Note : Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel.
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR
LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LE GOUVERNEMENT
DE L’AUSTRALIE EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT
DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
30 septembre 2022
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
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I. OBSERVATIONS LIMINAIRES ....................................................................................................... 1
II. RAPPEL DE LA PROCÉDURE ........................................................................................................ 3
III. AFFAIRE EN LAQUELLE EST DÉPOSÉE LA DÉCLARATION ET CONVENTION CONCERNÉE ............ 4
IV. BASE SUR LAQUELLE L’AUSTRALIE EST PARTIE À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ............ 4
V. DISPOSITIONS DE LA CONVENTION QUI SONT EN CAUSE ............................................................ 5
VI. EXPOSÉ DE L’INTERPRÉTATION DES DISPOSITIONS EN CAUSE ................................................... 6
A. Compétence : interprétation de l’article IX .............................................................................. 7
i) Le terme «différend» employé à l’article IX devrait être interprété de manière
cohérente avec l’acception large qui lui est donnée en droit international ..................... 7
ii) L’article IX donne compétence à la Cour pour dire, lorsque cette question est en
controverse, si un demandeur a respecté la convention .................................................. 8
iii) L’article IX donne compétence à la Cour pour connaître de différends relatifs à
l’engagement de prévenir et de punir le génocide figurant à l’article premier de la
convention ...................................................................................................................... 9
B. Fond ....................................................................................................................................... 11
i) Interprétation de l’article II .......................................................................................... 11
ii) Interprétation de l’article premier ................................................................................. 11
a) Un Etat doit faire preuve de la diligence requise («due diligence») avant
d’agir en vertu de l’engagement de prévenir le génocide énoncé à l’article
premier .................................................................................................................... 13
b) L’article premier, en soi, n’autorise pas l’emploi unilatéral de la force ............... 12
c) L’obligation de punir le génocide vise l’imposition de sanctions pénales
à des individus ........................................................................................................ 13
VII. DOCUMENTS PRÉSENTÉS À L’APPUI DE LA DÉCLARATION ..................................................... 13
VIII. CONCLUSION .......................................................................................................................... 14
A Monsieur le greffier de la Cour internationale de Justice, le soussigné, dûment autorisé par
le Gouvernement australien, déclare ce qui suit :
1. Au nom du Gouvernement australien, j’ai l’honneur de soumettre à la Cour la présente
déclaration d’intervention fondée sur le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour
internationale de Justice (ci-après le «Statut»), en l’affaire relative à des Allégations de génocide au
titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine
c. Fédération de Russie). Par la présente, l’Australie entend se prévaloir de son droit d’intervenir en
l’instance afin d’exposer ses vues concernant l’interprétation des dispositions de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la
«convention»)1 qui sont en cause en l’espèce.
2. Un Etat qui désire se prévaloir de son droit d’intervenir au titre du paragraphe 2 de
l’article 63 doit le faire conformément à l’article 82 du Règlement de la Cour (ci-après le
«Règlement»), dont les dispositions pertinentes prévoient ce qui suit :
«1. Un Etat qui désire se prévaloir du droit d’intervention que lui confère
l’article 63 du Statut dépose à cet effet une déclaration, signée comme il est indiqué à
l’article 38, paragraphe 3, du présent Règlement. Cette déclaration est déposée le plus
tôt possible avant la date fixée pour l’ouverture de la procédure orale. Toutefois, dans
des circonstances exceptionnelles, la Cour peut connaître d’une déclaration présentée
ultérieurement.
2. La déclaration indique le nom de l’agent. Elle précise l’affaire et la convention
qu’elle concerne et contient :
a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’Etat déclarant se considère comme
partie à la convention ;
b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est
en cause ;
c) un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions ;
d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés.»
3. Ces éléments seront précisés tour à tour après quelques observations liminaires sur la
procédure ainsi que sur la recevabilité et la portée de la présente déclaration.
I. OBSERVATIONS LIMINAIRES
4. L’Australie est profondément préoccupée par l’emploi unilatéral de la force par la
Fédération de Russie en Ukraine et partage le sentiment que la Cour a exprimé et les observations
qu’elle a formulées dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires :
«Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie,
M. Vladimir Poutine, a déclaré qu’il avait pris la décision de mener une «opération
militaire spéciale» contre l’Ukraine. Depuis lors, d’âpres combats font rage sur le
territoire ukrainien, lesquels ont coûté la vie à de nombreuses personnes, causé
d’importants déplacements de populations et provoqué des dommages étendus. La Cour
1 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ouverte à la signature le 9 décembre 1948
et entrée en vigueur le 12 janvier 1951), Nations Unies, Recueil des traités (RTNU), vol. 78, p. 277.
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a bien conscience de l’ampleur de la tragédie humaine qui se déroule en Ukraine et
nourrit de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on
continue d’y déplorer.
La Cour est profondément préoccupée par l’emploi de la force par la Fédération
de Russie en Ukraine, qui soulève des problèmes très graves de droit
international. … Elle estime nécessaire de souligner que tous les Etats doivent agir
conformément à leurs obligations en vertu de la Charte des Nations Unies et des autres
règles du droit international, y compris du droit international humanitaire.»2
L’Australie partage également les vives inquiétudes exprimées par l’Assemblée générale des
Nations Unies dans ses résolutions intitulées «Agression contre l’Ukraine» (A/RES/ES-11/1)3 et
«Conséquences humanitaires de l’agression contre l’Ukraine» (A/RES/ES-11/2)4.
5. Dans ce contexte, l’Australie souligne son engagement sans faille en faveur de l’ordre
international fondé sur des règles, garant du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Elle
reconnaît le rôle crucial que la Cour, en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des
Nations Unies, joue à cet égard, notamment en ce qui concerne le règlement pacifique des différends.
6. L’Australie a maintes fois contribué à promouvoir la convention sur le génocide. Elle a
activement participé à la négociation du texte de cet instrument et soutenu son adoption, et c’est
notamment grâce à son ministre des affaires étrangères de l’époque, Herbert Vere Evatt, alors
président de l’Assemblée générale, qu’a pu aboutir la résolution 260 A (III) par laquelle la
convention a été ouverte à la signature et à la ratification5.
7. L’Australie a été l’un des premiers pays à ratifier la convention sur le génocide en 1949.
Depuis lors, elle apporte un soutien indéfectible à la création de juridictions internationales ayant
compétence à l’égard du génocide et d’autres crimes internationaux graves, ainsi qu’à la mission de
celles-ci.
8. Fidèle à son attachement constant à la convention sur le génocide, l’Australie entend
aujourd’hui se prévaloir du droit d’intervenir que lui confère le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut
afin de faciliter la tâche de la Cour en exposant ses vues sur l’interprétation des dispositions de la
convention qui sont en cause en la présente instance. Compte tenu de l’étendue du droit conféré par
le paragraphe 2 de l’article 63, elle limitera son intervention à des questions relatives à
l’interprétation des dispositions de la convention qui sont en cause en l’espèce. Elle reconnaît que,
étant donné qu’elle se sera prévalue de ce droit, l’interprétation de la convention que contiendra
l’arrêt sera obligatoire à son égard. Cela étant, ainsi que l’a précisé la Cour, l’Australie n’en devient
pas pour autant partie au différend et son intervention ne peut donc pas compromettre l’égalité entre
les Parties6.
2 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022 (ci-après l’«ordonnance en
indication de mesures conservatoires»), par. 17-18.
3 Nations Unies, Assemblée générale, résolution A/RES/ES-11/1 du 2 mars 2022.
4 Ibid., résolution A/RES/ES-11/2 du 24 mars 2022.
5 Voir, notamment, Nations Unies, documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, 179e séance
plénière, p. 852, 1948 (M. Evatt).
6 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance, C.I.J. Recueil 2013, p. 10, par. 18.
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9. Le paragraphe 1 de l’article 82 du Règlement prévoit que toute déclaration d’un Etat
souhaitant se prévaloir du droit d’intervention doit être déposée «le plus tôt possible avant la date
fixée pour l’ouverture de la procédure orale». La présente déclaration satisfait à cette exigence.
10. L’Australie considère qu’il n’existe à l’article 63 du Statut aucune restriction qui
l’empêcherait d’intervenir au sujet de l’interprétation de dispositions de la convention ayant trait à la
compétence de la Cour7. Une telle restriction serait incompatible avec les termes de cet article,
puisque celui-ci permet à une partie à la convention d’intervenir «[l]orsqu’il s’agit» de
l’interprétation de la convention (article IX évidemment inclus).
11. Si la Cour décidait d’examiner les éventuelles questions de compétence ou de recevabilité
au cours d’une phase distincte de la procédure précédant celle de l’examen du fond, l’Australie
veillerait, à chaque phase, à limiter ses observations sur l’interprétation de la convention aux seules
dispositions pertinentes pour cette phase. Si, au contraire, la Cour décidait d’examiner conjointement
ces questions et celles relatives au fond de l’affaire, l’Australie traiterait ensemble les problèmes
d’interprétation de la convention qui touchent à la compétence et au fond.
12. L’Australie se réserve le droit de modifier ou de compléter ses observations en cours
d’instance pour répondre à des questions additionnelles d’interprétation, à mesure que celles-ci se
poseront et qu’elle en prendra connaissance.
II. RAPPEL DE LA PROCÉDURE
13. Le 26 février 2022, l’Ukraine a déposé une requête introductive d’instance contre la
Fédération de Russie en raison d’un différend concernant l’interprétation, l’application et l’exécution
de la convention sur le génocide. Cette requête, déposée conformément au paragraphe 1 de
l’article 36 et à l’article 40 du Statut8, était accompagnée d’une demande en indication de mesures
conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut.
14. Le 7 mars 2022, la Cour a tenu une audience sur la demande en indication de mesures
conservatoires de l’Ukraine. Le même jour, bien qu’ayant informé la Cour de sa décision de ne pas
participer à la procédure orale, la Fédération de Russie a communiqué au Greffe un document dans
lequel elle exposait sa position concernant «l’incompétence» de la Cour en l’affaire et «pri[ait] … la
Cour de s’abstenir d’indiquer des mesures conservatoires et de radier l’affaire de son rôle»9.
15. Par ordonnance en date du 16 mars 2022, la Cour a indiqué les mesures conservatoires
suivantes :
«1) La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations
militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ;
7 Voir, notamment, H. Thirlway, The Law and Procedure of the International Court of Justice: Fifty Years of
Jurisprudence, vol. I, OUP 2013, p. 1031 ; A. Miron et C. Chinkin, «Article 63», in A. Zimmermann et C. Tams
(dir. publ.), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (3e éd., Oxford, OUP 2019), p. 1763.
8 Requête introductive d’instance, déposée au Greffe de la Cour le 27 février 2022 (ci-après la «requête de
l’Ukraine»).
9 Document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la prétendue «incompétence» de la
Cour en l’affaire, déposé au Greffe de la Cour le 7 mars 2022, par. 24.
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2) La Fédération de Russie doit veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou
unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son
appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou
sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées
au point 1) ci-dessus ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou
d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus
difficile.»10
16. Par ordonnance en date du 23 mars 2022, la Cour a fixé au 23 septembre 2022 et au
23 mars 202[3], respectivement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt du mémoire de
l’Ukraine et du contre-mémoire de la Fédération de Russie11.
17. Le 30 mars 2022, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 63 du Statut, le greffier
de la Cour a dûment notifié l’instance à l’Australie, en sa qualité de partie à la convention sur le
génocide12.
III. AFFAIRE EN LAQUELLE EST DÉPOSÉE LA DÉCLARATION
ET CONVENTION CONCERNÉE
18. L’Australie dépose la présente déclaration d’intervention en l’affaire relative à des
Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) qui a été introduite par l’Ukraine le 26 février 2022 et
qui soulève des questions ayant trait à l’interprétation de la convention.
IV. BASE SUR LAQUELLE L’AUSTRALIE EST PARTIE
À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
19. L’Australie a signé la convention sur le génocide le 11 décembre 1948. Le 8 juillet 1949,
elle a déposé son instrument de ratification auprès du Secrétaire général de l’Organisation des
Nations Unies conformément à l’article XI de la convention13.
20. L’Australie n’a pas fait de déclarations ni de réserves concernant la convention et en
demeure une partie contractante.
10 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 86.
11 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 23 mars 2022.
12 Lettre no 156413 en date du 30 mars 2022 adressée par le greffier de la Cour aux Etats parties à la convention sur
le génocide (à l’exception de la Russie et de l’Ukraine), reproduite à l’annexe A.
13 Notification dépositaire des Nations Unies C.N.84.1949 en date du 22 juillet 1949 confirmant la ratification par
l’Australie de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, reproduite à l’annexe B.
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V. DISPOSITIONS DE LA CONVENTION QUI SONT EN CAUSE
21. L’interprétation de plusieurs dispositions de la convention sur le génocide est en cause en
l’espèce. Comme l’a relevé le greffier dans sa lettre adressée aux Etats parties à la convention :
«[L’Ukraine] entend fonder la compétence de la Cour sur la clause
compromissoire figurant à l’article IX de la convention, prie la Cour de déclarer qu’elle
ne commet pas de génocide, tel que défini aux articles II et III de la convention, et
soulève des questions sur la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide
consacrée à l’article premier de la convention. Il semble, dès lors, que l’interprétation
de cette convention pourrait être en cause en l’affaire.»14
22. Plus précisément, il semble que la Cour sera appelée à rechercher la juste interprétation
des dispositions suivantes de la convention :
a) L’article premier, libellé comme suit :
«Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en
temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent
à prévenir et à punir.»
b) L’article II, lequel définit le «génocide» en ces termes :
«Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes
ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner
sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.»
c) L’article IV, aux termes duquel :
«Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des
fonctionnaires ou des particuliers.»
d) L’article IX, lequel, pris conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut, donne
compétence à la Cour pour connaître des différends relatifs à «l’interprétation, l’application ou
l’exécution» de la convention, et selon lequel :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
14 Lettre no 156413 en date du 30 mars 2022 adressée par le greffier de la Cour aux Etats parties à la convention sur
le génocide (à l’exception de la Russie et de l’Ukraine), reproduite à l’annexe A.
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énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête
d’une partie au différend.»
23. Ces articles doivent être interprétés dans leur contexte, tel qu’il ressort notamment des
autres dispositions de fond de la convention, y compris ses articles III, V, VI et VIII.
VI. EXPOSÉ DE L’INTERPRÉTATION DES DISPOSITIONS EN CAUSE
24. Pour rechercher la juste interprétation de la convention, l’Australie s’est appuyée sur les
règles d’interprétation des traités énoncées dans la convention de Vienne sur le droit des traités
(ci-après la «convention de Vienne»)15, lesquelles reflètent le droit international coutumier, comme
la Cour a eu l’occasion de le confirmer16. Le paragraphe 1 de son article 31 est ainsi libellé : «Un
traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans
leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.»
25. L’interprétation de la convention doit également tenir compte de toute pratique ultérieure
des parties au traité par laquelle est établi leur accord à l’égard de son interprétation17. En outre, dans
certaines circonstances, «il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et
notamment aux travaux préparatoires»18.
26. La Cour a reconnu que les obligations énoncées dans la convention sont dues erga omnes
partes19. C’est pourquoi la juste interprétation de la convention revêt une grande importance pour
l’ensemble des parties contractantes. Peu après l’ouverture à la signature et à la ratification de la
convention sur le génocide, la Cour a confirmé que toutes les parties contractantes — dont
l’Australie — ont un intérêt à sauvegarder les valeurs qui la sous-tendent et à prévenir toute
utilisation abusive de ses dispositions. Dans son avis consultatif sur les Réserves à la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour a décrit l’objet et le but de la
convention en ces termes :
«On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré
ce double caractère [un but purement humain et civilisateur], puisqu’elle vise d’une part
à sauvegarder l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer
et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. Dans une telle convention,
les Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun, un
intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la
convention.»20
15 Convention de Vienne sur le droit des traités (ouverte à la signature le 23 mai 1969 et entrée en vigueur le
27 janvier 1980), RTNU, vol. 1155, p. 331.
16 Voir, par exemple, Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 1991,
C.I.J. Recueil 1991, p. 69-70, par. 48.
17 Convention de Vienne, art. 31, par. 3 b).
18 Convention de Vienne, art. 32.
19 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 47, par. 87 ; Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 107-109.
20 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil
1951, p. 23.
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27. Comme il est exposé aux paragraphes 10 et 11 ci-dessus, l’Australie se prévaut de son droit
d’intervenir pour donner son interprétation de dispositions de la convention sur le génocide qui ont
trait à la compétence de la Cour et au fond de l’affaire. Elle présentera son interprétation des
dispositions qui concernent la compétence de la Cour (sous-section A), puis celle des dispositions
qui intéressent le fond (sous-section B).
A. Compétence : interprétation de l’article IX
28. Aux termes de l’article IX, les parties contractantes reconnaissent la compétence de la Cour
pour connaître des «différends» relatifs «à l’interprétation, l’application ou l’exécution» de la
convention sur le génocide.
i) Le terme «différend» employé à l’article IX devrait être interprété de manière cohérente
avec l’acception large qui lui est donnée en droit international
29. L’existence d’un «différend» entre les Parties à l’instance est une condition préalable à la
compétence de la Cour en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide.
30. Selon la jurisprudence de la Cour et de sa devancière, un «différend» est «un désaccord
sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts»21
entre des parties et suppose qu’il puisse être démontré que «la réclamation de l’une des parties se
heurte à l’opposition manifeste de l’autre»22. Ainsi, il existe un différend entre des Etats lorsque «les
points de vue des deux parties quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations
internationales sont nettement opposés»23.
31. L’existence d’un différend est une question de fond, et non de forme ou de procédure, et
doit être appréciée objectivement par la Cour au vu des circonstances de l’espèce24. C’est pourquoi
la négation unilatérale d’un différend par l’une des parties ne peut être un élément déterminant pour
dire si ce différend existe ou non25. En outre, la non-comparution d’un Etat défendeur n’empêche pas
la Cour d’exercer sa compétence26, et notamment de se prononcer sur l’existence entre les parties
d’un différend qui en relève.
21 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
22 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1962, p. 328.
23 Voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, C.I.J. Recueil
2021, p. 368, par. 19.
24 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le
désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Inde), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 270-271,
par. 35-36.
25 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du
7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1159, par. 47. Voir également Application de la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires,
ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 414, par. 18 ; Obligations relatives à des négociations
concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 849-851, par. 37-43 ; et l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires, par. 28.
26 Statut, art. 53 ; voir également Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la
Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 464, par. 26 ; et Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci
(Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 23-24, par. 27.
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32. Pour déterminer l’existence et la nature d’un «différend», la Cour peut tenir compte
d’éléments contemporains des faits allégués et antérieurs au dépôt de la requête, y compris de
déclarations et documents échangés par les parties dans des enceintes bilatérales ou multilatérales27.
Il n’est pas nécessaire que ces échanges renvoient expressément à la convention elle-même, dès lors
qu’ils font assez clairement référence à son objet pour qu’il soit possible de discerner l’existence
d’un différend la concernant28.
33. L’Australie soutient que le terme «différend» figurant à l’article IX de la convention doit
être interprété conformément à la jurisprudence susmentionnée. C’est ce qu’a fait la Cour par le
passé29. Très récemment, dans l’affaire Gambie c. Myanmar, elle a réaffirmé cette approche et conclu
qu’il n’y avait pas lieu de déroger aux principes exposés ci-dessus pour déterminer l’existence d’un
différend aux fins de l’article IX30. L’Australie soutient que la Cour devrait rester fidèle à cette
approche.
ii) L’article IX donne compétence à la Cour pour dire, lorsque cette question est en
controverse, si un demandeur a respecté la convention
34. Dans sa requête, l’Ukraine relève que «[l]a Fédération de Russie affirme que des actes de
génocide ont été commis dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk, et a engagé contre l’Ukraine
diverses actions, militaires et autres … avec pour objectif affiché de prévenir et de punir ces
prétendus actes de génocide»31. Dans ces circonstances, l’Ukraine soutient que la question de savoir
si elle a commis un génocide, de sorte que la Russie aurait pu prendre des mesures de prévention ou
de répression, voire les deux, fait l’objet d’un différend entre les Parties et que ce différend concerne
l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide32.
35. La Cour a précédemment observé que l’article IX contient une formule inusuelle par
rapport à d’autres clauses compromissoires33, en ce qu’il prévoit expressément que des différends
«relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III» peuvent être soumis à la Cour, ce qui indique que ces différends
«s’inscrivent dans un ensemble plus large de différends relatifs à l’interprétation, à l’application ou
à l’exécution de la Convention»34. Toutefois, même dans le cas de différends «relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide», rien dans ce libellé ne limite la compétence de la
Cour aux seules affaires dans lesquelles le demandeur accuse le défendeur d’avoir violé la
convention. Au contraire, sa formulation est générale de façon à donner à la Cour compétence pour
27 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 64-77.
28 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72-77. Voir également Application de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de
Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84-85, par. 30.
29 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 63-64, et Application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614-615, par. 29.
30 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 63-64.
31 Requête de l’Ukraine, par. 8.
32 Ibid., par. 11.
33 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 144, par. 168-169.
34 Ibid., par. 169.
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déclarer qu’une partie contractante s’est acquittée de ses obligations (et n’est donc pas responsable
d’un génocide), si cette question est en controverse35.
36. Cette interprétation est confirmée par le fait que l’article IX prévoit qu’un différend peut
être soumis à la Cour «à la requête d’une partie au différend»36. Il ressort de ce libellé que seule une
partie au différend peut porter celui-ci devant la Cour37, mais aussi que cette initiative peut être prise
par l’une quelconque des parties (y compris, nécessairement, par l’Etat accusé de commettre un
génocide).
37. La portée de l’article IX se trouve encore renforcée par l’emploi des termes
«l’interprétation, l’application ou l’exécution», lesquels, pris ensemble, confèrent à la Cour toute
compétence pour connaître de questions qui ont trait à «la vie de la convention»38.
38. Pour les raisons exposées ci-dessus :
a) Un différend portant sur la question de savoir si un Etat a respecté ou non la convention, et
notamment s’il a commis des actes de génocide, de sorte qu’un autre Etat peut intervenir en vertu
de l’article premier de la convention, est un différend qui relève de la compétence conférée à la
Cour par l’article IX.
b) Ce différend peut être porté devant la Cour par l’une ou l’autre des parties en cause.
c) La formulation générale de l’article IX, qui couvre les différends relatifs à «l’interprétation,
l’application ou l’exécution» de la convention, confirme cette interprétation et renforce la
conclusion que la Cour a compétence pour déclarer si un Etat demandeur a respecté les
obligations qui lui incombent en vertu de la convention, lorsque cette question est en controverse
entre les parties.
iii) L’article IX donne compétence à la Cour pour connaître de différends relatifs à
l’engagement de prévenir et de punir le génocide figurant à l’article premier de la
convention
39. L’article premier de la convention énonce un engagement de «prévenir et [de] punir» le
génocide. Il s’ensuit qu’un différend relatif à la portée, à la teneur ou à la mise en oeuvre de cet
engagement relève de la compétence conférée à la Cour par l’article IX de la convention, puisque ce
différend concerne «l’interprétation, l’application ou l’exécution» de l’article premier.
40. De même, un différend portant sur la question de savoir si un Etat partie à la convention a
agi de bonne foi lorsqu’il a pris des mesures visant prétendument à s’acquitter de l’obligation «de
prévenir et de punir» le génocide qui lui incombe au titre de l’article premier relève également du
35 Des demandes similaires ont été présentées dans d’autres affaires, dans lesquelles la Cour s’est déclarée
compétente. Voir, par exemple, Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant
de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 14, par. 14.
36 Les italiques sont de nous.
37 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 111.
38 R. Kolb, «The Scope Rationae Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ», in P. Gaeta (dir. publ.), The
UN Genocide Convention: A Commentary, OUP 2009, p. 453.
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champ d’application ratione materiae de l’article IX. Un tel différend concerne nécessairement
«l’interprétation, l’application ou l’exécution» de la convention.
41. L’article IX de la convention donne compétence à la Cour pour examiner si un
comportement, quel qu’il soit, d’une partie — y compris un comportement impliquant la menace ou
l’emploi de la force — est ou non compatible avec les obligations découlant de la convention.
Comme la Cour l’a relevé dans l’arrêt sur les exceptions préliminaires qu’elle a rendu en l’affaire
des Plates-formes pétrolières, la «violation, par l’emploi de la force, d’un droit qu’une partie tient
du traité est tout aussi illicite que le serait sa violation par la voie d’une décision administrative ou
par tout autre moyen»39. En outre, refuser d’exercer la compétence prévue par l’article IX dans une
affaire impliquant l’emploi de la force reviendrait à méconnaître les termes exprès de la convention,
qui est applicable «en temps de paix ou en temps de guerre»40.
42. Cette interprétation de l’article IX est conforme aux décisions antérieures de la Cour,
notamment à celles rendues dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force41. Dans
celles-ci, le demandeur soutenait que l’emploi de la force par les Etats défendeurs était constitutif de
génocide, mais, faute de preuve d’une intention génocidaire, la Cour a conclu qu’elle n’était pas en
mesure de déterminer si les actes allégués étaient susceptibles d’entrer dans les prévisions de la
convention sur le génocide42. C’était là tout autre chose qu’un différend portant sur la question de
savoir si l’engagement de «prévenir et [de] punir» le génocide énoncé à l’article premier de la
convention peut offrir un fondement juridique à l’emploi unilatéral de la force. Pareil différend
concerne manifestement l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le
génocide et entre donc dans le champ de l’article IX.
43. Cela vaut, que l’Etat contractant qui affirme être en droit d’employer la force prétende ou
non se fonder sur un autre instrument ou sur le droit international coutumier, puisque la Cour a
confirmé que les mêmes actes ou omissions peuvent donner naissance à un différend qui entre dans
le champ de plusieurs instruments43.
44. Pour les raisons exposées ci-dessus :
a) Un différend relatif à la portée, à la teneur ou à la mise en oeuvre de l’engagement de prévenir et
de punir le génocide énoncé à l’article premier est un différend qui relève de la compétence
conférée à la Cour par l’article IX de la convention.
b) Un différend portant sur la question de savoir si un Etat partie à la convention a agi de bonne foi
lorsqu’il a pris contre un autre Etat des mesures visant prétendument à s’acquitter de l’obligation
de «prévenir et [de] punir» le génocide qui lui incombe au titre de l’article premier est aussi un
différend qui relève de la compétence conférée à la Cour par l’article IX.
39 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 811-812, par. 21.
40 Convention sur le génocide, article premier (les italiques sont de nous).
41 Voir, par exemple, Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance
du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 137.
42 Ibid., p. 138, par. 41.
43 Voir, par exemple, Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955
(République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 27,
par. 56.
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c) L’article IX donne compétence à la Cour pour examiner si un comportement, quel qu’il soit, d’un
Etat partie — y compris un comportement impliquant la menace ou l’emploi de la force — est ou
non compatible avec les obligations découlant de la convention.
d) Que le comportement en cause puisse aussi entrer dans le champ d’un autre traité ou du droit
international coutumier est sans effet sur la compétence que l’article IX confère à la Cour.
B. Fond
i) Interprétation de l’article II
45. L’article II de la convention donne du «génocide» une définition détaillée contenant à la
fois des éléments matériels et intentionnels.
46. S’agissant de l’élément matériel, les alinéas a) à e) donnent la liste exhaustive des actes
susceptibles de constituer un génocide. Tous ces actes sont «par leur nature même des actes
conscients, intentionnels ou délibérés»44. En outre, les actes en question doivent être commis contre
une ou plusieurs personnes en raison de leur appartenance à un groupe «national, ethnique, racial ou
religieux»45.
47. Quant à l’élément intentionnel, l’auteur de l’acte doit avoir eu à la fois l’intention générale
de commettre celui-ci et l’intention spécifique (dolus specialis) de «détruire, ou tout ou en partie, un
groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel»46. La Cour a souligné qu’«[i]l faut prendre
le plus grand soin pour conclure, à partir des faits, à une manifestation suffisamment claire» de
l’intention requise47.
ii) Interprétation de l’article premier
48. Selon l’article premier de la convention, le génocide est un «crime du droit des gens» que
les Etats contractants «s’engagent à prévenir et à punir». Les droits et obligations énoncés par la
convention, y compris l’obligation de prévenir et de punir le génocide figurant à l’article premier,
44 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121, par. 186, citant la Commission du droit international (CDI),
commentaire de l’article 17 du projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, Annuaire de la
Commission du droit international, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 47, par. 5.
45 Convention sur le génocide, art. II.
46 Ibid. Voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121, par. 187
«Il faut aussi établir une intention supplémentaire, laquelle est définie de manière très précise. Elle
est souvent qualifiée d’intention particulière ou spécifique, ou dolus specialis ; … Il ne suffit pas que les
membres du groupe soient pris pour cible en raison de leur appartenance à ce groupe, c’est-à-dire en raison
de l’intention discriminatoire de l’auteur de l’acte. Il faut en outre que les actes visés à l’article II soient
accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel. Les termes «comme tel»
soulignent cette intention de détruire le groupe protégé.»
Voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 62, par. 132, dans lequel la Cour relève que cet élément intentionnel «est la composante
propre du génocide, qui le distingue d’autres crimes graves».
47 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 122, par. 189.
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ont un caractère erga omnes partes48. En conséquence, tout Etat partie à la convention a le droit
d’invoquer la responsabilité d’un autre Etat contractant à raison d’un manquement à cette
obligation49. Toutefois, les droits et obligations énoncés par la convention devant être interprétés et
mis en oeuvre de bonne foi50, les Etats doivent s’abstenir de tout acte qui réduirait à néant le but de
la convention ou constituerait un abus de ses dispositions.
a) Un Etat doit faire preuve de la diligence requise («due diligence») avant d’agir en vertu de
l’engagement de prévenir le génocide énoncé à l’article premier
49. La Cour a commenté le sens des termes de l’article premier comme suit :
«L’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent
naissance, pour un Etat, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement
avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide.»51
50. Il est implicite dans l’établissement d’un lien entre le «devoir d’agir» résultant de l’article
premier et ce que l’Etat sait («a connaissance») ou devrait savoir («devrait normalement avoir
connaissance») que, avant d’agir en application de l’article premier, un Etat doit examiner les faits
afin de déterminer si un génocide est en cours (ou s’il existe un risque sérieux qu’un génocide se
produise). Cet examen doit porter à la fois sur l’élément matériel et l’élément intentionnel du
génocide, comme exposé précédemment à propos de l’article II52. A défaut, un Etat ne peut pas savoir
si l’«obligation de prévenir» un génocide énoncée à l’article premier a été mise en oeuvre.
51. C’est pourquoi, s’agissant de l’obligation de prévenir le génocide énoncée à l’article
premier de la convention, la notion de diligence requise revêt une «importance cruciale»53. Cette
notion appelle une «appréciation in concreto»54, c’est-à-dire étayée par des faits et des preuves
vérifiables. En outre, cette appréciation doit être faite de bonne foi. Concrètement, cela signifie
qu’avant de prendre des mesures de prévention du génocide au titre de l’article premier de la
convention, un Etat doit avoir établi de bonne foi, au vu de preuves solides et crédibles, qu’un
génocide est en cours ou qu’il existe un risque sérieux qu’un génocide se produise.
b) L’article premier, en soi, n’autorise pas l’emploi unilatéral de la force
52. L’Australie soutient que, correctement interprétée, l’«obligation de prévenir» le génocide
énoncée à l’article premier, en soi, n’autorise pas l’emploi de la force ni n’offre de fondement
juridique le justifiant. L’article premier n’autorise pas davantage un Etat à commettre des actes
48 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 107 ; Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 31.
49 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 107-111.
50 Convention de Vienne, art. 26 et 31. Voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires,
par. 56.
51 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221-222, par. 431 ; voir également p. 223, par. 432.
52 Ibid., p. 222, par. 431.
53 Ibid., p. 221, par. 430.
54 Ibid.
- 13 -
d’agression, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Ainsi que la Cour l’a fait valoir
expressément, lorsqu’il s’acquitte de l’obligation que lui impose cette disposition, «chaque Etat ne
peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale»55. En
outre, comme la Cour l’a affirmé dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle
a rendue dans la présente affaire, les actes entrepris en vertu de l’article premier «doivent être
conformes à l’esprit et aux buts des Nations Unies, tels qu’énoncés à l’article 1 de la Charte des
Nations Unies»56.
53. L’interprétation exposée ci-dessus est confortée par le contexte dans lequel s’inscrit
l’article premier de la convention sur le génocide, notamment le préambule, qui souligne la nécessité
de la coopération internationale, l’article VIII, qui affirme l’importance de la coopération
multilatérale, et l’article IX, qui dispose que la Cour est la juridiction appropriée pour le règlement
des différends relevant de la convention. Aucune de ces dispositions n’est compatible avec une
interprétation selon laquelle l’article premier, en soi, permet ou prescrit aux Etats de recourir à
l’emploi unilatéral de la force.
c) L’obligation de punir le génocide vise l’imposition de sanctions pénales à des individus
54. Enfin, l’«obligation de punir» le génocide énoncée à l’article premier ne vise pas à «punir»
des Etats. Dans son acception ordinaire, le terme «punir» désigne l’exercice du pouvoir pénal à
l’égard d’individus. L’«obligation de punir» le génocide énoncée à l’article premier devrait donc être
interprétée comme une obligation de veiller à ce que les individus auteurs d’actes de génocide soient
recherchés, poursuivis, jugés et punis par la justice pénale.
55. Cette conclusion est confortée par le contexte, notamment, par l’article IV de la
convention, qui impose aux parties de faire en sorte que «les personnes ayant commis le génocide»
soient punies. Elle est également confortée par l’article V de la convention, aux termes duquel les
parties doivent s’engager à prendre les mesures législatives nécessaires pour «prévoir des sanctions
pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres
actes énumérés à l’article III». Il s’ensuit que l’«obligation de punir» le génocide énoncée à l’article
premier ne peut en aucun cas justifier l’emploi unilatéral de la force contre un autre Etat.
VII. DOCUMENTS PRÉSENTÉS À L’APPUI DE LA DÉCLARATION
56. L’Australie soumet les documents suivants à l’appui de la présente déclaration
d’intervention :
Annexe A : Lettre no 156413 en date du 30 mars 2022 adressée par le greffier de la Cour aux
Etats parties à la convention sur le génocide (à l’exception de la Russie et de l’Ukraine).
Annexe B : Notification dépositaire des Nations Unies C.N.84.1949 en date du 22 juillet 1949
confirmant la ratification par l’Australie de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide.
55 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430. Voir également l’ordonnance en indication de
mesures conservatoires, par. 57.
56 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 58.
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VIII. CONCLUSION
57. Au vu de ce qui précède, l’Australie se prévaut du droit que lui confère le paragraphe 2 de
l’article 63 du Statut d’intervenir en tant que non-partie à l’affaire portée devant la Cour par l’Ukraine
contre la Fédération de Russie (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide).
L’ambassadeur d’Australie auprès du Royaume des Pays-Bas,
coagent du Gouvernement de l’Australie,
(Signé) Matthew Ernest Keith NEUHAUS.
___________
ANNEXE A
LETTRE ADRESSÉE PAR LE GREFFIER DE LA COUR AUX ETATS PARTIES
À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
ANNEXE B
NOTIFICATION DÉPOSITAIRE DES NATIONS UNIES CONFIRMANT LA RATIFICATION
PAR L’AUSTRALIE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION
ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
___________
Déclaration d'intervention de l'Australie