Résumés des arrêts, avis consultatifs et ordonnances de la Cour
internationale de Justice
Document non officiel
AFFAIRE RELATIVE À LALICÉITÉ DE L’EMPLOI DE LAFORCE
(YOUGOSLAVIE c. FRANCE) (MESURES CONSERVATOIRES)
Ordonnance du 2 juin 1999
Dans une ordonnance rendue en l’affaire relative à la W .eeramantry, ice-Prés ident, faisant fonction de
Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. France) la président en l’affaire, et MM. Shi, Koroma et Vereshchetin,
Cour a rejeté par douze voix contre trois lademande en juges, ont joint des déclarati ons à l’ordonnance de la Cour.
indication de mesures conservatoires présentée par la MM. Oda et Parra-Aranguren, juges, y ont joint les exposés
République fédérale de Yougoslavie (RFY). En outre, la de leur opinion individuelle. M. Kreca, juge ad hoc, y a joint
Cour a affirmé qu’elle ne saurait accéder, à ce stade de l’exposé de son opinion dissidente.
laprocédure, à la demande de la France tendant à ce que
l’affaire soit rayée du rôle. Elle reste par conséquent saisie *
de l’affaire. La suite de la procédure a été réservée par * *
quatorze voix contre une.
La Cour était composée co mme suit: M.Weeramantry, Rappel des faits
Vice-Président, faisant fonction de président; M.Schwebel, Le 29 avril 1999, la Yougoslavie a déposé une requête
Président de la Cour; MM.Oda, Bedjaoui, Guillaume, introductive d’instance contre la France pour «violation de
Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma,
Vereshchetin, M me Higgins, MM. Parra-Aranguren, l’obligation de ne pas recourir à l’emploi de la force»,
Kooijmans, juges; M.Kreca, juge ad hoc; M.Valencia- accusant cet État de bombarder le territoire yougoslave
« conjointement avec d’autres États membres de l’OTAN ».
Ospina, Greffier. Le même jour, elle a présenté une demande en indication de
* mesures conservatoires, priant la Cour d’ordonner à la
France de « cesser immédiatement de recourir à l’emploi de
* * la force» et de «s’abstenir de tout acte constituant un
Le texte complet du dispositif de l’ordonnance est ainsi recours ou une menace de recours à la force» contre la
libellé : RFY.
« 39. Par ces motifs, Pour fonder la compétence de la Cour, la Yougoslavie a
invoqué l’article IX de la Convention pour la prévention et
LAOUR, la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée
1) Par douze voix contre trois,
Rejette la demande en indication de mesures générale des Nations Unies le 9 décembre 1948, ainsi que le
conservatoires présentée par la République fédérale de paragraphe 5 de l’article 38 du Règlement de la Cour.
L’article IX de la Convention sur le génocide prévoit que les
Yougoslavie le 29 avril 1999; différends entre les partie s contractantes relatifs à
POUM:W.eeramantry, Vice-Président, faisant l’interprétation, l’applica tion ou l’exécution de la
fonction de président en l’affaire; .chwebel, convention seront soumis à la Cour internationale de Justice.
Président de la Cour; MM.Oda, Bedjaoui, Guillaume, Quant au paragraphe 5 de l’article 38 du Règlement de la
Ranjeva, Herczegh, Fleischhauer, Koroma, M meHiggins,
Cour, il prévoit que lorsqu’un État dépose une requête
MM. Parra-Aranguren, Kooijmans, juges; contre un autre État n’ayant pas accepté la compétence de la
CONTRE : MM. Shi, Vereshchetin, juges; M. Kreca, Cour, la requête est transmise à cet autre État, mais aucun
juge ad hoc; acte de procédure n’est effectué tant que cet État n’a pas
2) Par quatorze voix contre une, accepté la compétence de la Cour aux fins de l’affaire.
Réserve la suite de la procédure.
POUR : M. Weeramantry, vice-président, faisant Raisonnement de la Cour
fonction de président en l’affaire; .chwebel, Dans son ordonnance, la Cour souligne tout d’abord
président de la Cour; MMB . edjaoui, Guillaume,
Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma, qu’elle est « profondément préoccupée par le drame humain,
me les pertes en vies humaines et les terribles souffrances que
Vereshchetin, M Higgins, MM. Parra-Aranguren, connaît le Kosovo et qui constituent la toile de fond» du
Kooijmans, juges; M. Kreca, juge ad hoc; différend, «ainsi que par les victimes et les souffrances
Contre : M. Oda, juge. » humaines que l’on déplore de façon continue dans
l’ensemble de la Yougoslavie». Elle se dit également
* «fortement préoccupée par l’emploi de la force en
* *
Yougosla»viqui,ans les circonstances
actuelles...soulève des problèmes très graves de droit
90international». Engardant «présents à l’esprit les buts et la menace du recours à l’emploi de laforce contre un État
les principes de la Charte des Nations Unies, ainsi que ne sauraient en soi constituer un acte de génocide au sens de
lesresponsabilités qui lui incombent, en vertu de ladite l’article II de la Convention sur legénocide». Elleajoute
Charte et [de son] Statut, dans le maintien de la paix et de la qu’il n’apparaît pas au présent stade de la procédure que les
sécurité», la Cour «estim e nécessaire de souligner que bombardements qui constituent l’objet de la requête
toutes les parties qui se présentent devant elle doivent agir yougoslavec« omporte[nt] effectivement l’élément
conformément à leurs obligations en vertu de la Charte des d’intentionnalité, dirigé contre ungroupe comme tel, que
Nations Unies et des autres règles du droit international, y requiert ladisposition» sus-indiquée. La Cour indique dès
compris du droit humanitaire ». lors qu’elle n’est pas en mesure de conclure, à ce stade de
La Cour rappelle ensuite qu’ellen «’a pas laprocédure, que les actes que la Yougoslavie impute à la
automatiquement compétence pour connaître des différends France seraient susceptibles d’entrer dans les prévisions de
juridiques» entre États et que «l’un des principes la Convention sur le génocide; etl’article IX de la
fondamentaux de son Statut est qu’elle ne peut trancher un Convention sur le génocide ne constitue partant pas une
différend entre des États sans que ceux-ci aient consenti à sa base sur laquelle sacompétence pourrait prima facie être
fondée en l’espèce.
juridictio»n. lee peut indiquer de mesures
conservatoires sans que sa co mpétence en l’affaire ait été Au sujet du paragraphe 5 de l’article 38 de son
établie prima facie. règlement, la Cour souligne qu’en l’absence de
À propos de l’articleIX de la Convention sur le consentement de la France, elle ne saurait avoir compétence
génocide, la Cour indique qu’il n’est pas contesté que tant la en l’espèce sur cette base, même prima facie.
Yougoslavie que la France sont parties à cette convention,
La Cour conclut qu’elle « n’a pas prima facie
sans réserves, et que l’article IX semble ainsi constituer une compétence pour connaître de la requête de
base sur laquelle sa compéten ce pourrait être fondée. La laYougoslavie» et qu’elle «ne saurait dès lors indiquer
Cour estime toutefois qu’elle doit rechercher si les quelque mesure conservatoire que ce soit». Toutefois, les
violations de la convention alléguées par la Yougoslavie conclusions auxquelles la Cour est parvenue «ne préjugent
sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de cet en rien [s]a compétence... pour connaître du fond de
instrument et si, par suite, la Cour pourrait avoir compétence l’affaire » et elles « laissent intact le droit du Gouvernement
pour connaître du différend ratione materiae . Dans sa yougoslave et du Gouvernement français de faire valoir
requête, la Yougoslavie indique que l’objet du différend leurs moyens en la matière ».
porte notamment sur «les actes commis par la République La Cour rappelle enfin qu’il «existe une distinction
française, en violation de son obligation internationale...de fondamentale entre la questi on de l’acceptation par un État
ne pas soumettre intentionnellement un groupe national à de la juridiction de la Cour et la compatibilité de certains
des conditions d’existence devant entraîner sadestruction actes avec ledroit internatio nal». «[L]a compétence exige
physique». Elle soutient que le bombardement constant et
le consentement; la compatibilité ne peut être appréciée que
intensif de l’ensemble de son territoire, y compris les zones quand la Cour examine le fond, après avoir établi sa
les plus peuplées, constitue «une violation grave de compétence et entendu les deux parties faire pleinement
l’articleII de la Convention sur le génocide», que c’est la valoir leurs moyens en droit ». Elle souligne que « les États,
nation yougoslave tout entière, en tant que telle, qui est prise qu’ils acceptent ou non la juri diction de la Cour, demeurent
pour cible et que le recours à certaines armes, dont on en tout état de cause responsables des actes contraires au
connaît par avance les consé quences dommageables à long droit international, y compris au droit humanitaire, qui leur
terme sur la santé et l’environnement, ou la destruction de la
seraient imputables» et que «tout différend relatif à la
plus grande partie du réseau d’alimentation en électricité du licéité de tels actes doit être réglé par des moyens pacifiques
pays, dont on peut prévoir d’avance lesconséquences dont le choix est laissé aux parties conformément à
catastrophiques, «témoigne[nt] implicitement de l’intention l’Article33 de la Charte». Dans ce cadre, «les parties
de détruire totalement ou partiellement» le groupe national doivent veiller à ne pas aggraver ni étendre le différend».
yougoslave en tant que tel. La France indique pour sa part La Cour réaffirme que «lorsqu’un tel différend suscite une
que le génocide, tel que le définit la Convention de 1948,
comporte deux éléments, « [l’] un objectif : la destruction en menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte
d’agression, le Conseil de sécurité est investi de
tout ou en partie d’un groupe national ou religieux comme responsabilités spéciales en vertu du Chapitre VII de la
tel. L’autre subjectif: l’inte ntion d’aboutir à ce résultat qui Charte ».
est contrair..a.uprincipes de morale les plus
élémentaires». Elle affirme que «les forces de l’OTAN... Déclaration de M. Weeramantry,
s’efforcent de ne causer aucun mal superflu aux populations
civiles» et souligne «l’abse nce manifeste en l’espèce de Vice-Président
M.Weeramantry est d’avis que la Cour, même si elle
l’élément intentionnel », ainsi que « le silence total de l’État
requérant» sur ce point. La Co ur constate que, d’après la n’a pas indiqué de mesures conservatoires, a toujours le
convention, lacaractéristique essentielle du génocide est la pouvoir de lancer aux deux Parties un appel les invitant à
destruction intentionnelle d’un groupe national, agir conformément aux obligations qui sont les leurs en
ethnique,racial ou religieux; elle précise que « le recours ou vertu de la Charte des Nations Unies et des autres règles de
91droit international, y compris le droit humanitaire, et à ne indication de mesures conservatoires de celle-ci, sur la base
rien faire qui puisse aggraver ou étendre le conflit. du paragraphe 1 de l’article 75 de son règlement.
Elle a ce pouvoir parce qu’elle continue d’être saisie de Pour ces motifs, M. Shi se voit dans l’obligation de voter
l’affaire et le demeurera ju squ’à ce qu’elle l’examine et contre le paragraphe 1 du dispositif des six ordonnances.
parce qu’il ne s’agit pas non plus d’un cas où il y a absence
manifeste de compétence. Déclaration du juge Koroma
Pour M.Weeramantry, c’es t la démarche qu’il convient Dans sa déclaration, M. Koroma fait observer qu’il
de suivre. La Cour elle-même fait état de sa profonde s’agit peut-être des affaires les plus graves dont la Cour ait
préoccupation devant le drame humain et les pertes en vies
humaines en cause ainsi que des responsabilités qui lui jamais été saisie, s’agissant de l’indication de mesures
incombent, en vertu de la Charte et de son Statut, dans le conservatoires. Il relève que ces mesures, selon la
maintien de la paix et de la sécurité. jurisprudence, ont pour objet de prévenir la violence et le
recours à l’emploi de la force, de sauvegarder la paix et la
La Cour aurait aussi parfaitement le pouvoir inhérent de sécurité internationales ainsi que de jouer un rôle important
lancer un tel appel, comme M. Weeramantry l’explique de dans le mécanisme de règlement des différends que prévoit
façon plus détaillée dans son opinion dissidente dans la Charte des NationsUnies. Aussi l’indication de telles
Yougoslavie c. Belgique.
Un tel appel aurait égalem ent plus de portée que la mesures est-elle, selon lui, l’une des fonctions les plus
importantes de la Cour.
simple mention de ces questions dans l’ordonnance elle- Mais l’octroi de telles mesures, souligne M. Koroma, ne
même. peut se faire qu’en conformité avec le Statut de la Cour. À
cet égard et compte tenu de sa jurisprudence, la Cour ne fera
Déclaration du juge Shi pas droit à une demande en indication de mesures
Tout comme la majorité, M.Shi pense que la Cour n’a conservatoires lorsqu’elle n’a pas compétence prima facie
pas dans les instances que la Yougoslavie a introduites ou lorsque d’autres circonstances s’opposent à leur
contre la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni prononcé.
compétence prima facie pour indiquer les mesures Il estime toutefois que la Cour, organe judiciaire
principal des NationsUnies dont la principale raison d’être
conservatoires sollicitées par le demandeur et qu’il est
même encore plus évident qu’il en va de même dans les demeure le maintien de la paix et de la sécurité
instances introduites contre l’Espagne et les États-Unis. internationales, a une obligation claire et nette de contribuer
Il estime cependant que la Cour, confrontée à une au maintien de la paix et de la sécurité internationales et de
situation de grande urgence découlant de l’emploi de la fournir le cadre judiciaire, qui doit permettre de résoudre un
conflit juridique, tout particulièrement lorsque celui-ci non
force en Yougoslavie et contre celle-ci et saisie des seulement menace la paix et la sécurité internationales mais
demandes en indication de mesures conservatoires engendre aussi des souffrances humaines énormes et des
présentées par le demandeur, aurait dû faire une déclaration
générale exhortant les Parties à agir conformément aux pertes en vies humaines qu’on ne cesse de déplorer. C’est
obligations qui sont les leurs en vertu de la Charte des pourquoi il se joint aux autres membres de la Cour pour
NationsUnies et de toutes les autres règles de droit appeler à un règlement pacifique du conflit conformément à
international applicables à la situation et tout au moins à ne l’Article 33 de la Charte et pour exhorter les Parties à ne pas
aggraver ni étendre le différ end et à respecter le droit
pas aggraver ou étendre leurs différends, indépendamment international, y compris le droit humanitaire et les droits de
de la conclusion à laquelle la Cour pourrait parvenir sur sa l’homme de tous les citoyens yougoslaves.
compétence prima facie avant de rendre son arrêt définitif.
Aucune disposition du Statut ou du Règlement n’interdit
à la Cour d’agir ainsi. De plus, étant donné les Déclaration du juge Vereshchetin
responsabilités que la Charte et le Statut qui fait partie Les circonstances extraordinaires dans lesquelles la
intégrante de celle-ci attribuent à la Cour dans le cadre Yougoslavie a présenté sa demande en indication de
général du maintien de la paix et de la sécurité, une telle mesures conservatoires imposaient la nécessité de réagir
déclaration relève des pouvoirs implicites que possède la immédiatement.
Cour dans l’exercice de sa fonction judiciaire. La Cour, à
l’évidence, n’a pas saisi l’occasion de jouer le rôle qu’on La Cour aurait dû exprimer sa profonde préoccupation
attend d’elle pour le maintien de la paix et de la sécurité devant les événements douloureux, les pertes en vies
humaines et les graves violations du droit international qui
lorsque le besoin s’en fait le plus sentir. se produisaient et qui, lorsqu e la demande a été déposée,
De plus, contrairement à ce qu’elle a fait dans la récente étaient déjà une question de notoriété publique. Il n’est pas
affaire LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), convenable que l’organe judiciaire principal des
dans une situation présentant un moindre degré d’urgence NationsUnies, dont la raison d’être est d’apporter une
que celle dont elle est actuellement saisie, la Cour n’a pas
exercé, ainsi que le lui avait demandé la Yougoslavie, le solution pacifique aux différends internationaux, garde le
silence dans une telle situation. Même si, en fin de compte,
pouvoir de se prononcer d’office sur la demande en la Cour parvient à la conclusion que, à cause des contraintes
92que lui impose son Statut, elle ne peut pas indiquer de l’irrecevabilité des requêtes présentées par la République
mesures conservatoires en bonne et due forme fédérale de Yougoslavie, qui de ce fait auraient dû être
conformément aux dispositions de l’Article 41 du Statut à rayées du rôle général de la Cour.
l’égard de l’un ou l’autre des Ét ats défendeurs, la Cour a le Il examine toutefois ensuite la question de savoir si la
pouvoir inhérent, à tout le moins, d’enjoindre République fédérale de Yougoslavie aurait pu présenter les
immédiatement aux Parties de ne rien faire qui puisse requêtes dans ces affaires sur le fondement de certains
aggraver ou étendre le conflit et d’agir conformément à instruments juridiques, à supposer que celle-ci puisse être
leurs obligations en vertu de la Charte des NationsUnies.
Ce pouvoir découle de sa responsabilité qui est d’être la considérée comme partie au Statut. Après avoir examiné
i)le sens de la clause facultative du Statut de la Cour; ii)le
gardienne du droit international ainsi que de considérations contexte des traités conclus en 1930 et 1931 avec la
essentielles d’ordre public. L’autorité d’un tel appel de la Belgique et les Pays-Bas respectivement; et iiil)a
«Cour mondiale», qui se situerait dans le droit fil des Convention sur le génocide de 1948, il conclut qu’aucun de
dispositions de l’Article41 de son Statut, du paragraphe4 ces instruments ne confère à la Cour compétence pour
de l’article74 et du paragraphe1 de l’article75 de son connaître de l’une ou l’autre de ces dix requêtes.
règlement, pourrait avoir pour effet de donner à réfléchir
Tout comme la Cour, M.Oda pense que celle-ci doit,
aux Parties engagées dans un conflit militaire sans précédent faute de disposer d’une base de compétence, rejeter les
dans l’histoire de l’Europe depuis la fin de la Seconde demandes en indication de mesures conservatoires dans les
Guerre mondiale. dix instances. La Cour ayant décidé qu’elle n’a pas
La Cour était instamment priée de faire prévaloir la règle compétence pour connaître de ces affaires, fût-ce prima
de droit dans le contexte de violations flagrantes sur une
grande échelle du droit international, y compris de la Charte facie, cela ne peut signifier, selon lui, qu’elle n’a aucune
compétence que ce soit à l’égard de ces affaires. Il s’ensuit,
des NationsUnies. Au lieu d’agir avec diligence et, si selon M.Oda, que les requêtes doivent être rejetées à ce
nécessaire, en sa qualité de «principale gardienne du droit stade de la procédure non seulement dans les affaires
international », la majorité de la Cour, plus d’un mois après concernant l’Espagne et les États-Unis où la Cour conclut à
que les demandes ont été présentées, les a rejetées d’emblée son incompétence manifeste, mais aussi dans toutes les
à l’égard de l’ensemble des affaires qui avaient été autres affaires puisqu’elle a relevé qu’elle n’avait même pas
soumises, y compris celles dans lesquelles la compétence
prima facie de la Cour aurait clairement pu être établie. En compétence prima facie.
M.Oda signale aussi que la distinction opérée par la
outre, cette décision a été prise dans une situation dans Cour entre les requêtes –qui ont pratiquement le même
laquelle l’intensification délibérée des bombardements des objet– résulte simplement des positions différentes que les
zones les plus fortement peuplées continue de causer sans États ont pu adopter à l’égard des divers documents qu’il y a
répit des pertes en vies humaines parmi les non-combattants lieu d’appliquer pour déterminer la compétence de la Cour.
ainsi que des maux physiques et psychologiques à la
population dans l’ensemble de la Yougoslavie. Or cette distinction aboutira à un résultat différent pour la
suite de la procédure dans chacune de ces instances. Pour
Pour les raisons qui précèdent, M.Vereshchetin ne peut M. Oda, il s’agit là d’une situ ation illogique, qui étaye sa
souscrire à l’inaction de la Co ur à cet égard, bien qu’il conviction que les dix affaires au raient dû être rejetées à ce
concède que, dans certaines des affaires introduites par le stade de la procédure, pour la totalité de leurs éléments.
demandeur, la base de compétence de la Cour, à ce stade de
la procédure, peut susciter le doute, et que dans le cas de
l’Espagne et des États-Unis, elle est inexistante. Opinion individuelle du juge Parra-Aranguren
MP.arra-Aranguren rappelle que la Yougoslavie
Opinion individuelle du juge Oda soutient que «le bombardemen.t.d .e zones habitées
yougoslaves constitue...une violation de l’articleII de la
M.Oda appuie la décision de la Cour de rejeter les Convention sur le génocide», ce que nie le défendeur;
demandes en indication de mesures conservatoires qu’un différend d’ordre juri dique s’est élevé entre les
présentées par la République fédérale de Yougoslavie contre Parties du fait de l’existence d’«une situation dans laquelle
les dix États défendeurs. M. Oda approuve la décision de la les points de vue des deuxParties, quant à l’exécution ou à
Cour de rayer de son rôle gé néral les affaires relatives à
l’Espagne et aux États-Unis, mais, dans les huit autres la non-exécution de certaine s obligations découlant d’[un
traité], sont nettement opposés », comme la Cour l’a précisé
affaires, il a voté contre le paragraphe du dispositif de dans sa décision du 11juillet1996 (Application de la
l’ordonnance par lequel la Cour a indiqué qu’elle Convention pour la prévention et la répression du crime de
«[r]éserv[ait] la suite de la procédure», car il estime que génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie ), exceptions
ces huit affaires devraient aussi être rayées du rôle général préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p.614 et 615,
de la Cour à ce stade de la procédure. par.29); et que, selon l’artic le9 de la Convention sur le
Selon M.Oda, la République fédérale de Yougoslavie génocide, «[l]es différends entre les Parties contractantes
n’est pas membre des NationsUnies et n’est pas en relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la
conséquence partie au Statut de la Cour internationale de présente convention » seront soumis à la Cour internationale
Justice. Pour ce seul motif, la Cour aurait dû conclure à de Justice. Aussi estime-t-il que la Cour a prima facie
93compétence pour se pro noncer sur les mesures directement des personnes physiques. Par sa seule force, ce
conservatoires sollicitées par la Yougoslavie. critère a permis d’écarter certaines règles pertinentes tant de
La Yougoslavie a demandé à la Cour d’indiquer que le procédure que de fond qui s’appliquaient à l’indication de
défendeur «doi[t] cesser immédiatement de recourir à mesures conservatoires (voir par exemple l’affaire
l’emploi de la force et doi[ t] s’abstenir de tout acte LaGrand). Ainsi, les considérations d’ordre humanitaire,
constituant une menace de recours ou un recours à l’emploi indépendamment des normes du droit international en
de la force contre la République fédérale de Yougoslavie». matière de droits de l’homme et de libertés, ont d’une
certaine manière acquis une signification juridique
Or, la menace de recours ou le recours à l’emploi de la force autonome; elles ont échappé à la sphère de la morale et de la
contre un État ne saurait en lui-même constituer un acte de
génocide au sens de la Convention sur le génocide. La philanthropie pour pénétrer dans le domaine du droit.
Yougoslavie sollicite donc l’indication de mesures Dans la présente instance, il semble que l’«impératif
conservatoires qui ne visent pas à garantir les droits qu’elle humanitaire » ait perdu la position juridique autonome qu’il
tient de la Convention sur le génocide, à savoir le droit de ne avait ainsi acquise. Ce fait doit être souligné étant donné les
pas être victime d’actes qui peuvent être qualifiés de crimes circonstances particulières de l’espèce. À la différence des
de génocide par celle-ci. Selon M. Parra-Aranguren, il n’y a affaires jugées récemment par la Cour, l’«impératif
donc pas lieu d’indiquer les mesures demandées par la humanitaire» dont il est question ici a pour objet le sort
Yougoslavie. d’une nation entière, au sens littéral. La République fédérale
de Yougoslavie et les groupes nationaux et ethniques qui la
Opinion dissidente de M. Kreca, juge ad hoc composent sont soumis depuis maintenant plus de deux
mois à des attaques continues de la part d’une «armada»
Dans son opinion dissidente, M.Kreca met l’accent sur aérienne redoutable et très organisée, commandée par les
les points suivants :
États les plus puissants de la terre. De plus, l’arsenal utilisé
M. Kreca estime qu’aucune des fonctions de l’institution dans les attaques dirigées contre la Yougoslavie comprend
du juge ad hoc visant à assurer l’égalité au sein de la Cour des armes dont les effets ne sont limités ni dans l’espace ni
n’a été respectée dans ce cas particulier. Il découle de la dans le temps, comme l’uranium appauvri, qui causent des
lettre et de l’esprit du paragraphe 2 de l’Article 31 du Statut dommages irréparables et d’une portée considérable à la
de la Cour, si on l’applique au cas d’espèce, que la santé de l’ensemble de la population.
Yougoslavie, en tant qu’État demandeur, aurait dû avoir le
M.Kreca est d’avis que l’emploi de la force armée à
droit de désigner autant de juges ad hoc pour prendre place grande échelle, particulièrement à l’encontre d’objets et de
sur le siège, étant donné qu’il faut assurer une égalité entre moyens qui sont des éléments essentiels d’une vie normale,
l’État demandeur et les États défendeurs qui comptent un peut mener à la «soumission ... du groupe à des conditions
juge de leur nationalité sur le siège et qui font cause d’existence» qui entraînent «sa destruction physique»
commune. Le droit naturel à une représentation égale au (Convention sur le génocide, art. II).
sein de la Cour, traduction du principe fondamental de
l’égalité des parties, signifie concrètement que la Certes, précise M.Kreca, il peut être soutenu que les
actes de cette nature servent à affaiblir les capacités
République fédérale de Yougoslavie aurait dû avoir le droit militaires de la République fédérale de Yougoslavie. On ne
de désigner cinq juges ad hoc car cinq des dix États saurait toutefois considérer cette explication comme un
défendeurs (les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, argument sérieux. En effet, on risque facilement d’être
l’Allemagne et les Pays-Bas) comptent sur le siège un juge
de leur nationalité. amené à soutenir, si on se laisse emporter par cette
Concurremment, si l’on suit la jurisprudence constante argumentation, que la puissance militaire se compose après
tout de personnes, et que le fait de tuer sur une grande
de la Cour, aucun des États défendeurs n’a le droit de échelle des civils peut être tenu pour une sorte de mesure de
désigner un juge ad hoc (Juridiction territoriale de la précaution visant à empêcher le maintien ou, en cas de
Commission internationale de l’Oder; Régime douanier mobilisation, l’accroissement de la puissance militaire d’un
entre l’Allemagne et l’Autriche). État.
Point n’est besoin de souligner la très grande importance
M.Kreca rappelle en outre que, dans le cadre de
des questions susmentionnées, car il est évident qu’elles ne procédures incidentes, la Cour ne peut et ne doit pas se
voient pas leurs effets se limiter à la procédure, mais soucier d’établir s’il y a effectivement intention d’imposer à
qu’elles peuvent aussi avoir des conséquences concrètes un groupe des conditions qui menacent sa survie. Eu égard à
d’une portée considérable. l’objet des mesures conservatoires, on peut dire qu’à ce
Selon MK . reca, la Cour a accordé une grande stade de la procédure il suffit de démontrer que, lors de
importance au critère de l’impératif humanitaire dans sa bombardements à grande échelle, il existe un risque objectif
jurisprudence récente relativ e à l’indication de mesures que soient créées des conditions dans lesquelles la survie du
conservatoires, en particulier dans les affaires touchant groupe est menacée.
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Résumé de l'ordonnance du 2 juin 1999