Opinion dissidente de M. le juge Bennouna

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161-20170202-JUD-01-02-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE B ENNOUNA

Déclaration facultative  Réserve pour les différends soumis à un autre mode de
règlement  Interprétation du paragraphe 6 du mémorandum  Article 31 de la convention de
Vienne sur le droit des traités  Inversion de l’ordre prévu par la règle générale

d’interprétation  Sens ordinaire des termes comme point de départ  Analogie erronée avec
l’article 83 de la CNUDM  Existence d’une procédure de règlement du différend maritime au
paragraphe 6.

A mon regret, j’ai dû voter contre la décision de la Cour d’avoir compétence pour connaître
de la requête de la Somalie.

La Somalie, dans sa requête du 28 août 2014, avait fondé la compétence de la Cour sur les
déclarations facultatives, faites par les deux Parties, le 11 avril 1963 (pour la Somalie) et le
19 avril 1965 (pour le Kenya), en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour. Dans
la première exception préliminaire qu’il a soulevée le 7 octobre 2015, le Kenya a considéré que
l’une des réserves dont il a assorti sa déclaration d’acceptation de la juridiction de la Cour devrait
s’appliquer dans le cas d’espèce ; cette réserve exclut la compétence de la Cour en ce qui concerne

«[l]es différends au sujet desquels les Parties en cause auraient convenu ou conviendraient d’avoir
recours à un autre mode ou à d’autres modes de règlement». Pour le Kenya, le mémorandum
d’accord du 7 avril 2009, qu’il a conclu avec la Somalie, prévoit un mode de règlement qui entre
manifestement dans les prévisions de la réserve. Dès lors, la requête de la Somalie se rapporte à un
différend à l’égard duquel le Kenya n’a pas accepté la compétence de la Cour. La réserve du
Kenya n’a rien d’original puisqu’elle figure dans plus d’une quarantaine de déclarations

facultatives d’acceptation de la juridiction de la Cour.

Les deux Parties se sont opposées sur la signification du mémorandum et, notamment, sur le
point de savoir s’il entre ou non dans les prévisions de la réserve du Kenya à sa déclaration
d’acceptation de la compétence de la Cour, en édictant un autre mode de règlement en matière de
délimitation maritime. Il faut avoir à l’esprit, à ce propos, que dans la requête introductive
d’instance, en date du 28 août 2014, la Somalie a demandé à la Cour de «déterminer, sur la base du

droit international, l’intégralité du tracé de la frontière maritime unique départageant l’ensemble
des espaces maritimes relevant de la Somalie et du Kenya dans l’océan Indien, y compris sur le
plateau continental au-delà de 200 milles marins». C’est ainsi que la Somalie définit son différend
avec le Kenya dont elle a saisi la Cour, mais nous savons qu’il appartient à celle-ci, suivant une
jurisprudence constante, de définir objectivement le contenu et la portée d’un tel différend.

La Cour, ayant tranché la nature juridique du mémorandum, en tant que «traité qui est entré

en vigueur à sa signature et lie les Parties», s’est attachée à l’interpréter afin de se prononcer sur sa
propre compétence en l’espèce. Le Kenya estime que le mémorandum définit le différend en
matière de délimitation lorsqu’il dispose (deuxième paragraphe) que «[c]ette question non encore
résolue de la délimitation entre les deux Etats côtiers doit être considérée comme un «différend
maritime». Les revendications des deux Etats côtiers couvrent une zone de chevauchement du
plateau continental qui constitue «la zone en litige»». Le Kenya ajoute que le paragraphe 6 du

mémorandum prévoit une procédure de règlement du différend qui écarte la compétence de la
Cour.

La Somalie nie que le paragraphe 6 prévoit un autre mode de règlement du différend entre
les Parties en matière de délimitation et qu’il ne fait que rappeler l’obligation des Parties de
négocier pour parvenir à un accord conformément aux articles 74 et 83 de la CNUDM. - 2 -

En présence de ce différend en matière d’interprétation du mémorandum, en tant que traité
international, la Cour se devait de recourir à la règle générale en matière d’interprétation, contenue

à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités, qui a valeur coutumière : «[u]n
traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans
leur contexte et à la lumière de son objet et de son but».

A partir de là, il aurait fallu se concentrer sur l’interprétation des paragraphes 2 (définition
du différend) et 6 (mode de règlement du différend en matière de délimitation) qui ont donné lieu à
des divergences de vues entre les Parties. Or, la Cour va procéder autrement sans s’en expliquer

vraiment. Tout en reconnaissant que le sixième paragraphe du mémorandum d’accord est au cœur
de la première exception préliminaire actuellement à l’examen, elle ajoute aussitôt :

«Il est, toutefois, difficile de comprendre ce paragraphe sans une analyse
préalable du texte du mémorandum pris dans son ensemble, qui constitue le contexte
dans lequel les différents paragraphes de cet instrument doivent être interprétés et
renseigne sur l’objet et le but de celui-ci. Aussi la Cour commencera-t-elle par cette
analyse. Elle examinera ensuite le sixième paragraphe.» (Arrêt, paragraphe 65.)

Cette façon de procéder, tout à fait inhabituelle, revient finalement à inverser l’ordre prévu
par l’article 31 de la convention de Vienne et même la portée de la règle générale d’interprétation
qu’il prévoit. Car il s’agit de rechercher «le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur
contexte» et, par conséquent, commencer par les termes dont le sens soulève des difficultés et les
placer, s’il y a lieu, ensuite, dans leur contexte. La Cour a décidé d’emblée que le sixième
paragraphe était, en lui-même, difficile à comprendre, sans même prendre la peine d’expliquer les

raisons pour lesquelles ce texte serait obscur, ambigu, déraisonnable ou incompatible avec d’autres
règles du droit international. S’il est vrai que la règle générale d’interprétation comporte des
éléments reliés entre eux, la Cour, dans sa jurisprudence constante, a toujours considéré que le sens
ordinaire du texte devait être le point de départ (voir, par exemple, Différend territorial
(Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 21-22, par. 41 : «L’interprétation
doit être fondée avant tout sur le texte du traité lui-même.»).

L’inversion dans le raisonnement amène la Cour à considérer que le mémorandum dans son

ensemble est destiné à permettre à la Commission des limites d’examiner les demandes de la
Somalie et du Kenya concernant la limite extérieure de leur plateau continental (arrêt,
paragraphe 75). Et ce n’est qu’à partir de cette appréciation du mémorandum que la Cour va se
pencher sur le sixième paragraphe au sujet duquel les Parties se sont opposées tout au long de la
procédure relative à la compétence :

«La délimitation des frontières maritimes dans les zones en litige, y compris la

délimitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins, fera l’objet d’un
accord entre les deux Etats côtiers sur la base du droit international après que la
Commission aura achevé l’examen des communications séparées effectuées par
chacun des deux Etats côtiers et formulé ses recommandations aux deux Etats côtiers
concernant l’établissement des limites extérieures du plateau continental au-delà
de 200 milles marins.»

Selon le sens ordinaire de ce paragraphe, les deux Parties se sont engagées à délimiter

définitivement par accord leur plateau continental une fois connues les recommandations de la
Commission sur les limites extérieures de celui-ci au-delà de 200 milles marins. - 3 -

Le paragraphe 6 du mémorandum comporte ainsi une procédure de règlement du différend

entre les deux Parties par voie de négociation et par accord, une fois que la Commission aura rendu
ses recommandations.

Cependant, afin de conclure que ce paragraphe 6 ne contient pas une telle procédure,
susceptible d’entrer dans les prévisions de la réserve du Kenya, la Cour va considérer, d’une part,
qu’il ne s’agit pas d’une procédure de règlement des différends et, d’autre part, qu’elle ne comporte

pas de contraintes temporelles.

Appliquant un raisonnement par analogie, la Cour trouve une «similarité» entre le
paragraphe 6 du mémorandum et le paragraphe 1 de l’article 83 de la CNUDM, selon lequel «[l]a
délimitation du plateau continental entre Etats dont les côtes se font face est effectuée par voie
d’accord conformément au droit international tel qu’il est visé à l’article 38 du Statut de la Cour

internationale de Justice, afin d’aboutir à une solution équitable».

Pour la Cour, «[c]’est une disposition qui concerne l’établissement sur le plateau continental
de la frontière maritime entre des Etats … Elle ne prescrit pas de mode de règlement applicable
aux différends relatifs à la délimitation dudit plateau» (arrêt, paragraphe 90). A mon avis, c’est
faire peu de cas du fait que la négociation est la première procédure de règlement des différends

prévue à l’article 33 de la Charte des Nations Unies. D’autre part, l’entrée en négociations au titre
du paragraphe 1 de l’article 83 de la CNUDM ne concerne pas que l’établissement de la frontière
maritime, comme le prétend la Cour, mais elle porte également sur le règlement du différend relatif
à celle-ci et qui découlerait des positions opposées des parties. Enfin, la Cour passe sous silence le
paragraphe 2 de l’article 83 de la CNUDM selon lequel «[s]’ils ne parviennent pas à un accord
dans un délai raisonnable, les Etats concernés ont recours aux procédures prévues à la partie XV».

Nous sommes bien là dans l’esprit de la négociation, en tant que procédure de règlement d’un
différend, qui doit être conduite de bonne foi et dans un délai raisonnable, avant de recourir à des
procédures plus complexes et qui font intervenir des tiers.

Par ailleurs, le raisonnement par analogie peut conduire à des conclusions erronées s’il est
appliqué à des dispositions qui ne sont pas comparables, ce qui est le cas en ce qui concerne le

paragraphe 6 du mémorandum et le paragraphe 1 de l’article 83 de la CNUDM. En effet, le
paragraphe 6 prévoit une contrainte temporelle qui donne la priorité à la délinéation du plateau
continental par la Commission sur sa délimitation par les deux Parties.

Il ne suffit pas d’affirmer, comme le fait la Cour, que «le Kenya ne s’estimait pas tenu
d’attendre ces recommandations [de la Commission] pour pouvoir entamer des négociations au

sujet de la délimitation maritime, ou même de conclure des accords à cet égard» (arrêt,
paragraphe 92). En effet, si les deux tours de négociations qui se sont tenus en 2014 entre les deux
Parties, à un moment où la Somalie niait la validité du mémorandum, avaient abouti, la question de
la saisine de la Cour ne se serait plus posée de même que l’appréciation par celle-ci de la portée de
la réserve du Kenya.

Par conséquent, la Cour ne peut faire l’économie de l’interprétation du paragraphe 6 du
mémorandum, en relation avec la réserve du Kenya. Et ce paragraphe dispose clairement et sans
ambiguïté que les deux Parties se sont engagées à trouver un terrain d’entente, après que la
Commission aura rendu ses recommandations. Cette lecture d’un texte clair n’est ni absurde ni
déraisonnable compte tenu de la finalité du mémorandum qui donne la priorité au travail de la
Commission ; les Parties laissant de côté leurs objections éventuelles. D’autres pays, dans la
1
pratique internationale, ont en convenu ainsi . En l’espèce, la Cour devrait donner effet aux
engagements pris par les Parties, ainsi que cela découle de sa jurisprudence :

1On peut citer les minutes, en 2006, entre les îles Féroé, l’Islande et la Norvège ; en 2010, l’accord entre le
Norvège et la Russie ; et en 2013, les minutes entre le Danemark (Groenland) et l’Islande. - 4 -

«Quand la Cour peut donner effet à la disposition d’un traité en donnant aux
mots dont on s’est servi leur sens naturel et ordinaire, elle ne peut interpréter ces mots

en cherchant à leur donner une autre signification.» (Compétence de l’Assemblée pour
l’admission aux Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 8.)

Ce n’est que dans un deuxième stade, une fois établi le sens ordinaire de la disposition en
question du traité, que la Cour pourra la confronter à d’autres éléments comme le contexte, l’objet
et le but de cet instrument. On ne pourra écarter le sens ordinaire que si on parvient à prouver son
incompatibilité avec lesdits éléments (Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria
c. Afrique du Sud), arrêt, exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1962, p. 336). Or, nulle part, la
Cour n’a démontré une telle incompatibilité. Elle imagine, en revanche, toute une série

d’hypothèses relatives à ce que les Parties auraient pu convenir dans le mémorandum (arrêt,
paragraphe 95) mais, en matière d’interprétation, il s’agit de se fonder sur le contenu du texte, ses
aspects intrinsèques, et non sur ce qu’il aurait pu ou dû prévoir. C’est ainsi que, selon la Cour «[l]e
sixième paragraphe du mémorandum ne peut être interprété comme interdisant aux Parties de
parvenir à un accord sur leur frontière maritime avant d’avoir reçu les recommandations de la
Commission des limites, ou comme interdisant à l’une ou l’autre d’avoir recours, avant d’avoir
reçu ces recommandations, à des procédures de règlement s’agissant de leur différend en matière

de délimitation maritime» (arrêt, paragraphe 95).

Mais, est-ce que cela empêcherait le Kenya de se réclamer de sa réserve à la déclaration
d’acceptation de la compétence de la Cour ? Celle-ci se réfère «à un autre mode ou à d’autres
modes de règlement». Il suffit, par conséquent, que le mémorandum prévoie un seul mode de
règlement, avec en l’occurrence une limitation temporelle, pour que la réserve s’applique.
Autrement dit, on ne peut modifier le sens de la réserve, en fonction des soi-disant lacunes du
mémorandum en tant que traité.

Du fait de l’obligation prévue au paragraphe 6, les Parties se sont engagées à conclure un

accord, en ce qui concerne la délimitation du plateau continental, après que la Commission aura
rendu ses recommandations sur la délimitation de celui-ci. Il y a là une clause temporelle qui
distingue clairement ce mode de règlement de celui prévu au paragraphe 1 de l’article 83 de la
CNUDM. Le paragraphe 6 entre donc dans les prévisions de la réserve du Kenya, ce qui ne permet
pas à la Cour de trancher le différend qui lui a été soumis par la Somalie.

La Cour en vient finalement, en conclusion de son raisonnement sur cette première exception
préliminaire, à donner une autre signification aux termes du sixième paragraphe contrairement à
leur sens ordinaire. Elle considère, en effet, que «le libellé du sixième paragraphe reflète celui du

paragraphe 1 de l’article 83 de la CNUDM» (arrêt, paragraphe 97). C’est ainsi que se volatilise,
comme par un exercice de magie, l’obligation, convenue dans ce paragraphe, de négocier et de
conclure un accord de délimitation des frontières maritimes dans la zone en litige, après la
formulation de ses recommandations par la Commission.

La Cour est-elle tenue de se référer aux travaux préparatoires du mémorandum d’accord
(arrêt, paragraphes 99 à 105) ? Je ne le pense pas. Tout d’abord le recours aux travaux est un
moyen complémentaire, soit pour confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31 de la
convention de Vienne sur le droit des traités, soit pour déterminer le sens lorsqu’il reste ambigu ou

obscur, ou dans les cas où le résultat est manifestement absurde ou déraisonnable. Ensuite, ces
travaux n’existent tout simplement pas, en l’espèce, dans les relations entre les deux Etats parties
au mémorandum d’accord. Il y a tout au plus des éléments concernant l’assistance que
l’ambassadeur norvégien Longva a prêtée aux Parties pour conclure cet accord. Il est surprenant
que la Cour se soit appuyée sur une note de l’ambassadeur Longva, évoquant le mémorandum,
dans la mesure où elle ne fait nulle mention du sixième paragraphe. Elle en tire comme
conséquence : «[s]i celui-ci [le mémorandum] revêtait l’importance que lui prête le Kenya, l’Etat

dont le représentant avait contribué à la rédaction du mémorandum l’aurait vraisemblablement
souligné» (arrêt, paragraphe 104). Comment peut-on interpréter ainsi le silence d’un texte ? - 5 -

En fin de compte, il ne faut pas oublier que lorsque les tribunaux internationaux, dont la

compétence est fondée sur le consentement des Etats concernés, ne respectent pas cette condition,
ils prennent le risque que les mêmes questions, qu’ils n’ont pas confrontées à ce niveau,
réapparaissent lors de la mise en œuvre du jugement.

(Signé) Mohamed B ENNOUNA .

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