crimes de guerre».
Ainsi qu’il a été indiqué plus haut, la Belg ique, le 19février2009, a introduit la présente
instance devant la Cour. Le 8avril2009, au cours des audiences relatives à la demande en
indication de mesures conservatoires ⎯aux termes de laquelle la Belgique priait la Cour
«d’indiquer, en attendant qu’elle rende un arrêt définitif sur le fond», des mesures conservatoires
tendant à ce que le défendeur prenne «toutes l es mesures en son pouvoir pour que M.H.Habré
reste sous le contrôle et la surveillance des autorités judiciaires du Sénégal afin que les
règles de
droit international dont la Be lgique demande le respect puissent être correctement appliquées» ⎯,
l’agent du Sénégal a solennellement déclaré que son pays ne laisserait pas M.Habré quitter son
territoire aussi longtemps que l’a ffaire serait pendante devant la Cour. Au cours de ces mêmes
audiences, il a affirmé que «[l]e seul obstacle … à l’ouverture du procès de M.Hissène Habré au
Sénégal [était] d’ordre financier» et que son pays «a[vait] accepté de juger M. Habré non sans dire
devant l’Union africaine, dès le départ, qu’il ne pou vait pas, à lui tout seul, supporter le coût du
procès». - 5 -
La Cour relève ensuite que, par arrêt du 18 novembre2010, la Cour de justice de la
Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (ci-après la «Cour de justice de la
CEDEAO») s’est prononcée sur une requête déposée le 6octobre2008, par laquelle M.Habré lui
demandait de constater que ses droits de l’homme se raient violés par le Sénégal si des poursuites
étaient engagées contre lui. Après avoir nota mment constaté l’existence d’indices concordants
d’atteinte potentielle aux dr oits de l’homme de MH . abré sur la base des réformes
constitutionnelles et législatives sénégalaises, cette Cour a dit que le Sénégal devait se conformer
au respect des décisions rendues par ses juridictions nationales, notamment au respect de l’autorité
de la chose jugée et elle lui a ordonné, en co nséquence, le respect du principe absolu de
non-rétroactivité. Elle a par ailleurs conclu que le mandat reçu de l’Union africaine conférait au
Sénégal plutôt une mission de conception et de suggestion de toutes modalités propres à poursuivre
et à faire juger M.Habré dans le cadre strict d’une procédure spéciale ad hoc à caractère
international.
A la suite de cet arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO, la conférence des chefs d’Etat et
de gouvernement de l’Union africaine a, en janvier2011, «[d]emandé à la Commission
d’entreprendre des consultations avec le Gouvernem ent du Sénégal afin de finaliser les modalités
pour l’organisation rapide du procès de His sène Habré par un tribunal spécial à caractère
international, conformément à la décision de la C our de justice de la CEDEAO sur la question».
Lors de sa 17 session, tenue en juillet2011, la conférence a «confirm[é] le mandat confié au
Sénégal de juger Hissène Habré au nom de l’Afrique» et lui a «demand[é]
instamment…d’assumer sa responsabilité juridiqu e conformément à la convention des Nations
Unies contre la torture, à la décision du Comité des Nations Unies contre la torture ainsi qu’audit
mandat visant à juger rapidement M. Hissène Habré ou à l’extrader vers tout autre pays susceptible
de le juger».
Les 12 janvier et 24 novembre 2011, le rapporteur du Comité contre la torture chargé du
suivi des communications, se référant à la déci sion rendue par ledit Comité le 17mai2006, a
rappelé au Sénégal son obligati on de soumettre l’affaire concernant M.Habré à ses autorités
compétentes pour l’exercice de l’action pénale, s’il ne l’extradait pas.
Le 15mars 2011, le 5septembre2011 et le 17janvier2012, la Belgique a successivement
adressé trois autres demandes d’extradition de M.Habré au Sénégal. Les deux premières
demandes ont été déclarées irrecevables; la troisième est toujours pendante devant la justice
sénégalaise.
e
A sa 18 session, tenue enjanvier2012, la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement
de l’Union africaine a fait observer que la Cour d’appel de Dakar ne s’était pas encore prononcée
sur la quatrième demande d’extradition belge; elle a noté que le Rwanda était prêt à organiser le
procès de M.Habré, et «demandé à la Commi ssion [de l’Union africaine] de poursuivre les
consultations avec les pays et institutions partenaires, et la République du Sénégal, ainsi qu’avec la
République du Rwanda, en vue d’assurer l’organi sation rapide du procès de Hissène Habré, et
d’examiner les modalités pratiques ainsi que les implications juridiques et financières du procès».
II. COMPÉTENCE DE LA C OUR (par. 42-63)
Après avoir rappelé les deux bases de compétence invoquées par la Belgique ⎯ à savoir le
paragraphe1 de l’article30 de la convention contre la torture et les déclarations faites par les
Parties, en application du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour ⎯, la Cour note que le
Sénégal conteste qu’elle ait compétence sur l’un ou l’autre de ces fondements, affirmant qu’il n’a
pas été satisfait aux conditions énoncées dans lesdits instruments et en premier lieu qu’il n’existe
pas de différend entre les Parties. - 6 -
A. L’existence d’un différend (par. 44-55)
La Cour rappelle que dans les demandes qu’elle a formulées dans sa requête, la Belgique l’a
priée de dire et de juger que «la République du Sénégal est obligée de poursuivre pénalement
M. H. Habré pour des faits qualifiés notamment de crimes de torture et de crimes contre l’humanité
qui lui sont imputés en tant qu’auteur, coauteur ou complice ; à défaut de poursuivre M. H. Habré,
la République du Sénégal est obligée de l’extrader vers le Royaume de Belgique pour qu’il réponde
de ces crimes devant la justice belge». Dans ses c onclusions finales, la Belgique a prié la Cour de
dire et de juger que le Sénégal a manqué aux oblig ations que lui impose l’article5, paragraphe2,
de la convention contre la torture, et que, en s’abstenant de prendre d es mesures relativement aux
crimes reprochés à M. Habré, il a manqué et continue de manquer aux obligations que lui imposent
l’article6, paragraphe2, et l’article7, paragraphe1, de ce même instrument, ainsi que certaines
autres règles de droit international. La Cour note que le Sénégal soutient, quant à lui, qu’il n’existe
aucun différend entre les Parties concernant l’interprétation ou l’application de la convention contre
la torture ou toute autre règle pertinente de droit international et que, partant, la Cour n’a pas
compétence en la présente espèce. La Cour relève donc que les Parties ont ainsi exposé des vues
radicalement opposées quant à la question de savoir si un différend existe entre elles et, si tel est le
cas, quel en est l’objet. Etant donné que l’existence d’un différend est une condition énoncée dans
les deux bases de compétence que la Belgique a invoquées, la Cour commence par examiner cette
question.
Evoquant sa jurisprudence antérieure, la Cour rappelle à ce sujet que pour établir l’existence
d’un différend, «[i]l faut démontrer que la réclama tion de l’une des parties se heurte à l’opposition
manifeste de l’autre» (Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil1962 , p.328), étant entendu que «[l]’existence d’un
différend international demande à être établie objectivement» ( Interprétation des traités de paix
conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1950, p. 74) et que «[l]a Cour, pour se prononcer, doit s’attacher aux faits. Il s’agit
d’une question de fond, et non de forme.» ( Application de la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de diserimination raciale (Géorgie c.Fédération de Russie),
exceptions préliminaires , arrêt du 1 avril2011, par.30.); la Cour note en outre que, «[e]n
principe, le différend doit exister au moment où la requête [lui] est soumise» (ibid.).
La Cour commence par examiner la première demande par laquelle la Belgique la prie de
dire et de juger que le Sénégal a violé le paragr aphe2 de l’article5 de la convention contre la
torture, qui impose à tout Etat partie de «p rend[re] les mesures nécessaires pour établir sa
compétence» aux fins de connaître d’actes de torture dans le cas où l’auteur présumé de ceux-ci «se
trouve sur tout territoire sous sa juridiction» et où il ne l’extrade pas vers l’un des Etats visés au
paragraphe1 du même article. La Cour constate que si la Belgi que soutient que le fait que le
Sénégal ne s’est pas conformé à l’obligation que lui impose le paragraphe 2 de l’article 5 «en temps
opportun» a eu des conséquences négatives sur l’ exécution d’autres obligations énoncées dans la
convention, elle admet que le Sénégal l’a fina lement fait, d’une part, par les modifications
législatives de 2007 (qui étendent la compétence des juridictions sénégalaises à certaines
infractions tels que la torture, les crimes de gue rre, les crimes contre l’humanité ou le crime de
génocide, qui auraient été commises hors du terr itoire sénégalais par un ressortissant étranger et
quelle que soit la nationalité des victimes) et, d’autre part, par la modification constitutionnelle de
2008 (qui permet désormais que le principe de non -rétroactivité en matière pénale n’empêche pas
que des poursuites soient engagées à l’encontre d’un individu à raison d’actes qui, au moment où
ils ont été commis, constituaient des crimes au regard du droit international).
La Cour considère que, au moment du dépôt de la requête, il avait été mis fin à tout différend
ayant pu exister entre les Parties au sujet de l’in terprétation ou de l’application du paragraphe 2 de
l’article 5 de la convention. Elle en déduit qu ’elle n’a pas compétence pour statuer sur la demande - 7 -
de la Belgique relative à l’oblig ation découlant de cette dispositio n conventionnelle; elle précise
toutefois que ce constat ne fait pas obstacle à ce qu’elle examine les conséquences que le
comportement du Sénégal relativement aux mesure s prescrites par ladite disposition a pu avoir sur
le respect de certaines autres obligations découlan t de la convention, si elle a compétence à cet
égard.
La Cour examine ensuite l’allégation de la Belgique selon laquelle le Sénégal a manqué à
deux autres obligations conventionnelles qui incomb ent respectivement à l’Etat partie sur le
territoire duquel se trouve l’auteur présumé d’actes de torture de procéder à «une enquête
préliminaire en vue d’établir les faits» (article 6, paragraphe 2) et, «s’il n’extrade pas ce dernier» de
«soumet[tre] l’affaire…à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale» (article7,
paragraphe1). La Cour relève que le Sénégal soutient qu’il n’ex iste pas de différend concernant
l’interprétation ou l’application de ces dispositions, non seulement parce qu’il n’y a pas de
divergence entre les Parties sur l’existence et la portée des obligations qui y sont énoncées, mais
également parce qu’il a satisfait auxdites obliga tions. En se basant sur l’analyse de la
correspondance diplomatique échangée par les Parties, la Cour considère cependant que les
demandes de la Belgique fondées sur l’interprétation ou l’application de l’article 6, paragraphe 2, et
de l’article 7, paragraphe 1, de la convention se sont heurtées à l’opposition manifeste du Sénégal ;
elle en déduit qu’un différend existait au moment du dépôt de la requête et constate que ledit
différend existe toujours.
La Cour relève que, dans sa requê te, la Belgique l’a en outre priée de dire et de juger que le
Sénégal a manqué à une obligation en vertu du droit international coutumier de «poursuivre
pénalement M. Habré» pour des crimes contre l’hu manité que celui-ci aurait commis ; la Belgique
a, par la suite, étendu cette demande aux crimes de guerre et au génocide aussi bien dans son
mémoire qu’à l’audience. Sur ce point, le Sénéga l soutient également qu’aucun différend ne s’est
fait jour entre les Parties.
La Cour fait observer que le mandat d’arrêt in ternational décerné à l’encontre de M.Habré
par la Belgique ⎯transmis au Sénégal le 22septemb re2005, avec une demande d’extradition ⎯
faisait certes état de violations du droit internati onal humanitaire, d’actes de torture et de génocide,
de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, de meurtres et d’autres crimes. Elle note
toutefois qu’aucun de ces deux doc uments n’indiquait ou ne laissait entendre que le Sénégal était
tenu, au regard du droit international, d’exercer sa compétence à l’égard desdits crimes, s’il
n’extradait pas M. Habré. Or, du point de vue de la compétence de la Cour, ce qui importe est de
savoir si, à la date du dépôt de la requête, il existait entre les Parties un différend quant à
l’obligation, pour le Sénégal, de prendre, en ve rtu du droit international coutumier, des mesures
concernant les crimes précités, attribués à M.Ha bré. Au vu de la correspondance diplomatique
échangée par les Parties, la Cour estime qu’un tel différend n’existait pas à cette date. Les seules
obligations qui y sont mentionnées sont celles qui déc oulent de la convention contre la torture. La
Cour estime que le Sénégal n’avait dès lors aucune raison de prendre position, dans ses relations
avec la Belgique, sur la question de la poursuite de M.Habré pour des crimes que celui-ci aurait
commis au regard du droit international coutum ier. Elle fait observer que, quoique les faits
constitutifs de ces crimes aient pu être étroitement liés aux actes de torture allégués, la question de
savoir si un Etat est tenu d’engager des poursuites à l’encontre d’un ressortissant étranger à raison
de crimes relevant du droit inte rnational coutumier que celui-ci aurait commis à l’étranger est
clairement distincte de toute question concernant le respect des obligations qui incombent à cet Etat
en application de la convention contre la tortur e, et soulève des problèmes juridiques tout à fait
différents.
La Cour en déduit que, au moment du dépôt de la requête, le différend qui opposait les
Parties n’était pas relatif à des manquements à de s obligations relevant du droit international
coutumier, et qu’elle n’a donc pas compétence pour statuer sur les demandes de la Belgique qui s’y - 8 -
rapportent. C’est donc uniquement à l’égard du différend concernant l’interprétation et
l’application de l’article 6, paragraphe 2, et de l’article 7, para graphe 1, de la convention contre la
torture que la Cour devra déterminer s’il existe une base juridique de compétence.
B. Les autres conditions de compétence (par. 56-63)
La Cour se penche ensuite sur les autres c onditions qui doivent être réunies pour qu’elle ait
compétence au titre du paragraphe1 de l’article30 de la convention contre la torture, qui stipule
que «[t]out différend entre deux ou plus des Etats parties concernant l’interprétation ou
l’application de la présente conve ntion qui ne peut être réglé pa r voie de négociation est soumis à
l’arbitrage à la demande de l’un d’entre eux. Si , dans les six mois qui suivent la date de la
demande d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de
l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut so umettre le différend à la Cour internationale de
Justice en déposant une requête conformément au St atut de la Cour» : il s’agit de l’impossibilité de
régler le différend par voie de né gociation et de l’impossibilité pour les parties, après que l’une
d’entre elles a formulé une demande d’arbitrage, de se mettre d’accord sur l’organisation d’une
telle procédure dans les six mois qui suivent la date de ladite demande.
S’agissant de la première de ces conditions, la Cour affirme qu’elle doit commencer par
rechercher si, «à tout le moins, ...l’une des parties [a] vraiment [tenté] d’ouvrir le débat avec
l’autre partie en vue de régler le différend» ( Application de la conven tion internationale sur
l’élimination de toutes les formes de erscrimination raciale (Géorgie c.Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt du 1 avril 2011, par. 157). A cet égard, elle considère qu’«il n’est
satisfait à la condition préalable de tenir des négociations que lorsque cell es-ci ont échoué, sont
devenues inutiles ou ont abouti à une impasse» ( ibid., par.159). L’exigence que le différend «ne
[puisse] pas être réglé par voie de négociation» ne saurait être entendue comme une impossibilité
théorique de parvenir à un règlement; elle signifi e, ainsi que la Cour l’a indiqué au sujet d’une
disposition au libellé similaire, qu’«il n’est pas raisonnablement permis d’espérer que de nouvelles
négociations puissent aboutir à un règlement» ( Sud-Ouest africain (Ethiopie c.Afrique du Sud;
Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 345).
La Cour note que si la Belgique a expr essément indiqué que les nombreux échanges et
réunions diplomatiques qui ont eu lieu entre les Parties entre le 11 janvier 2006 et le 21 juin 2006
rentraient dans le cadre de négoc iations prévues au paragraphe1 de l’article30 de la convention
contre la torture, le Sénégal n’a pas objecté au fait qu’elle ait qualifié ces échanges diplomatiques
de négociations. Du fait de la position du Sénégal selon laquelle, bien qu’il n’ait pas consenti à
l’extradition et ait rencontré des difficultés à enga ger des poursuites à l’encontre de M.Habré, il
n’en respectait pas moins les oblig ations qui lui incombaient en application de la convention, les
négociations n’ont pas progressé vers le règlem ent du différend. Après avoir noté que cette
divergence de vues a perduré entre les Parties jusqu’à la phase orale, la Cour conclut qu’il a été
satisfait à la condition énoncée au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention suivant laquelle le
différend ne peut pas être réglé par voie de négociation.
En ce qui concerne la soumission à l’arbitr age du différend relatif à l’interprétation de
l’article 7 de la convention contre la torture, le ministère belge des affaires étrangères a, dans une
note verbale en date du 4 mai 2006, fait observer qu ’«une controverse non résolue au sujet de cette
interprétation entraînerait un recours à la procé dure d’arbitrage prévue à l’article30 de la
convention contre la torture». Dans une note verbale en date du 9mai2006, l’ambassadeur du
Sénégal à Bruxelles a répondu comme suit : «Quant à l’év entualité d’un recours de la Belgique à la
procédure d’arbitrage prévue à l’article 30 de la c onvention contre la torture, l’ambassade ne peut
qu’en prendre acte en réaffirmant l’attachem ent du Sénégal aux exce llentes relations de - 9 -
coopération existant entre les deux pays et à la lutte contre l’impunité.» Après avoir, par la suite,
formulé directement une demande d’arbitrage dans une note verbale en date du20juin2006, la
Belgique a constaté, dans cette note, que «la te ntative de négociation entamée avec le Sénégal en
novembre 2005 n’a[vait] pas abouti et, conformément à l’article 30, paragraphe 1, de la convention
[contre la] torture» et elle a demandé «en con séquence au Sénégal de soumettre le différend à
l’arbitrage suivant les modalités à convenir de commun accord».
La Cour relève que la Belgi que a réitéré cette demande d’arb itrage dans sa note verbale en
date du 8mai2007, sans que le Sénégal y réponde. Bien que la Belgique n’ait pas formulé de
proposition détaillée quant aux questions devant être soumises à l’arbitrage et à l’organisation de la
procédure arbitrale, la Cour est d’avis que cela ne signifie cependant pas qu’il n’ait pas été satisfait
à la condition que «les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de
l’arbitrage», dans la mesure où un Etat peut en effet attendre, avant de formuler des propositions
sur ces aspects, qu’une réponse de principe favorab le ait été donnée à sa demande tendant à régler
le différend par voie d’arbitrage. La Cour ra ppelle avoir précisé, au sujet d’une disposition
conventionnelle similaire, que «l’absence d’accord entre les parties sur l’organisation d’un
arbitrage ne peut…pas se présumer. L’existen ce d’un tel désaccord ne peut résulter que d’une
proposition d’arbitrage faite par le demandeur et restée sans répon se de la part du défendeur ou
suivie de l’expression par celui-ci de son intention de ne pas l’accepter» ( Activités armées sur le
territoire du Congo (nouvelle requête:2002) (R épublique démocratique du Congo c.Rwanda),
compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J.Recueil2006 , p.41, par.92). La Cour conclut que la
présente espèce est de celles où l’incapacité des Parties à s’entendre sur l’organisation de
l’arbitrage résulte de l’absence de toute réponse de la part de l’Etat auquel la demande d’arbitrage a
été adressée.
S’agissant de la dernière condition prévue par le paragraphe1 de l’article30 de la
convention contre la torture, à savoir qu’au moins six mois doivent s’écouler après la date de la
demande d’arbitrage, avant que l’affaire lui soit soumise, la Cour constate qu’en la présente espèce,
il a été satisfait à cette exigence puisque, lorsque la requête a été déposée, plus de deuxannées
s’étaient écoulées depuis que la demande d’arbitrage avait été formulée.
Ayant constaté qu’il a été satisfait aux conditio ns énoncées au paragraphe1 de l’article30
de la convention contre la torture, la Cour conclut qu’elle a compétence pour connaître du différend
entre les Parties concernant l’interprétation et l’ application du paragraphe 2 de l’article6 et du
paragraphe 1 de l’article 7 de cet instrument. Etant parvenue à cette conclusion, elle n’estime pas
nécessaire de rechercher si elle est également compétente pour connaître de ce même différend sur
le fondement des déclarat ions faites par les Parties en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 de son
Statut.
III. RECEVABILITÉ DES DEMANDES DE LA B ELGIQUE (par. 64-70)
La Cour note la divergence de vues des Parties sur la question de la qualité pour agir de la
Belgique, qui a fondé ses demandes non seulement sur sa qualité de partie à la convention contre la
torture, mais également sur l’existence d’un intérê t particulier qui la distinguerait des autres parties
à cet instrument et lui conférerait un droit spécifique dans le cas de M. Habré.
Se fondant sur l’objet et le but de la conven tion, qui est «d’accroître l’efficacité de la lutte
contre la torture … dans le monde entier», la Cour relève qu’en raison des valeurs qu’ils partagent,
les Etats parties à cet instrument ont un intérêt commun à assurer la prévention des actes de torture
et, si de tels actes sont commis, à veiller à ce que leurs auteurs ne bénéficient pas de l’impunité,
quelle que soit la nationalité de ces auteurs ou celle de leurs victimes, et quel que soit le lieu où les
infractions alléguées ont été commises. La Cour considère que tous les autres Etats parties à la
convention ont un intérêt commun à ce que l’Etat sur le territoire duquel se trouve l’auteur présumé
du crime de torture respecte ces obligations, cet intérêt commun impliquant que les obligations en - 10 -
question s’imposent à tout Etat partie à la conventio n à l’égard de tous les autres Etats parties. Il
s’ensuit que l’ensemble des Etats parties ont «un intérêt juridique» à ce que les droits en cause
soient protégés ( Barcelona Traction, Light and Po wer Company, Limited, arrêt,
C.I.J. Recueil 1970, p.32, par.33) et que les obligations correspondantes peuvent être qualifiées
d’«obligations erga omnes partes», en ce sens que, quelle que soit l’affaire, chaque Etat partie a un
intérêt à ce qu’elles soient respectées.
La Cour conclut qu’en la présente espèce, la Belgique a, en tant qu’Etat partie à la
convention contre la torture, qualité pour invoquer la respons abilité du Sénégal à raison des
manquements allégués de celui-ci aux obligations pr évues au paragraphe2 de l’article6 et au
paragraphe1 de l’article7 de la convention; les demandes de la Belgique fondées sur ces
dispositions conventionnelles sont donc recevables. Compte tenu de cette recevabilité, la Cour
estime qu’il n’y a pas lieu pour elle de se prononcer sur la question de savoir si la Belgique a aussi
un intérêt particulier à ce que le Sénégal se conforme aux dispositions pertinentes de la convention
dans le cas de M. Habré.
IV. L ES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
CONTRE LA TORTURE (par. 71-117)
La Cour rappelle que si dans sa requête introductive d’instance, la Belgique lui a demandé de
dire et de juger que le Sénégal a l’obligation de poursuivre pénalement M.Habré et, à défaut, de
l’extrader vers la Belgique, elle l’a priée, dans ses conclusions finales, de dire et de juger que le
Sénégal a violé et viole ses obligations au titre de l’article6, paragraphe2, et de l’article7,
paragraphe 1, de cette convention, en s’abstenant de poursuivre pénalement M. Habré, à défaut de
l’extrader. Le demandeur a également souligné au cours de la procédure l’étroitesse des liens qui
existe entre les obligations découlant de ces deux dispositions conventionnelles et de l’article5
dans le cadre de la réalisati on de l’objet et du but de la c onvention qui consiste à accroître
l’efficacité de la lutte contre la torture: l’intro duction en droit interne de la législation appropriée
(article 5, paragraphe 2) permettrait ainsi à l’Etat sur le territoire duquel se trouve le suspect de
procéder immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits (article6,
paragraphe2), étape nécessaire pour que cet Etat puisse, en connaissance de cause, soumettre
l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale (article 7, paragraphe 1).
La Cour relève que le Sénégal conteste les allégations de la Belgique et considère qu’il n’a
violé aucune disposition de la convention, co mpte tenu de ce que la convention décompose
l’obligation aut dedere aut judicare en une série d’actions qu’un Etat devrait accomplir, et que les
mesures qu’il a prises jusque-là attestent du respect de ses engagements internationaux en la
matière, qui sont, dans une large mesure, laissées à la discrétion de l’Etat concerné. Après avoir
fait observer qu’il aurait pris le parti, non d’extrader M. Habré mais bien d’organiser son procès et
de le juger, le Sénégal sou tient avoir procédé aux réformes constitutionnelles et législatives
en2007-2008, en application de l’article5 de la convention, aux fins de se donner les moyens de
juger M. Habré dans le cadre d’un procès juste et équitable, dans un délai raisonnable. Il déclare en
outre que les mesures restrictives de liberté qu’il a prises à l’encontre de M. Habré, en application
de l’article 6 de la convention, ai nsi que d’autres mesures prises dans le cadre de la préparation de
son procès, envisagé sous l’égide de l’Union afri caine, doivent être considérées comme constituant
un commencement d’exécution de l’obligation de poursuivre prévue à l’article 7 de la convention.
La Cour considère que, en dépit de son incompétence pour connaître de la violation alléguée
du paragraphe2 de l’article5 de la convention indiquée ci-dessus, il convient de relever que la
mise en Œuvre par l’Etat de son obligation d’établir la compétence universelle de ses juridictions
pour connaître du crime de torture (article5, paragraphe2) est une condition nécessaire pour - 11 -
pouvoir procéder à une enquête prélim inaire (article6, paragraphe 2) et soumettre l’affaire à ses
autorités compétentes pour l’exerci ce de l’action pénale (article7, paragraphe1): l’ensemble de
ces obligations vise à permettre l’engagement de poursuites contre le suspect, à défaut
d’extradition, et la réalisation de l’objet et du but de la convention, qui est d’accroître l’efficacité de
la lutte contre la torture, en évitant l’impunité des auteurs de tels actes.
La Cour fait observer que l’obligation de l’Et at d’incriminer la torture et d’établir sa
compétence pour en connaître, qui trouve son équi valent dans les dispos itions de nombreuses
conventions internationales de lutte contre les crimes internationaux, doit être mise en Œuvre par
l’Etat concerné dès qu’il est lié par la conve ntion; cette obligation a notamment un caractère
préventif et dissuasif puisque, en se dotant de l’arsenal juridique nécessaire pour poursuivre ce type
d’infraction, les Etats parties garantissent l’intervention de leur système judiciaire à cet effet et
s’engagent à coordonner leurs efforts pour éliminer tout risque d’impunité. La Cour estime, à ce
propos, qu’en adoptant seulement en 2007 la législati on requise, le Sénégal a retardé la soumission
de l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exer cice de l’action pénale, dans la mesure où la
Cour d’appel de Dakar et la Cour de cassation sén égalaise ont, en effet, été amenées à décider, le
4 juillet 2000 et le 20 mars 2001, respectivement, que les juridictions sénégalaises étaient
incompétentes pour connaître des poursuites contre M.Habré, inculpé de complicité de crimes
contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie , faute d’une législation appropriée qui permette
de telles poursuites dans l’ordre ju ridique interne. La Cour en conclut que le retard accusé dans
l’adoption de la législation requise a nécessairement affecté l’exécution par le Sénégal de ses
obligations découlant du paragraphe2 de l’article6 et du paragraphe1 de l’article7 de la
convention; c’est en ayant à l’esp rit le lien qui existe entre ces différentes dispositions de la
convention, qu’elle se examinera les violations alléguées du paragr aphe2 de l’article6 et du
paragraphe 1 de l’article 7 de la convention.
A. La violation alléguée de l’obligation prévue au paragraphe 2
de l’article 6 de la convention (par. 79-88)
Après avoir rappelé qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 6 de la convention, l’Etat sur
le territoire duquel se trouve la personne soupçonnée d’avoir commis des actes de torture «procède
immédiatement à une enquête préliminaire en vue d’établir les faits», la Cour note que si la
Belgique considère que l’obligation découlant de cette disposition est de nature procédurale ⎯ en
ce sens que ledit Etat devrait prendre des mesures effectives pour rassembler les preuves, au besoin
par le moyen de l’entraide judiciaire, en déliv rant des commissions rogatoires auprès des pays
susceptibles de l’assister ⎯, le Sénégal est plutôt d’avis qu’ il ne s’agit que d’une obligation de
résultat, dans la mesure où l’enquête vise à l’ établissement des faits, sans forcément déboucher sur
des poursuites, dans la mesure où le procureur pourrait, au vu des résultats de cette enquête,
considérer qu’il n’y a pas lieu de poursuivre; le Sénégal affirme avoir, en tout état de cause,
satisfait à ladite obligation.
La Cour est d’avis que l’enquête préliminaire , prévue au paragraphe2 de l’article6, est
destinée, comme toute enquête menée par les au torités compétentes, à corroborer ou non les
soupçons qui pèsent sur la personne concernée. Ladite enquête est conduite par les autorités
chargées d’établir un dossier en rassemblant les faits et les éléments de preuve, qu’il s’agisse de
documents ou de témoignages se rapportant aux évén ements en cause et à l’implication éventuelle
du suspect dans le contexte en question. La Cour estime que la coopération des autorités
tchadiennes aurait dû être sollicitée, dans le cas d’espèce, de même que celle de tout autre Etat
auprès duquel des plaintes, en relation avec cette affaire, ont été déposées, pour permettre au
Sénégal de s’acquitter de son obligation de procéder à une enquête préliminai re. La Cour relève
que le Sénégal n’a versé au dossier aucun élément démontrant qu’il a conduit une telle enquête au - 12 -
sujet de M. Habré : elle estime qu’il ne suffit pas, comme le soutient le Sénégal, que l’Etat partie à
la convention ait adopté toutes les mesures législa tives pour sa mise en Œuvre, il faut encore qu’il
exerce sa compétence sur tout acte de torture en cause, en commençant par établir les faits.
L’interrogatoire de première comparution auquel le juge d’instruction au tribunal régional hors
classe de Dakar a procédé aux fins de constater l’id entité de M. Habré et de lui faire connaître les
faits qui lui étaient imputés ne pe ut être considéré comme la mise en Œuvre de l’obligation prévue
au paragraphe2 de l’article6, puisqu’il n’im pliquait pas d’enquête sur les faits reprochés à
M. Habré.
La Cour fait observer que si le choix des moyens, pour mener l’enquête, reste entre les mains
des Etats parties, en tenant compte notamment de l’ affaire concernée, le paragraphe 2 de l’article 6
de la convention requiert que des mesures soient pr ises aussitôt que le suspect est identifié sur le
territoire de l’Etat, afin de conduire une enquête au sujet de ladite affaire. En l’espèce,
l’établissement des faits s’imposait au moins à partir de l’an 2000, lorsqu’une plainte a été déposée
au Sénégal contre M. Habré ; elle n’a pas été davantage enclenchée en 2008, lorsqu’une nouvelle
plainte a été déposée contre M.Habré à Dakar, après les modifications législatives et
constitutionnelles intervenues respectivement en 2007 et 2008.
Le Sénégal ayant en outre déclaré lui-même devant la Cour de justice de la CEDEAO en
2010 qu’aucune procédure ou acte de poursuite n’ét aient pendants contre M.Habré devant ses
juridictions, la Cour en conclut que cette Partie a manqué à son obligation au titre du paragraphe 2
de l’article 6 de la convention, en n’engageant pas immédiatement une enquête préliminaire dès le
moment où ses autorités compétentes ont eu des raisons de soupçonner M. Habré, qui se trouvait
sur leur territoire, d’être responsable d’actes de torture ; la Cour estime que ce moment se situe, au
plus tard, à la date du dépôt de la première plainte contre l’intéressé en 2000.
B. La violation alléguée de l’obligation prévue au paragraphe 1
de l’article 7 de la convention (par. 89-117)
Après avoir cité le paragraphe 1 de l’article7 de la convention ⎯aux termes duquel
«[l]’Etat partie sur le territoire sous la juridi ction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à
l’article4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à
l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale» ⎯, la Cour fait observer
que l’obligation de soumettre l’affaire aux autorit és compétentes pour l’exercice de l’action pénale
(ci-après l’«obligation de poursuivre»), qui découl e de cette disposition, a été conçue de manière à
laisser auxdites autorités le soin de décider s’ il y a lieu ou non d’engager des poursuites, dans le
respect de l’indépendance du système judiciaire re spectif des Etats parties: ces autorités gardent
donc la maîtrise du déclenchement des poursuites, en fonction des preuves à leur disposition et des
règles pertinentes de la procédure pénale. S’agissant du cas d’espèce, la Cour estime que la
demande de la Belgique relative à l’application du paragraphe1 de l’article7 soulève un certain
nombre de questions ayant trait à la nature et au sens de l’obligation qu’il contient, à sa portée
temporelle et à sa mise en Œuvre.
1. La nature et le sens de l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 7 (par. 92–95)
La Cour clarifie la nature et le sens de l’obligation de poursuivre en indiquant que le
paragraphe 1 de l’article 7 impose à l’Etat sur le territoire duquel se trouve le suspect l’obligation
de soumettre l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale,
indépendamment de l’existence, au préalable, d’une demande d’extradition à l’encontre du
suspect: cet Etat est ainsi tenu de procéder immé diatement à une enquête pr éliminaire (article6,
paragraphe 2) aussitôt que le suspect se trouve su r son territoire, étant entendu que l’obligation de - 13 -
saisine des autorités compétentes, en vertu du pa ragraphe1 de l’article 7, peut déboucher ou non
sur l’engagement de poursuites en fonction de l’appréciation par celles-ci des éléments de preuve à
leur disposition relatifs aux charges qui pèsent sur le suspect. La Cour précise que si, en revanche
,
l’Etat sur le territoire duquel se trouve le suspect est saisi d’une demande d’extradition dans l’un
des cas prévus par les dispositions de la conventi on, il peut se libérer de son obligation de
poursuivre en faisant droit à la demande d’extradition. Le choix entre l’extradition ou
l’engagement des poursuites, en vertu de la conve ntion, ne revient pas à mettre les deux éléments
de l’alternative sur le même plan : si l’extradition est une option o fferte par la convention à l’Etat,
la poursuite est, en revanche, une obligation internationale prévue par la convention et dont la
violation engage la responsabilité de l’Etat pour fait illicite.
2. La portée temporelle de l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 7 (par. 96-105)
S’agissant de la question se rapportant à l’a pplication dans le temps du paragraphe1 de
l’article7 de la convention, en fonction du moment où les infractions sont présumées avoir été
commises et des dates d’ entrée en vigueur de la convention pour le Sénégal (26 juin 1987) et pour
la Belgique (25 juin 1999), la Cour, après avoir c onstaté qu’il n’existe pas une claire divergence de
vues des Parties sur la question, estime que l’interd iction de la torture relève du droit international
coutumier et qu’elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens) : elle repose sur une
pratique internationale élargie et sur l’opinio juris des Etats, compte tenu du fait qu’elle figure dans
de nombreux instruments internationaux à vocation universelle, qu’elle a été introduite dans le droit
interne de la quasi-totalité des Etats et que les actes de torture sont dénoncés régulièrement au sein
des instances nationales et internationales.
En se basant sur les dispositions de l’article 28 de la convention de Vienne sur le droit des
traités, qui reflète le droit coutumier en matière d’ interprétation de traités, la Cour précise toutefois
que l’obligation conventionnelle de poursuivre les auteurs présumés d’actes de torture ne
s’applique qu’aux faits survenus après l’entrée en vigueur de la convention contre la torture pour
l’Etat concerné. Elle fait ainsi observer que rien da ns la convention contre la torture ne révèle une
intention d’obliger un Etat partie à incriminer, en vertu de l’article 4, les actes de torture intervenus
préalablement à son entrée en vigueur pour cet Et at, ni à établir sa compét ence pour de tels actes,
conformément à l’article5. Il s’ensuit que l’oblig ation de poursuivre ne s’applique pas à de tels
actes; c’est dans ce sens que le Comité des Nations Unies contre la torture a affirmé, dans sa
décision du 23novembre1989 dans l’affaire O.R., M.M.et M.S. c.Argentine , que «les cas de
«torture» aux fins de la conven tion ne peuvent s’entendre que des cas de torture survenus après
l’entrée en vigueur de la convention».
La Cour estime que l’obligation de poursuiv re qui incombe au Sénégal en vertu du
paragraphe1 de l’article7 ne vaut pas pour les actes préte ndument commis avan t l’entrée en
vigueur de cet instrument à son égard, le 26 juin 1987. Elle note toutefois que, dans la mesure où
parmi les griefs formulés à l’encontre de M.Habré figurent nombre d’infractions graves
prétendument commises après cette date, le Séné gal est dans l’obligation de soumettre les
allégations relatives à ces actes à ses autorités comp étentes pour l’exercice de l’action pénale. La
Cour précise en outre que même si la convention n’impose pas au Sénégal d’engager des poursuites
en ce qui concerne des actes qui ont été commis av ant le 26 juin 1987, rien dans cet instrument ne
l’empêche de procéder ainsi.
S’agissant de la question de savoir quel était l’ effet de la date d’entrée en vigueur de la
convention, pour la Belgique, sur la portée de l’obligation de poursuivre qui incombe au Sénégal, la
Cour note une divergence notable de vues des Parties sur la question. Si la Belgique soutient que le
Sénégal était toujours tenu par l’obligation de poursuivre M.Habré, après qu’elle est devenue
elle-même partie à cette convention, et qu’elle serait dès lors en droit d’en invoquer devant la Cour
les manquements survenus après le 25juillet1999, le Sénégal conteste à la Belgique le droit de
mettre en cause sa responsabilité pour des faits qui se raient antérieurs à cette date, considérant que - 14 -
l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 7 appartient, selon le défendeur, à «la catégorie des
obligations erga omnes divisibles» et que seul l’Etat lésé pouvait en demander la sanction: le
Sénégal en déduit que la Belgique ne pouvait se prévaloir du statut d’Etat lésé pour des faits
antérieurs au 25juillet1999 et n’était pas à même de réclamer une application rétroactive de la
convention à son égard.
La Cour est d’avis que la Belgique est en droit de lui demander, à compter du 25 juillet 1999,
date à laquelle elle est devenue partie à la convention, de se prononcer sur le respect, par le
Sénégal, de son obligation au titre du paragraphe 1 de l’article 7 (cette conclusion étant également
valable pour ce qui est du paragraphe 2 de l’article 6) . Dans le cas d’espèce, la Cour relève que la
Belgique invoque la responsabilité du Sénégal pour le comportement de celui-ci à partir de l’an
2000, lorsqu’une plainte a été déposée contre M. Habré au Sénégal.
3. La mise en Œuvre de l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 7 (par. 106-117)
La Cour rappelle les positions respectives des Parties quant à la mise en Œuvre de
l’obligation de poursuivre : la Belgique, qui reconna ît que le délai d’exécution de ladite obligation
dépend des circonstances de chaque affaire et en particulier des preuves assemblées, estime,
d’abord, que l’Etat sur le territoire duquel se tr ouve le suspect ne peut retarder indéfiniment
l’exécution de l’obligation qui lu i incombe de saisir les autorit és compétentes pour l’exercice de
l’action pénale, les atermoiements dudit Etat pouvant porter atteinte aussi bien aux droits des
victimes qu’à ceux de l’accusé; la Belgique est ég alement d’avis que les difficultés financières
invoquées par le Sénégal ne sauraient justifier que celui-ci n’ait rien entrepris pour mener l’enquête
et engager les poursuites ; l’Etat demandeur allègue, enfin, que la saisine par le Sénégal de l’Union
africaine en janvier 2006 ne dispenserait pas ce pays de s’acquitter de ses obligations au titre de la
convention, ce d’autant plus que la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union
africaine avait, lors de sa se ptième session en juillet 2006, mandaté le Sénégal pour «poursuivre et
faire juger, au nom de l’Afrique, Hissène Habré par une juridiction sénégalaise avec les garanties
d’un procès juste». La Belgique affirme en outre que le Sénégal ne sa urait invoquer son droit
interne ou la décision de la Cour de justice de la CEDEAO du 18 novembre 2010 pour se soustraire
à sa responsabilité internationale.
La Cour note que tout au long de la procédure, le Sénégal a, quant à lui, réitéré son intention
de se conformer à l’obligation que lui impose le para graphe1 de l’article7 de la convention, en
prenant les mesures nécessaires pour engager des poursuites contre M. Habré ; il a soutenu, d’une
part, n’avoir cherché des appuis financiers que pour préparer le procès dans de bonnes conditions,
étant donné les singularités de celui-ci, compte tenu du nombre des victimes, de l’éloignement des
témoins et de la difficulté de rassembler les pr euves et, d’autre part, n’avoir jamais entendu, en
saisissant l’Union africaine, se décharger de ses obligations. S’agissant de l’arrêt de la Cour de
justice de la CEDEAO, le Sénégal a fait observe r qu’il ne s’agit pas d’une contrainte d’ordre
interne, arguant que tout en gardant à l’esp rit son devoir de respecter son obligation
conventionnelle, il n’en est pas moins soumis à l’autorité de la décision de cette Cour
communautaire qui l’a enjoint de changer le processus commencé en 2006 et qui devait déboucher
sur un procès à l’échelle nationale, pour mobiliser les efforts afin de créer un tribunal ad hoc à
caractère international, mécanisme dont la mise en place serait plus lourde.
La Cour considère que les obligations qui inco mbent au Sénégal au titre de la convention ne
sauraient être affectées par la décision de la Cour de justice de la CEDEAO, que les difficultés
financières soulevées par le Sénégal ne peuvent justifier qu’il n’ait pas engagé de poursuites contre
M. Habré et que la saisine de l’Union africaine ne pe ut justifier le retard pris dans le respect, par le
Sénégal, de ses engagements au titre de la conventio n ; elle estime qu’en vertu de l’article 27 de la
convention de Vienne sur le droit des traités, qui re flète le droit international coutumier, le Sénégal - 15 -
ne peut non plus justifier son manquement à l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 7 de la
convention contre la torture en invoquant son droit interne, notamment les décisions
d’incompétence rendues par les juridictions sénég alaises en2000 et 2001, ou le fait qu’il n’ait
adopté qu’en 2007 la législation nécessaire, conforméme nt au paragraphe 2 de l’article 5 de ladite
convention.
La Cour fait observer que le paragraphe 1 de l’article 7 de la convention ne contient aucune
indication quant aux délais d’exécution de l’obligati on qu’il prévoit, mais que ledit texte implique
nécessairement que celle-ci doit s’appliquer dans un délai raisonnable, de façon compatible avec
l’objet et le but de la convention, d’où la néce ssité que les poursuites soient engagées sans retard.
S’agissant du cas d’espèce, la Cour conclut que l’ob ligation prévue au paragraphe1 de l’article7
imposait au Sénégal de prendre toutes les mesures nécessaires pour sa mise en Œuvre dans les
meilleurs délais, en particulier une fois que la pr emière plainte avait été déposée contre M.Habré
en 2000. Le Sénégal ne l’ayant pas fait, il a ma nqué, et continue de manquer, aux obligations qui
lui incombent au titre du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention.
V. L ES REMÈDES (par. 118-121)
La Cour rappelle que la Belgi que, dans ses conclusions finales, la prie de dire et de juger,
premièrement, que le Sénégal a violé ses obligations internationales en n’ayant pas introduit dans
son droit interne et en temps utile les dispositions nécessaires permettant aux autorités judiciaires
sénégalaises d’exercer la compétence universelle pr évue au paragraphe2 de l’article5 de la
convention contre la torture, et qu’il a violé et viole ses obligations internationales découlant du
paragraphe2 de l’article6 et du paragraphe1 de l’article7 de la convention, en s’abstenant de
poursuivre pénalement M.Habré pour les crimes qu’il aurait commis, ou, à défaut, de l’extrader
vers la Belgique aux fins de telles poursuites pénales ; la Belgique prie également la Cour de dire et
de juger que le Sénégal est tenu de mettre fin à ces faits internationalement illicites en soumettant
sans délai l’«affaire Hissène Habré» à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale,
ou, à défaut, en extradant M. Habré sans plus attendre vers la Belgique.
La Cour rappelle que le fait que le Sénégal n’ait adopté qu’en 2007 les mesures législatives
nécessaires à l’engagement des poursuites sur la base de la compétence universelle a retardé la
mise en Œuvre de ses autres obligations prévues par la convention. La Cour rappelle également
que le Sénégal a manqué à son obligation, au titre du paragraphe 2 de l’article 6, de procéder à une
enquête préliminaire au sujet des crimes de tort ure qui auraient été commis par M.Habré, ainsi
qu’à l’obligation, au titre du para graphe1 de l’article7, de soumettre l’affaire à ses autorités
compétentes pour l’exercice de l’action pénale. Ces dispositions conventionnelles visent à éviter
l’impunité des auteurs présumés d’actes de torture, en faisant en sorte qu’ils ne puissent pas trouver
refuge auprès de l’un quelconque des Etats parti es. L’Etat sur le territoire duquel se trouve le
suspect a certes la possibilité d’ex trader ce dernier vers un pays qui en a fait la demande, mais à
condition que ce soit vers l’un des Etats prévus à l’ article 5 de la convention, qui est compétent, à
un titre ou un autre, pour le poursuivre et le juger.
La Cour souligne qu’en manquant à ses obligations au titre du paragraphe 2 de l’article 6 et
du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention, le Sénégal a engagé sa responsabilité internationale.
Dès lors, s’agissant d’un fait illicite à caractère continu, il est tenu d’y mettre fin, en vertu du droit
international général en matière de responsabilité de l’Etat pour fa it internationalement illicite. Le
Sénégal doit ainsi prendre sans autre délai les mesures nécessaires en vue de saisir ses autorités
compétentes pour l’exercice de l’action pénale, s’il n’extrade pas M. Habré. - 16 -
VI. D ISPOSITIF (par. 122)
mcotfs,
CLa OUR ,
1) A l’unanimité,
Dit qu’elle a compétence pour connaître du différend entre les Parties concernant
l’interprétation et l’application dl’article6, paragraphe2, et de l’article7, paragraphe1, de la
convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants du 10 décembre 1984, dont le Royaume de Belgique a saisi la Cour par requête déposée
au Greffe le 19 février 2009 ;
2) Par quatorze voix contre deux,
Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaîtr e des demandes du Royaume de Belgique
relatives à des manquements allégués, par la République du Sénégal, à des obligations relevant du
droit international coutumier ;
POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Keith,
Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue,
M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Kirsch, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Abraham, juge ; M. Sur, juge ad hoc ;
3) Par quatorze voix contre deux,
Dit que les demandes du Royaume de Belgique f ondées sur l’article6, paragraphe2, et
l’article7, paragraphe1, de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 sont recevables ;
POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trinda de, Yusuf, Greenwood, MmeDonoghue,
M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Kirsch, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, juge ; M. Sur, juge ad hoc ;
4) Par quatorze voix contre deux,
Dit que la République du Sénégal, en ne pr océdant pas immédiatement à une enquête
préliminaire en vue d’établir les faits relatifs aux crimes qui auraient été commis par M.Hissène
Habré, a manqué à l’obligation que lui impose l’ar ticle 6, paragraphe 2, de la convention des
Nations Unies contre la torture et autres pein es ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du
10 décembre 1984 ;
POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Greenwood, MmeDonoghue, M.Gaja,
Mme Sebutinde, juges ; MM. Sur, Kirsch, juges ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, Mme Xue, juges ; - 17 -
5) Par quatorze voix contre deux,
Dit que la République du Sénégal, en ne soume ttant pas l’affaire à ses autorités compétentes
pour l’exercice de l’action pénale contre M. Hissène Habré, a manqué à l’obligation que lui impose
l’article7, paragraphe1, de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 ;
POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, MmeDonoghue,
M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Kirsch, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, juge ; M. Sur, juge ad hoc ;
6) A l’unanimité,
Dit que la République du Sénégal doit, san s autre délai, soumettre le cas de
M.HissèneHabré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, si elle ne
l’extrade pas.
M.le juge Owada joint une déclaration à l’arrêt; MM.les juges Abraham, Skotnikov,
CançadoTrindade et Yusuf joignent à l’arrê t les exposés de leur opinion individuelle;
MmelajugeXue joint à l’arrêt l’exposé de s on opinion dissidente; Mmela juge Donoghue joint
une déclaration à l’arrêt; MmelajugeSebu tinde joint à l’arrêt l’exposé de son opinion
individuelle ; M. le juge ad hoc Sur joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.
___________ Annexe au résumé 2012/4
Déclaration de M. le juge Owada
Le juge Owada déclare que, même s’il a voté en faveur de la position exprimée dans l’arrêt
sur tous les points du dispositif, il nourrit certaines réserves en ce qui concerne la démarche
adoptée pour juger cette affaire.
Sur la question de la compétence, le juge Owada signale que, dans leurs écritures et
plaidoiries, les deux Parties se sont principalement attachées au comportement du Sénégal dans
l’affaire Habré. La Belgique allègue que le Sénégal a manqué à l’obligation qu’il avait de punir les
crimes de droit international humanitaire dont M. Habré était soupçonné, tandis que le Sénégal
soutient qu’il n’a jamais nié cette obligation de poursuivre M. Habré et qu’il n’y a pas de différend
entre les Parties. Selon le juge Owada, indé pendamment de la position ainsi exprimée par les
Parties, la Cour a choisi, dans son arrêt, de s’attacher exclusivement aux prescriptions du
paragraphe2 de l’article5 de la convention, pour conclure qu’elle n’avait pas compétence pour
connaître de la demande de la Belgique concer nant l’obligation faite au Sénégal par cette
disposition.
Or, de l’avis du juge Owada, il eût été préf érable d’interpréter l’objet du différend comme
embrassant l’ensemble des mesures prises par le Sénégal pour mettre en Œuvre le régime
autdedere aut judicare prévu par la convention et de consid érer que la requête de la Belgique
relevait globalement de la compét ence de la Cour. Selon lui, la convention visait à établir un
régime complet pour la mise à exécution du principe aut dedere aut judicare , et ne doit pas être
envisagée comme un simple assemblage d’obligati ons internationales indépendantes, dont la
violation individuelle serait examinée isolément et sans égard aux autres.
Le juge Owada ajoute qu’il aurait suffi que la Cour conclue à l’existence d’une violation de
l’obligation prévue à l’article 5 de la convention, ce qui lui aurait ensuite servi de fondement pour
se prononcer sur la violation des obligations énoncées aux articles6 et7. Il souligne que la
violation des obligations énoncées à ces articles est en effet une conséquence juridique découlant
directement de la constatation pa r la Cour de l’existence d’une violation du paragraphe2 de
l’article 5.
S’agissant de la question de la recevabilité, le juge Owada souscrit à la décision de la Cour
de déclarer recevables les demandes de la Be lgique, mais souhaite faire observer que cette
conclusion repose sur l’idée que la qualité pour agir de la Belgique lui vient exclusivement de sa
qualité d’Etat partie à la convention. Il signale que, en abordant de ce tte façon la question de
l’intérêt pour agir, la Cour a évité de répondre directement à la question principale, mais plus
litigieuse, que lui posait à cet égard la Belgique en soutenant qu’elle était en droit d’invoquer la
responsabilité du Sénégal en tant qu’«Etat l ésé» au titre du sous-a linéai) de l’alinéa b) de
l’article 42 des articles sur la responsabilité de l’Etat.
Le juge Owada souligne que la conséquence juridique de cette façon d’aborder la question
est que, comme tous les autres Etats parties à la c onvention, la Belgique n’est recevable, à ce titre,
qu’à réclamer l’exécution par le Sénégal des obligations que lui impose la convention. Elle ne peut
aller plus loin. Selon le juge Owada, puisque la Cour ne s’est pas prononcée sur la question de
savoir si la Belgique pouvait prétendre à un intérêt particulier pour agir en tant qu’Etat lésé, celle-ci
se trouve dès lors privée, en droit, de la possib ilité de demander l’extradition de M. Habré au titre
du paragraphe 2 de l’article 5 de la convention ou d’exiger la notif ication immédiate à laquelle elle
aurait droit, en tant qu’Etat partie, au titre du paragraphe 4 de l’article 6 de la convention. - 2 -
Le juge Owada ajoute que, quoi qu’il en soit, l’effet de la convention est que, comme le dit
clairement l’arrêt, l’extradition n’est que l’une d es possibilités qui s’offrent à l’Etat sur le territoire
duquel se trouve l’auteur présumé d’une infraction, et non une obligation. Il souligne néanmoins
que la qualité pour agir que le présent arrêt reconnaît à la Belgique ne lui permet pas de prétendre à
quelque intérêt particulier au titre de l’article5 de la convention. Il en vient par conséquent à la
conclusion que, pour ce motif, le demandeur devait être débouté sur le point 2 b) de ses conclusions
finales, où il demandait à la Cour de dire et juger que le Sénéga l était tenu d’extrader
Hissène Habré sans plus attendre vers la Belgique.
Opinion individuelle de M. le juge Abraham
Dans son opinion individuelle, le juge Abraham expose tout d’abord les raisons pour
lesquelles la Cour aurait dû, d’après lui, reteni r sa compétence pour connaître des demandes de la
Belgique relatives au droit international coutumier. Le juge Abraham estime en effet que c’est à
tort que la Cour a conclu qu’il n’y avait pas entr e les Parties de différend en ce qui concerne cet
aspect de la demande de la Belgique. Si, en règle générale, les c onditions déterminant la
compétence de la Cour doivent être remplies à la date d’introduction de la requête, le
jugeAbraham rappelle cependant que la Cour accepte qu’une condition qui faisait initialement
défaut puisse être remplie en cours d’instance. En l’espèce, les échanges entre les Parties devant la
Cour au sujet des demandes de la Belgique fond ées sur le droit international coutumier attestent
qu’il existe clairement, au moment du prononcé de l’arrêt, un différend entre les Parties sur ce volet
de l’affaire, et ce, même si celui-ci n’était pas établi au moment de la saisine de la Cour. Le
jugeAbraham en conclut que la Cour aurait dû se déclarer compétente, en application des
déclarations facultatives faites par les Parties en ve rtu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de
la Cour, pour connaître de la partie de la demande relative à des manquements allégués à des
obligations relevant du droit international coutumier.
Le juge Abraham estime, par ailleurs, que l es demandes de la Belgique sur cet aspect de
l’affaire n’auraient pas pu être accueillies par la Cour sur le fond. En effet, à son avis, il n’existe
pas à l’heure actuelle de règle coutumière oblig eant un Etat à poursuivre devant ses juridictions
internes les personnes soupçonnées de crimes de gue rre, de crimes contre l’humanité ou de crime
de génocide lorsque les crimes allégués ont été co mmis hors du territoire de cet Etat et que ni
l’auteur ni les victimes ne sont des ressortissants de cet Etat, et ce, que le suspect se trouve ou non
sur le territoire de l’Etat en question. Ainsi, les demandes présentées par la Belgique sur la base du
droit international coutumier étaient, en tout état de cause, vouées à l’échec.
Opinion individuelle de M. le juge Skotnikov
S’il souscrit aux conclusions énoncées dans le dispositif, le juge Skot nikov considère que la
Cour fait erreur en ce qui concerne les motifs qu’elle invoque à l’appui de sa conclusion jugeant les
demandes de la Belgique recevables.
De l’avis du juge Skotnikov, la Cour aurait pu se contenter de relever que la Belgique avait
engagé des poursuites pénales contre M.Habré en vertu de sa législation en vigueur, demandé
l’extradition de celui-ci du Sénégal vers la Belg ique et ouvert des négociations diplomatiques avec
le Sénégal sur la question de savoir si celui-ci devait exercer l’action pénale à l’encontre de
M. Habré au Sénégal ou procéder à son extradition vers la Belgique.
Au lieu de cela, la Cour a décidé de conclure que tout Etat partie à la convention contre la
torture avait qualité pour la saisir en invoquant la responsabilité de tout autre Etat partie. Cela
permet à la Cour de ne pas se pencher, au stade du fond, sur la question de savoir si la Belgique a - 3 -
établi sa compétence à l’encontre de M.Habré en vertu du paragraphe1 de l’article5 de la
convention, nonobstant le fait qu’aucune des victimes supposées qui ont porté plainte contre
M. Habré n’avait la nationalité belge à l’époque où les infractions alléguées ont été commises. Or,
cette question subordonne directement celle de la validité de la demande d’extradition de la
Belgique à l’encontre de M. Habré.
Au cours de la procédure orale, la Belgique a confirmé qu’elle se pr ésentait devant la Cour
en tant qu’Etat lésé. Or, en répondant à une question posée par l’un des juges, la Belgique a
invoqué, à titre subsidiaire, sa qualité pour agir en tant qu’Etat autre qu’un Etat lésé. Dans ses
conclusions finales, la Belgique s’est clairement définie en tant qu’Etat lésé, c’est-à-dire en tant que
partie ayant un intérêt particulier à ce que le Sénégal se conforme aux dispositions de la
convention. C’est pourquoi la décision de la C our de ne pas se prononcer sur la question de savoir
si la Belgique avait un intérêt particulier à ce que le Sénégal se conforme aux dispositions
pertinentes de la convention dans le cas de M.Habré est surprenante. Cette décision a
inévitablement pour conséquence que la question de la validité de la demande d’extradition de la
Belgique demeure non résolue.
Selon le juge Skotnikov, la conclusion de la Cour ⎯aux termes de la quelle la Belgique,
simplement en tant qu’Etat partie à la convention contre la torture, a qualité pour invoquer la
responsabilité du Sénégal à raison des manquements allégués de celui-ci aux obligations qui lui
incombent, au motif que les Etats parties ont un intérêt commun à atteindre les buts de la
convention ⎯ n’est ni correctement explicitée ni justifiée.
Certes, de nombreux instruments, notamment ce ux ayant trait à la protection des droits de
l’homme, imposent à chaque Etat partie des obligati ons vis-à-vis de tous les autres Etats parties,
mais le juge Skotnikov doute que cela permette de conclure que l’intérêt commun des Etats parties
à prévenir les actes de torture soit assimilable à un droit qu’auraient tous les Etats parties
d’invoquer la responsabilité de tout autre Etat par tie devant la Cour en vertu de la convention
contre la torture, à raison d’un ma nquement allégué à des obligations erga omnes partes . La
position de la Cour selon laquelle tout Etat partie peut effectivemen t se prévaloir d’un tel droit ne
repose pas sur une interprétation de la convention. En fait, les dispositions de celle-ci permettant à
tout Etat partie de se soustraire à l’obligation de devoir répondre de ses actes devant la Cour et à
l’examen du Comité contre la torture mènent à la conclusion inverse.
Le juge Skotnikov fait observer que l’arrêt ne fait référence à aucun précédent où un Etat
aurait porté une instance devant la Cour, ou tout autre organe judiciaire international, à raison de
manquements allégués à une obligation erga omnes partes en invoquant le simple fait d’être partie
à un instrument comparable à la convention contre la torture. L’arrêt ne renvoie pas non plus au
projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite adopté par la
Commission du droit international en 2001, qui ne corrobore pas la position de la Cour. Dans son
commentaire sur le projet d’articles, la Commission déclare sans aucune ambiguïté que,
«[p]our prendre de telles mesures, c’est-à-dire pour invoquer la responsabilité au sens
du projet d’articles, il faut un droit plus spécifique. En particulier, pour qu’un Etat
invoque la responsabilité pour son propre comp te, il doit avoir un droit particulier l’y
autorisant, par exemple un droit d’action spécifiquement établi par un traité, ou bien il
doit être considéré comme un Etat lésé.».
La convention contre la torture ne confère aucun droit d’action de la sorte aux Etats qui y sont
parties.
En conséquence, le juge Skotnikov conclut à re gret que les arguments sur lesquels la Cour
s’est appuyée pour justifier sa décision ⎯qu’elle a eu raison de rendre ⎯ au sujet de la
recevabilité des demandes de la Be lgique lui semblent juridiquement infondés, tant en droit
conventionnel qu’en droit coutumier. - 4 -
Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans son opinion individuelle, composée de 16 parties, M. le juge Cançado Trindade
commence par préciser que, bien qu’ayant voté en faveur du présent arrêt rendu en l’affaire relative
à des Questions concernant l’obligation de poursu ivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) dans la
mesure où la Cour y établit l’existence de violations de l’article 6, paragraphe 2), et de l’article 7,
paragraphe 1), de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants (ci-après dénommée la «convention contre la torture»), y affirme
la nécessité de prendre des mesures urgentes pour assurer la mise en Œuvre de l’obligation de
poursuivre prévue par la c onvention, et y consacre, à juste titre, l’interdiction absolue de la torture
comme relevant du jus cogens, il ne souscrit pas à deux points du raisonnement de la Cour: la
compétence de celle-ci à l’égard des obligations déc oulant du droit international coutumier, et le
traitement de l’élément temporel au regard de la convention contre la torture.
2. Le jugeCançadoTrindade estime donc devoir exposer les fondements de sa position sur
ces questions, ainsi que sur d’autres points y afférent s. Les réflexions présentées dans son opinion
individuelle ont trait, comme il est indiqué dans la partieI, à des considérations d’ordre factuel,
conceptuel et épistémologique relatives à différents points à l’égard desquels le raisonnement de la
Cour ne lui semble ni totalement satisfaisant ni exhaustif. Pour ce qui est des considérations de
fait, lejugeCançadoTrindade commence par repre ndre le contexte factuel de la présente affaire,
tel qu’il ressort des conclusions de la commissi on d’enquête tchadienne (de1992) sur le régime
Habré au Tchad (partie II).
3. Ce rapport d’enquête ⎯ auquel se sont référés tant la Be lgique que le Sénégal dans leurs
écritures et plaidoiries ⎯ porte sur: a)les organes de répression du régime mis en place par
HissèneHabré auTchad (1982-1990); b)la pratique systématique de la torture et les détentions
arbitraires ; c)les exécutions extrajudiciaires ou sommaires; et d)les massacres, et l’intention
d’exterminer tous les opposants supposés au régime. Selon le rapport de1992 de la commission
d’enquête du ministère tchadien de la justice, cité par la Belgique et le Sénégal, les nombreuses
violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sous le
régime de HissèneHabré ont fait plus de 40000 victimes, plus de 80000orphelins et plus de
30000veuves, et, «du fait de cette répression [privé plus de 200000pers onnes de tout] soutien
moral et matériel».
4. Le juge Cançado Trindade examine ensuite la décision rendue le 19mai2006 par le
Comité des Nations Unies contre la torture en l’affaire Souleymane Guengueng et autres c. Sénégal
(requête du 18avril2001) (partieIII). Les requérants ou auteurs de la communication, des
nationaux tchadiens résidant au Tchad, prétendaient être victimes d’une violation par le Sénégal de
l’article 5, paragraphe 2), et de l’article7 de la convention contre la torture. Le Comité, après
s’être référé au rapport présenté par la commissi on d’enquête nationale tc hadienne en1992 (voir
ci-dessus) et avoir rappelé les actions en justice introduites à partir de 2000, au Sénégal comme en
Belgique, par les victimes supposées à l’enc ontre de MH . issènHabré, a déclaré la
communication/requête recevable et estimé que le principe de la compétence universelle énoncé à
l’article5, paragraphe2), et à l’article7 de la convention contre la torture impliquait
«l’élargissement de la juridiction des Etats par ties à des requérants potentiels se trouvant dans des
situations similaires à celles des requérants».
5. Sur le fond, le Comité a jugé que le Sé négal n’avait pas satisfait à ses obligations au titre
de l’article5, paragraphe2), de la convention contre la tortur e, et considéré que le «délai
raisonnable» dans lequel l’Etat partie aurait dû s’en acquitter était «largement dépassé». Il a estimé
que le Sénégal était tenu de poursuivre M.Hiss èneHabré pour des actes de torture présumés et - 5 -
que, n’ayant jusqu’alors pris aucune décision te ndant à voir ce dernier poursuivi ou extradé, cet
Etat avait manqué aux obligations que lui impose l’article 7 de la convention contre la torture. Le
Comité a donc conclu à une violation, par le Sénégal, de l’article 5, paragra phe 2), et de l’article 7
de la convention, décision qui revêt une pertinence particulière aux fins de la présente espèce.
6. Le juge Cançado Trindade examine ensuite, toujours d’un point de vue factuel, les
réponses apportées par chacune des Parties aux questions qu’il a jugé utile de leur poser (partie IV)
à la fin des audiences publiques du 16mars2012. La valeur probante des éléments de preuve
produits et invoqués par les Parties est apparue clairement. En tout état de cause, le
juge Cançado Trindade ajoute que c’est à la juridi ction compétente qui sera finalement chargée de
juger M.HissèneHabré qu’il appartiendra de se pr ononcer sur cette question. Abordant ensuite,
dans le contexte de la présente affaire, la ques tion de la «quête incessante de réalisation de la
justice», le juge Cançado Trindade se penche sur (partieVI): a)les procédures introduites devant
les juridictions nationales (au Sénégal et en Belgique) ; b) les demandes d’extradition formulées par
la Belgique; c)les démarches entreprises au niveau inte rnational (notamment devant la Cour
africaine des droits de l’homme et des peuples, la Cour de justice de la Communauté économique
des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le Comité des NationsUnies contre la torture et le
rapporteur du Comité contre la torture chargé du suivi des communications et des requêtes, et le
Haut Commissariat des NationsUnies aux droits de l’homme); c)les actions conduites à
l’initiative de la société civile africaine etd)les démarches et interventions de l’Union africaine
(partie VII).
7. Le jugeCançadoTrindade, qui en vient en suite aux considérations d’ordre conceptuel et
épistémologique, est d’avis (partieV) que les obl igations mises à la charge des Etats (par les
conventions relatives à la protection des droits de l’homme) en matière de prévention, d’enquête et
de sanction en cas de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire,
«ne sont pas de simples obligations de moyens, ma is bien des obligations de résultat», étant donné
qu’
«il s’agit de normes impératives de droit international, préservant les droits
fondamentaux de la personne hum aine… Dans le domaine du jus cogens, dont relève
notamment l’interdiction absolue de la tort ure, les obligations des Etats s’analysent
comme des obligations de diligence due et de résultat.» (Par. 44.)
Toute position contraire, ajoute-t-il, «serait la porte ouverte à l’impunité. La manière dont le cas de
M. Hissène Habré a été traité jusqu’à maintenant doit, à cet égard, servir de leçon.» (Par. 45.)
8. Le juge Cançado Trindade précise en outre que la distinction entre ces deux types
d’obligations «a introduit un certain hermétisme dans la doctrine classique en la matière et généré
une certaine confusion» (en raison de la transposition abusive, en droit international, d’une
distinction propre à la tradition de droit civil et au droit des obligations), et que cette distinction ne
semble guère utile dans le dom aine de la protection interna tionale des droits de l’homme
(par.46-47). Selon le jugeCançadoTrindade, il n’est donc pas surprenant qu’elle ait suscité de
vives critiques dans la doctrine et n’ait pas eu de réelle incidence sur la jurisprudence
internationale. Les obligations ayant un caractère impératif doivent être respectées au regard des
principes fondamentaux énoncés dans la déclaration universelle des droits de l’homme, au nombre
desquels figure le respect de la dignité de la personne humaine.
9. L’interdiction absolue portant sur les violations graves des droits de l’homme (telles que la
torture) crée des obligations qui ne peuvent être que des obligations de résultat, et revêtent un
caractère nécessairement objectif. LejugeCan çadoTrindade poursuit en précisant que, dans le - 6 -
cadre du droit international des droits de l’homme , dans lequel s’inscrit la convention contre la
torture,
«ce n’est pas le résultat qui est conditionné par le comportement de l’Etat, mais, à
l’inverse, le comportement de l’Etat qui est conditionné par l’accomplissement du
résultat recherché à travers les normes régissant la protection de la personne humaine .
Le comportement de l’Etat doit être propre à favoriser le respect des obligations de
résultat (dans le cas d’espèce, l’interdiction de la torture).» (Par. 50.)
10. Le juge Cançado Trindade souligne l’urgence manifeste qui entoure la présente affaire
(laquelle affecte les victimes ayant survécu à la torture ainsi que leurs proches) depuis l’ordonnance
rendue par la Cour le 28 mai 2009. Il est d’avis, comme il l’avait d’ailleur s précisé dans l’opinion
dissidente qu’il avait alors jointe à ladite ordonna nce, que la Cour aurait dû indiquer des mesures
conservatoires (partieVIII) afin d’éviter toutes les incertitudes qui, depuis, se sont fait jour, et se
poser en garante de la convention des Nations Unies c ontre la torture. Selon lui, la Cour a eu tort
de ne pas indiquer de telles mesures, car
«une promesse faite par un gouvernement (de n’importe quel Etat du monde) ne suffit
pas à effacer l’urgence d’une situation, surtout lorsque sont en jeu les droits
fondamentaux de la personne humaine (nota mment le droit à la réalisation de la
justice). En indiquant des mesures conservatoires …, la Cour répond au principe de la
primauté du droit au niveau international.» (Par. 76.)
11. Le juge Cançado Trindade critique ensuite l’attitude «laxiste» adoptée par la Cour dans
son ordonnance du 28 mai 2009. Selon lui,
«[c]ompte tenu de la «décentralisation» de l’ordre juridique international, les actes
unilatéraux des Etats, tels que les promesses, ont été conceptualisés dans le cadre
traditionnel des relations interétatiques afin d’en dégager les effets juridiques. Or, le
contexte de la présente espèce est tout à fait différent, puisque sont en cause des
obligations objectives, établies en vertu d’une convention normative ⎯ l’une des plus
importantes du système des Nations Unies en matière de protection internationale des
droits de l’homme, qui consacre une interdiction absolue de jus cogens, à savoir la
convention contre la torture. Au rega rd de ces obligations, un engagement ou une
promesse formulé dans le cad re d’une instance devant la Cour ne fait pas disparaître
les conditions requises (relatives au caractère d’urgence et au risque de dommages
irréparables) pour l’indication de mesures conservatoires.» (Par. 79.)
12. Le juge Cançado Trindade poursuit en observant que la Cour a enfin reconnu l’urgence
de la situation. Cette reconnaissance sous-tend en effet les conclusions énoncées dans le présent
arrêt, selon lesquelles le Sénégal a violé l’article 6, paragraphe 2), et l’article 7, paragraphe 1), de la
convention contre la torture et est tenu de prendr e, «sans autre délai», le s mesures nécessaires en
vue de saisir ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale (par. 121 et dispositif).
13. LejugeCançadoTrindade aborde ensuite une question qui, à ses yeux, revêt la plus
haute importance: celle de l’interdiction ab solue de la torture dans le domaine du jus cogens
(partie IX). Il décrit tout d’abord la formation d’un véritable régime juridique international de lutte
contre la torture, lequel trouve son expression tant sur le plan normatif que jurisprudentiel. A cet
égard, il commence par examiner les instruments internationaux en la matière, dont il ressort que la
torture est clairement prohibée en tant que viol ation grave du droit international des droits de
l’homme et du droit international humanitaire, ains i que du droit pénal international. Selon lui, il - 7 -
existe une convergence normative en la matière. Il aborde ensuite la jurisprudence internationale
pertinente, laquelle consacre sur le plan judiciaire l’existence de ce régime juridique international
d’interdiction absolue de la torture sous toutes ses formes.
14. En toute logique, lejugeCança doTrindade se penche ensuite sur les valeurs humaines
fondamentales qui sous-tendent ladite interdiction, non sans avoir observé que «l’interdiction
absolue de la torture qui prévau t aujourd’hui (dans le cadre du jus cogens) s’est imposée en raison
de la prise de conscience de l’horreur et du caractère inhumain de cette pratique. Les témoignages
de victimes ⎯notamment dans le cadre des procé dures devant les tribunaux internationaux
contemporains en matière de droits de l’homme ⎯ rendent compte de cette horreur» (par. 92), ainsi
que de ses conséquences désastreuses. Et le juge Cançado Trindade d’ajouter que
«[l]e principe élémentaire d’humanité, enraciné dans la conscience humaine, s’est
élevé et imposé contre la torture. De fait, l’interdiction de la torture, en tant que
jus cogens, émane aujourd’hui, en dernière analyse, de la conscience juridique
universelle et trouve son expression dans le corpus juris gentiumi.» (Par. 84.)
15. Se fondant sur son examen de la jurisprudence des tribunaux internationaux
contemporains en la matière, le juge Cançado Trindade relève en outre ce qui suit :
«En réalité, la pratique de la torture, dans toutes sa perversion, ne se limite pas
aux blessures physiques infligées à la victime, mais cherche également à annihiler
l’identité et l’intégrité de celle-ci. Elle cause en effet des troubles psychologiques
chroniques irrémédiables, qui rendent la victime incapable de reprendre une vie
normale. Tous les experts ayant déposé devant les tribunaux internationaux ont
indiqué que la torture aggravait la vul nérabilité de la victime en provoquant
cauchemars, perte de confiance en autrui, hypertension et dépression. Les victimes
ayant subi la torture en prison ou dans d’au tres conditions de détention perdent le sens
de l’espace, voire du temps.» (Par. 98.)
16. Dans la partie suivante (partieX), le juge Cançado Trindade observe que l’interdiction
absolue ⎯qui relève du jus cogens ⎯ de se livrer à des actes de torture, telle qu’énoncée par la
convention contre la torture, donne naissance à des obligations erga omnes partes. Chose notable,
les deux Parties, le Sénégal et la Belgique, l’ ont expressément reconnu en cours d’instance, en
réponse à une question qu’il leur avait posée lors de l’audience publique du 8 avril 2009, au stade
des mesures conservatoires.
17. Ces obligations erga omnes partes, qui voient leur importance accrue par la gravité des
manquements à l’interdiction absolue de la to rture, s’inscrivent dans le système de
garantie collective des droits protégés par la convention contre la torture. Le
jugeCançadoTrindade se dit ensuite fa vorable à l’«expansion matérielle» du jus cogens et des
obligations erga omnes de protection des droits qui y correspondent, et ce, «dans leurs
deux dimensions» ⎯ horizontale (vis-à-vis de la communauté internationale dans son ensemble) et
verticale (par transposition dans le droit interne régissant principa lement les relations entre les
individus et les pouvoirs publics).
18. Le juge Cançado Trindade souligne la gravité des violations des droits de l’homme que
constitue la pratique de la torture, ainsi que la nécessité cruciale de lutter contre l’impunité en la
matière (partieXI). La garantie collective des droits protégés par les traités relatifs aux droits de
l’homme a été conçue comme un instrument pour lu tter contre la cruauté humaine, en fonction du - 8 -
critère de gravité. De même, le caractère inadmissible de l’impunité des auteurs est largement
reconnu. Aussi lejugeCançadoTrindade ex amine-t-il la position que le Tchad a adoptée, à
différentes occasions, en matière de lutte contre l’impunité, dans le cas de M. Hissène Habré. A cet
égard, il souligne que «l’impunité, outre qu’elle est un mal qui entame la confiance dans les
institutions publiques», demeure un obstacle que les organes internationaux de surveillance «n’ont
pas encore réussi à surmonter entièrement» (par. 124).
19. Le juge Cançado Trindade fait également observer que la Cour, au paragraphe 68 de son
arrêt, expose la raison d’être de la convention co ntre la torture (par. 122-123) : dénationalisation de
la protection des droits qui y sont visés, et affirm ation du principe de la compétence universelle.
Pourtant, ce faisant, la Cour «ne résiste pas à la tentation de se citer elle-même, en reprenant des
termes employés des années ou des décennies auparavant», tels que un «intérêt juridique» (le
célèbre obiter dictum formulé dans l’affaire de la Barcelona Traction en1970) ou un «intérêt
commun» (expressions utilisées par le passé dans différents contextes). Sur ce point, le
juge Cançado Trindade précise que,
«[a]fin de définir fidèlement la raison d’être de la convention contre la torture, la Cour
aurait dû … aller un peu plus loin : plus qu’un «intérêt commun», les Etats parties à la
convention partagent un engagement commun visant à donner un effet utile aux
dispositions pertinentes de la conventi on; ils sont convenus d’en exercer la garantie
collective afin de mettre un terme à l’impunité des auteurs d’actes de torture, pour que
le monde soit débarrassé de ce crime odieux. Il s’agit ici d’obligations, et non
d’intérêts. Ces obligations découlent de l’interdic tion de la torture, laquelle relève du
jus cogens.» (Par. 123.)
20. Le juge Cançado Trindade conclut cette partie de son opinion individuelle en abordant la
question de la lutte contre l’impunité dans le droit ees Nations Unies. Il rappelle, à cet égard, les
dispositions pertinentes du document final de la II conférence mondiale sur les droits de l’homme
(Vienne, 1993) ⎯ Déclaration et Programme d’action de Vienne et travaux entrepris
ultérieurement, dans le cadre de ces dispositi ons, par l’[ancienne] Commission des droits de
l’homme et l’[ancienne] Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de
l'homme, qui se sont impliquées en présentant notamment, en 1997, un Ensemble de principes pour
la protection et la promotion des droits de l'homme par la lutte contre l'impunité (que la
Commission a réaffirmé en2005). Outre les diverses résolutions pertinentes de l’Assemblée
générale et du Conseil de sécurité, le juge CançadoTrindade fait également référence à
l’observation générale n 31 (en date de2004) du Comité de s droits de l’homme (organe de
surveillance du pacte relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies).
21. Dans la partieXII de son opinion indi viduelle, le jugeCança doTrindade rappelle que
l’interdiction de la torture (qui consacre les va leurs humaines fondamentales) relève à la fois du
droit international conventionnel et du droit international coutumier. Il fait référence, à cet égard, à
l’étude de 2005 sur le droit international humanitaire coutumier réalisée par le Comité international
de la Croix-Rouge (CICR), et à l’ observation générale n 2 (en date de2008) du Comité des
Nations Unies contre la torture. Il signale ensuite que la décision de la Cour concernant l’existence
d’un différend reposait sur des éléments purement fa ctuels de la présente espèce, ce qui, selon lui,
est différent d’un examen par la Cour de la questio n de savoir s’il existe une base juridique de
compétence (au regard de l’article30, paragraphe1, de la convention contre la torture) à l’égard
des violations alléguées des obligations découlant du droit international coutumier. - 9 -
22. La Cour a donc, selon le juge CançadoTrindade, eu tort de se déclarer incompétente
pour connaître des manquements allégués aux obligati ons qui incomberaient à un Etat en vertu du
droit international coutumier (par exemple, l’ obligation de poursuivre les auteurs de crimes
internationaux fondamentaux, te ls que ceux dont il est question en l’espèce). Ce que la Cour
voulait réellement dire, selon lui, c’est qu’ il n’y avait pas d’objet matériel à ce qu’elle exerce sa
compétence relativement aux obligations découlant du droit international coutumier, et non qu’elle
n’était pas compétente per se. La conclusion selon laquelle, dans les circonstances de l’espèce, il
n’existait pas de différend entre les Parties à ce sujet, ne signifie pas nécessairement que, d’un point
de vue juridique, la Cour serait forcément incompétente pour déterminer l’existence d’un différend
relatif à des violations d’obligations qui découleraient du droit international coutumier.
23. Dans la partie suivante (XIII) de son opi nion individuelle, le j uge Cançado Trindade se
penche sur le décalage entre le temps de la ju stice des hommes et le temps des êtres humains,
décalage auquel il faudrait remédier pour éviter que la réalisation de la justice en la présente affaire
ne connaisse de nouveaux retards injustifiés. A cet égard, il souligne qu’
«il ne faut pas perdre de vue le fait que les personnes qui disent avoir été victimes des
atrocités perpétrées par le régime de M. Habré au Tchad (1982-1990) attendent que
justice soit rendue depuis plus de vingtans, et que pour elles, il serait encore plus
injuste de prolonger davantage leur ca lvaire en créant de nouveaux obstacles à
surmonter.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les victimes d’une violation aussi grave de leurs droits naturels (que l’est la
torture), qui n’ont pas accès à la justice ( lato sensu, c’est-à-dire que justice n’est pas
rendue) sont en outre victimes d’une violation continue (le déni de justice), dont il faut
tenir compte dans son ensemble (sans l’assor tir de limites temporelles qui vident le
caractère continu de sa substance), jusqu’à ce que ladite violation cesse.
Le temps écoulé ne peut pas non plus entraîner l’impunité; on ne saurait
imposer l’oubli, d’autant moins lorsqu’il s’ agit de la grave violation des droits de
l’homme et du droit international humanita ire qu’est la torture. L’indispensable
respect de la dignité humaine prévaut largement sur les arguments de non-rétroactivité
ou de prescription. Il est grand temps de remédier au regrettable décalage qui existe
entre le temps de la justice des hommes et le temps des êtres humains. Les articles 5,
paragraphe2, 6, paragraphe 2, et7, paragraphe1 de la convention contre la torture
(qui sont étroitement liés) proscrivent tout retard injustifié; si, malgré ces exigences,
de tels retards se produisent, cela constitu e une violation desdites dispositions. Or,
ainsi que la Cour l’a confirmé à juste titre, c’est manifestement ce qui s’est produit en
l’espèce en ce qui concerne les articles6, paragraphe2, et 7, paragraphe1 de la
convention contre la torture.» (Par. 147-149.)
24. Selon le juge Cançado Tri ndade, dans le domaine de protection des droits à l’examen, le
temps doit servir à Œuvrer pro persona humana, pro victima. S’agissant du principe aut dedere aut
judicare énoncé à l’article 7, paragraphe1, de la convention contre la torture, le volet aut judicare
s’accompagne immanquablement de l’exigence qu’il n’y ait pas de retard injustifié. A cet égard,
l’arrêt récemment rendu par la Cour de justice de la CEDEAO (en 2010) ne peut être perçu comme
faisant obstacle au respect, par le Sénégal, des obligations qui lui incombent aux termes de
l’article 7 de la convention contre la torture. Selon le juge Cançado Trindade, une décision rendue - 10 -
par un tribunal international (la Cour de justice de la CEDEAO) ne saurait empiéter sur l’exercice
de la fonction judiciaire d’une autre juridiction in ternationale (la présente Cour), dont la tâche est
de se prononcer sur l’interprétation et l’application de la convention contre la torture (l’une des
«conventions fondamentales» des NationsUnies en ma tière de droits de l’homme), et ce, afin de
garantir que justice soit faite.
25. Le juge Cançado Trindade précise que
«les tribunaux internationaux coexistants ont pour mission commune de rendre la
justice et de contribuer à l’objectif commun de réalisation de la justice . La décision
d’un tribunal international, quel qu’il soit, doit en réalité être considérée comme
contribuant à cet objectif, et non comme semant la discorde.»
Le juge CançadoTrindade ajoute qu’«il existe ici une convergence, et non une divergence, du
corpus juris du droit international des droits de l’homme et du droit pénal international en vue de
parvenir à l’interprétation et à l’applicati on appropriées de la convention par les tribunaux
internationaux» (par. 157).
26. Le juge Cançado Trindade considère que le para graphe 99, dans lequel la Cour reconnaît
explicitement que «l’interdiction de la torture relè ve du droit international coutumier et [qu’]elle a
acquis le caractère de norme impérative (jus cogens)», constitue l’un des passages les plus
importants du présent arrêt (partieXIV). C’est pourquoi, selon lui, la Cour n’aurait pas dû faire
aussitôt volte-face en intégrant la question de la n on-rétroactivité dans son raisonnement; elle l’a
fait sponte sua, sans que personne ne lui ait demandé de se prononcer sur ce point (qui ne figure pas
dans la convention contre la torture) ⎯ni la Belgique, ni le Sénégal ⎯, et s’est ensuite
malheureusement lancée dans une «interprétation régressive» de l’article7, paragraphe1, de la
convention contre la torture.
27. La Cour a agi ainsi en dépit du fait que la convention contre la to rture, contrairement à
d’autres traités, ne prévoit ni ne comporte de limite temporelle ou d’indication expresse de
non-rétroactivité. Elle l’a fait en retenant une décision ancienne (datant de1989) du Comité des
NationsUnies contre la torture qui correspondait à son argumentation, tout en négligeant ou en
n’appréciant pas à leur juste valeur des décisions rendues plus récemment par le Comité a
contrario sensu (les affaires B. Ltaief et S. Guengueng, en2003 et en2006, respectivement), dans
lesquelles celui-ci infirmait la décision qu’il ava it rendue antérieurement et sur laquelle repose le
raisonnement de la Cour. De surcroît, les Parties à la présente espèce, la Belgique et le Sénégal,
sont convenues que l’obligation énoncée à l’article7, paragraphe1, de la convention contre la
torture pouvait s’appliquer à des infractions commi ses avant que cet instrument ne soit entré en
vigueur à l’égard des Etats concernés.
28. Ce nonobstant, la Cour «a imposé une limitation temporelle contra legem à l’obligation
de poursuivre énoncée à l’article 7, paragraphe 1 de la convention contre la torture». Elle a négligé
un autre point, à savoir que «les cas de pratique systématique de la torture correspondent à des
situations continues de violation de la convention, devant être considérées comme telles, sans être
assorties de limites temporelles qui vident le caractère continu de sa substance, et ce, jusqu’à ce
qu’elles cessent» (par.165). La Cour n’a pas non plus tenu compte des éléments suivants: a) le
fait que les approches en matière de non-rétroactivité ne sont pas les mêmes en droit pénal interne
et en droit pénal international contemporain; et b)le fait que l’argument de la non-rétroactivité
devient sans objet dès lors que les crimes de torture étaient déjà interdits par le droit international
coutumier (comme c’est le cas en l’espèce) au moment où ils ont été commis de façon répétée ou
systématique. - 11 -
29. Enfin, pour résumer, le juge Cançado Trindade indique que,
«sur cette question précise, la Cour a suiv i un raisonnement typiquement volontariste,
centré sur la volonté des Etats, dans les limites de la stricte et statique dimension
interétatique. Or, il se trouve que la convention contre la torture (le droit applicable en
l’espèce) est davantage centrée sur les êtres humains persécutés, qui ont besoin de
protection. Cet instrument se soucie ég alement de garantir la non-répétition des
crimes de torture, et, à cette fin, met l’accent sur la lutte contre l’impunité. La
conscience humaine prévaut sur la volonté des Etats.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En conséquence, il ne serait pas conforme à l’objet et au but de la convention
contre la torture que des auteurs présumés d’actes de torture puissent échapper à
l’application de cette dernière lorsqu’ils se trouvent dans un Etat à l’égard duquel la
convention n’est entrée en vigueur qu’ après la perpétration des actes criminels
allégués (du fait de la limite temporelle que la Cour a malheureusement discerné à
l’article 7, paragraphe 1). Pis encore, bien qu’il soit à juste titre reconnu dans le
présent arrêt que l’interdiction de la torture a acquis le caractère de norme de
jus cogens (par. 99), la Cour omet, immédiatement après, de tirer les conséquences qui
en découlent nécessairement, en limitant indûment le champ d’application temporel de
la convention contre la torture. La Cour persiste à négliger ou à ignorer une situation
continue de violation du jus cogens.» (Par. 166 et 168.)
30. Le juge Cançado Trindade aborde ensuite un dernier sujet, celui de la justice réparatrice
(partieXV). Selon lui, la prise de conscience grandissante et l’attention croissante portée à la
souffrance des victimes de violations graves de leurs droits naturels, ainsi qu’au devoir de
réparation corrélatif, démontrent que cette question dans son ensemble est aujourd’hui devenue une
préoccupation légitime de la communauté internationale, les victimes individuelles étant
considérées comme des membres de l’humanité tout entière. L’évolution du droit international des
droits de l’homme et du droit pénal international contemporain y a grandement contribué.
31. Il semble que la justice réparatrice (notion que l’on retrouve dans les traditions juridiques
et culturelles aussi bien anciennes que modernes) connaît de nos jours un nouvel essor, le centre
d’attention n’étant plus la sanction de l’auteur de l’infraction (élément central de la justice punitive)
mais la réparation accordée aux victimes individuelles. «La justice réparatrice s’est peut-être
affaiblie» (jusqu’au milieu du XX siècle), mais «elle n’a pas disparu». De l’avis du
juge Cançado Trindade,
«pendant toute la seconde moitié du XX esiècle, l’évolution considérable du
corpus juris du droit international des droits de l’homme, essentiellement centré sur les
victimes, a favorisé l’émergence du nouveau courant de justice réparatrice, attentif à la
réadaptation nécessaire des victimes (de torture). L’essor, sans précédent, qu’a connu
ce courant dans le domaine de la justice péna le internationale (dans des cas de crimes
internationaux fondamentaux), incite à se demander si l’on assiste à l’écriture d’un
nouveau chapitre en matière de justice réparatrice.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - 12 -
La réalisation de la justice apparaît, somme toute, comme une forme de la
réparation elle-même, perme ttant, dans la mesure du possible, la réadaptation des
victimes (de torture).
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A mon sens, que la justice réparatrice doit être axée sur la réadaptation des
victimes de torture, de sorte qu’il leur soit supportable d’entretenir des relations avec
leurs semblables, et, en définitive, de continuer à vivre en ce monde.» (Par. 171-172.)
32. Selon le juge CançadoTrindade, l’importa nce de la justice réparatrice se trouve accrue
dans les cas de violations graves et systématiques des droits de l’homme et de l’intégrité des êtres
humains, comme «cette pratique abominable qu’est la torture» ; la réparation accordée aux victimes
prévoit naturellement leur réadaptation. Le caractère réparateur de la compensation due aux
victimes est aujourd’hui reconnu non seulement dans le droit international des droits de l’homme,
mais aussi en droit pénal international contemporain (voir le Statut de Rome de la CPI). D’ailleurs,
«la question à l’examen pourrait connaître de nouveaux développements, compte tenu
de la vulnérabilité des victimes et la gravité des souffrances qui leur ont été infligées.
Concernant la présente affaire, c’est l’être humain, la personne persécutée, qui occupe
la place centrale, et non l’Etat.» (Par. 174.)
33. Enfin, et ce n’est pas le moins important, le jugeCançadoTrindade livre ses réflexions
finales (partieXVI). Il dit espérer que le présent arrêt de la Cour, dans lequel sont établies les
violations des articles6, paragraphe 2, et7, paragraphe1 de la co nvention contre la torture, et est
confirmée l’obligation de poursuivre, contribuera àece que le temps Œuvre pro persona humana, pro
victima. En cette deuxième décennie du XXI siècle (et après une attente bien trop longue), le
principe de la compétence universelle, tel qu’énoncé dans la convention contre la torture (article 5,
paragraphe2, et article7, para graphe1) semble pétri de l’idéal d’une justice universelle, sans
limites dans le temps (ni dans un sens ni dans l’autre) ou dans l’espace (transfrontalière). De
surcroît, ce principe transcende la dimension interétatique, puisqu’il vise à garantir non pas les
intérêts des Etats pris individuellement, mais les valeurs fondamentales partagées par l’ensemble de
la communauté internationale. Selon le juge CançadoTrindade, ce qui doit l’emporter, c’est
l’exigence d’une justice universelle, laquelle s’inscrit dans le droit fil de la pensée naturaliste.
34. Le juge CançadoTrindade précise que , dans ce paysage nouveau et élargi du droit
international universaliste ⎯ le jus gentium de notre époque (qui n’est pas sans rappeler le
totus orbis de Francisco de Vitoria et le societas generis humani d’Hugo Grotius) ⎯, le jus cogens
s’affirme dans l’interdiction absolu e de la torture, imposant l’obligation de poursuivre et de juger
des crimes internationaux (tels que la torture) qui «heurtent la conscience de l’humanité».
Aujourd’hui, la torture est, somme toute, considérée comme une grave violation du droit
international des droits de l’homme et du droi t pénal international, interdite par le droit
international conventionnel et coutumier ; lorsqu’e lle est pratiquée de façon systématique, c’est un
crime contre l’humanité. Cela «transcende le concept ancien de souveraineté de l’Etat: les
victimes individuelles sont prises en compte en ce qu’elles appartiennent au genre humain, lequel
réagit, choqué par la perversité et le caractère inhumain de la torture» (par. 178). - 13 -
35. Selon le juge CançadoTrindade, l’avèn ement du droit international des droits de
l’homme
«a favorisé le développement de la personnalité et de la responsabilité juridiques
internationales, ainsi que l’évolution des réparations (sous leurs diverses formes) dues
aux victimes de violations des droits de l’homme.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce développement a une incidence directe sur les réparations dues aux victimes
de torture.» (Par. 179).
La réadaptation des victimes joue ici un rôle important
«en faisant émerger une conception nouvelle de la justice réparatrice. La justice
réparatrice, dont les racines sont anciennes (puisque cette notion r
emonte à plusieurs
millénaires et s’est manifestée très tôt da ns les traditions culturelles et juridiques à
travers le monde), semble en effet connaîtr e aujourd’hui un nouvel essor, lequel est
dû, selon [le juge CançadoTrindade], à la reconnaissance des faits suivants: a) un
crime tel que la torture, pratiqué de façon systématique, a de profondes conséquences
non seulement sur les victimes et leurs pr oches, mais aussi sur le milieu social
concerné ; b)la sanction des auteurs ne peut être dissociée de la réadaptation des
victimes ; c)il devient capital de tenter d’ apaiser les souffrances infligées aux
victimes ; d)sur l’échelle des valeurs, la réparation du mal occasionné est plus
importante que la seule sanction ; et e) c’est la victime, l’être humain, qui est au centre
du processus juridique, et non l’Etat (détenteur du monopole des sanctions).»
(Par. 180.)
36. Selon le juge Cançado Trindade, avec la prise de conscience de ce que la réalisation de la
justice, et notamment la reconnaissance judiciai re de la souffrance des victimes, constitue une
forme de réparation, à laquelle cell es-ci ont droit, nous sommes passés du jus dispositivum au jus
cogens, au-delà de la perspective interétatique traditionnelle. Ce sont désormais les victimes
individuelles qui occupent la place centrale, et non les Etats ; «\si la dimension interétatique n’avait
pas été surmontée, le domaine en question n’aura it pas beaucoup évolué» (par.181). Et le juge
Cançado Trindade d’ajouter :
«si le jus cogens existe, c’est bel et bien pour bénéficier aux êtres humains et, en
définitive, à l’humanité tout entière. La torture est totalement proscrite, sous toutes
ses formes, quels que soient les néologismes trompeurs et délétères inventés et utilisés
pour tenter de tourner cette interdiction.» (Par. 182.)
37. Selon le juge Cançado Trindade, l’interdiction de la torture, qui relève du jus cogens, ne
souffre aucune limitation dans le temps ou dans l’ espace ; elle est libérée de toute restriction de ce
type, grâce au soutien d’un courant résolu et clairvoyant de la théorie juridique internationale.
Cette dernière «n’a pas tardé à écarter les limita tions et l’aveuglement (spatial et temporel) du
positivisme juridique, tout en se débarrassant de la myopie et de l’illusion du prétendu «réalisme»»
(par.183). Les devoirs des Etats (de protection, d’enquête, de poursuites, de sanction et de
réparation) découlent directement du droit internat ional. D’après le jugeCançadoTrindade, les
prima principia (les principes généraux de droit) ⎯parmi lesquels les principes d’humanité et de
respect de la dignité inhérente à l’être humain (ra ppelée dans la convention contre la torture des
Nations Unies elle-même) ⎯ revêtent ici une importance cruciale; «une composante éthique a
donc pu être préservée et, enfin, intégrée au jus gentium de notre époque» (par. 184). - 14 -
Opinion individuelle de M. le juge Yusuf
1. Dans son opinion individue lle, le juge Yusuf expose ses vues sur trois aspects essentiels
de l’arrêt: le fait que la Cour fonde sa compéten ce sur l’article30 de la convention contre la
torture; l’obligation qui incombe au Sénégal en vertu du paragraphe2 de l’article6 de la
convention et l’enquête menée par celui-ci en2000, et, enfin, l’interprétation que fait la Cour de
l’obligation aut dedere aut judicare énoncée au paragraphe 1 de l’article 7.
2. En premier lieu, le juge Yusuf ne pense pas que, en la présente espèce, la Cour puisse
fonder sa compétence sur l’article30 de la convent ion, puisqu’il n’a pas été satisfait à deux des
quatre conditions qui y sont énoncées, lesquelles exigent: a) que le différend ne puisse être réglé
par voie de négociation et b) que les parties ne soient pas parvenues à se mettre d’accord sur
l’organisation de l’arbitrage. S’agissant de la première, le juge Yusuf souscrit à la conclusion de la
Cour selon laquelle la formule «ne peut être réglé par voie de négociation» signifie qu’«il n’est pas
raisonnablement permis d’espérer que de nouvelles négociations puissent aboutir à un règlement».
Il estime toutefois que la Cour en a tiré des conclu sions erronées au regard des éléments de preuve
disponibles. En effet, il ressort de ces derniers que les négociations entre les Parties n’étaient pas
au point mort et n’avaient pas abouti à une impasse, et qu’elles se sont poursuivies même après que
la Belgique eut introduit sa requête devant la C our. Le juge Yusuf tient pour peu convaincante la
conclusion de la Cour selon laquelle, en2006, le différend n’avait pu être réglé par voie de
négociation et les négociations entre les Parties n’offraient plus d’espoir de règlement.
3. S’agissant de la deuxième condition, qui exige que les parties ne soient pas parvenues à se
mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, le juge Yusuf fait observer que cette condition
implique que des efforts aient été faits pour organi ser l’arbitrage, ou que l’une des parties, ou les
deux, ait fait des propositions en vue d’en établir les modalités. La proposition de l’une des parties,
ou des deux, tendant à organiser l’arbitrage, est donc à distinguer de la demande d’arbitrage, à
laquelle elle fait suite. Pour le juge Yusuf, dès lors que le Sénégal avait pris acte de la demande
initiale d’arbitrage présentée par la Belgique, il incombait à cette dernière, en sa qualité d’Etat
requérant, de proposer la procédure à suivre pour l’organiser. Le juge Yusuf estime que la présente
espèce est différente des affaires République démocratique du Congo c.Rwanda et Jamahiriya
arabe libyenne c.Etats-Unis d’Amérique , dans lesquelles les conventions concernées contenaient
des dispositions similaires. Faute d’une impossi bilité de se mettre d’accord, le différend ne peut
être porté devant la Cour, qui, si elle est saisie, n’a pas compétence pour en connaître étant donné
qu’il n’a pas été satisfait à une condition essentielle de l’article 30. Par conséquent, la Cour aurait
dû conclure qu’elle n’était pas compétente en vertu de l’article30 de la convention, et fonder sa
compétence sur les déclarations faites par la Belgiq ue et le Sénégal en ve rtu du paragraphe2 de
l’article 36 du Statut.
4. En deuxième lieu, le juge Yusuf n’adhère pas à la conclusion de la Cour selon laquelle le
Sénégal a, en 2000, manqué à l’obligation que lui impo se le paragraphe 2 de l’article 6. Selon lui,
la Cour aurait dû établir une distinction claire entre les mesures prises par les autorités sénégalaises
en2000 et l’absence de démarches similaires à la suite du dépôt, en2008, de nouvelles plaintes
contre M. Habré. Le juge Yusuf estime que la natu re et la portée de l’enquête préliminaire requise
par cette disposition dépendent da ns une large mesure du droit in terne et des circonstances de
l’affaire. Aussi la Cour ne devrait-elle pas dédaigner le choix des moyens mis en Œuvre par un Etat
pour diligenter une telle enquête. Selon le jugeYusuf, la cond uite d’une enquête, surtout de
caractère préliminaire, est implicite dans l’inculp ation de M.Habré par un juge d’instruction et
dans son assignation à résidence en 2000. Il relè ve également dans son opinion individuelle que
l’arrêt de la Cour élève l’enquête préliminaire au rang d’instruction en bonne et due forme, et
donne à penser qu’il existe une norme générale régissant la conduite de ce type d’enquêtes. - 15 -
5. En dernier lieu, si le juge Yusuf adhère à l’interprétation que fait la Cour de l’obligation
aut dedere aut judicare prévue au paragraphe1 de l’article 7 de la convention, il estime toutefois
que la Cour aurait pu en préciser davantage le sens et la nature dans le contexte de la convention. Il
relève que l’emploi fré quent de la formule aut dedere aut judicare a conduit à une certaine
confusion dans la doctrine au sujet du lien en tre extradition et poursuite dans des clauses
conventionnelles contenant cette expression. Le juge Yusuf passe rapidement en revue les diverses
dispositions libellées de manière similaire et fait observer que, au vu de l’interprétation que fait la
Cour du paragraphe1 de l’article 7, la Belgique n’avait pas le droit d’insister pour que M.Habré
soit extradé. Il souligne que dans le contexte de la convention, seule la violation de l’obligation de
soumettre l’affaire aux autorités chargées des poursu ites engage la responsabilité de l’Etat sur le
territoire duquel se trouve le suspect. L’extradition est une option offerte à un Etat pour se
décharger de l’obligation d’engager des poursuites, et ne constitue pas en soi une obligation au titre
de la convention.
Opinion dissidente de Mme la juge Xue
En principe, Mme la jugeXue s’associe à l’arrêt pour estimer que le Sénégal, en tant que
partie à la convention contre la torture, doit s oumettre sans délai le cas de M. Hissène Habré à ses
autorités compétentes pour l’exerci ce de l’action pénale, s’il ne l’ex trade pas. Elle est néanmoins
en désaccord avec la majorité des membres de la Cour sur un certa in nombre de questions qui ont
été traitées dans l’arrêt.
En ce qui concerne la recevabilité, la juge Xue considère que la nationalité des victimes a
une incidence directe sur cette question ; si la natio nalité des victimes était établie au moment de la
commission des actes allégués, la demande de la Belg ique serait irrecevable. Selon elle, le droit et
la pratique de la Belgique sont pertinents à cet égard.
La juge Xue rappelle ainsi que la Belgique a modifié son droit pénal en 2003, lequel, en ce
qui concerne un crime relevant du droit interna tional humanitaire commis à l’étranger, prévoit que
des poursuites pénales ne peuvent être engagées que si la victime était, au moment des faits, de
nationalité belge . Elle ajoute qu’il ressort de décisions judiciaires belges que l’intention du
législateur était d’éviter qu’il soit fait «un usage politique manifestement abus if de cette loi» par
des personnes s’installant en Belgique «dans le seul but d’obtenir…que les tribunaux belges se
déclarent compétents». [Traduction du Greffe]
La juge Xue soutient que, de par ses propres actes législatifs et judiciaires, et, en particulier,
les limites juridictionnelles que sa loi de 2003 impose en matière de nationalité passive, la Belgique
ne saurait contester l’applicabilité de la règle de la nationalité si elle entend exercer la compétence
personnelle passive. Selon elle, la Belgique n’a pr ésenté aucun élément de preuve attestant que le
lien national des victimes n’avait pas pour seu l objet que les tribunaux belges se déclarent
compétents.
Mmela jugeXue déplore que cette question cruciale soulevée par le Sénégal n’ait pas été
traitée dans l’arrêt, et que la Cour ait f ondé son raisonnement sur la notion d’obligations
erga omnes partes.
Etant donné la nature de pareilles obligations, la Cour a conclu que la Belgique, en tant
qu’Etat partie à la convention c ontre la torture, avait qualité pour invoquer la responsabilité du
Sénégal à raison des manquements allégués de celui-ci aux obligations qui lui incombent au titre de
la convention. La juge Xue considère que cette conclusion est abrupte, et qu’elle n’est pas
convaincante. Elle se dit préoccupée de ce que la Cour se soit, selon elle, référée à mauvais escient
à l’obiter dictum de l’affaire de la Barcelona Traction en l’appliquant aux obligations erga omnes. - 16 -
La juge Xue rappelle ainsi que, dans ladite affaire, la Cour s’était, en ce qui concerne la question de
la qualité pour agir, contentée d’énoncer les cond itions d’un manquement à des obligations dans le
cadre de relations bilatérales, sans aborder cette question relativement à des obligations
erga omnes.
Deuxièmement, la juge Xue estime que les vues que la Cour a exposées dans l’arrêt au sujet
des obligations erga omnes partes ne sont pas conformes aux règles régissant la responsabilité des
Etats. Elle relève que, même si l’interd iction de la torture fait désormais partie du jus cogens en
droit international, les obligations telles que cell es de procéder immédiatement à une enquête et de
poursuivre ou d’extrader au sens de la conventi on sont, quant à elles, des règles conventionnelles
et, partant, soumises aux termes de l’instrument en question. Selon la juge Xue, au regard du droit
international, dire que chaque Etat partie a un intérêt à ce que ces obligations soient respectées est
une chose, mais dire que tout Etat partie a qua lité pour saisir la Cour d’une réclamation contre un
autre Etat qui aurait violé lesdites obligations en est une autre. Elle ajoute qu’un Etat partie doit
démontrer quelles obligations qui lui sont dues par un autre Etat en application de la convention ont
été violées, ces règles procédurales ne diminuant nullement l’importance de l’interdiction de la
torture en tant que règle de jus cogens. De la même manière, le jus cogens, par nature, ne prime
pas automatiquement sur l’applicabilité de ces règles procédurales.
Troisièmement, la jugeXue ajoute que le raisonnement de la Cour sur la question de la
recevabilité est contraire au libellé de la conven tion. Elle fait ainsi observer qu’il ressort des
conditions régissant le fonctionnement des mécanis mes de surveillance et de communication que
les Etats parties n’entendaient nullement que cet instrument établît des obligations
erga omnes partes. Si telle avait été leur intention, ainsi que la Cour l’a conclu, l’article21 et le
paragraphe 1 de l’article 30 auraient dû être obligatoires, et non facultatifs, pour les Etats parties.
En ce qui concerne le lien entre les obligations en question, la jugeXue est d’avis que la
décision de la Cour selon laquelle elle n’a pas compétence à l’égard du paragraphe 2 de l’article 5 a
deux conséquences juridiques : la première est que la Cour évite de devoir se prononcer au fond sur
la question, à savoir sur le fait que le manqueme nt du Sénégal à l’obligation que lui impose le
paragraphe 2 de l’article 5 avait cessé d’exister au moment du dépôt de la requête de la Belgique ;
la seconde est que, suivant le raisonnement de la Cour, l’obligation du Sénégal de procéder à une
enquête préliminaire au sens du paragraphe 2 de l’article 6 et l’obligation de poursuivre énoncée au
paragraphe1 de l’article7 de la convention sont sans lien avec l’obligation contenue au
paragraphe 1 de l’article 5.
Or, selon la jugeXue, le paragraphe2 de l’article5, le paragraphe2 de l’article6 et le
paragraphe 1 de l’article 7 sont intrinsèquement liés ; le paragr aphe 2 de l’article 5 est la condition
préalable à la mise en Œuvre des deux autres dispositions aux fins de l’exercice de la compétence
universelle. Faute de base de compétence établie, les autorités compétentes d’un Etat partie ne
seraient pas en mesure de satisfaire à l’oblig ation de poursuivre ou de se prononcer sur une
demande d’extradition émanan t d’un autre Etat partie. La jugeXue est d’avis que le fait que le
manquement du Sénégal à l’obliga tion que lui impose le paragra phe2 de l’article5 ait cessé
d’exister en2007 a des conséquences sur la mise en Œuvre par cet Etat des obligations qui lui
incombent en application du paragraphe2 de l’artic le6 et du paragraphe1 de l’article7. Selon
elle, la période pertinente aux fins de rechercher si le Sénégal a ou non manqué aux obligations que
lui imposent ces deux dernières dispositions devrait être la période qui s’est écoulée depuis que
celui-ci a adopté la législation nécessaire, c’est-à -dire2007, et non la période qui s’est écoulée
depuis 2000, voire plus tôt.
S’agissant du paragraphe2 de l’article6, la jugeXue considère que, en2000, lorsque la
première plainte a été déposée devant les juridictions du Sénégal, les autorités compétentes de
celui-ci ont bel et bien pris des mesures juridiques et , de fait, inculpé M. Habré. Pour ce qui est de - 17 -
la plainte de 2008, le fait est que, à cette date, le Sé négal avait déjà entrepris de préparer le procès
de M.Habré. Dès lors, le prononcé de la Cour relatif à l’obligation de procéder à une enquête
préliminaire en application du paragraphe 2 de l’article 6 apparaît inutilement formaliste.
En ce qui concerne l’obligation aut dedere aut judicare énoncée au paragraphe1 de
l’article7, la jugeXue est en désaccord avec l’interprétation de cette disposition par la majorité.
Selon elle, si l’Etat dans lequel la personne mise en cause est présente décidait de l’extrader vers
l’Etat qui en a fait la demande, il serait libéré de l’obligation de poursuivre. Dans l’hypothèse où
cet Etat décide de ne pas soumettre l’affaire à ses propres autorités compétentes pour l’exercice de
l’action pénale, le paragra phe1 de l’article7 lui fait obligati on de procéder à l’extradition. En
toute logique, si l’Etat concerné a pris la décision de poursuivre l’intéressé, la demande
d’extradition devrait être rejetée, et ce, en vertu du principe général de la justice pénale suivant
lequel une personne ne peut être poursuivie deuxfois pour le même fait. La jugeXue considère
que, bien que la décision relative à l’extradition demeure pendante, l’affirmation de la Belgique
selon laquelle le Sénégal a manqué à l’obligation qui lui incombe aux termes du paragraphe1 de
l’article 7 pour ne pas avoir poursuivi M. Habré est contestable. Elle se dit préoccupée de ce que,
si l’obligation de poursuivre est présumée ou impo sée, la demande d’extradition de la Belgique
peut être considérée comme jouant un rôle différe nt, à savoir celui de surveiller la mise en Œuvre
des obligations que la convention impose au Séné gal. Tout en reconnaissant que la demande
d’extradition de la Belgique a bel et bien accéléré le processus d’engagement de poursuites contre
M.Habré, la jugeXue pose la question de savoir si cela ne dépasse pas le cadre juridique de la
convention en ce qu’un Etat partie se voit donner le droit de surveiller l’application de cet
instrument par tout autre Etat partie en invoquant des obligations erga omnes partes. Dès lors que
la décision relative à l’engagement de poursuit es est prise ou que la demande d’extradition est
examinée selon la procédure régulière, la juge Xue estime contestable que la Cour dise que le
Sénégal a manqué à l’obligation qui lui incombe aux termes du paragraphe 1 de l’article 7.
En ce qui concerne la question de la tran smission de l’affaire HissèneHabré à l’Union
africaine, la jugeXue est d’avis qu’aucune des d écisions prises par l’organisation ne peut être
considérée comme étant contraire à l’objet et au but de la convention, et que ce serait rendre justice
à l’Union africaine que de considérer que la décision que celle-ci a adoptée en juillet2006
demandant instamment au Sénégal de veiller à ce qu’Hissène Habré soit jugé en Afrique et par les
juridictions sénégalaises a, en réalité, accéléré le processus par lequel le Sénégal a modifié sa
législation nationale pour la mettre en conformité avec les dispositions de la convention, et ouvert
la voie au procès de M. Habré. La juge Xue estim e en outre que, même si l’Union africaine décide
en fin de compte d’établir un tribunal spécial pour juger M. Habré, le fait que le Sénégal remette ce
dernier audit tribunal ne saurait être consid éré comme un manquement à l’obligation que lui
impose le paragraphe 1 de l’artic le 7, étant donné que le tribunal en question est créé précisément
pour réaliser le but et l’objet de la convention.
La juge Xue reconnaît que, en tant qu’Etat partie à la convention, le Sénégal ne peut justifier
le fait de n’avoir pas mis en Œuvre ses obligations en invoquant des difficultés financières. Selon
elle, la Cour ne devrait cependant pas minimiser les difficultés pratiques auxquelles le Sénégal se
trouve confronté dans la préparation du procès, étant donné la dimension de celui-ci, avec ses
dizaines de milliers de victimes et ses centaines de témoins. L’expérience de nombreux tribunaux
internationaux ou spéciaux existants montre qu’un procès d’une telle dimension pourrait se
poursuivre pendant des années, voire des décennies, des sommes considérables y étant allouées par
des organisations internationales et faisant l’objet de dons par des Etats. Après avoir cité les
exemples du Tribunal spécial pour la SierraLeone , du Tribunal spécial pour le Liban et du
Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, la jugeXue conclut que, le procès d’Hissène Habré
étant la première affaire de ce type, le Sénégal, en veillant à ce que l’action pénale ne s’exerce
qu’une fois les préparatifs achevés, fait preuve de sagesse. - 18 -
En conclusion, Mme la juge Xue ne considère pas, contrairement à la Cour, que le Sénégal a
manqué aux obligations qui lui incombent aux te rmes du paragraphe2 de l’article6 et du
paragraphe1 de l’article7 de la convention, étant donné qu’il a, en2007, adopté la législation
nécessaire et établi sa compétence universelle pour connaître d’actes de torture ; ce nonobstant, elle
tient à rappeler que, selon elle, le Sénégal devrait se prononcer sur la demande d’extradition de la
Belgique dès que possible, de sorte à, ainsi qu’il l’a déclaré, soumettre l’affaire de M.Habré aux
autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale.
Déclaration de Mme la juge Donoghue
La juge Donoghue souscrit à l’a rrêt de la Cour et joint une d éclaration afin d’examiner plus
avant le sens du paragraphe2 de l’article6 et du paragraphe1 de l’article7 de la convention des
Nations Unies contre la torture et autres pein es ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du
10décembre1984 (dénommée ci-après la «convention»). Elle convient avec la Cour que le
paragraphe 1 de l’article 7 énonce l’obligation de poursuivre, et non pas celle d’extrader. Cette
obligation naît de la présence de l’auteur présumé d’ une infraction sur le territoire de l’Etat partie,
indépendamment de l’existence d’une demande d’extradition à son encontre.
Concernant le point de savoir si la Belg ique avait qualité pour saisir la Cour du présent
différend, la jugeDonoghue signale qu’elle adhère à la conclusi on selon laquelle les obligations
incombant au Sénégal de procéder à une enquête préliminaire et de soumettre l’affaire Habré aux
autorités chargées des poursuites, s’il ne l’extrade pas, sont des obligations erga omnes partes. Elle
observe par ailleurs que la Cour a traité la question de savoir si les obligations découlant du
paragraphe2 de l’article6 et du paragraphe1 de l’article7 ont effectivement cette nature comme
un aspect de la recevabilité des demandes de la Belgique, et s’interroge sur l’opportunité d’analyser
les obligations substantielles créées par la conventio n dans la perspective de la recevabilité plutôt
que celle du fond. Il pourrait être nécessaire à l’ avenir d’aborder différemment les affaires de
manquement présumé à des obligations erga omnes partes.
S’agissant de la question de la portée tem porelle du paragraphe1 de l’article7, la
juge Donoghue souscrit à la conclusion de la Cour selon laquelle l’obligation incombant au Sénégal
d’engager des poursuites contre M.Habré ne s’ap plique pas aux infractions qui auraient été
commises avant la date d’entrée en vigueur de la convention. Mais s’il est vrai que le Sénégal n’est
pas tenu d’engager des poursuites à raison de ces infr actions, rien ne l’empêche de le faire. Par
ailleurs, de lourds soupçons pèsent sur M. Habré pour des actes de torture qui auraient été commis
après la date d’entrée en vigueur de la convention.
Opinion individuelle de Mme la juge Sebutinde
La juge Sebutinde exprime son désaccord avec le raisonnement de la Cour qui sous-tend le
point1) du dispositif de l’arrêt (paragraphe122) . Bien que souscrivant à la conclusion selon
laquelle la Cour est compétente pour connaître du différend entre les Parties concernant
l’interprétation et l’application de la convention c ontre la torture, elle estime que cette compétence
ne peut découler que des déclarations faites en vertu du paragraphe2 de l’article36 du Statut, et
non du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture.
La juge Sebutinde considère en effet qu’il n’a pas été satisfait, en la présente affaire, aux
conditions cumulatives préalables à la compétence de la Cour et énoncées au paragraphe1 de
l’article30 de la convention contre la torture. Elle estime en particulier qu’il ne ressort pas des
échanges diplomatiques entre les Parties —si l’on se fonde sur les conditions assez rigoureuses
posées par la jurisprudence de la Cour en matière d’«échec des négociations»— que les
négociations relatives aux obligations incombant au Sénégal au titre de la convention aient échoué
en juin2006, comme le soutient la Belgique, ou à une quelconque date antérieure au dépôt de la - 19 -
requête, le 19 février 2009. La juge Sebutinde avan ce en outre qu’il n’a pas non plus été satisfait à
deux autres conditions préalables, à savoir celles de la demande d’arb itrage et de l’absence
d’accord entre les Parties sur l’organisation d’une te lle procédure dans les sixmois qui suivent la
date de ladite demande.
Quoiqu’elle ne soit pas compétente en vertu du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention,
la Cour peut, de l’avis de la juge Sebutinde, connaître du différe nd relatif aux violations de la
convention contre la torture que le Sénégal aurait commises, et ce, par l’effet des déclarations que
les Parties ont faites en vertu du paragraphe 2 de l’ article 36 du Statut. La juge Sebutinde rappelle
en effet que, par application du principe de récipr ocité aux deux déclarations, la compétence de la
Cour s’étend à tous les différends d’ordre juridique nés après le 2 décembre 1985, dès lors qu’ils se
rapportent à des situations ou faits postérieurs au 13juillet1948 et qu’il ne s’agit pas de litiges à
l’égard desquels les Parties sont convenues d’ avoir recours à un autre mode de règlement ou
portant sur des questions relevant de la compétence exclusive de l’une d’entre elles. D’après la
jugeSebutinde, le présent différend, qui oppose l es Parties quant aux obligations incombant au
Sénégal au titre de la convention contre la tortur e, entre clairement dans le champ d’application
matériel et temporel des déclarations susmenti onnées et la réserve prévoyant le recours, d’un
commun accord, à un autre mode de règlement ne fait pas obstacle à la compétence de la Cour en
l’espèce.
Pour finir, la juge Sebutinde souligne que la compétence de la Cour énoncée au paragraphe 2
de l’article36 du Statut ne couvre pas les de mandes de la Belgique se rapportant au manquement
présumé du Sénégal à l’obligation aut dedere aut judicare découlant de règles du droit international
autres que la convention contre la torture, puisqu’ il n’existait aucun différend de cet ordre entre les
Parties à la date du dépôt de la requête de la Belgique.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Sur
Dans son opinion dissidente, le juge ad hoc Sur regrette le caractère hâtif de la motivation de
l’arrêt et l’excès d’affirmations non démontrées qui sous-tendent la solution retenue par la Cour. Il
y relève un esprit qui est davantage celui d’un avis consultatif portant sur la convention contre la
torture que du règlement d’un différend entre deux Etats. Il expose enfin les raisons pour
lesquelles il a voté contre les points 2, 3 et 5 du dispositif.
S’agissant de la compétence de la Cour, le juge ad hoc Sur considère que trois questions
n’ont été ni examinées ni réglées de façon satisfaisante par l’arrêt. Premièrement, il estime que
l’objet et la date critique du différend sont insuffi samment précisés dans l’arrêt. Selon lui, le
différend ne porte pas sur l’interprétation de la co nvention contre la torture, mais plutôt sur un
retard allégué dans sa mise en Œuvre et dans son exécution par le Sénégal. Deuxièmement, il émet
des doutes sur la réalisation de la condition préalab le d’impossibilité d’organisation d’un arbitrage,
prévue par l’article 30 de la conve ntion contre la torture. Troisi èmement, il considère que le refus
de la Cour d’examiner le différend relatif à des règles coutumières est infondé, et que la Cour aurait
dû se prononcer au fond sur cette demande de la Belgique.
juge ad hoc Sur est en désaccord avec la position de la Cour sur la recevabilité de la
requête de la Belgique. La Cour se fonde sur l’ex istence dans la convention contre la torture d’une
obligation erga omnes partes pesant sur les parties: soumettre à leurs autorités compétentes pour
l’exercice de l’action pénale les s oupçons pesant sur des individus trouvés sur leur territoire. Tout
Etat partie serait alors fondé, en cette seule qualité , à demander à tout autre Etat partie qui aurait
manqué à cette obligation de mettre fin à ce manquement. Tout d’abord, il rappelle que la
Belgique a, dans un premier temps, fondé sa dema nde sur sa compétence pé nale passive, mais la
Cour a écarté l’examen de ce fondement. En outre, tout en soulignant que l’interdiction de la - 20 -
torture est une obligation à la fois intransgressible et erga omnes partes , le juge ad hoc Sur
considère que ce caractère erga omnes partes ne s’étend pas à toutes les autres obligations résultant
de la convention, notamment à l’obligation de déclencher des poursuites. Seules certaines
catégories de parties intéressées peuvent réclamer un droit à cet égard, et ce n’est pas le cas de la
Belgique. Rappelant les règles générales d’interp rétation des traités, il souligne les difficultés
textuelles d’une telle conception de l’obligation, affirmée plus que démontrée, et l’absence de
pratique pertinente des parties confortant la position de la Cour sur ce point, alors que la
convention est en vigueur depuis vingt-cinq ans. Il conclut que le Sénégal a l’obligation de saisir
ses autorités compétentes aux fins de poursuite cont re M.Hissène Habré, mais que la Belgique
n’en tire pas un droit qu’elle puisse réclamer au Sénégal.
Quant au fond de l’affaire, le juge ad hoc Sur approuve la position de la Cour qui conclut au
manquement du Sénégal à l’obligation prévue par l’article 6, paragraphe 2, de la convention contre
la torture, de mener immédiatement «une enquête préliminaire en vue d’établir les faits» lorsqu’une
personne soupçonnée d’actes de torture est découverte sur son territoire. Il approuve également la
position de la Cour lorsqu’elle considère que le différend relatif à l’établissement de la compétence
du Sénégal en application de l’article 5 de la convention contre la torture est éteint. En revanche, il
est en désaccord avec le point5 du dispos itif, qui constate un manquement du Sénégal à
l’obligation de saisir les autorités compétentes po ur l’exercice de l’action pénale, en vertu de
l’article7, paragraphe1, de la convention. Selon lui, l’objet du différend est le retard mis par le
Sénégal à saisir ses autorités compétentes pour le d éclenchement de l’action pénale et ce retard du
Sénégal n’est pas injustifié au point de constitu er un manquement. En e ffet, suite aux demandes
belges en 2005, le Sénégal a engagé les réformes nécessaires de son dro it interne, réalisées en
2007, a maintenu Hissène Habré sous résidence surveillée avec interdiction de quitter le territoire et
s’est préoccupé d’organiser un procès. La période écoulée depuis la demande de la Belgique n’est
pas plus longue que celle que la Belgique a mis elle-même à instruire l’affaire. De plus, les
autorités publiques du Sénégal, au niveau gouvern emental, prennent des mesures concrètes pour
mettre sur pied un procès à bref délai et ont demandé et obtenu à cette fin une coopération
internationale. Ainsi, le juge ad hoc Sur regrette la constatati on d’un manquement du Sénégal sur
ce point, qui méconnaît l’existence d’un processus en cours au lieu de l’encourager.
Dans cet esprit, il partage la décision unanime de la Cour sur la constatation, au point6 du
dispositif, que le Sénégal a l’obligation de soumettre sans autre délai le cas de M. Hissène Habré à
ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale.
Enfin, le juge ad hoc Sur estime que sur la base de la c onvention, la Belgique n’est pas en
droit d’obtenir l’extradition de Hissène Habré, et il regrette qu’ aucun élément du dispositif ne
concerne cette demande présentée par la Belgique dans ses conclusions.
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Résumé de l'arrêt du 20 juillet 2012