Déclaration d'intervention de l'Estonie

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182-20220922-WRI-02-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note : Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel.
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR
LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LA RÉPUBLIQUE D’ESTONIE
EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
INTERNATIONALE DE JUSTICE
22 septembre 2022
[Traduction du Greffe]
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LA RÉPUBLIQUE D’ESTONIE EN VERTU
DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
A Monsieur le greffier de la Cour internationale de Justice, la soussignée, dûment autorisée
par le Gouvernement de la République d’Estonie, déclare ce qui suit :
1. Au nom du Gouvernement de la République d’Estonie, j’ai l’honneur de soumettre à la
Cour, en vertu du paragraphe 2 de l’article 63 de son Statut, une déclaration d’intervention en
l’affaire relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie).
2. Selon le paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement de la Cour, un Etat qui désire se prévaloir
du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut doit déposer une déclaration qui «précise
l’affaire et la convention qu’elle concerne et [qui] contient :
a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’Etat déclarant se considère comme partie à la
convention ;
b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en cause ;
c) un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions ;
d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés».
3. Ces éléments sont précisés ci-dessous, après quelques observations liminaires.
I. OBSERVATIONS LIMINAIRES
4. Le 26 février 2022, l’Ukraine a introduit une instance contre la Fédération de Russie au sujet
d’un différend concernant l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la
«convention»)1.
5. L’Ukraine précise, dans sa requête introductive d’instance, que «la Fédération de Russie a
soutenu de façon mensongère que des actes de génocide avaient été commis dans les oblasts
ukrainiens de Louhansk et de Donetsk, a usé de ce prétexte pour reconnaître les prétendues
«République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk», puis a annoncé et lancé
une «opération militaire spéciale» contre l’Ukraine, avec pour objectif affiché de prévenir et de punir
de prétendus actes de génocide dénués de tout fondement»2. Elle «conteste catégoriquement que de
tels actes de génocide aient eu lieu» en Ukraine et soutient que «la Russie ne dispose d’aucune base
juridique valable pour entreprendre la moindre action contre l’Etat ukrainien et sur son territoire à
des fins de prévention et de répression de prétendus actes de génocide»3.
1 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), requête introductive d’instance déposée au Greffe de la Cour le 26 février 2022.
2 Ibid., par. 2.
3 Voir requête introductive d’instance, par. 3.
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6. Dans sa requête, l’Ukraine affirme qu’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou
l’exécution de la convention sur le génocide, au sens de l’article IX, l’oppose à la Fédération de
Russie4.
7. Sur le fond, l’Ukraine fait valoir que l’emploi de la force par la Fédération de Russie contre
elle ou sur son territoire, depuis le 24 février 2022, sur le fondement d’un prétendu génocide ainsi
que la reconnaissance qui a précédé cette opération militaire sont incompatibles avec la convention,
dont elle cite les articles premier à III5. En même temps que sa requête, l’Ukraine a présenté une
demande en indication de mesures conservatoires6.
8. Une audience a été tenue le 7 mars 2022. La Fédération de Russie, qui n’a pas participé à la
procédure orale, a communiqué à la Cour un document dans lequel elle soutenait que celle-ci n’avait
pas compétence pour connaître de l’affaire7. Dans ce document, la Fédération de Russie avance que
la convention sur le génocide ne régit pas l’emploi de la force entre Etats et que «[l]’opération
militaire spéciale menée par la Russie sur le territoire ukrainien est fondée sur l’article 51 de la Charte
des Nations Unies et sur le droit international coutumier»8 ; par conséquent, «la requête et la demande
dépassent manifestement le champ d’application de la convention et donc la compétence de la
Cour»9.
9. Le 16 mars 2022, à la suite de la demande en indication de mesures conservatoires présentée
par l’Ukraine10, la Cour, ayant conclu qu’elle avait compétence prima facie, a ordonné ce qui suit :
«1) La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires
qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ;
2) La Fédération de Russie doit veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités
armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui,
ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa
direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées
au point 1) ci-dessus ; et
3) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou
d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus
difficile.»11
4 Ibid., par. 4-12.
5 Ibid., par. 26-29.
6 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine le 26 février
2022.
7 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), «Document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la
prétendue «incompétence» de la Cour en l’affaire».
8 Ibid., par. 15.
9 Ibid., par. 23.
10 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine le 26 février
2022.
11 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022.
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10. A la date de la présente déclaration, la Fédération de Russie ne s’est pas conformée aux
prescriptions de l’ordonnance, a intensifié et étendu ses opérations militaires sur le territoire de
l’Ukraine et a ainsi aggravé le différend dont la Cour est saisie.
11. Le 30 mars 2022, en application du paragraphe 1 de l’article 63 du Statut de la Cour, le
greffier a dûment averti le Gouvernement de la République d’Estonie, en sa qualité de partie à la
convention sur le génocide que, par la requête de l’Ukraine, la convention sur le génocide était
«invoquée à la fois comme base de compétence de la Cour et à l’appui des demandes de l’Ukraine
au fond». Il a également indiqué ce qui suit :
«[L’Ukraine] entend fonder la compétence de la Cour sur la clause
compromissoire figurant à l’article IX de la convention, prie la Cour de déclarer qu’elle
ne commet pas de génocide, tel que défini aux articles II et III de la convention, et
soulève des questions sur la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide
consacrée à l’article premier de la convention. Il semble, dès lors, que l’interprétation
de [la] convention [sur le génocide] pourrait être en cause en l’affaire.»12
12. Par la présente déclaration, la République d’Estonie exerce son droit d’intervention en
vertu du paragraphe 2 de l’article 63 du Statut. Ainsi que la Cour l’a reconnu, l’article 63 confère en
effet un «droit» d’intervenir13. La Cour a également souligné qu’une intervention «se limit[ait] à la
présentation d’observations au sujet de l’interprétation de la convention concernée et ne permet[tait]
pas à l’intervenant, qui n’acquiert pas la qualité de partie au différend, d’aborder quelque autre aspect
que ce soit de l’affaire dont est saisie la Cour ; et qu’une telle intervention ne p[ouvait] pas
compromettre l’égalité entre les Parties au différend»14.
13. La République d’Estonie estime que la présente espèce soulève d’importantes questions
concernant la convention sur le génocide. Le préambule de cet instrument se réfère à la
résolution 96 (I) de l’Assemblée générale des Nations Unies, en date du 11 décembre 1946, et énonce
que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations
Unies et que le monde civilisé condamne. Selon la République d’Estonie, les questions juridiques
soulevées en l’affaire ont donc trait à certains des principes et obligations les plus fondamentaux du
droit international. La République d’Estonie considère que la convention sur le génocide est capitale
pour la prévention et la répression de ce crime. Tout acte commis dans l’intention de détruire, en tout
ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux constitue un crime au regard du droit
international. Ainsi que la Cour l’a reconnu, l’interdiction du génocide est une norme de jus cogens
12 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), lettre du greffier no 156413 aux Etats parties à la convention sur le génocide, 30 mars
2022 (annexe A).
13 Haya de la Torre (Colombie/Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 76 ; Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya
arabe libyenne), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1981, p. 13, par. 21.
14 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, par. 18.
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en droit international15 et les droits et obligations consacrés par la convention sont dus à la
communauté internationale dans son ensemble (droits et obligations erga omnes partes)16.
14. En pareil cas, lorsqu’un traité portant sur des questions d’intérêt collectif est en cause, le
juge Cançado Trindade a appelé tous les Etats parties à apporter leur contribution à l’interprétation
rigoureuse dudit instrument, comme une sorte de «garantie collective du respect des obligations
contractées par les Etats parties»17.
15. Respectant la portée limitée des interventions fondées sur l’article 63 du Statut, la
République d’Estonie exposera l’interprétation qu’elle donne des articles pertinents de la convention
sur le génocide, conformément aux règles coutumières d’interprétation telles que reflétées à
l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités18. Elle note que l’article 63 ne fait
aucune distinction entre les dispositions d’une convention qui ont trait à des questions de compétence
et celles qui ont trait au fond ; selon le juge Schwebel, «l’intervention pendant la phase
juridictionnelle de l’instance fa[it] partie du droit que l’article 63 confère aux Etats»19. Dans les deux
cas, les Etats peuvent en effet offrir leur assistance à la Cour pour l’interprétation d’une convention
donnée. En conséquence, les interventions concernant l’un ou l’autre de ces deux aspects sont
permises20, le libellé de l’article 82 du Règlement selon lequel une déclaration doit être déposée «le
plus tôt possible» confirmant d’ailleurs qu’une déclaration déposée au titre de l’article 63 est
recevable au présent stade de la procédure.
16. En tant que partie contractante à la convention sur le génocide, la République d’Estonie
considère qu’elle a un intérêt direct dans l’interprétation que pourrait donner la Cour des dispositions
pertinentes de cet instrument. C’est à ce titre qu’elle exerce le droit d’intervention que lui confère
l’article 63 du Statut, son intervention ayant donc trait aux questions d’interprétation de la convention
qui se posent en l’affaire.
15 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 111, par. 161-162.
16 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt,
C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 47, par. 87 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République
démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 31, par. 64 ; Application de
la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires,
ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 3, où figurent d’autres références ; Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du
22 juillet 2022, p. 36, par. 107.
17 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, p. 33, par. 53.
18 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 31, par. 87 : «la Cour aura recours aux règles coutumières de droit
international relatives à l’interprétation des traités, telles que reflétées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne sur
le droit des traités du 23 mai 1969» ; voir aussi Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 28,
par. 75, où figurent d’autres références.
19 Voir Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
déclaration d’intervention [d’El Salvador], ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, opinion dissidente de
M. le juge Schwebel, p. 235-236.
20 M. N. Shaw (sous la dir. de), Rosenne’s Law and Practice of the International Court 1920-2015, 5e éd., vol. III,
Brill Nijhoff 2016, p. 1533 ; H. Thirlway, The Law and Procedure of the International Court of Justice: Fifty Years of
Jurisprudence, vol. I, OUP 2013, p. 1031 ; A. Miron et C. Chinkin, «Article 63» in : Zimmermann, Tams, Oellers-Frahm,
Tomuschat (sous la dir. de), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, 3e éd., OUP 2019, p. 1763,
note 46.
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17. Dans la présente déclaration, la République d’Estonie s’attachera à l’interprétation de
l’article IX de la convention, qui concerne la compétence de la Cour, ainsi qu’à celle des articles
premier, II à IV et VIII, lesquels sont pertinents pour le fond de l’affaire.
18. La République d’Estonie n’entend pas devenir partie à l’instance et accepte comme
également obligatoire à son égard l’interprétation de la convention sur le génocide que contiendra
l’arrêt en l’espèce. Son intervention ne traitera pas de questions relatives à l’application de la
convention.
19. La République d’Estonie tient également à assurer à la Cour que son intervention a été
déposée «le plus tôt possible avant la date fixée pour l’ouverture de la procédure orale», comme le
prescrit l’article 82 du Règlement.
20. Si la Cour déclare recevable l’intervention de la République d’Estonie, cette dernière
demande, en application du paragraphe 1 de l’article 85 du Règlement, à recevoir copie de
l’ensemble des pièces de procédure et documents y annexés.
21. La République d’Estonie informe en outre la Cour qu’elle est disposée à l’aider en joignant
son intervention à d’autres interventions similaires émanant d’autres Etats, en particulier d’Etats
membres de l’Union européenne, en vue des stades ultérieurs de la procédure, si la Cour estime
qu’une telle démarche serait utile dans l’intérêt d’une administration efficace de la justice.
22. La République d’Estonie se réserve le droit de compléter sa déclaration et d’élargir le
champ de ses observations si des questions additionnelles de compétence ou de fond se posent à
mesure que l’affaire progresse, ou qu’elle en prend connaissance en recevant copie des pièces de
procédure et des documents y annexés (conformément au paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement).
II. AFFAIRE EN LAQUELLE EST DÉPOSÉE LA DÉCLARATION
ET CONVENTION CONCERNÉE
23. La présente déclaration d’intervention concerne l’affaire relative à des Allégations de
génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine
c. Fédération de Russie). L’instance a été introduite par l’Ukraine contre la Fédération de Russie le
26 février 2022. L’affaire soulève des questions concernant l’interprétation de la convention sur le
génocide.
III. BASE SUR LAQUELLE L’ESTONIE EST PARTIE À LA CONVENTION
24. Le 21 octobre 1991, la République d’Estonie a déposé son instrument d’adhésion à la
convention sur le génocide auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies,
conformément à l’article XI de la convention. Lorsque celle-ci est entrée en vigueur le 19 janvier
1992, l’Estonie en est devenue partie contractante, conformément à l’article XIII de l’instrument.
Elle n’a pas formulé de réserves à la convention.
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IV. INTERPRÉTATION DES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION
QUI SONT EN CAUSE EN L’ESPÈCE
COMPÉTENCE
25. Dans sa requête, l’Ukraine entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de
l’article 36 du Statut de la Cour et sur l’article IX de la convention sur le génocide. Ce dernier se lit
comme suit :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête
d’une partie au différend.»
26. La République d’Estonie fait valoir que la notion de «différend» est déjà bien établie dans
la jurisprudence de la Cour et confirme l’interprétation qui en est donnée en l’espèce. Elle convient
donc que l’on entend par ce terme «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction,
une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts» entre des parties21. Pour établir l’existence d’un
différend, «[i]l faut démontrer que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition
manifeste de l’autre»22. Les deux parties doivent avoir des «points de vue …, quant à l’exécution ou
à la non-exécution de certaines obligations internationales, [qui] sont nettement opposés»23. En outre,
«dans le cas où le défendeur s’est abstenu de répondre aux réclamations du demandeur, il est possible
d’inférer de ce silence, dans certaines circonstances, qu’il rejette celles-ci et que, par suite, un
différend existe»24.
27. La République d’Estonie se concentre donc sur l’interprétation du reste de l’énoncé de
l’article IX, à savoir que les différends visés doivent être «relatifs à l’interprétation, l’application ou
l’exécution de la … Convention». Elle affirme que l’article IX est une clause juridictionnelle
générale qui autorise la Cour à statuer sur des différends concernant la prétendue exécution par une
partie contractante des obligations qui lui incombent au titre de la convention. Comme l’a relevé le
juge Oda, l’insertion du terme «exécution» dans la disposition est «unique si on … compare [celleci]
aux clauses compromissoires d’autres traités multilatéraux qui prévoient la soumission à la Cour
internationale de Justice des différends entre les parties contractantes ayant trait à leur interprétation
ou application»25.
28. Le sens ordinaire du membre de phrase «relatifs à l’interprétation, l’application ou
l’exécution de la … Convention» peut s’analyser en deux temps.
21 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
22 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1962, p. 328.
23 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 414,
par. 18 ; Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua
c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix
conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74.
24 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 27, par. 71.
25 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), déclaration de M. Oda, p. 627, par. 5.
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29. Le premier terme («relatifs à») établit un lien entre le différend et la convention.
30. Le second terme («l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention»)
recouvre de nombreux cas de figure. Ainsi que l’a relevé M. Kolb, l’article IX de la convention est
«un modèle de clarté et de simplicité, qui ouvre aussi largement que possible la voie à la saisine de
la Cour»26.
31. Il peut y avoir un différend au sujet de l’interprétation, de l’application ou de l’exécution
de la convention lorsqu’un Etat allègue qu’un autre Etat a commis un génocide27. Dans ce cas de
figure, la Cour examinera les faits sous-tendant cette allégation : si elle n’est pas convaincue que le
défendeur ait réellement commis des actes de génocide, elle pourra se déclarer incompétente, même
prima facie28.
32. Si ce cas de figure, dans lequel la responsabilité à raison d’actes de génocide est alléguée,
est souvent à l’origine des différends concernant «l’interprétation, l’application ou l’exécution» de
la convention, il n’est pas le seul. Ainsi, dans l’affaire (pendante) relative à l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), la
demanderesse a fait valoir que le défendeur non seulement était responsable d’actes prohibés par
l’article III, mais manquait aussi aux obligations que lui impose la convention en ne prévenant pas
le génocide, en violation de l’article premier, et en ne punissant pas ce crime, en violation des
articles premier, IV et V29. Dans ce cas précis, un Etat allègue qu’un autre Etat ne respecte pas son
engagement de «prévenir» et de «punir» le génocide, au motif qu’il laisse impunis les actes de
génocide commis sur son territoire. Il s’ensuit qu’il peut aussi exister des différends concernant une
«inaction» constitutive de manquement aux obligations de fond énoncées aux articles susvisés.
33. Par conséquent, il ressort clairement du sens ordinaire de l’article IX qu’il n’est pas
nécessaire d’établir l’existence d’actes de génocide pour fonder la compétence de la Cour, mais que
celle-ci est compétente pour connaître de la question de savoir si des actes de génocide ont été
commis ou le sont, ou non30. La Cour a donc aussi compétence ratione materiae pour constater
l’absence de génocide et un manquement à l’obligation d’exécuter de bonne foi la convention qui
donne lieu à un abus de droit. Sa compétence s’étend, en particulier, aux différends concernant
l’emploi unilatéral de la force militaire dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu
génocide31.
26 R. Kolb, «The Compromissory Clause of the Convention», in P. Gaeta (sous la dir. de), The UN Genocide
Convention: A Commentary, OUP 2009, p. 420.
27 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 75, par. 169.
28 Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999,
C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 372-373, par. 24-31. La Cour s’est ultérieurement déclarée incompétente au motif que la Serbieet-
Monténégro n’avait pas, au regard de l’article 35 du Statut, qualité pour ester devant elle au moment de l’introduction
de l’instance (voir par exemple Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. France), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (II), p. 595.
29 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 12, par. 24, points 1) c), d) et e).
30 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, p. 10, par. 43 ; Application de
la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires,
ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 14, par. 30.
31 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, p. 11, par. 45.
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34. Le contexte du membre de phrase «relatifs à …» confirme également cette lecture. En
particulier, l’emploi inhabituel du terme «y compris» dans l’incise de l’article IX de la convention
indique que celui-ci a un champ d’application plus large que celui d’une clause compromissoire
classique32. Les différends relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou à raison de
l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ne sont donc qu’un des types de différends
visés par l’article IX, «compris» dans la catégorie plus large des différends «relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution» de la convention33. En outre, l’article IX prévoit expressément que la
Cour est compétente pour connaître d’un différend soumis «à la requête d’une partie [à celui-ci]»
(les italiques sont de nous). Cet énoncé fait penser qu’un Etat accusé de commettre un génocide a le
même droit de soumettre le différend à la Cour que l’Etat qui formule l’accusation. En particulier,
l’Etat accusé peut demander à la Cour de prononcer un jugement déclaratoire «négatif» à l’effet de
dire que les allégations par lesquelles l’autre Etat l’accuse d’être responsable de génocide sont
dénuées de fondement en fait et en droit. Ainsi, lorsqu’il existe un différend concernant la question
de savoir si un Etat s’est livré à des actes contraires à la convention, l’Etat accusé dudit comportement
a le même droit de soumettre le différend à la Cour que l’Etat qui a formulé l’accusation, et la Cour
sera compétente à l’égard de ce différend.
35. Le contexte de l’expression «relatifs à» figurant à l’article IX confirme donc que la
compétence de la Cour va au-delà des différends entre Etats concernant la responsabilité à raison
d’actes de génocide allégués et s’étend également aux différends entre Etats concernant l’absence de
génocide et un manquement à l’obligation d’exécuter de bonne foi la convention qui donne lieu à un
abus de droit.
36. Enfin, l’objet et le but de la convention viennent également à l’appui d’une interprétation
large de l’article IX. La Cour a noté que «[t]ous les Etats parties à la convention sur le génocide ont
[donc], en souscrivant aux obligations contenues dans cet instrument, un intérêt commun à veiller à
ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni»34. Dans l’avis consultatif qu’elle a rendu en 1951,
elle avait déjà dit ceci :
«Les fins d’une telle convention doivent également être retenues. La Convention
a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut
même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré ce double
caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder l’existence même de certains
groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les
plus élémentaires. Dans une telle convention, les Etats contractants n’ont pas d’intérêts
propres ; ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins
supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait,
pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages individuels des
Etats, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les
charges. La considération des fins supérieures de la Convention est, en vertu de la
32 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 75, par. 169.
33 Voir aussi Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie
c. Myanmar), exposé écrit de la République de Gambie sur les exceptions préliminaires soulevées par la République de
l’Union du Myanmar, 20 avril 2021, p. 28-29, par. 3.22 («Cette précision [que les différends portant sur «la responsabilité
d’un Etat en matière de génocide» sont susceptibles d’être soumis à la Cour] signifie incontestablement que la responsabilité
à l’égard d’actes de génocide peut être l’objet d’un différend porté devant la Cour par toute partie contractante.»)
34 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 36, par. 107.
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volonté commune des parties, le fondement et la mesure de toutes les dispositions
qu’elle renferme.»35
37. L’objet de la convention, qui est de protéger les principes de morale les plus élémentaires,
interdit également qu’un Etat partie puisse détourner ses dispositions à d’autres fins. La crédibilité
de la convention en tant qu’instrument universel visant à interdire le crime le plus abject qu’est le
génocide serait compromise si un Etat partie pouvait l’invoquer abusivement sans que la victime
d’un tel abus puisse se tourner vers la Cour. Le but de la convention plaide donc avec force en faveur
d’une lecture de l’article IX selon laquelle les différends relatifs à l’interprétation, à l’application ou
à l’exécution de la convention comprennent les différends relatifs au recours abusif à l’autorité de
cet instrument pour justifier un acte d’un Etat partie à l’égard d’un autre Etat partie.
38. En conclusion, le sens ordinaire de l’article IX de la convention, son contexte et l’objet et
le but de cet instrument dans son ensemble montrent qu’un différend relatif à des actes qu’un Etat
commet contre un autre Etat sur le fondement d’allégations fallacieuses de génocide relève de la
notion de «différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, à l’application ou à
l’exécution de la … Convention». Il s’ensuit que la Cour est compétente pour constater l’absence de
génocide et un manquement à l’obligation d’exécuter de bonne foi la convention qui donne lieu à un
abus de droit. Sa compétence s’étend, en particulier, aux différends concernant l’emploi unilatéral
de la force militaire dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu génocide.
V. INTERPRÉTATION DES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION
QUI SONT EN CAUSE EN L’ESPÈCE
FOND
39. La République d’Estonie souhaite en outre formuler quelques observations liminaires au
fond en ce qui concerne l’interprétation des articles premier, II à IV et VIII de la convention, qu’elle
estime être également pertinente à ce stade de la procédure.
40. L’article premier de la convention se lit comme suit : «Les Parties contractantes confirment
que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des
gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.»
41. Selon cette disposition, tous les Etats parties sont tenus de prévenir et de punir le génocide.
Ainsi que la Cour l’a déjà souligné, en s’acquittant de leur obligation de prévenir le génocide, les
parties contractantes doivent agir dans les limites de ce que leur permet la légalité internationale36.
En outre, l’obligation énoncée à l’article premier doit être exécutée de bonne foi (article 26 de la
convention de Vienne sur le droit des traités). Ainsi que la Cour l’a précisé, le principe de la bonne
foi «oblige les Parties à appliquer [un traité] de façon raisonnable et de telle sorte que son but puisse
être atteint»37. La Cour a également dit ceci : «L’un des principes de base qui président à la création
et à l’exécution d’obligations juridiques, quelle qu’en soit la source, est celui de la bonne foi. La
35 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
36 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430 ; Allégations de génocide au titre de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires,
ordonnance du 16 mars 2022, par. 57.
37 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 79, par. 142.
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confiance réciproque est une condition inhérente de la coopération internationale…»38.
L’interprétation de bonne foi sert donc de garde-fou contre tout détournement des termes et des
institutions de la convention.
42. Selon la République d’Estonie, la notion d’«engag[em]ent à prévenir» énoncée à l’article
premier de la convention sur le génocide exige que chaque Etat partie, avant de prendre des mesures
en application de cette disposition, apprécie si un génocide est en cours ou s’il existe un risque grave
qu’un génocide soit commis39. Cette détermination doit être étayée par des éléments solides «ayant
pleine force probante»40.
43. Il est important de signaler que le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des
Nations Unies a appelé tous les Etats, «afin de prévenir de nouveaux génocides, à coopérer,
notamment dans le cadre du système des Nations Unies, afin de renforcer la collaboration voulue
entre les dispositifs en place qui contribuent à détecter rapidement et à prévenir les violations
massives, graves et systématiques des droits de l’homme qui, s’il n’y est pas mis fin, pourraient
conduire à un génocide»41. Il est donc de bonne pratique de se fonder sur les résultats d’enquêtes
indépendantes réalisées sous les auspices des Nations Unies42 avant de qualifier une situation de
génocide et de prendre quelque autre mesure en invoquant la convention.
44. La juste interprétation de l’article premier est donc qu’un Etat qui entend agir a l’obligation
de faire preuve de la diligence requise en recueillant des éléments de preuve solides émanant de
sources indépendantes avant de prendre toute nouvelle mesure en exécution de l’article premier.
45. Le dernier alinéa du préambule de la convention sur le génocide, qui souligne la nécessité
de «la coopération internationale», apporte également un éclairage sur la portée de l’engagement de
«prévenir et [de] punir». En outre, l’article VIII de la convention indique que les Etats peuvent saisir
les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent des mesures,
l’article IX prévoyant quant à lui un règlement judiciaire. Tous ces éléments plaident en faveur de
l’obligation de commencer par employer des moyens multilatéraux et pacifiques pour prévenir le
génocide, avant de prendre des mesures unilatérales en dernier recours. Cette interprétation va
également dans le sens du chapitre VI de la Charte des Nations Unies, qui contient une obligation
générale, pour les Etats, de régler les différends par des moyens pacifiques. La République d’Estonie
insiste sur le fait que tous les Etats parties se sont engagés à réprimer le génocide dans le monde
entier dans l’intérêt de l’humanité, et non pour protéger leurs propres intérêts.
46. Il découle de l’obligation d’apprécier de bonne foi l’existence d’un génocide ou le risque
grave de génocide que, lorsqu’un Etat n’a pas procédé à une telle appréciation, il ne saurait invoquer,
pour justifier son comportement, l’«engage[ment de] prévenir» le génocide qui figure à l’article
premier de la convention. Une partie contractante ne peut donc invoquer l’article premier en vue de
38 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46.
39 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221-222, par. 430-431.
40 Ibid., p. 129, par. 209.
41 Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, résolution 43/29, «Prévention du génocide», 29 juin 2020,
doc. A/HRC/RES/43/29, par. 11.
42 Voir, par exemple, la manière dont la Gambie s’est appuyée sur les rapports de la mission internationale
indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar mise en place par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour
saisir la Cour ; pour de plus amples informations, voir Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 25-27, par. 65-69.
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rendre licite un comportement qui serait normalement illicite en droit international si elle n’a pas
établi, sur une base objective et en ayant apprécié de bonne foi l’ensemble des éléments de preuve
pertinents provenant de sources indépendantes, qu’un génocide est en cours ou qu’il existe un risque
grave de génocide.
47. Pour ce qui est de l’engagement de «punir» énoncé à l’article premier de la convention, la
République d’Estonie soutient que l’obligation ainsi contractée se limite à des mesures punitives à
caractère pénal prises contre des individus, ce que les articles IV à VI de la convention viennent
confirmer. Autrement dit, un Etat devrait, pour réprimer un génocide commis par des individus
(«répression»), recourir à son droit pénal interne ou s’appuyer sur des enquêtes pénales
internationales menées dans le cadre de la CPI et ne prendre aucun autre type de mesures, notamment
des mesures coercitives ou militaires destinées à «punir» un Etat ou un peuple.
48. L’article II de la convention traite de la définition du génocide, l’article III énumère cinq
actes de commission de génocide qui seront punis. La République d’Estonie fait valoir que les
éléments constitutifs du crime de génocide sont déjà bien établis dans la jurisprudence de la Cour et
vont dans le sens de la présente interprétation.
49. En particulier, pour déterminer qu’un génocide a lieu, il faut établir à la fois l’acte de
génocide et l’intention génocidaire (spécifique), en sus des éléments moraux que comprennent les
actes énumérés à l’article II43. D’autre part, le fait qu’il y ait des victimes civiles au cours d’un conflit
armé ne constitue pas une preuve d’acte de génocide ou d’intention génocidaire, étant donné que cela
ne peut être qualifié de forme extrême de persécution, des plus inhumaines, destinée à détruire un
groupe en tout ou en partie.
50. L’article VIII de la convention dispose que les Etats parties peuvent saisir les organes
compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent des mesures,
conformément à la Charte, pour la prévention et la répression des actes de génocide. Le Conseil de
sécurité et l’Assemblée générale sont l’un et l’autre des «organes compétents», à même de prendre
des mesures collectives (soit par une résolution non contraignante de l’Assemblée générale, soit par
des mesures coercitives prises par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII). Conjointement
avec le droit de saisir la Cour consacré par l’article IX de la convention, la capacité de saisir les
organes compétents de l’ONU au titre de l’article VIII démontre que la convention entend privilégier
les mesures institutionnelles collectives pour prévenir et réprimer les actes de génocide. La Cour a
jugé que «l’article VIII p[ouvait] être considéré comme ayant trait à la prévention et à la répression
du génocide «au niveau politique et non plus sous l’angle de la responsabilité juridique»»44.
51. La République d’Estonie rappelle que la prévention et la répression du génocide ne sont
pas une question d’ordre interne, mais concernent la communauté internationale dans son ensemble.
Elle soutient que, pour interpréter correctement l’article VIII, il faut que cette disposition soit lue
dans son contexte et, en particulier, conjointement avec l’article premier. L’article VIII a pour objet
et pour but de souligner la préférence pour des mesures coercitives collectives plutôt qu’unilatérales.
La licéité de toute mesure de prévention unilatérale et extraterritoriale est donc subordonnée à la
saisine préalable des organes compétents de l’ONU en application de l’article VIII et au fait que ces
43 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121-122, par. 186-189.
44 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, p. 31, par. 88 (citant Application de la convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 109,
par. 159).
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derniers n’ont pas pris de mesure conformément à la Charte. Toute mesure unilatérale de prévention
doit respecter les obligations énoncées à l’article premier telles qu’exposées ci-dessus.
VI. DOCUMENTS FOURNIS À L’APPUI DE LA DÉCLARATION
52. Liste des documents fournis à l’appui de la déclaration et annexés à la présente :
a) lettre en date du 30 mars 2022 adressée à l’ambassadeur de la République d’Estonie auprès du
Royaume des Pays-Bas par le greffier de la Cour internationale de Justice ;
b) instrument d’adhésion du Gouvernement de la République d’Estonie à la convention sur le
génocide [annexe non reproduite] ;
c) notification dépositaire de l’adhésion de l’Estonie à la convention sur le génocide.
VII. CONCLUSION
53. Au vu de ce qui précède, la République d’Estonie se prévaut du droit que lui confère le
paragraphe 2 de l’article 63 du Statut d’intervenir en tant que non-partie à l’affaire portée devant la
Cour par l’Ukraine contre la Fédération de Russie, et prie respectueusement la Cour de dire que cette
déclaration est recevable.
54. La République d’Estonie se réserve le droit de modifier ou compléter la présente
déclaration au cours des exposés écrits et oraux et en déposant une autre déclaration auprès de la
Cour.
55. La République d’Estonie a désigné la soussignée en qualité d’agente aux fins de la présente
déclaration, et S. Exc. M. Lauri Kuusing, ambassadeur d’Estonie auprès du Royaume des Pays-Bas,
en qualité de coagent. Il est demandé que toutes les communications relatives à cette procédure soient
adressées à l’ambassade de la République d’Estonie aux Pays-Bas :
Ambassade de la République d’Estonie
Zeestraat 94
2518 AD La Haye
Pays-Bas
L’agente de la République d’Estonie,
(Signé) Kerli VESKI.
___________
ANNEXE A
LETTRE EN DATE DU 30 MARS 2022 ADRESSÉE À L’AMBASSADEUR DE LA RÉPUBLIQUE
D’ESTONIE AUPRÈS DU ROYAUME DES PAYS-BAS PAR LE GREFFIER
DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
COUR INTERNATIONALE
DE JUSTICE
INTERNATIONAL COURT
OF JUSTICE
156413 Le 30 mars 2022
J'ai l'honneur de me referer A ma lettre (n° 156253) en date du 2 mars 2022, par laquelle j'ai
porte A la connaissance de votre Gouvernement que l'Ukraine a, le 26 fevrier 2022, depose au Greffe
de la Cour internationale de Justice une requete introduisant une instance contre la Federation de
Russie en l'affaire relative A des Allegations de genocide au titre de la convention pour la prevention
et la repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de Russie). Une copie de la requete etait
jointe a cette lettre. Le texte de ladite requete est egalement disponible sur le site Internet de la Cour
(www.icj-cij.org).
Le paragraphe 1 de l'article 63 du Statut de la Cour dispose que
«[1]orsqu'il s'agit de 'Interpretation d'une convention A laquelle ont participe d'autres
Etats que les parties en litige, le Greffier les avertit sans delai».
Le paragraphe 1 de l'article 43 du Reglement de la Cour precise en outre que
«[1]orsque 'Interpretation d'une convention A laquelle ont participe d'autres Etats que
les parties en litige peut etre en cause au sens de l'article 63, paragraphe 1, du Statut, la
Cour examine quelles instructions donner au Greffier en la matiere».
Sur les instructions de la Cour, qui m'ont ete donnees conformement a cette derniere
disposition, j'ai l'honneur de notifier a votre Gouvernement ce qui suit.
Dans la requete susmentionnee, la convention de 1948 pour la prevention et la repression du
crime de genocide (ci-apres la «convention sur le genocide») est invoquee A la fois comme base de
competence de la Cour et a l'appui des demandes de l'Ukraine au fond. Plus precisement, celle-ci
entend fonder la competence de la Cour sur la clause compromissoire figurant A l'article IX de la
convention, prie la Cour de declarer qu'elle ne commet pas de genocide, tel que defini aux articles II
et III de la convention, et souleve des questions sur la portee de l'obligation de prevenir et de punir
le genocide consacree A Particle premier de la convention. Ii semble, des lors, que "'interpretation de
cette convention pourrait etre en cause en l'affaire.
./.
[Lettres aux Etats parties A la convention sur le genocide
(A l'exception de l'Ukraine et de la Federation de Russie)]
Palais de la Paix, Camegieplein 2
2517 KJ La Haye - Pays -Bas
Telephone: +31 (0) 70 302 23 23 - Facsimile : +31 (0) 70 364 99 28
Site Internet : www.icj-cij.org
Peace Palace, Carnegieplein 2
2517 KJ The Hague - Netherlands
Telephone: +31(0) 70 302 23 23 - Telefax: +31(0) 70 364 99 28
Website: www.icj-cij.org
COUR INTERNATIONALE INTERNATIONAL COURT
DE JUSTICE OF JUSTICE
Votre pays figure sur la liste des parties A la convention sur le genocide. Aussi la presente lettre
doit-elle etre regardee comme constituant la notification prevue au paragraphe 1 de l'article 63 du
Statut. J'ajoute que cette notification ne prejuge aucune question concernant l' application eventuelle
du paragraphe 2 de Particle 63 du Statut sur laquelle la Cour pourrait par la suite etre appelee A se
prononcer en l'espece.
Veuillez agreer, Excellence, les assurances de ma tres haute consideration.
Le Greffier de la Cour,
Philippe Gautier
- 2 -
ANNEXE B
NOTIFICATION DÉPOSITAIRE DE L’ADHÉSION DE L’ESTONIE
À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE


CERTIFICATION
[Traduction]
Je certifie que les annexes jointes à la présente déclaration sont des copies conformes des
documents originaux.
L’agente de la République d’Estonie,
(Signé) Kerli VESKI.
___________

Document file FR
Document Long Title

Déclaration d'intervention de l'Estonie

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