C 4/CR 91/3
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
YEAR 1991
Public sitting of the Chamber
held on Wednesday 17 April 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace,
Judge Sette-Camara, President of the Chamber, presiding
in the case concerning the Land, Island and Maritime Frontier Dispute
(El Salvador/Honduras: Nicaragua intervening)
__________________
VERBATIM RECORD
__________________
ANNEE l991
Audience publique de la Chambre
tenue le mercredi 17 avril 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre
en l'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime
(El Salvador/Honduras; Nicaragua (intervenant))
_______________
COMPTE RENDU
__________________
- 2 -
Present:
Judge Sette-Camara, President of the Chamber
Judges Sir Robert Jennings, President of the Court
Oda, Vice-President of the Court
Judges ad hoc Valticos
Torres Bernárdez
Registrar Valencia-Ospina
___________
- 3 -
Présents :
M. Sette-Camara, président de la Chambre
Sir Robert Jennings, Président de la Cour
M. Oda, Vice-Président de la Cour, juges
M. Valticos
M. Torres Bernárdez, juges ad hoc
M. Valencia-Ospina, Greffier
___________
- 4 -
The Government of El Salvador is represented by:
Dr. Alfredo Martínez Moreno,
as Agent and Counsel;
H. E. Mr. Roberto Arturo Castrillo, Ambassador,
as Co-Agent;
and
H. E. Dr. José Manuel Pacas Castro, Minister for Foreign Relations,
as Counsel and Advocate.
Lic. Berta Celina Quinteros, Director General of the Boundaries'
Office,
as Counsel;
Assisted by
Prof. Dr. Eduardo Jiménez de Aréchaga, Professor of Public
International Law at the University of Uruguay, former Judge and
President of the International Court of Justice; former President and
Member of the International Law Commission,
Mr. Keith Highet, Adjunct Professor of International Law at The
Fletcher School of Law and Diplomacy and Member of the Bars of
New York and the District of Columbia,
Mr. Elihu Lauterpacht C.B.E., Q.C., Director of the Research Centre
for International Law, University of Cambridge, Fellow of Trinity
College, Cambridge,
Prof. Prosper Weil, Professor Emeritus at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Dr. Francisco Roberto Lima, Professor of Constitutional and
Administrative Law; former Vice-President of the Republic and
former Ambassador to the United States of America.
Dr. David Escobar Galindo, Professor of Law, Vice-Rector of the
University "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador)
as Counsel and Advocates;
and
Dr. Francisco José Chavarría,
Lic. Santiago Elías Castro,
Lic. Solange Langer,
Lic. Ana María de Martínez,
- 5 -
Le Gouvernement d'El Salavador est représenté par :
S. Exc. M. Alfredo Martínez Moreno
comme agent et conseil;
S. Exc. M. Roberto Arturo Castrillo, Ambassadeur,
comme coagent;
S. Exc. M. José Manuel Pacas Castro, ministre des affaires
étrangères,
comme conseil et avocat;
Mme Berta Celina Quinteros, directeur général du Bureau des
frontières,
comme conseil;
assistés de :
M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, professeur de droit international
public à l'Université de l'Uruguay, ancien juge et ancien
Président de la Cour internationale de Justice; ancien président
et ancien membre de la Commission du droit international,
M. Keith Highet, professeur adjoint de droit international à la
Fletcher School de droit et diplomatie et membre des barreaux de
New York et du District de Columbia,
M. Elihu Lauterpacht, C.B.E., Q.C., directeur du centre de
recherche en droit international, Université de Cambridge, Fellow
de Trinity College, Cambridge,
M. Prosper Weil, professeur émérite à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Francisco Roberto Lima, professeur de droit constitutionnel et
administratif; ancien vice-président de la République et ancien
ambassadeur aux Etats-Unis d'Amérique,
M. David Escobar Galindo, professeur de droit, vice-recteur de
l'Université "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador),
comme conseils et avocats;
ainsi que :
M. Francisco José Chavarría,
M. Santiago Elías Castro,
Mme Solange Langer,
Mme Ana María de Martínez,
- 6 -
Mr. Anthony J. Oakley,
Lic. Ana Elizabeth Villata,
as Counsellors.
The Government of Honduras is represented by:
H.E. Mr. R. Valladares Soto, Ambassador of Honduras to the
Netherlands,
as Agent;
H.E. Mr. Pedro Pineda Madrid, Chairman of the Sovereignty and
Frontier Commission,
as Co-Agent;
Mr. Daniel Bardonnet, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Derek W. Bowett, Whewell Professor of International Law,
University of Cambridge,
Mr. René-Jean Dupuy, Professor at the Collège de France,
Mr. Pierre-Marie Dupuy, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Julio González Campos, Professor of International Law,
Universidad Autónoma de Madrid,
Mr. Luis Ignacio Sánchez Rodriguez, Professor of International Law,
Universidad Complutense de Madrid,
Mr. Alejandro Nieto, Professor of Public Law, Universidad
Complutense de Madrid,
Mr. Paul De Visscher, Professor Emeritus at the Université de
Louvain,
as Advocates and Counsel;
H.E. Mr. Max Velásquez, Ambassador of Honduras to the
United Kingdom,
Mr. Arnulfo Pineda López, Secretary-General of the Sovereignty and
Frontier Commission,
Mr. Arias de Saavedra y Muguelar, Minister, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
Mr. Gerardo Martínez Blanco, Director of Documentation, Sovereignty
and Frontier Commission,
Mrs. Salomé Castellanos, Minister-Counsellor, Embassy of Honduras
to the Netherlands,
- 7 -
M. Anthony J. Oakley,
Mme Ana Elizabeth Villata,
comme conseillers.
Le Gouvernement du Honduras est représenté par :
S. Exc. M. R. Valladares Soto, ambassadeur du Honduras à La Haye,
comme agent;
S. Exc. M. Pedro Pineda Madrid, président de la Commission de
Souveraineté et des frontières,
comme coagent;
M. Daniel Bardonnet, professeur à l'Université de droit, d'économie
et de sciences sociales de Paris,
M. Derek W. Bowett, professeur de droit international à
l'Université de Cambridge, Chaire Whewell,
M. René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Julio González Campos, professeur de droit international à
l'Université autonome de Madrid,
M. Luis Ignacio Sánchez Rodríguez, professeur de droit
international à l'Université Complutense de Madrid,
M. Alejandro Nieto, professeur de droit public à l'Université
Complutense de Madrid,
M. Paul de Visscher, professeur émérite à l'Université catholique
de Louvain,
comme avocats-conseils;
S. Exc. M. Max Velásquez, ambassadeur du Honduras à Londres,
M. Arnulfo Pineda López, secrétaire général de la Commission de
Souveraineté et de frontières,
M. Arias de Saavedra y Muguelar, ministre de l'ambassade du
Honduras à La Haye,
M. Gerardo Martínez Blanco, directeur de documentation de la
Commission de Souveraineté et de frontières,
Mme Salomé Castellanos, ministre-conseiller de l'ambassade du
Honduras à La Haye,
- 8 -
Mr. Richard Meese, Legal Advisor, Partner in Frère Cholmeley,
Paris,
as Counsel;
Mr. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mrs. Olmeda Rivera,
Mr. Raul Andino,
Mr. Miguel Tosta Appel
Mr. Mario Felipe Martínez,
Mrs. Lourdes Corrales,
as Members of the Sovereignty and Frontier Commission.
- 9 -
M. Richard Meese, conseil juridique, associé du cabinet Frère
Cholmeley, Paris,
comme conseils;
M. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mme Olmeda Rivera,
M. Raul Andino,
M. Miguel Tosta Appel,
M. Mario Felipe Martínez,
Mme Lourdes Corrales,
comme membres de la Commission de Souveraineté et des frontières.
- 10 -
The PRESIDENT : The sitting is open, and I give the floor to Professor Nieto to conclude his
presentation.
M. NIETO : Monsieur le Président, Messieurs les juges, dans la troisième et dernière partie de
ma plaidoirie, j'ai exposé hier la règle fondamentale du droit castillan de la non-identité des frontières
politico-administratives territoriales et des limites foncières - une règle qui s'appuie sur la distension
théorique entre dominium et imperium - qui se manifeste en plusieurs lois dont j'ai cité celle de 1494
et celle de 1833 correspondant au début et à la fin de la colonisation espagnole des Indes et qui
encore est une réalité vive pratiquée à travers des institutions actuelles à l'intérieur de la péninsule
ibérique et à la frontière pyrénéenne avec la France. D'autre part, j'ai parlé aussi de la thèse
salvadorienne du régime unitaire et provincial des "ejidos" d'après laquelle un "ejido" ne peut pas
appartenir à deux provinces.
3. Critique de la position d'El Salvador
En fin de compte, pour El Salvador, les limites géographiques provinciales établies sur la base
de preuves et de documents ne règlent pas encore notre problème, étant donné que ce qui importe
c'est de déterminer le ressort administratif des autorités royales. Si les deux critères ne coïncident
pas, celui qui prévaut est celui du "contrôle administratif". C'est-à-dire - pour aussi étonnant que cela
puisse paraître - ce serait aux provinces qu'il appartiendrait de s'adapter (en s'agrandissant ou en se
réduisant) au ressort des fonctionnaires et non l'inverse, le fonctionnaire devant comme on l'a
toujours cru, s'ajuster aux limites provinciales.
Le Honduras, par contre, affirme que les limites provinciales préétablies ont une prééminence
absolue - attendu que leur détermination est l'objet central du différend - et que, de ce fait, dès que
l'on réussira à établir par où elles passaient en 1821, la cause sera entendue. Le critère du "contrôle
administratif" n'intervient que subsidiairement : lorsqu'il n'y a pas moyen de vérifier la limite
préétablie, on peut l'induire du ressort des autorités royales (s'il est connu). En d'autres termes : le
ressort administratif ne peut en aucun cas remplacer ou déplacer les limites provinciales; mais si
celles-ci sont inconnues, il peut servir d'indice - à défaut d'autres plus adéquats - en vue de leur
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détermination. L'Uti possidetis juris prend toujours en effet comme référence les limites provinciales
de 1821.
Une fois établi ce qui précède, passons à la critique de la position d'El Salvador à laquelle il
est relativement facile de procéder étant donné que l'habileté qui a présidé à sa mise au point
n'empêche pas que l'on mette à jour son extrême fragilité.
A. Une puissance rigoureusement réservée au Monarque
De l'avis d'El Salvador, un simple juge sous-délégué des terres peut modifier les limites
juridictionnelles de deux provinces sans autre complication que celle d'élargir un "ejido" qui se
trouve dans une province au moyen de terres de la province limitrophe. Une thèse invraisemblable
expressément interdite dans la loi 2e
du titre II du Livre V de la "Recopilación" des Lois des Indes
qui stipule que:
"les vice-rois et présidents ne pourront accroître ou réduire les villages et territoires des
Gouvernements qui relèvent de notre compétence (de la compétence du roi, bien entendu). Et
nous ordonnons, au cas où certains auraient été démembrés, de les réunir et regrouper, en les
restituant aux Gouverneurs dans toute leur juridiction." ("Los virreyes y presidentes no
podrán acrecentar o disminuir los pueblos y territorios de los Gobiernos, que son a nuestra
provisión. Y ordenamos que si algunos se hubieren desmembrado, los vuelvan a unir y
agregar, reintegrando a los gobernadores in toda su jurisdiccíon").
Une disposition prudente et inévitable étant donné qu'en son absence, les autorités indiennes ne
pourraient résister à la tentation d'étendre spontanément leur juridiction aux dépens de la province
contiguë. Un risque qui ne peut avoir qu'une solution : réserver rigoureusement au Monarque cette
compétence, comme celui-ci le stipule dans une autre loi du titre IX du même livre:
"Nous ordonnons aux vice-rois et aux présidents d'éviter de prendre des ordonnances et
des décrets sur des compétences de juridiction avec les Audiencias qu'ils président, et lorsque
le cas se présente, nous ordonnons d'en rendre compte à notre conseil à Madrid pour qu'il
statue comme il convient."
La chose ne peut donc être plus claire : seul le Monarque (directement ou par le truchement du
Conseil des Indes à Madrid), peut conférer juridiction et, en cas de différend, lui seul peut la retirer.
L'existence de déclarations aussi catégoriques et explicites n'empêchent néanmoins pas El
Salvador d'alléguer qu'un simple juge
des terres sous-délégué était habilité à modifier des limites provinciales (ce qui n'était même pas dans
le pouvoir du vice-roi) et, en fin de compte, d'élargir et réduire selon son caprice les provinces
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d'EL Salvador et du Honduras respectivement. Ce qu'il justifie (dans la première partie, chap. II,
2.29 et 2.30 de sa réplique, p. 14-15) au moyen de l'argument selon lequel dans les "Reales Cédulas"
(ordre royal) qui autorisent la composition des terres, les monarques n'avaient pas exprimé
explicitement la réserve selon laquelle cette opération devait se faire dans le respect des limites
juridictionnelles. Etrange manière de concevoir les choses étant donné qu'il s'agit là d'une règle
établie une fois pour toutes, et qui ne demande pas à être réaffirmée dans chaque ordre royal
d'attribution de pouvoirs. Ou dit d'une autre manière : une fois établie, la règle reste indéfiniment en
vigueur, à moins qu'elle ne fasse l'objet d'une dérogation, auquel cas ce serait la dérogation et non
pas la règle qu'il conviendrait de consigner expressément.
B. Une explication possible de l'erreur : ressort territorial des
interventions des fonctionnaires
L'erreur, comme on peut le constater, est des plus graves, et en outre impardonnable dans la
mesure où elle enfreint formellement pour le moins deux lois indiennes et implique une usurpation
des pouvoirs directs du monarque que ce dernier n'était naturellement pas disposé à consentir. Cette
position fondée sur une erreur aussi surprenante s'expliquera peut-être de la manière suivante :
El Salvador, qui sait parfaitement que les autorités indiennes ne peuvent agir hors des limites de leur
juridiction, comme le prévoit la loi 1 du titre I du livre V de la "Recopilación" des lois des Indes :
"Nous ordonnons aux vice-rois, Audiencias, gouverneurs, Corregidores et Alcaldes
Mayores ... ne s'avisent pas d'user de leur autorité et de l'exercer dans leurs charges et dans les
actes juridictionnels dans les secteurs et les lieux qui ne sont pas couverts par leurs 'terminos'
ni leurs territoires." ("No se entrometan a usar y ejercer en sus oficios actos de jurisdicción
en las partes y lugares donde no alcanzaren sus términos y territorios").
El Salvador donc fait observer que dans certains cas le juge de terres sous-délégué de la province
d'El Salvador concède des "ejidos" de composition dans la province du Honduras et, étant donné que
c'est légalement impossible, il a recours pour expliquer cela à une hypothèse très simple : ce territoire
du Honduras subit tout d'un coup une transformation qui en fait une partie de la province
d'El Salvador du fait de l'intervention d'un juge, ce qui permet de surmonter la contradiction que
suppose l'intervention d'un fonctionnaire hors de sa juridiction.
Pour El Salvador, les fonctionnaires espagnols pouvaient donc convertir en leur province tout
ce qu'ils touchaient, à l'instar du roi Midas de la fable, qui en faisait de même avec l'or. Mais
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El Salvador n'ignore pas que la vraie solution se trouve exactement à l'opposé, c'est-à-dire que ce
n'est pas la province qui s'adapte au fonctionnaire mais le fonctionnaire qui doit s'adapter à la
province. Je dis qu'il ne l'ignore pas parce que dans son contre-mémoire (annexes, vol. I, p. 24 et
suiv.) et dans sa réplique (1e
partie, chap. II, p. 25, n° 236) il cite le cas d'un juge des terres du
Honduras (Gracias a Dios) qui a arpenté par erreur des terres de la province d'El Salvador. Eh bien,
la "Real Audiencia" de Guatemala n'a pas appliqué dans ce cas la théorie pittoresque que nous
expose aujourd'hui El Salvador (c'est-à-dire n'a pas converti en province hondurienne ce qui a été
arpenté par le fonctionnaire hondurien) mais, beaucoup plus justement, a ordonné la nullité des
arpentages et du titre indûment concédé.
Evidemment il existe un procédé encore plus simple : recourir à l'autorité supérieure, dont la
juridiction s'étend sur le ressort fractionné des deux autorités inférieures. C'est ce qui est prévu dans
la loi 15 du titre II du livre V de la "Recopilación" :
"Nous ordonnons aux gouverneurs et aux Corregidores de visiter tous les 'terminos' de
la ville, du bourg ou des terres qui ressortent à leur charge ... et si les 'terminos' occupés
relèvent de leur juridiction, qu'ils se saisissent de l'affaire ... et s'ils ne relèvent pas de leur
juridiction [notre cas], qu'ils rendent compte à la 'Audiencia'." (" . . . y si los ocupados
fueren de su jurisdiccíon, conozcan de ello . . . y si no fueren de se jurisdicción, den cuenta a
la Audiencia").
Et la "Audiencia", quant à elle (n'ayant pas de problèmes de juridiction, étant donné que son
ressort englobait celle des deux instances inférieures), pourrait faire de deux choses l'une : ou bien
charger de la tâche l'autorité inférieure compétente ou bien commettre ou déléguer une autorité,
initialement incompétente, pour qu'elle exerce à titre exceptionnel des pouvoirs extra-territoriaux
en-dehors de son ressort. Un exemple caractéristique apparaît dans le titre de la montagne de
Tepanguisir. La communauté des Indiens de Citalá (province d'El Salvador) a sollicité du
sous-délégué des terres de Chalatenango (El Salvador) un arpentage de terrains tout en sachant fort
bien qu'ils se trouvaient dans la commune de Gracias a Dios (aujourd'hui le Honduras) et, comme ils
savaient que cela n'était pas réalisable légalement, ils ont également demandé que soient étendus les
pouvoirs du sous-délégué. Le juge de Guatemala, considérant qu'étant donné que pour des raisons
géographiques il reviendrait très cher de faire venir jusqu'à la montagne l'arpenteur ayant compétence
juridictionnelle (c'est-à-dire du Honduras), décida de recourir à la formule de la délégation, en
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autorisant exceptionnellement le sous-délégué d'El Salvador à "intervenir dans le ressort du
sous-délégué de Gracias a Dios pour résoudre cette affaire". C'est une citation littérale.
Tout cela était possible : tout sauf la thèse aberrante selon laquelle l'intervention d'un
fonctionnaire convertit en province de ce dernier ce qu'il touchait lors de ses interventions.
Ce qui nous amène à la conclusion définitive qui résout notre problème : vu que les
"concesiones ejidales" (qu'elles soient de réduction ou de composition) sont accordées par les
autorités indiennes et que les autorités indiennes ne peuvent absolument pas modifier les limites
provinciales (une opération rigoureusement réservée au Monarque ou à son Conseil), quoi que
puissent faire les gouverneurs et les "Audiencias", rien de tout cela n'a le moindre effet sur la
délimitation des provinces. Ces autorités pouvaient conférer le dominium mais pas la juridiction;
elles pouvaient élargir des "ejidos" à des provinces différentes mais cet élargissement était
patrimonial et non juridictionnel et il n'y a pas modification des limites provinciales ni absorption
par l'"ejido" originel de la partie rajoutée du point de vue de la juridiction et de la province.
Autrement dit : tant que nous ne voyons pas intervenir le roi ou son Conseil nous pouvons être
sûrs que les limites provinciales n'ont pas changé, étant donné qu'aucune autorité indienne ne peut
usurper une prérogative royale.
C'est une affirmation de nature constitutionnelle qui par conséquent est aussi applicable dans
l'hypothèse d'un "ejido" de réduction. Le Honduras soutient que tous les "ejidos" litigieux sont de
composition, mais qu'arrive-t-il si la Chambre de la Cour entend qu'un "ejido" déterminé est de
réduction, une possibilité peu probable mais évidemment possible. Rien du tout à nos effets, parce
que la solution du droit espagnol est la même quoique il ne soit pas aussi évident que dans le cas des
"ejidos" de composition. Depuis le XIIIe
siècle, les lois castillanes des partidas ont statué que les
biens communs des habitants d'un village sont tout à fait différents des biens du roi et des biens de la
Couronne, et même des biens d'usage communs à tous les hommes. Et les lois espagnoles modernes
des XIXe
et XXe
siècles ont toujours déclaré que ces "bienes comunales", c'est-à-dire "ejidos" de
réduction, ont une nature privée. Seulement - et c'est le seul et unique cas - la loi municipale de 1985
"ley de bases de régimen local", avait la règle qu'ils appartiennent au domaine public. Mais c'est une
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déclaration exceptionnelle et beaucoup trop récente pour qu'elle puisse avoir une quelconque
influence sur notre question qui se pose au début du siècle dernier, quand en Espagne et en Amérique
le mot "domaine public" était encore absolument inconnu. D'ailleurs il serait impossible et inutile de
faire ici une histoire des biens communs castillans, qui est déjà faite dans la bibliographie des
spécialistes.
C. La théorie du contrôle administratif
La dernière explication juridique de la surprenante position d'El Salvador se trouve dans la
"théorie du contrôle administratif" employée dans la sentence arbitrale de 1933 dans le différend
frontalier entre le Guatemala et le Honduras. Et cette théorie constituant l'épine dorsale de ladite
position, elle mérite bien un commentaire détaillé.
Avant toute chose - et cela dit avec tout le respect dû à la sentence de 1933 et à ceux qui
ajourd'hui encore continuent de soutenir cette thèse - il s'agit là d'un formidable anachronisme : aux
XVIe
, XVIIe
et XVIIIe
siècles, il n'existe aucun contrôle administratif dans un sens qui se rapproche
même de très loin du cas moderne. L'organisation politico-adminsitrative des Indes n'intervient en
rien dans l'administration et la gestion des "resguardos" et des "ejidos". Son seul rôle est de tutelle et
de protection. Le Monarque, convaincu que ces terres courent le risque d'être expoliées par les
riverains, par les colons espagnols, voire par les Indiens eux-mêmes à titre individuel, établit des
mécanismes de protection qui ont été étudiés minutieusement dans ma consultation (p. 123-137).
Par souci de propriété des termes, il serait peut-être donc préférable de parler de protection que de
contrôle.
Ceci dit, en quoi consiste une telle protection et qui en est chargé ? Essentiellement les cours
de justice de l'époque (comme il ressort de la série de cas relevés dans le répertoire Ots Capdequi :
"España en América. El régimen de tierras en la época colinial." Mexico, 1959, p. 85-92). Une
donnée qui ne nous est d'aucune utilité dans le cas présent étant donné que la "Real Audiencia" de
Guatemala est le Tribunal commun à toutes les provinces qui composent aujourd'hui les Républiques
du Honduras et d'El Salvador. Aussi, l'intervention de l'"Audiencia" de Guatemala n'a-t-elle pas la
moindre répercussion sur la question à l'étude.
- 16 -
Ce qui importe ce sont donc les organes administratifs (en réalité de caractère mixte, à la fois
administratifs et judiciaires) inférieurs : maires et juges de terres sous-délégués. Sur ce point, El
Salvador a raison (dans les limites que nous allons préciser immédiatement) : lorsque dans un titre
"ejidal" une autorité reçoit pour instructions expresses de respecter - et le cas échéant de défendre -
les limites de l'"ejido", cette déclaration a bien entendu toute la valeur juridique voulue. Mais, en
quoi consiste exactement cette valeur ? Voilà la question sur laquelle notre position est déjà définie.
a) Nous rejetons immédiatement l'hypothèse selon laquelle le titre a pu
entraîner la modification des anciennes limites provinciales, étant donné que, comme nous le
savons déjà, il s'agit là d'une prérogative royale.
b) Il en découle donc que, en cas de conflit entre une limite
provinciale et un titre "ejidal", c'est ce dernier qui doit céder.
c) Une fois énoncées ces affirmations (qui paraissent incontestables à
mon avis), nous sommes déjà en mesure de déterminer la valeur des limites fixées dans ces
titres : elles supposent une indication que les limites provinciales s'étendent jusqu'où elles sont
décrites; une indication à caractère de présomption, qui s'effondre si surgit une donnée
contraire à celles visées à l'alinéa b). Parce que - et contrairement à ce que semble suggérer El
Salvador - les titres "ejidales" ne peuvent jamais être "constitutifs" de limites provinciales ou
juridictionnelles mais ont, tout au plus, "une valeur testimoniale" en tant que preuve indirecte,
subsidiaire et à caractère présomptif, à défaut d'une autre.
En d'autres termes : dans le cas - et uniquement dans ce cas - où n'existe aucune autre
preuve des anciennes limites provinciales, les titres "ejidales" servent de preuve supplétoire des
limites provinciales.
IV. Fin
A l'heure d'en terminer avec cette longue intervention, je voudrais encore abuser un bref
instant de votre patience, Monsieur le Président, Messieurs les Juges qui m'avez fait l'honneur de
m'écouter, pour faire un dernier aveu personnel, presque sentimental. Il y a déjà plus de 30 ans, dans
- 17 -
ma thèse doctorale de 1959 "Ordenación de pastos, yerbas y rastrojeras" (Valladolid), j'ai soutenu
avec une intuition juvénile que dans les sociétés rurales apparaissent les mêmes solutions et formules
juridiques lorsque se trouvent réunies les mêmes circonstances économiques, techniques et sociales.
Une thèse que j'ai pu voir corroborée ensuite au cours de trois décennies de contacts et d'études
ininterrompues réalisées aux quatre coins de la géographie et de la société agraire espagnole.
Fort de cette conviction, j'ai eu, le moment venu, l'audace d'effectuer l'étude sur les "ejidos"
centraméricains dans la perspective du droit et de l'histoire castillans, et cela du fait que n'existait
aucune réglementation juridique spécifique du droit indien. Mais la thèse que j'avais soutenue tout
au long de ma vie en sortirait-elle corroborée ? Dans quelle mesure les schémas juridiques de la
métropole sont-ils applicables aux Indes ?
Et bien, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, au cours de ces recherches, j'ai acquis
une conviction qui, quelque soit l'importance qu'elle puisse prendre dans l'affaire dont nous nous
occupons, m'a été personnellement d'une grande valeur : entre le droit et la vie aux Indes et le droit
castillan il n'y a pas seulement une parenté, il y a une identité absolue confirmée par cette donnée si
frappante.
Dans la documentation compulsée, j'ai constaté que la prise de possession des "ejidos" indiens
se faisait au XVIIIe
siècle au moyen de la formule suivante : "y habiendo tomado de la mano a
Agustin López, Alcalde de este pueblo, le pasó por las tierras, arrancó yerbas y tiró piedras en señal
de posesión" ("puis ayant pris par la main Augustin López, maire de ce village, il lui a fait parcourir
les terres, a arraché des herbes et a jeté des pierres en signe de possession"). ("titulo ejidal de San
Juan Baptista de Polorós", de 1760).
Puis, exactement cent ans plus tard, le 21 avril 1857, dans la province de Tolède, en Espagne,
la formule employée était, pour la même situation:
"et en signe de véritable possession, à titre de propriété, l''Alguacil' [le fonctionnaire, l'autorité]
les fit passer en les tenant par la main droite sur les terres, qu'ils parcoururent puis prenant des
poignées de terre et des branches d'arbre ils les jetèrent en l'air et se livrèrent à d'autres actes
possessoires sans la moindre contestation de quiconque". ("y en señal de verdadera posesión
en propriedad y usufructo el Alguacil les entró de la mano derecha en el monte, se pasearon
por él y cogiendo puñados de tierra y ramas de los árboles los tiraron al aire e hicieron otros
actos posesorios sin la más leve contradicción de persona alguna").
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C'est surprenant qu'ici il n'y a pas de ressemblance. C'est une identité absolue. On a vu que les
Indiens centraméricains du XVIIIe
siècle et les espagnols du XIXe
siècle ont fait exactement la même
chose pour entrer dans la position d'un "ejido" en Amérique et en Espagne et les notaires en ont
témoigné avec les mêmes formules, et pourquoi une identité si étonnante ? Parce que au-dessus de
différences ethnique, géographique et chronologique il y a un lien indestructible en droit commun,
une culture et une conscience juridiques communes plus fortes que la liberté politique, que
l'indépendance constitutionnelle qui ont séparé depuis 1821, mais seulement superficiellement, le
peuple hondurien, salvadorien et espagnol.
La Chambre comprendra sans doute maintenant pourquoi j'ai eu l'audace, moi simple
professeur de droit castillan, d'intervenir dans un différend historique entre le Honduras et le
Salvador. Me permettrai-je l'arrogance de dire que mon travail en Amérique centrale ne m'a fait
sortir ni de ma patrie ni de chez moi et qu'il se peut donc que mes opinions ne soient pas tout à fait
dépourvues de valeur ? Je mettrai fin ici à mon intervention dans l'espoir qu'elle a contribué à
éclairer le présent débat.
Je vous remercie, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, pour votre attention et votre
patience.
The PRESIDENT: I thank Professor Nieto for his presentation and I give the floor to
Professor Bardonnet who is going to continue the presentation of Honduras concerning the whole of
the general questions.
M. BARDONNET : Merci Monsieur le Président. Monsieur le Président, Messieurs les
Juges, en me confiant la misssion d'exposer certains aspects de sa thèse dans la présente affaire, le
Gouvernement du Honduras me fait l'insigne honneur de me permettre de prendre la parole pour la
première fois devant la Cour. Je vous prie de croire que je mesure pleinement le privilège auquel
j'accède, mais aussi le péril auquel je m'expose. Mon appréhension est d'autant plus grande que je
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redoute de vous infliger, par l'aridité de mes propos, une épreuve particulière. Ce sont là pour moi
autant de raisons de solliciter, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, votre bienveillance et
votre indulgence.
Qu'il me soit également permis, Monsieur le Président, de demander respectueusement à la
Chambre l'autorisation de ne pas citer les références, bibliographiques ou autres, de mon exposé. Le
texte de mon intervention a été en effet remis, il y a quelques instants au Greffe de la Cour.
*
* *
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, la thèse du Gouvernement du Honduras, dans la
dimension terrestre du différend qui l'oppose à El Salvador, repose sur un double fondement.
Elle prend d'abord appui, comme vous l'a rappelé l'agent du Gouvernement du Honduras et
M. De Visscher dans sa plaidoirie, sur le principe de l'uti possidetis juris de 1821. Le Honduras
accorde par conséquent, pour reprendre les termes mêmes de l'arrêt du 22 décembre 1986 en l'affaire
Burkina Faso/Mali, "au titre juridique la prééminence sur la possession effective commme base de
souveraineté" (C.I.J. Recueil 1986, p. 566, par. 23). De la sorte, il ne fait que se conformer à
l'article 26 du traité général de paix du 30 octobre 1980 qui instaure une véritable hiérarchie des
sources. Article 26 aux termes duquel la commission mixte des limites créée par le traité - et, par
voie de conséquence, la Chambre de la Cour - fondera ses travaux, au premier chef,
"sur les documents établis par la Couronne d'Espagne ou par toute autre autorité espagnole,
laïque ou écclésiastique, durant l'époque coloniale, qui indique les ressorts ou les limites de
territoires ou de localités" (MH, annexes, vol. II, annexe IV-1-55, p. 815; corrigendum, CMH,
vol. I, p. 137, note 1).
La thèse du Gouvernement du Honduras se fonde d'autre part sur une donnée de base,
inhérente à toute structure étatique, suivant laquelle les limites administratives et les limites foncières
ne sont pas nécessairement identiques. Cette donnée permet de compléter, de préciser la portée,
d'affiner en quelque sorte la signification de l'uti possidetis juris de 1821. M. Nieto vient d'établir
- 20 -
qu'il s'agissait là d'une donnée permanente du droit métropolitain espagnol, dans sa dimension
historique comme es droit positif, qui a rayonné et s'est propagé dans l'empire Espagnol d'outre-mer
et tout particulièrement dans l'Amérique espagnole.
Pendant l'époque coloniale, les limites des juridictions des anciennes provinces ou des
anciennes intendances et les limites des terres attribuées par les autorités espagnoles compétentes à
des communautés indigènes ou à des villages - les "ejidos" - pouvaient certes coïncider, mais elles ne
coïncidaient pas nécessairement. Dans le droit de la colonisation, les communautés d'habitants
comme les villages pouvaient se voir attribuer des terres situées sur le territoire d'une autre province,
au-delà par conséquent des limites de l'entité administrative où ils étaient localisés. Il en était de
même - est-il besoin de le dire ? - d'un habitant d'une circonscription coloniale donnée qui pouvait
acquérir des biens fonciers dans une autre circonscription coloniale.
La tâche qui m'incombe, à ce stade de la procédure orale, pour clore les exposés généraux du
Gouvernement du Honduras, est de montrer que cette non-coïncidence des limites administratives et
des limites foncières, bien admise dans le système juridique espagnol, n'a rien d'exceptionnel. Il
m'appartient, en effet, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, si vous m'y autorisez, d'établir
qu'il s'agit là, tout au contraire, d'une solution générale que l'on retrouve partout dans le monde,
sanctionnée par la pratique des Etats, aussi bien dans leur droit interne qu'en droit international.
Avant de montrer que cette non absolue, cette non nécessaire identité des limites de juridictions et des
limites de terres constitue une donnée théorique de portée universelle (II), il convient auparavant de
faire apparaître les termes du problème et de mettre en relief l'opposition des points de vue du
Honduras et d'El Salvador sur ce sujet (I). C'est ce qui fera l'objet de ma première série
d'observations.
*
* *
I
Le Gouvernement du Honduras attache une importance particulière à ce que la Chambre
prenne en compte, Monsieur le Président, cette donnée pour trancher le différend terrestre qui lui a
- 21 -
été soumis. Il lui a réservé, tout au long de ses écritures, des développements importants (voir
notamment MH, vol. I, chap. 6, p. 200, chap. 7, p. 256; CMH, vol. I, chap. 6, p. 150-189; RH,
vol. I, chap. 3, p. 43-91), la considérant comme l'une des articulations majeures de son raisonnement,
en quelque sorte comme la moëlle substantielle de sa thèse, qui vient compléter son interprétation du
principe de l'uti possidetis juris.
En effet, conformément à ce "principe d'ordre général nécessairement lié à la décolonisation où
qu'elle se produise" - que l'arrêt précité de 1986 Burkina Faso/Mali a classé "au rang des principes
juridiques les plus importants" (C.I.J. Recueil 1986, p. 565-567, par. 23 et 26) - conformément donc
à ce principe de l'uti possidetis juris, les anciennes délimitations administratives établies pendant la
période coloniale se trouvent érigées, à la date de l'accession à l'indépendance, en frontières
internationales. Ce qui signifie, pour le Honduras, que seules les limites territoriales au moment de
l'indépendance, seules les limites administratives entre circonscriptions coloniales relevant du même
souverain territorial ou, le cas échéant, les limites ecclésiastiques sont transformées en frontières
internationales.
C'est bien évidemment le cas lorsque limites administratives et limites foncières coïncident, ce
qui constitue naturellement la situation la plus fréquente. Mais c'est tout aussi bien le cas lorsque
limites administratives et limites foncières ne coïncident pas. L'interprétation hondurienne du
principe de l'uti possidetis juris apparaît en conséquence dans toute sa simplicité et - permettez-moi,
Monsieur le Président, d'ajouter - dans toute sa logique juridique, à savoir que seules les limites
administratives, les limites de juridictions se transforment en frontières internationales. En revanche,
les limites de terres, les limites foncières, lorsqu'elles ne s'identifient pas aux limites administratives,
ne se transforment pas, ne peuvent pas se transformer en frontières internationales. Du point de vue
du Honduras, dans une situation de décolonisation entraînant la formation de plusieurs Etats
nouveaux, sur un territoire ayant appartenu antérieurement à une seule puissance administrante, les
limites administratives, à l'exclusion des limites de terres, deviennent frontières internationales que
les Etats successeurs doivent respecter. Telle est Monsieur le Président, Messieurs les Juges, la
thèse hondurienne.
- 22 -
Or, face à cette thèse qui court tout au long des développements que le Honduras a consacrés,
dans ses pièces écrites, au différend relatif à la frontière terrestre, quelle est la position de la Partie
adverse ? Le Gouvernement salvadorien (voir notamment CMS, chap. 2, par. 2.1-2.47; trad. fr.,
p. 9-24) prend exactement le contre-pied de la thèse hondurienne que je viens de rappeler.
De son point de vue, en effet, le différend frontalier qui vous est soumis doit être tranché sur la
base d'un principe de rigoureuse identité entre d'une part "les limites définies par les titres officiels
des terrains communaux des communautés indigènes" et, d'autre part, "les limites internationales des
territoires de chaque Etat" (CMS, chap. 2, par. 2.4; trad. fr., p. 9). Par conséquent, pour
El Salvador, ce ne sont pas les limites administratives, les limites de juridictions, les limites de
provinces, mais les limites foncières, les limites des "ejidos" attribués aux communautés d'habitants,
ou les limites des terres appartenant à de simples particuliers, même si ces terres sont situées dans
une autre province, qui permettront, en application du principe de l'uti possidetis juris, de déterminer
le tracé de la ligne divisoire. Le raisonnement de la Partie adverse peut paraître d'un cheminement
un peu hâtif mais, pour El Salvador qui ne semble guère se soucier de la pétition de principe que son
raisonnement recèle et qui ne fait que déplacer le problème sans le résoudre, l'explication serait
simple. C'est que, les terres ainsi attribuées, quelles que soient leur localisation, passent
automatiquement sous la juridiction de la communauté d'habitants ou du village auxquels elles ont
été affectées voire sous la juridiction de la province dont est originaire le simple particulier auquel
ces terres ont été concédées. En d'autres termes, si l'on suit la Partie adverse, le principe de l'uti
possidetis juris aurait pour objet de transformer un titre de terre en titre de souveraineté. Ou
encore, si l'on préfère, il aurait pour effet de substituer aux limites administratives les limites
foncières, lorsque les unes et les autres ne coïncident pas, afin d'ériger ces limites foncières en
frontières internationales.
A en croire la Partie adverse, la limite administrative constituerait en quelque sorte, pour
reprendre la formule particulièrement expressive du professeur Paul de Lapradelle, dans son ouvrage
classique sur la frontière, "une ligne infranchissable" (La Frontière, Etude de droit international,
Paris, Les Editions Internationales 1928, p. 242). Or, de même que - comme l'a démontré cet auteur
- 23 -
(ibid., p. 237-244) - "la limite d'Etat n'est pas une limite de propriété", de même, Monsieur le
Président, les limites interprovinciales, dans l'empire colonial espagnol, n'étaient pas nécessairement
pour les communautés indigènes des limites de terre; elles n'étaient pas "infranchissables". Elle
pouvaient d'autant moins l'être que ces terres collectives qui constituaient alors la ressource
économique essentielle des populations indigènes n'étaient pas toujours situées à proximité des
villages. Comme le remarque M. Severo Martinez Pelaez dans son ouvrage (La Patria del Criollo,
Editorial Universitaria, Coleccion "Realidad Nuestra", Guatemala, p. 169) publié en 1971 par
l'Université de San Carlos de Guatemala, certains villages "possédaient une partie de leurs terres
dans des endroits éloignés; d'autres possédaient la meilleure et la plus grande partie de ces mêmes
terres à de grandes distances de la localité".
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, le Honduras pense que sur le plan des principes,
la thèse salvadorienne ne peut être acceptée. C'est qu'en effet elle altère la portée du principe de l'uti
possidetis juris; plus exactement elle le dénature, elle le déforme, elle lui fait même perdre toute sa
signification. Il n'est naturellement pas question, pour moi, de reprendre ici l'ensemble de la
démonstration que vous trouverez dans la réplique hondurienne (RH, chap. 3, p. 43-94). Qu'il me
suffise de rappeler le dictum souvent cité de la sentence arbitrale rendue le 24 mars 1922 en l'affaire
des frontières colombo-vénézueliennes et qui, me semble-t-il, donne la seule interprétation correcte
du principe de l'uti possidetis juris. Pour le Conseil fédéral suisse, en effet "L'uti possidetis juris
de 1810, c'est-à-dire les limites des anciennes provinces espagnoles de la Nouvelle Grenade et du
Venezuela font donc loi pour les deux Etats ... et cela depuis 1810, soit depuis le début de l'existence
de la Colombie comme du Venezuela" (RSA, vol. I, p. 229). C'est très exactement cette
interprétation du principe de l'uti possidetis juris de 1821 que le Gouvernement du Honduras vous
demande respectueusement, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, d'appliquer au contentieux
terrestre qui vous est soumis.
La divergence absolue des Parties sur la dimension théorique du débat se répercute
naturellement sur le terrain, en quelque sorte in concreto et c'est ce que je souhaiterais montrer
maintenant. Sans doute ce débat n'entre-t-il pas en ligne de compte pour certains secteurs comme le
- 24 -
secteur de Cayaguanca ou encore le secteur de Sazalapa-La Virtud. En revanche, ce débat éclaire
pleinement les données juridiques, en tout ou en partie, des autres secteurs terrestres qui se
caractérisent précisément par la non-identité des limites administratives et des limites foncières. Afin
de ne pas abuser de votre patience, je m'en tiendrai aux seuls secteurs de Tepanguisir, de
Naguaterique et de Goascorán qui donnent un échantillonnage suffisant des problèmes susceptibles
de se poser. Mais il faut être conscient que le débat se pose dans des termes voisins pour le secteur
de Dolores.
Nous arrivons, me semble-t-il, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, à un moment où il
est nécessaire, au-delà de l'extrême pointillisme des faits dont la complexité ne saurait surprendre
dans des différends de ce genre dont les racines plongent loin dans le passé, nous arrivons à un
moment où il est nécessaire de dégager ce qui forme les axes majeurs du débat judiciaire qui vous est
soumis. Pour le Gouvernement du Honduras, il convient, Monsieur le Président, de le répéter, la
prise en considération des seules limites de juridictions à l'exclusion des limites de terres pour
appliquer le principe de l'uti possidetis juris de 1821 constitue précisément l'un de ces axes et, pour
reprendre les termes mêmes du compromis du 24 mai 1986, l'une "des normes de droit international
applicable", dont "la Chambre tiendra compte pour rendre son arrêt" (MH, annexes, vol. II, annexe
VI.1.1, p. 994).
A. Le secteur de Tepanguisir
Le problème apparaît dans toute sa limpidité à propos du secteur de Tepanguisir. C'est le
professeur Sanchez Rodriguez qui traitera, de façon approfondie dans les prochains jours, cette
première zone contestée entre les Parties. Je souhaiterais cependant remarquer qu'au coeur du
différend concernant ce secteur, se trouve un titre de terres établi en 1776 au bénéfice de la
communauté indienne de Citalá, dont vous trouverez quelques extraits dans le document n° 1 qui
figure dans le dossier qui vous a été remis ce matin (MH, annexes, vol. IV, annexe IX.1.2,
p. 1795-1798).
Plus précisément, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, de quoi s'agit-il? il s'agit
d'abord d'une pétition adressée le 10 février par cette communauté indienne de San Francisco Citalá,
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située dans la province de San Salvador, pour se voir attribuer les terres de la montagne de
Tepanguisir situées dans la province hondurienne de Gracias a Dios; pétition adressée, pour
d'évidentes raisons de commodité et d'économie, comme le rappelait tout à l'heure le professeur
Nieto, aux autorités judiciaires les plus proches, c'est-à-dire au juge du district de Chalatenango, de
la province de San Salvador. Il s'agit ensuite, une fois cette pétition accueillie par les autorités de
cette province, d'un arpentage réalisé dans cette zone de la montagne de Tepanguisir les 20 et 21
mars 1776 par le juge du district salvadorien de Chalatenango, Don Lorenzo Jimenez Rubio. Il s'agit
enfin de plusieurs décisions dont notamment celle prise le 9 juillet 1776 par le juge supérieur des
terres de la "Real Audiencia de Guatemala", Don Manuel Antonio Arredondo y Pelegrin qui a
approuvé les arpentages du juge inférieur et lui a ordonné d'attribuer aux habitants de la
communauté indienne de Citalá les terres de la montagne de Tepanguisir. Don Lorenzo Jimenez
Rubio établira ainsi aux termes de ce processus, un titre transmettant la possesssion des "ejidos" en
question, situés - rappelons-le une fois encore - dans la province hondurienne de Gracias a Dios, aux
habitants de la localité de Citalá, située quant à elle dans la province de San Salvador.
Bien entendu, il est inutile d'entrer pour l'instant dans le détail des différents problèmes
juridiques que soulève le secteur de Tepanguisir, dont le professeur Sanchez Rodriguez, comme je
vous l'ai indiqué il y a un instant, vous parlera prochainement. Je voudrais seulement attirer votre
attention, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, sur ce qui paraît être pour le Gouvernement du
Honduras l'un des points centraux du différend qui l'oppose à El Salvador dans cette zone, et qui est
précisément de savoir quelles sont les conséquences de ce titre de 1776 et des limites de terres ainsi
attribuées à Citalá sur le tracé actuel de la frontière internationale entre les deux pays.
Les Parties sont certes d'accord pour admettre que Citalá appartenait, dès la période coloniale,
à la province de San Salvador. Les Parties sont également d'accord pour admettre que les terres de la
montagne de Tepanguisir étaient situées jusqu'en 1776 dans la province hondurienne de Gracias a
Dios. Les Parties sont enfin d'accord pour reconnaître que ces terres de Tepanguisir ont bien été
attribuées en 1776 à la communauté indienne de Citalá. En revanche, les Parties sont en complet
désaccord sur les effets de ce titre de 1776 sur les limites interprovinciales pendant la période
- 26 -
coloniale, et partant, sur la frontière internationale entre le Honduras et le Salvador à compter de leur
accession à l'indépendance en 1821.
Comme le Honduras l'a montré dans ses écriture (MH, vol. I, chap. 8, p. 293-316, notamment
p. 314-315; CMH, vol. I, chap. 6, p. 123-208, notamment p. 150-192; RH, vol. I, chap. 4, p.
95-201, notamment p. 109-126) et comme vous pouvez le voir sur le croquis n° I qui figure dans
votre dosssier, l'attribution des terres de Tepanguisir situées dans la province hondurienne de Gracias
a Dios à la communauté indienne de Citalá située dans la province de San Salvador n'a pas eu pour
conséquence de transférer ces terres à la province de San Salvador et partant de déplacer le tracé des
limites interprovinciales. Pour le Honduras, la montagne de Tepanguisir a continué à relever jusqu'en
1821 de la province hondurienne de Gracias a Dios. Pour le Honduras, les limites administratives,
les limites des juridictions provinciales ne correspondaient pas, dans ce secteur, pendant la période
coloniale, aux limites foncières, aux limites des "ejidos". C'est d'ailleurs là une situation qu'on
retrouve dans tous les systèmes juridiques — et pas seulement dans le droit espagnol, métropolitain
et colonial — dans tous les systèmes juridiques qui reconnaissent le droit, pour les communautés
d'habitants ou, plus généralement, pour les collectivités territoriales, de posséder des biens fonciers
en dehors de leurs limites légales.
En d'autres termes, pour le Honduras - qui interprète et applique, correctement selon nous, le
principe de l'uti possidetis juris - les limites foncières, lorsqu'elles sont distinctes des limites
administratives, ne peuvent être érigées, en frontières internationales en tant que telles, les limites de
juridictions ayant, seules, cette possibilité.
El Salvador a soutenu dans ses pièces écrites (MS, chap. 6.1-6.13, trad. fr., p. 24-28; CMS,
chap. 3.1-3.18, trad. fr., p. 25-30-; RS, chap. 3.1-3.14, trad. fr., p. 23-29) - comme vous pouvez le
constater sur le croquis n° II de votre dossier - la thèse inverse. Son raisonnement revient à admettre
que l'attribution des terres de la montagne de Tepanguisir, situées dans la province hondurienne de
Gracias a Dios, à la communauté indienne de Citala située dans la province de San Salvador, a eu
pour effet de transférer ces terres à cette dernière province et par conséquent de modifier, en 1776,
les limites interprovinciales antérieures. Ce qui veut dire que, de l'autre côté de la barre, les limites
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des juridictions provinciales devaient nécessairement coïncider, pendant la période coloniale, avec les
limites de terres et constituaient en quelque sorte des lignes "infranchissables" pour reprendre la
formule du professeur Paul de Lapradelle. Ce qui veut dire également que - si l'on pousse à son
terme son raisonnement - pour El Salvador, de deux choses l'une : ou bien il serait inadmissible et
contraire au droit qu'une communauté d'habitants ait pu posséder, dans l'empire colonial espagnol,
des biens fonciers en dehors de ses limites légales, mais alors on comprend mal comment le ministre
salvadorien des relations extérieures a pu reconnaître, dans une note qu'il a adressée à son
homologue hondurien le 11 octobre 1882 :
que des propriétés de Salvadoriens s'étendent en territoire hondurien, comme c'est également le
cas avec plusieurs propriétaires de votre république dont les terrains se trouvent en partie sous
la juridiction d'El Salvador" (MH, annexes, vol. I, annexe III.1.45, p. 156);
ou bien - et c'est l'autre branche de l'alternative - cela signifierait que les limites foncières
l'emporteraient sur les limites administratives et deviendraient ainsi, à l'exclusion de ces dernières, les
frontières internationales lors de l'accession à l'indépendance. Mais alors, Monsieur le Président, ce
serait dénaturer, ce serait déformer le principe de l'uti possidetis juris. En tout état de cause, la
Partie adverse n'a jamais apporté la preuve - contrairement au Honduras - que les terres de la
montagne de Tepanguisir relevaient de la juridiction de la province de San Salvador lorsque, le
10 février 1776, les habitants de Citala ont demandé au juge des terres du district de Chalatenango,
Don Lorenzo Jimenez Rubio, de leur attribuer ces "ejidos".
Tel est, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, l'enjeu - considérable, faut-il le dire - de
ce débat dans le secteur de Tepanguisir. Une problématique similaire se dégage pour le secteur de
Naguaterique.
B. Le secteur de Naguaterique
Le professeur Gonzalez Campos vous exposera, un peu plus tard, avec toute l'attention
nécessaire, les différents problèmes juridiques que soulève le secteur de
Colomoncagua-Naguaterique. Pour ma part, je souhaiterais seulement montrer dans quels termes se
pose, dans le présent différend entre le Honduras et El Salvador, la question des rapports entre les
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limites administratives et les limites foncières dans la partie la plus septentrionale de ce secteur. Je
me réfère plus précisément aux terres de la montagne de Naguaterique, telles que vous pouvez les
localiser, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, sur le croquis n° III que vous trouverez dans le
dossier qui vous a été remis ce matin.
Le différend repose sur l'existence de titres relatifs à ces terres délivrés, pendant la période
coloniale, à la communauté indienne de Jocoara d'une part et d'autre part aux villes de Perquin et
Arambala. Les Parties sont d'accord pour admettre que Jocoara est situé dans la province
hondurienne de Comayagua, et Perquin et Arambala dans la province salvadorienne de San Miguel.
En revanche, les Parties sont en désaccord sur la portée qu'il convient de reconnaître à ces titres de
terres.
Le Gouvernement salvadorien s'appuie, dans ses écritures (MS, chap. 6.31-6.40, trad. fr.,
p. 36-38; CMS, chap. 3.65-3.82, trad. fr., p. 46-50; RS, chap. 3.55-3.62, trad. fr., p. 43-46) sur un
titre de terres du 15 décembre 1815 dont vous trouverez quelques extraits de la version espagnole, la
plus sûre, nous semble-t-il, dans le document n° 2 de votre dossier. Dans ce document, le président
de la Real Audiencia de Guatemala a ordonné que les habitants des villages de Perquin et Arambala
- dont les anciens titres avaient été détruits - "soient protégés en leur possession séculaire de leurs
terrains communaux conformément aux limites et aux bornes de l'arpentage ci-inclus" (CMS,
annexes, vol. IV, p. 147 reproduite dans le document n° 2 distribué; ibid., p. 32, pour la version
anglaise et, pour la traduction française, CMS, chap. 3.72, p. 48).
Or, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, quel usage El Salvador fait-il de ce titre ? De
ce titre, la Partie adverse déduit les limites des terres du village de Perquin et Arambala, telles que
vous pouvez les voir sur le croquis n° IV de votre dossier. La Partie adverse considère en effet que
ces terres s'étendaient de part et d'autre du Rio Negro et notamment, dans leur partie la plus
septentrionale, dans la zone de la montagne de Naguaterique, jusqu'au Cerro La Ardilla et jusqu'à
Salalamuya. Et naturellement, El Salvador, conformément à sa conception du principe de l'uti
possidetis juris et à sa thèse générale suivant laquelle les limites foncières coïncident nécessairement
avec les limites administratives de l'époque coloniale (MS, chap. 2.4, trad. fr., p. 9), prétend que ces
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limites des "ejidos" doivent être érigées en frontières internationales.
Il ne m'appartient pas, bien entendu, de discuter ici l'interprétation salvadorienne du titre
de 1815 en ce qui concerne les limites des terres des communautés indiennes de Perquin et
Arambala. Vous trouverez cette discussion dans les écritures honduriennes (MH, vol. I, chap. 6,
p. 216-229; CMH, vol. I, chap. 9, p. 325-331 et p. 335-380; RH, vol. I, chap. 7, p. 474-501) et elle
sera reprise par le professeur Gonzalez Campos. Mais supposons un instant que, comme le soutient
la Partie adverse, les limites nord des terres de Perquin et Arambala coïncident effectivement avec le
tracé qui figure sur le croquis salvadorien n° IV que vous avez sous les yeux. Est-il possible de
suivre son raisonnement jusqu'au bout et d'admettre que ces limites foncières aient été transformées,
en 1821, lors de l'accession à l'indépendance du Honduras et d'El Salvador, en frontières
internationales ? Monsieur le Président, Messieurs les Juges, nous ne le pensons pas pour deux
raisons principales.
Première raison : la Partie adverse ne donne pas, nous semble-t-il, une analyse complète du
titre du 15 décembre 1815 sur lequel elle s'appuie. Elle omet d'abord de relever que ce titre émanant
du président de la Real Audiencia de Guatemala a ordonné d'assurer la protection des terres ainsi
attribuées aux villages de Perquin et Arambala aux autorités judiciaires de la province salvadorienne
de San Miguel mais également aux autorités judiciaires de la province hondurienne de Comayagua :
"a todos los Jueces y Justicias de la Provincia de San Miguel y de la de Comayagua" (CMS,
annexes, vol. IV, annexe VI.1, p. 148, reproduit dans le document n° 2 distribué; ibid., pour la
version anglaise, p. 33).
Ce qui signifie pour le moins, que du point de vue du tribunal supérieur des terres, les terrains
communaux, les "ejidos", de Perquin et Arambala étaient situés à la fois sur le territoire de la
province salvadorienne de San Miguel et sur le territoire de la province hondurienne de Comayagua.
La Partie adverse oublie également que ce titre de terres du 15 décembre 1815 incorpore le
texte d'un jugement du 8 mai 1773 du tribunal des terres de la "Real Audiencia" de Guatemala dont
vous trouverez la version espagnole (CMS, annexes, vol. IV.1, p. 133-137; ibid., pour la version
anglaise, p. 28-29) dans le document n° 2 de votre dossier et la version française dans le document
- 30 -
n° 3 de ce même dossier (MH, annexes, vol. III, annexe VII.1.9, p. 1266-1267). Or ce jugement, qui
a mis fin à un litige relatif aux terres de la montagne de Naguaterique qui opposait la communauté
indienne de Jocoara de la province hondurienne de Comayagua et les villages de Perquin et
Arambala de la province salvadorienne de San Miguel, présente un intérêt considérable, Monsieur le
Président, au regard des limites entre les deux provinces. D'une part en effet, ce jugement entérine
une enquête qui avait été effectuée à la demande de Jocoara, le 12 février 1770, par le juge des terres
de la province de Comayagua et qui établit clairement que le terres litigieuses étaient situées dans la
juridiction de Comayagua et non pas dans celle de San Miguel et que la limite entre ces deux
provinces correspondait alors au Rio Quiaguara, c'est-à-dire à l'actuel Rio Negro (MH, annexes,
vol. III, annexe VII.1.9, p. 1243-1246). D'autre part, ce même jugement du 8 mai 1773, comme le
montrent les débats d'audience (MH, annexes, ibid., p. 1252-1266), a rejeté la thèse des habitants de
Perquin et Arambala, selon laquelle la limite entre les deux provinces correspondait au
Rio Salalamuya - au demeurant non identifiable sur les cartes modernes - et a confirmé la thèse des
habitants de Jocoara, pour lesquels le Rio Quiaguara - c'est-à-dire, répétons-le, l'actuel Rio Negro -
constituait la limite interprovinciale. Autant de conclusions qu'a définitivement entérinées le juge
supérieur des terres de la "Real Audiencia" de Guatemala, Don Manuel Antonio Arredondo y
Pelegrin - que nous avons déjà rencontré à propos des terres de la montagne de Tepanguisir - dans le
titre du 17 décembre 1776 qui attribua de façon définitive les terres de la montagne de Naguaterique
aux habitants de Jocoara, titre de 1776 dont vous trouverez la version française dans le document
n° 3 de votre dossier (MH, annexes, vol. III, annexe VII.1.9, p. 1268-1269).
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, nous nous trouvons ainsi en présence d'une
procédure judiciaire qui a reconnu comme limite administrative entre la province hondurienne de
Comayagua et la province salvadorienne de San Miguel, non pas la limite nord aujourd'hui avancée
par El Salvador, notamment - comme vous pouvez le voir sur le croquis n° IV de votre dossier -
entre le Cerro La Ardilla et Salalamuya, mais une limite claire et bien établie avant 1821, le
Rio Quiaguara, c'est-à-dire l'actuel Rio Negro, tel que vous pouvez le considérer sur le croquis n° III
de votre dossier.
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Une seconde raison vient corroborer cette première analyse. C'est que le Gouvernement
salvadorien, après son accession à l'indépendance, après 1821, a reconnu expressément, à plusieurs
reprises, ce même découpage administratif entre les deux provinces. D'abord, le ministre des
relations extérieures d'El Salvador, M. Viteri, dans une lettre qu'il a adressée, le 14 mai 1861 à son
homologue hondurien - et que vous trouvverez dans le document n° 4 de votre dossier - admettra
qu'"une partie du terrain des habitants de Arambala et Perquin se trouve en territoire hondurien"
(MH, annexes, vol. I, annexe III.1.1.A, p. 51) et il proposera, dans cette même lettre, l'ouverture de
négociations pour qu'il soit procédé à une démarcation du secteur de Naguaterique. Plus
précisément, vous pouvez lire dans le procès-verbal des négociations dressé le 1er juillet 1861 à la
montagne du Mono - il s'agit du document n° 5 de votre dossier - que "l'ancienne frontière des
provinces d'El Salvador et du Honduras est formée de ce côté par le Rio Negro qui, en langue
indigène, s'appelle Quiaguara" (MH, annexes, vol. I, annexe III.1.1.B, p. 54). La même idée se
retrouve enfin, aussi clairement confirmée, dans le procès verbal des négociations de la montagne de
Naguaterique, en date du 26 juin 1869 - c'est le document n° 6 de votre dossier - aux termes duquel
"c'est le Rio Negro qui forme la frontière entre les deux Républiques" (MH, annexes, vol. I,
annexe III.1.9, p. 62).
Dans ces conditions, et compte tenu des deux arguments précédemment esquissés, peut-on,
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, suivre le raisonnement du Gouvernement d'El Salvador ?
A supposer que la limite nord des terrains communaux, des "ejidos" de Perquin et Arambala
corresponde bien à une ligne reliant notamment le Cerro La Ardilla et Salalamuya, peut-on admettre
que ces limites foncières soient devenues la frontière internationale entre le Honduras et
El Salvador ? S'il devait en être ainsi, cela signifierait que des limites de terres auraient été érigées,
lors de l'accession à l'indépendance de ces deux pays, en frontières internationales, de préférence à
des limites de juridictions clairement identifiées que la Partie adverse a, de surcroît, reconnues
après 1821. Le Gouvernement du Honduras ne peut partager ce point de vue qui aurait pour
conséquence d'altérer la nature du principe de l'uti possidetis juris, tel qu'il a toujours été compris et
appliqué en Amérique latine.
- 32 -
Monsieur le Président, si vous me le permettez , je pourrais aborder l'examen du troisième
secteur, celui de Goascorán après la pose que vous voudrez bien décider.
The PRESIDENT : I thank Professor Bardonnet. The Chamber is going to take a short break.
We will be back in 15 minutes.
L'audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 55.
- 33 -
THE PRESIDENT: Please be seated. I give the floor to Professor Bardonnet to continue his
presentation.
M. BARDONNET : Merci, Monsieur le Président.
C. Le secteur de Goascorán
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, le dernier exemple que je souhaiterais donner,
pour illustrer la problématique limites administratives-limites foncières, concerne le secteur de
Goascorán que vous pouvez identifier sur le croquis n° V de votre dossier. Bien entendu, il ne s'agit
pas, pour l'instant, de présenter l'ensemble du débat juridique que soulève cette zone et qui vous sera
exposé un peu plus tard. Je m'en tiendrai seulement, si vous me le permettez, au problème de la
nature des lignes qu'il convient de prendre en compte, dans ce secteur, pour appliquer correctement le
principe de l'uti possidetis juris de 1821. La divergence des Parties est, là encore, totale sur ce point
et l'importance de l'enjeu y apparaît, nous semble-t-il, de façon particulièrement lumineuse.
El Salvador - comme vous pouvez le constater sur le croquis n° VI de votre dossier - soutient
que la ligne frontière, dans ce secteur, doit correspondre à l'ancien lit du Rio Goascorán, depuis le
lieu-dit "Los Amates" jusqu'à l'"Estero La Cutu". Pour justifier sa thèse, El Salvador a
principalement invoqué, dans ses écritures (MS, chap. 6.59-6.68; trad. fr., p. 45-47; CMS,
chap. 3-123-3.128; trad. fr., p. 66-71; RS, chap. 3.86-3.102; trad. fr., p. 55-61), les limites des
terres d'une hacienda dite "Los Amates". Ces limites auraient été fixées, d'après la Partie adverse, à
l'occasion d'un arpentage qui a été effectué, le 30 octobre 1694, à la demande d'un simple particulier,
— j'insiste — à la demande d'un simple particulier, San Juan Bautista de Fuentes, originaire de la
province de San Miguel, [et cet arpentage a été effectué] par le capitaine
Don Francisco de Goicochea y Uriarte, sur délégation de l'"Alcalde Mayor" de San Salvador.
Admettons pour l'instant - ce que le Honduras ne pense pas - que ces terres - qui, vous l'aurez
remarqué, n'ont pas été attribuées à une communauté d'habitants ou à un village, mais à un simple
particulier - admettons donc que ces terres et leurs limites puissent être prises en compte pour mettre
en oeuvre le principe de l'uti possidetis juris. Admettons également pour l'instant - et le Honduras a
- 34 -
démontré le contraire dans ses écritures - que les limites est de ces terres ainsi arpentées en 1694
soient clairement identifiées et correspondent exactement avec celles qui figurent sur le croquis
salvadorien n° V de votre dossier, suivant ainsi les méandres de l'"Estero La Cutu". Si, par
conséquent, nous admettons, pour les besoins du raisonnement, que ces présupposés sont exacts - ce
qui une fois encore, n'est pas le cas - conviendrait-il, Monsieur le Président, de suivre la thèse
salvadorienne et de prendre appui sur ces limites foncières pour déterminer les frontières actuelles
entre les deux pays dans le secteur de Goascorán ?
Le Honduras, pour sa part, a montré, dans ses pièces écrites (MH, vol. I, chap. 11,
p. 357-398; CMH, vol. II, chap. 11, p. 481-66632; RH, vol. II, chap. 9, p. 701-881), qu'une telle
solution dénaturerait le principe de l'uti possidetis juris. Le Honduras considère en effet avoir établi
l'existence, lors de l'accession à l'indépendance des deux pays en 1821, d'une limite administrative,
précise, claire, reconnue, entre l'"Alcaldía Mayor" de Tegucigalpa, l'actuel Honduras, et la province
de San Miguel, l'actuel El Salvador. Pour l'essentiel, le Honduras s'est fondé sur les trois arguments
suivants.
Premier argument : le Honduras a pris appui, dans ses écritures, sur un ensemble de
documents administratifs qui font clairement état "de la grande rivière appelée Goascorán" (CMH,
vol. II, chap. 11, p. 629-630). je citerai seulement, à titre d'exemple, que l'"Alcalde Mayor" de
Tegucigalpa, Don Narciso Mallol, à la suite d'une demande de la communauté indienne de
Goascorán du 20 mai 1820, a certifié, dans un procès-verbal correspondant au document n° 7 de
votre dossier, que l'arpentage avait été effectué, le 13 mars 1821, "en suivant le bord du
Rio Goascorán qui divise cette juridiction (c'est-à-dire celle de l'"Alcaldía Mayor" de Tegucigalpa) et
celle de San Miguel, en suivant le courant en direction Sud-Sud-Ouest" (MH, annexes, vol. V,
annexe XII.1.6, p. 2203).
Par ailleurs - et c'est le second argument - le Honduras a apporté la preuve que, à la fin du
XVIIIe
siècle, le Rio Goascorán suivait le même cours qu'aujourd'hui et que son embouchure était la
même que celle d'aujourd'hui. C'est ce qu'établissent, de façon décisive, la "description" du golfe de
Fonseca qu'a faite en 1796 le commandant du brick Activo, Don Salvador Melendez Bruna (MH,
- 35 -
annexes, vol. V, annexe XIII.1.1, p. 2209-2218) et la carte qu'il a alors dressée (MH, annexes,
vol. VI, annexe géographique A2), carte qui correspond au croquis n° VII de votre dossier. Ainsi la
détermination de la limite administrative existant en 1821 entre l'"Alcaldía Mayor" de Tegucigalpa et
la province de San Miguel et son identification avec le cours actuel du Rio Goascorán se semblent
guère discutables.
Il faut ajouter enfin - et c'est le troisème argument - qu'El Salvador a reconnu, à maintes
reprises, depuis 1821, que la zone orientale du territoire salvadorien était séparée de la zone
occidentale du territoire hondurien par le Rio Goascorán. Permettez-moi d'en donner seulement,
parmi beaucoup d'autres, trois illustrations. Si vous consultez en effet les procès-verbaux qui ont été
signés au cours des négociations qui se sont déroulées entre les délégations des deux pays
en juin 1880, en mars 1884 et en novembre 1888 - dont vous trouverez des extraits dans les
documents n° 8, 9 et 10 de votre dossier (MH, annexes, vol. I, annexe III.1.24, p. 99-100;
annexe III.1.51, p. 169 er annexe III.2.8, p. 233-234) - vous pourrez constater, Monsieur le
Président, Messieurs les Juges, que, pour le Honduras comme pour El Salvador, le Rio Goascorán
devait être considéré comme étant "la limite des deux République".
Dans ces conditions, convient-il d'ériger en frontière internationale, comme le prétend la Partie
adverse, les limites, pour le moins incertaines, des terres de la Hacienda "Los Amates" attribuées,
rappelons-le, à un simple particulier, San Juan Bautista de Fuentes, originaire de la province
salvadorienne de San Miguel ? Au contraire, convient-il d'ériger en frontière internationale, comme
le soutient le Honduras, une limite administrative clairement établie, existant en 1821,
qu'El Salvador a constamment admise comme frontière entre les deux Etats, jusqu'au jour où, le
11 juin 1972, au cours des négociations d'Antigua (MH, annexes, vol. II, annexe IV.1.22.A, p. 577),
il l'a remise en cause ? Le Honduras considère que, seule, cette réponse correspond à une exacte
interprétation du principe de l'uti possidetis juris. On peut même penser que, dans le secteur de
Goascorán, la problématique limites de terres-limites de juridictions a quelque chose de
paroxystique, pour ne pas dire de caricatural.
*
- 36 -
* *
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, les trois exemples que je viens de vous donner
avec les secteurs de Tepanguisir, de Naguaterique et de Goascorán - mais, je le rappelle, on retrouve
la même problématique dans d'autres secteurs et notamment dans celui de Dolores - ces trois
exemples suffisent pour mettre pleinement en lumière l'importance des rapports limites
administratives-limites foncières dans la mise en oeuvre du principe de l'uti possidetis juris. Le
Honduras rencontre ainsi exactement El Salvador lorsque celui-ci, dans son contre-mémoire, pouvait
considérer que la divergence des thèses des Parties sur ce sujet constituait "the crucial issue in this
litigation", "le point crucial du litige relatif à la frontière terrestre" (CMS, chap. 2.5, p. 13; trad. fr.,
p. 10).
La question se pose en termes simples, comme je le rappelais, il y a un instant, à propos du
secteur de Goascorán. Ou bien les limites de terres ne coïncidant pas avec les limites de juridictions
doivent être privilégiées par rapport à ces dernières dans la mise en oeuvre du principe de l'uti
possidetis juris, et c'est la thèse salvadorienne. Ou bien, dans le même cas de figure, les limites de
juridictions distinctes des limites de terres doivent l'emporter sur ces dernières et doivent être
transformées en frontières internationales, et c'est la thèse hondurienne.
Poser la question, Monsieur le Président, de savoir si les limites administratives doivent ou
non primer les limites foncières, si la souveraineté doit ou non l'emporter sur la propriété, si le droit
public doit ou non dominer le droit privé, c'est déjà y répondre. Il serait contraire au principe de l'uti
possidetis juris - tel qu'il a toujours été interprété en Amérique latine, et pas seulement en Amérique
latine, et tel qu'il a toujours été mis en oeuvre par les tribunaux internationaux appelés à connaître de
différends territoriaux ou frontaliers - il serait contraire au principe de l'uti possidetis juris,
disais-je, de privilégier les limites de terres par rapport aux limites de juridictions, la propriété par
rapport à la souveraineté, le droit privé par rapport au droit public.
Faut-il rappeler une fois encore que, pour le Conseil fédéral suisse, dans l'affaire déjà citée des
Frontières colombo-venezueliennes, conformément à l'uti possidetis juris de 1810,
"chacun des Etats était réputé souverain et possesseur du territoire à l'intérieur des limites
- 37 -
tracées par l'ancien souverain espagnol, et cela depuis 1810, soit depuis le début de l'existence
de la Colombie comme du Venezuela" (RSA, vol. I, p. 229).
Faut-il rappeler également que, dans l'affaire des Frontières du Guatemala-Honduras, la sentence
arbitrale du 23 janvier 1933 - dont la Partie adverse a quelque peu forcé l'interprétation - s'est
elle-même référée expressément aux "demarcations which existed under the colonial régime, that is
the administrative limits of the colonial entities of Guatemala and Honduras which became
independent States" (RSA, vol. II, p. 1322) et que cette même sentence de 1933 a directement
invoqué, à plusieurs reprises, les limites provinciales indiquées dans les titres de terres.
La question de savoir si les limites administratives doivent ou non l'emporter sur les limites
foncières doit également être perçue d'un autre point de vue, je veux dire au regard de la manière
dont la Partie adverse l'a considérée dans le temps. Il faut en effet souligner que la position
d'El Salvador n'a pas toujours obéi à une rigoureuse cohérence. J'en rappellerai seulement trois
exemples illustrant chacun des secteurs précités; ils suffiront pour montrer que la Partie adverse ne
s'est pas toujours conformée à la thèse qu'elle soutient devant vous aujourd'hui dans le présent
différend, de l'absolue et de la nécessaire identité des limites de terres et des limites de juridictions.
La Partie adverse a en effet clairement accepté la possibilité d'une évidente dissociation entre les
deux types de limites, témoignant ainsi d'une singulière discontinuité dans son comportement dans le
temps.
Ainsi, à propos du secteur de Goascorán, comme je l'ai déjà indiqué il y a quelques instants et
comme vous pouvez le voir dans les documents nos 8, 9 et 10 de votre dossier, El Salvador a
reconnu, sans la moindre ambiguïté, le Rio Goascorán "comme frontière indiscutée et indiscutable"
(MH, annexes, vol. I, annexe III.2.8, p. 234), au cours des négociations de Saco en 1880 et en 1884
et des négociations de la Unión en 1888. Alors que, dois-je le rappeler, El Salvador s'appuie, devant
vous, dans le présent différend, sur les limites est des terres de la Hacienda "Los Amates" attribuées
en 1694 à San Juan Bautista de Fuentes, qui jouxteraient l'"Estero La Cutu".
De même, à propos du secteur de Naguaterique, comme vous pouvez le voir dans le document
n° 4 de votre dossier, El Salvador a admis, dans une lettre adressée le 14 mai 1861 par le ministre
des relations extérieures à son homologue hondurien, "qu'une partie du terrain des habitants
- 38 -
d'Arambala et Perquín se trouve en territoire hondurien" (MH, annexes, vol. I, annexe III.1.1.A,
p. 51) et a reconnu le Rio Negro "comme frontière entre les deux Républiques". Alors que devant
vous, en ce moment El Salvador s'appuie sur la limite nord des terres attribuées en 1815 à ces
villages de Perquín et Arambala pour revendiquer notamment un segment de frontières reliant le
Cerro La Ardilla à Salalamuya.
De même enfin, à propos du secteur de Tepanguisir, le ministre salvadorien des relations
extérieures, dans une note adressée le 11 octobre 1882 à son homologue hondurien, a reconnu que
"des propriétés salvadoriennes s'étendent en territoire hondurien, comme c'est également le cas
avec plusieurs propriétaires de votre République dont les terrains se trouvent en partie sous la
juridiction d'El Salvador" (MH, annexes, vol. I, annexe III.1.45, p. 156).
Alors que, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, El Salvador évoque, aujourd'hui devant
vous, les limites nord des terres attribuées en 1776 à la communauté indienne de Citalá.
La vérité, Monsieur le Président, c'est que les terres attribuées en 1694 à San Juan Bautista de
Fuentes de la province salvadorienne de San Miguel étaient situées dans la juridiction hondurienne de
l'Alcaldía Mayor de Tegucigalpa. La vérité, c'est que les terrains communaux attribués en 1815 aux
communautés indiennes de Perquín et Arambala de la province salvadorienne de San Miguel étaient
situés dans la juridiction hondurienne de Comayagua. La vérité, c'est que les "ejidos" attribués
en 1776 à la communauté indigène de Citalá étaient situés dans la juridiction hondurienne de Gracias
a Dios. Les terres de la montagne de Tepanguisir, les terres de la montagne de Naguaterique, les
terres de la Hacienda de "Los Amates" se trouvaient par conséquent dans une "province étrangère".
Et naturellement, dans ces trois cas, la juridiction - le dominium directum, pourrait-on dire - était
demeurée respectivement celle de la province de Gracias a Dios, de la province de Comayagua et de
l'Alcaldía Mayor de Tegucigalpa. Vous n'aurez pas manqué de remarquer que nous avons toujours
raisonné, pour répondre à l'argumentation salvadorienne, à partir des "ejidos" attribués à des
communautés indiennes ou à des villages situés dans les anciennes provinces de San Salvador ou de
San Miguel ou encore à partir des terres acquises par de simples particuliers originaires de l'une ou
de l'autre de ces provinces. Mais si le Honduras suivait l'exemple de la Partie adverse, il pourrait
- 39 -
tout aussi bien invoquer le même raisonnement et prendre appui, dans le présent différend, sur les
limites externes des terres situées dans l'actuel El Salvador, qui auraient été attribuées, pendant la
période coloniale, à des communautés indiennes situées dans les anciennes provinces honduriennes de
Comayagua ou de Gracias a Dios, comme cela s'est d'ailleurs produit, à propos des terres de Joateca
et de Masala, dans le secteur de Naguaterique (MH, annexes, vol. III, annexe VII.1.18, p.
1462-1484; CMH, annexes, annexe VI.1, p. 183-226; voir CMH, vol.I, chap. 9, p. 363-364 et la
carte 5.3). Le Honduras pourrait de même, s'il suivait l'exemple de la Partie adverse dans le secteur
de Goascorán, exciper des terres ayant appartenu à des particuliers originaires de ces anciennes
provinces de Gracias a Dios ou de Comayagua, et se trouvant sous la juridiction d'El Salvador,
auxquelles s'est référé le ministre salvadorien des relations extérieures dans sa lettre du
11 octobre 1882, que je viens de citer. Mais, bien entendu - faut-il le dire ? - de telles revendications
du Honduras auraient été contraires au principe de l'uti possidetis juris, tout comme lui sont
contraires les revendications qu'El Salvador vous soumet dans le présent différend.
Les remarques précédentes ont eu pour seul but de montrer qu'en 1821, à la date de l'accession
à l'indépendance du Honduras et d'El Salvador, il n'y avait pas nécessaire identité entre les limites de
juridiction des provinces coloniales et les limites de terres. C'est qu'en effet, en ancien droit colonial
espagnol, l'attribution de terres dans une autre province n'avait pas pour effet de modifier les limites
interprovinciales, qu'il s'agisse de terres attribuées à des communautés d'habitants et à fortiori de
terres attribuées à de simples particuliers. En tout état de cause, la transformation des limites
foncières en frontières internationales est contraire au principe de l'uti possidetis juris lorsque les
limites provinciales distinctes des limites de terres étaient clairement établies en 1821.
*
* *
II
- 40 -
A cette problématique commune que l'on retrouve pour tout ou partie des secteurs terrestres
précédemment évoqués, le Gouvernement du Honduras entend apporter une réponse unique dans son
principe et réaffirmer la thèse qu'il a constamment exposée dans ses écritures. De son point de vue,
en effet, le principe de non-identité entre les limites administratives et les limites foncières permet de
préciser le principe de l'utis possidetis juris et constitue l'une des clefs du différend terrestre qui
oppose les deux Etats voisins. Il s'inscrit tout naturellement dans la logique de l'article 5 du
compromis du 24 mai 1986 et de l'article 26 du traité général de paix du 30 octobre 1980.
Lorsque deux Etats issus d'un même empire colonial sont en désaccord sur des questions de ce
genre et se trouvent dans une situation de non-coïncidence, de non-identité entre limites
administratives et limites foncières, que doit-il donc se passer pour mettre en oeuvre le principe de
l'uti possidetis juris ? Que doit-on faire pour déterminer ce que l'arrêt du 22 décembre 1986, en
l'affaire du différend frontalier Burkina Faso/Mali, a appelé, dans des termes particulièrement
heureux, "l''instantané' du statut territorial existant" à la date de leur accession à l'indépendance ?
Puisque c'est en effet, nous dit la même décision, "Par le fait de son accession à l'indépendance, que
le nouvel Etat accède à la souveraineté avec l'assiette et les limites territoriales qui lui sont laissées
par l'Etat colonisateur." (C.I.J. Recueil 1986, p. 568, par. 30.)
Pour fixer ce qu'était, pour le Honduras et El Salvador, ce "legs colonial" (ibid., p. 568, par.
30), auquel doit s'appliquer le principe de l'utis possidetis juris, il n'est pas concevable de prendre en
considération les limites foncières des communautés d'habitants ou des collectivités territoriales
pertinentes, relevant de l'une ou de l'autre province coloniale. De toute évidence, et conformément à
une application universellement admise de ce principe, on ne doit tenir compte que des seules limites
administratives ou juridictionnelles établies par l'ancien souverain territorial.
Il convient par conséquent, de partir, pour appliquer le principe de l'utis possidetis juris de
1821, de "l''instantané territorial' à la date critique" - "the 'photograph of the territory' at the critical
date", nous dit la version anglaise de l'arrêt du 22 décembre 1986 (C.I.J. Recueil 1986, p. 568, par.
30). .En d'autres termes, il convient de partir, non pas de la carte foncière comme le fait la Partie
adverse, mais de la seule carte administrative.
- 41 -
Le Gouvernement du Honduras entend réfuter la thèse salvadorienne en esquissant une
ébauche de systématisation du principe de non-identité des limites administratives et des limites
foncières. Un bref examen de son fondement comme la constatation de son universalité montre qu'il
doit pleinement jouer dans le présent différend, ses principales composantes permettant d'apporter
une solution cohérente dans les secteurs précédemment décrits de la frontière terreste commune au
Honduras et à El Salvador.
A. Le fondement du principe
Pour l'essentiel, la thèse hondurienne se ramène à l'idée que l'on ne peut déduire, dans des
situations de ce genre, la souveraineté de la propriété. L'attribution de la propriété de terres à des
communautés d'habitants ou à des collectivités publiques salvadoriennes n'a pas opéré un transfert de
la souveraineté sur ces terres situées en dehors des limites des entités bénéficiaires, sur le territoire
hondurien. Le Gouvernement du Honduras tient par conséquent les terres en question conformément
au principe de l'utis possidetis juris et indépendamment des titres de propriété des entités
salvadoriennes, et à fortiori, des simples particuliers provenant des provinces salvadoriennes, le
Honduras considère les terres en question comme soumises à sa souveraineté.
Cet aspect du dossier doit être examiné à la lumière de quelques considérations générales
concernant le territoire et plus particulièrement les rapports entre propriété et souveraineté. Il est
naturellement inutile d'entrer dans le détail des controverses théoriques, souvent anciennes et bien
connues, qu'ont soulevées ces différentes notions, mais il convient de les évoquer d'un mot pour
montrer que la thèse salvadorienne se rattache plutôt à la conception patrimoniale de l'Etat princier
qu'aux conceptions de l'Etat universellement admises par les auteurs modernes et entérinées par la
pratique.
Si le professeur Brierley pouvait, naguère encore, relever certaines ressemblances entre le
droit de l'Etat sur son territoire et la propriété de droit privé, il n'y voyait guère que le souvenir de
l'époque où l'Etat était considéré comme la chose du prince et il insistait sur les différences
substantielles existant entre les deux concepts (The law of Nations, Sixth Ed., revised by
C.H.M. Waldock, Oxford at the Clarendon Press, 1963, p. 162). C'est qu'en effet - me faut-il le
- 42 -
rappeler ? - tout l'effort du droit moderne, sinon depuis le droit romain qui dissociait déjà le
"dominium" de l'"imperium", du moins depuis la Renaissance, a été de distinguer propriété et
souveraineté. Aussi bien, le lien juridique entre l'Etat et le territoire est-il totalement indépendant des
régimes concernant, en droit interne, les droits de l'Etat sur ses biens et tout particulièrement les
droits de l'Etat sur ses biens fonciers. La propriété est en effet orientée, pour l'essentiel, dans le sens
de l'intérêt du propriétaire alors que l'Etat ne recherche pas la satisfaction d'intérêts propres sur son
territoire mais exerce, dans une finalité fonctionnelle, des compétences sur ce territoire. Propriété et
souveraineté se distinguent également à un autre point de vue.
La souveraineté se trouve en effet limitée, au moins dans son principe, au territoire de l'Etat.
Le Chief Justice Marshall relevait déjà, en 1808, dans l'affaire Rose v. Himely, que les droits de
souveraineté "doivent être exercés dans le territoire du souverain" (American International Law
Cases, vol. V, 1973, p. 30). De même, on peut lire, dans la sentence rendue le 7 septembre 1910,
dans l'affaire des pêcheries de l'Atlantique Nord, par la Cour permanente d'arbitrage qu' :
"Un des éléments essentiels de la souveraineté est qu'elle doit s'exercer dans les limites
du territoire et, à défaut de preuve contraire, le territoire a les mêmes limites que la
souveraineté." (RSA, vol. XI, p. 180.)
Je voudrais évoquer enfin, si vous me le permettez, Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
l'autorité du professeur Charles De Visscher, pour lequel :
"La place essentielle que le territoire occupe dans l'organisation étatique, sa
signification hautement symbolique, expliquent la propension des auteurs aussi bien que de la
pratique internationale, sinon à identifier le territoire avec l'Etat, du moins à envisager sa
délimitation spatiale comme inséparable de celle de la souveraineté." (Théories et réalités en
droit international public, Paris, Pedone, 2e
éd., 1955, p. 246.)
La propriété, en revanche, ne joue pas dans un registre spatial aussi étroit. La propriété n'est
pas liée à l'exercice de la compétence exclusive de l'Etat sur son territoire; la propriété n'est pas
limitée à un périmètre géographique déterminé. Pour s'en tenir à la seule situation qui nous intéresse
ici, la propriété des collectivités territoriales de même que la propriété des communautés d'habitants
peuvent être situées à l'extérieur du territoire géographique où ces collectivités et ces communautés
ont été constituées.
Il apparaît ainsi, en définitive, que la délimitation des biens fonciers des communautés
- 43 -
d'habitants et des collectivités territoriales et la délimitation des circonscriptions administratives ou
juridictionnelles n'ont pas le même sens, ni la même portée juridique. Dans le premier cas, la
référence territoriale se rapporte à la sédentarisation progressive des communautés d'habitants et elle
correspond à un élément de la personnalité juridique des entités propriétaires. Dans le second cas, la
délimitation a une toute autre fonction : la référence territoriale est liée à la construction progressive
de l'Etat moderne et elle correspond à l'exercice des compétences étatiques. Et, en pratique, le
découpage géographique des ressorts de ces compétences s'est réalisé sans accorder une grande
attention aux limites des propriétés collectives existantes.
Ces quelques observations suffisent, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, pour
conclure qu'il n'est pas possible de déduire, comme on le fait sans le dire de l'autre côté de la barre, la
souveraineté de la propriété. Tout au contraire, c'est la souveraineté qui constitue la propriété
puisque, comme on le verra plus loin, la collectivité propriétaire est soumise, en règle générale, à la
souveraineté dont ses biens fonciers relèvent en quelque sorte territorialement.
Ainsi est-il bien vrai que, dans le secteur de Tepanguisir, le titre de 1776 a établi la propriété
de la communauté indienne de Citala sur les terres de la montagne de Tepanguisir, mais cette
attribution, il faut le rappeler, fut réalisée dans le cadre de l'exercice d'une compétence territoriale
exclusive relevant du juge foncier de la province hondurienne de Gracias a Dios. Cette compétence
territoriale est seule entrée en ligne de compte pour aménager l'administration et la juridiction de
cette province de Gracias a Dios et c'est ce "legs colonial" que le Honduras a hérité, à la date de son
accession à l'indépendance en 1821.
Il est de même tout aussi vrai que, dans le secteur de Naguaterique, le titre de 1815 a établi la
propriété des villages de Perquin et Arambala, mais il comportait, il ne faut pas l'oublier, un mandat
de protection s'adressant à la fois aux autorités de la province salvadorienne de San Miguel et aux
autorités de la province hondurienne de Comayagua. La compétence territoriale à laquelle Perquin et
Arambala se trouvaient soumises était ainsi fonction de la localisation des terres en question, au sud
ou au nord du R*o Quiaguara, c'est-à-dire au sud ou au nord de l'actuel R*o Negro.
A fortiori, enfin, en est-il de même lorsque, comme dans le secteur de Goascorán, les terres
- 44 -
n'ont pas été attribuées en 1694 à une communauté d'habitants ou à un village, mais à un simple
particulier, San Juan Bautista de Fuentes, originaire de la province de San Miguel. Comment la
souveraineté pourrait-elle provenir du simple titre de propriété d'un particulier ? Ce n'est pas des
biens fonciers de San Juan Bautista de Fuentes dont El Salvador a hérité, mais de la juridiction de la
province de San Miguel dans ses limites, clairement fixées, en 1821.
N'est-ce pas exactement, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, ce que dispose
l'article 26 du traité général de paix de 1980, lorsqu'il énonce que le tracé frontalier sera fondé, au
premier chef :
"sur les documents établis par la Couronne d'Espagne ou par toute autre autorité espagnole,
laïque ou ecclésiastique, durant l'époque coloniale, qui incluent les ressorts ou les limites de
territoires ou de localités".
Cette disposition ne se réfère nullement aux limites foncières comme le fait la Partie adverse :
cette disposition fait seulement référence, pour reprendre sa formulation particulièrement expressive
en langue espagnole, aux "jurisdicciones o limites de territorios o poblaciones".
B. La pratique des Etats
Des brèves observations que je viens d'esquisser, relatives au fondement théorique du principe
de non-identité des limites administratives et des limites foncières, le Gouvernement du Honduras
conclut, Monsieur le Président, que, contrairement à la thèse salvadorienne, et conformément à une
interprétation correcte du principe de l'utis possidetis juris, l'appropriation foncière par des
communautés d'habitants ou par des collectivités publiques en dehors de leur territoire est sans effet
sur leurs limites administratives et partant sur les futures frontières internationales.
Mais encore convient-il de pousser un peu l'analyse et de préciser, si vous me le permettez, la
pratique générale des Etats en la matière, à la lumière de quelques aperçus de droit interne et de droit
international. On voudrait montrer ainsi qu'il s'agit d'une pratique qu'on ne trouve pas seulement,
ainsi que vous l'a exposé M. Nieto, dans le système juridique espagnol, métropolitain et colonial,
mais d'une pratique de portée universelle. On voudrait montrer également que cette pratique ne se
ramène pas à une seule formule mais qu'elle se décompose en plusieurs éléments, rigoureusement
cohérents entre eux, qui s'appliquent au présent différend terrestre entre le Honduras et El Salvador
et qui apportent, semble-t-il, une réponse à certains problèmes que soulèvent les secteurs terrestres
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précédemment analysés.
Cette pratique des Etats au regard des rapports entre limites administratives et limites
foncières peut se résumer en trois propositions que l'on pourrait exprimer, peut-être un peu
gauchement, et je m'en excuse, de la manière suivante:
Première proposition : collectivités territoriales et communautés d'habitants peuvent posséder
des biens fonciers hors de leur territoire.
Seconde proposition : les biens fonciers extérieurs au territoire des collectivités territoriales et
des communautés d'habitants sont soumis, en règle générale, à la juridiction et à l'administration des
autorités dans le ressort desquelles ils sont implantés.
Troisième proposition enfin : une autorité publique peut agir, à titre exceptionnel, dans le
ressort de compétences d'une autre autorité publique pour administrer des biens fonciers extérieurs,
avec l'autorisation d'une autorité publique supérieure.
Je souhaiterais reprendre, si vous me le permettez, Monsieur le Président, les trois facettes de
la pratique des Etats en la matière.
Première proposition : collectivités territoriales et communautés d'habitants peuvent
posséder des biens fonciers hors de leur territoire
Le Gouvernement du Honduras a déjà démontré dans son contre-mémoire (CMH, vol. I.,
chap. 6, p. 165-189, par. 42-60) qu'"une entité territoriale donnée peut posséder des terres au-delà
des limites de sa juridiction" (ibid., p. 164, par. 41). Ne croyez pas, Monsieur le Président,
Messieurs les Juges, qu'il s'agit là de situations exceptionnelles qui retiendraient l'attention des seuls
juristes amateurs de pièces rares ou de curiosités juridiques. Bien au contraire, il s'agit d'un
problème dont on trouve de fréquentes illustrations dans la pratique des Etats : les tracés
multilinéaires sont en effet chose courante dans tous les systèmes juridiques, dans l'ordre interne
comme dans l'ordre international.
Ces situations s'expliquent souvent par des raisons historiques et économiques, mais elles
peuvent se rattacher également à des considérations pratiques de bonne administration. Elles tendent
même à se multiplier à l'époque contemporaine avec la croissance des villes qui étouffent dans leurs
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limites traditionnelles et ont soif d'espaces nouveaux, la non-identité des limites correspondant de
plus en plus à une nécessité. Ces situations sont d'ailleurs susceptibles de mettre en jeu des
montages juridiques complexes faisant appel à des rapports de droit public, mais souvent aussi à des
rapports de droit privé. Elles se trouvent dans les Etats à structure unitaire comme dans les Etats
fédéraux, dans les pays appartenant à la famille romano-germanique comme dans les pays de
common law, dans les droits de l'Extrême-Orient comme dans le droit musulman. Elles se trouvent
aussi dans le cadre de la coopération transfrontière, à l'occasion de la mise au point des rapports de
voisinage.
Au fait, le Gouvernement salvadorien prétend-il que la pratique des Etats sur ce point
viendrait contredire la thèse hondurienne et confirmer la sienne ? Apporte-t-il la preuve que des
législations, que des décisions juridictionnelles ont interdit à une entité territoriale de disposer de
biens fonciers en dehors de ses limites légales sur le territoire d'une entité territoriale voisine de
même nature ? Il n'en est rien. La Partie adverse ne cite pas un seul fait de ce genre. La Partie
adverse n'apporte pas le moindre commencement de réponse aux longs développpements que le
contre-mémoire hondurien a consacrés à la pratique des Etats sur ce sujet (CMH, vol. I, chap. 6, p.
164-189). La Partie adverse n'a pas consenti le moindre commentaire.
Le Gouvernement hondurien a cependant réuni une large documentation en la matière dont il
n'a livré qu'une partie dans ses écritures, tant elle est concordante et répétitive. Une documentation
qui ne couvre pas seulement la pratique contemporaine, mais encore celle du passé; une
documentation qui établit sans discussion l'universalité et la constance de cette situation. Parmi les
cas que nous avons passés en revue, il n'en est pas un seul, Monsieur la Président, je dis bien pas un
seul, qui vienne infirmer nos conclusions. On ne peut pas trouver un seul exemple, ni actuellement,
ni dans le passé, d'un système juridique qui viendrait dénier à une entité territoriale quelle qu'elle soit
- communauté d'habitants, commune, département, province, Etat fédéré, etc. - le droit de posséder
des biens fonciers situés en dehors de leurs limites. Il ne s'agit pas pour moi de passer ici en revue
tous les cas qu'il nous a été possible de trouver, afin de ne pas alourdir à l'excès un exposé dont
l'austérité ne saurait être mise en doute. Je prendrai seulement, si vous me le permettez, deux ou
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trois exemples.
L'exemple du droit anglais est particulièrement significatif. En Angleterre, c'est le législateur
qui a posé le principe dans toute sa netteté. Il suffit de citer l'article 120 du "Local Government Act"
de 1972, modifié en 1985, aux termes duquel toute collectivité locale peut, pour l'exercice de l'une
quelconque de ses fonctions acquérir tout bien immobilier, "qu'il soit situé à l'intérieur ou à
l'extérieur de son territoire", "whether situated inside or outside its area", dit le texte original
(Halsbury's Statutes, 4e
ed., 1990, vol. 25, V° Local Government). Il s'agit d'ailleurs là d'une
solution traditionnellement reconnue en droit anglais, au XVIIIe
siècle, mais aussi dans les
"Municipal Corporations Acts" de 1835, de 1882 ou de 1888 (cf. J. Redlich et Fr. W. Hirst, Le
gouvernemnt local en Angleterre, Paris, Giard, 1911, p. 287-306) ainsi que dans le droit de pays du
Commonwealth. Les mêmes solutions se retrouvent en Amérique latine. Ainsi, dans le droit
hondurien, il est remarquable que l'article 68 de la récente loi municipale du 29 octobre 1990 - mais
c'est là une situation traditionnellement admise - dipose expressément, comme vous pouvez le voir
dans le doucment n° 11 de votre dossier, que "la Hacienda Municipal", c'est-à-dire "le patrimoine
municipal" comporte non seulement les biens immobiliers situés dans "les limites territoriales" de la
commune, mais également "Los bienes inmuebles ... que por titulo legitimo posea fuera de los limites
territoriales", c'est-à-dire, en traduisant librement, "les biens immobiliers ... qu'il possède, sur la base
d'un titre légitime, hors de ses limites territoriales" (La Gaceta, Diario Oficial de la Republica de
Honduras, 19 de noviembre de 1990, p. 5). Les autres pays d'Amérique latine connaissent des
pratiques similaires.
Les mêmes solutions se retrouvent également dans d'autres parties du monde. Je me bornerai
à évoquer l'exemble du droit français qui me semble tout aussi significatif.
La législation tout comme la jurisprudence reconnaissent qu'une commune peut acquérir des
biens immobiliers en dehors de sa sphère de compétences administratives, sur le territoire d'une autre
commune (voir J. M. Auby, Les propriétes extraterritoriales des communes, note sous Conseil
d'Etat, 6 mars 1981, association de défense des habitants du quartier de Chèvre-Morte, Revue du
droit public et de la science politique en France et à l'étranger, 1981, p. 1695 et suiv. notamment à la
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page 1699; L. Imbert, Les structures communales et infra-communales, Jurisclasseur administratif,
fascicule 125-1, Paris, 1987, par. 55). C'est tout aussi vrai des communautés d'habitants, puisque le
législateur français permet aux habitants d'un hameau ou d'un quartier d'être collectivement
propriétaires de "biens communaux" (de forêts, de pâturages, de marais, de carrières, de sources,
etc.), situés sur le territoire d'une commune voisine, ces droits remontant d'ailleurs souvent à la
période antérieure à la Révolution et ayant toujours été maintenus depuis. Communes et
communautés d'habitants peuvent même posséder des biens fonciers sur le territoire d'un Etat
étranger (voir R. Lafore, L'action à l'étranger des collectivités territoriales, Revue du droit public et
de la science politique en France et à l'étranger 1988, p. 763 et suiv., notamment p. 798 et suiv.) et
le contre-mémoire hondurien a cité une étude du Président Basdevant faisant état de propriétés que
certaines communes françaises en Alsace possèdent en territoire allemand (La vie internationale de la
France, Droit international public, dans l'ouvrage collectif "France", Bibliothèque de droit
contemporain sous la direction de H. Levy-Ullmann et B. Mirkine-Guetzevitch, Paris,
Librairie Delagrave, 1933, p. 387) et le Conseil d'Etat français a rappelé, dans un arrêt du
13 juillet 1961, commune de Rosenau, qui a fait application des traités intervenus au début du
XIXe
siècle entre la France et le Pays de Bade, l'actualité de la distinction entre limite de
souveraineté et limite de propriété (RGDIP, 1962, tt. LXVI, p. 422-423). On trouve des situations
similaires tout aussi bien à la frontière franco-espagnole, à laquelle M. Nieto a fait allusion hier, et
notamment dans le "Pays-Quint" (voir Ch. Rousseau, Les frontières de la France, Revue générale de
droit international public, 1954, t. 58, p. 356-357) ou encore à la frontière franco-italienne. En
effet, à la suite du traité de paix du 10 février 1947 et des décisions de la commission de conciliation
franco-italienne rendues le 20 janvier et le 30 octobre 1953 dans le différend relatif à la répartition
des biens de collectivités locales dont le territoire a été coupé par la frontière établie en vertu de
l'article 2 du traité de paix (RSA, vol. XIII, p. 501-549), certaines communes italiennes se sont vu
maintenir la propriété de leurs biens passés sous la souveraineté française.
Il serait facile de multiplier les exemples de situations de ce genre, notamment dans les
solutions imaginées au Moyen-Orient au lendemain de la première guerre mondiale. Ainsi, la genèse
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de la frontière syro-jordanienne, définie par les accords franco-britanniques du 23 décembre 1920 et
du 31 octobre 1931, montre que la frontière internationale, malgré ses aménagements successsifs, a
toujours été dissociée des limites traditionnelles des pâturages des tribus syriennes du Djebel Druze
qui s'étendaient en territoire jordanien (Department of State, International Boundary Study, n° 94,
December 30, 1969, Jordan-Syria Boundary). De même, le célèbre accord de Hadda passé le
2 novembre 1925 entre le Gouvernement britannique et le Sultan du Nedjd sur certaines questions
relatives aux frontières entre le Nedjd et la Transjordanie disposait-il, dans son article 4, que "le
Gouvernement du Nedjd s'engage à maintenir tous les droits établis dont peuvent jouir dans le
Ouadi Sirhan, les tribus ne relevant pas de sa juridiction, qu'il s'agisse des droits de pâturage ou de
résidence, de droits de propriété ou autres... Le Gouvernement de Transjordanie s'engage à accorder
un traitement identique aux sujets du Nedjd qui pourront jouir des droits établis analogues dans le
territoire de la Transjordanie" (Department of State, International Boundary Study, n° 60,
December 30, 1965, Jordan Saudi Arabia Boundary).
Aussi bien ne manque-t-on pas d'être surpris, Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
lorsque la Partie adverse fait état
"des problèmes insolubles que l'on aurait suscités en plaçant des terrains communaux
appartenant à une localité d'El Salvador sous la juridiction politique du Honduras ou
vice-versa... C'est un peu comme si, pour résoudre au moyen de concessions réciproques un
différend entre Etats portant sur des frontières internationales, on avait proposé qu'un lieu
public tel qu'un square ou une place soit la propriété de l'un des Etats mais relève de la
juridiction politique de l'autre Etat." (CMS, chap. 2.23., p. 25; trad. fr., p. 16.)
Une telle affirmation non seulement méconnait la distinction familière dans les pays de droit
romano-germanique entre la domanialité publique et la domanialité privée mais surtout elle fait bon
marché de l'historiographie frontalière. En effet, une fois encore, les formules multiliniaires ont
permis précisément de parvenir à des solutions de compromis, à des arrangements, acceptables par
les deux Etats voisins, en tenant compte des réalités locales, humaines et économiques.
Le droit colonial français fournit d'autres exemples, en Afrique noire cette fois, dans un
contexte intraimpérial, montrant bien que cette situation correspondait aux exigences de la culture
des terres, souvent éloignées des villages et que cette exigence était reconnue par l'administration,
comme en témoigne l'affaire du différend territorial Brukina Faso/Mali. Dois-je rappeler que les
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habitants d'un village situé dans une colonie exerçaient en effet fréquemment certains droits de
propriété et d'usage dans ce qu'il était convenu d'appeler des "hameaux de culture" situés dans une
autre colonie. Or, on sait bien que l'arrêt du 23 décembe 1986 n'a pas du tout tenu compte de ces
"hameaux de culture" qui relevaient de la simple appropriation foncière; on sait bien que, pour la
Chambre, en 1986, la délimitation foncière n'était pas du tout opposable à la délimitation
administrative. On peut lire, en effet, dans cet arrêt que
"à l'époque coloniale, le fait que les habitants d'un village se trouvant dans une colonie
française aillent cultiver des terres situées sur le territoire d'une colonie française voisine, et à
plus forte raison sur celui d'un autre cercle relevant de la même colonie, n'était nullement en
contradiction avec la notion de limite bien déterminée entre les diverses colonies ou cercles.
C'est de cette situation, [ajoute l'arrêt de 1986], que les Parties ont hérité au moment de leur
accession à l'indépendance et c'est la frontière, telle qu'elle existait à ce moment-là, que la
Chambre est appelée à identifier.
Et la Chambre pouvait poursuivre [en 1986] :
"Les Parties n'ont pas prié la Chambre de régler le sort des droits fonciers qui
s'exerçaient, à la veille de l'indépendance des deux Etats, de part et d'autre de la limite
séparant les deux colonies préexistantes. Si de tels droits étaient sans effets sur l'emplacement
de cette limite, ils n'affectent pas non plus le tracé de la frontière; et ce n'est que ce tracé que
les Parties ont demandé à la Chambre d'indiquer." (C.I.J. Recueil 1986, p. 617, par. 116.)
N'est-ce pas très exactement, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, la même situation
qui vous est soumise aujourd'hui ? Les "hameaux de culture" dans le différend territorial
Burkina Faso/Mali ne rappellent-ils pas en effet très précisément l'"ejido" de la communauté
indienne de Citalá de la province de San Salvador dans la montagne de Tepanguisir de la province
hondurienne de Gracias a Dios ? Les "hameaux de culture" du différend territorial
Burkina Faso/Mali ne rappellent-ils pas tout aussi bien la possession par les villages de Perquín et
Arambala de la province de San Miguel des terres de la montagne de Naguaterique situées dans la
province hondurienne de Comayagua ?
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, il me semble que ces quelques exemples, que je ne
voudrais pas multiplier, permettent de dégager comme un principe général commun, la faculté pour
les collectivités territoriales comme pour les simples communautés d'habitants d'être propriétaires de
biens, notamment fonciers, en dehors de leurs circonscriptions. Aussi bien est-ce à une première
conclusion, en quelque sorte négative, qu'il est possible de parvenir à l'issue de l'examen de ce
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premier élément du principe de non-identité des limites administratives et des limites foncières : il
paraît erroné, en droit, de tirer, comme le fait la Partie salvadorienne, de l'appropriation de terres
implantées dans le Honduras colonial par des communautés indiennes ou des villages situés dans le
El Salvador colonial la conclusion que ces terres étaient nécessairement incluses dans la juridiction
salvadorienne.
La première proposition ainsi analysée doit d'ailleurs être immédiatement complétée par une
seconde proposition qui en constitue le corollaire et qui correspond à la soumission de principe des
biens fonciers extérieurs à la juridiction locale.
Si vous me le permettez, Monsieur le Président, je pourrais peut-être aborder l'examen de cette
seconde proposition et achever mon exposé à la reprise de l'audience demain matin ?
The PRESIDENT: I thank Professor Bardonnet. He is going to conclude tomorrow morning
the presentation of Honduras concerning the whole of the general questions and that will be followed
immediately by the presentation of El Salvador and we will start by listening to the distinguished
Agent of El Salvador, Ambassador Alfredo Martínez Moreno. So the sitting is adjourned until
tomorrow 10 o'clock.
L'audience est levée à 13 heures.
___________
Audience publique de la Chambre tenue le mercredi 17 avril 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre