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CR 2014/20 (traduction)

CR 2014/20 (translation)

Jeudi 20 mars 2014 à 10 heures

Thursday 20 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit ce matin pour entendre le début du second tour de plaidoiries de la Croatie sur ses demandes

au principal. J’appelle à présent à la barre M. Philippe Sands, qui entamera ces plaidoiries.

Monsieur Sands, vous avez la parole.

M. SANDS :

LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ET L ARRÊT RENDU EN 2007
DANS L’AFFAIRE DE LA B OSNIE

I. Introduction

1. Merci beaucoup. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour

introduire le second tour de plaidoiries de la Croatie à l’appui de la demande qu’elle a présentée

en 1999, j’examinerai tout d’abord la Convention sur le génocide, l’arrêt rendu par la Cour

en 2007, ainsi qu’un jugement plus récent que la chambre de première instance du TPIY a rendu en

l’affaire Tolimir. Après cette introduction, Mme Ní Ghrálaigh se penchera sur certaines questions

relatives aux éléments de preuve et aux faits présentés à la Cour avant de laisser la parole à

sir Keir Starmer, qui abordera les aspects relatifs à la responsabilité juridiqM. Crawford

poursuivra avec son exposé portant sur les questions de l’attribution et de la compétence, exposé

qu’il achèvera demain matin. Enfin, notre agent formulera encore quelques observations puis,

conformément à la règle, exposera bien évidemment les conclusions finales de la Croatie sur sa

demande principale. Compte tenu du temps minime que la Serbie a consacré à notre demande

principale, nous devrions en avoir terminé d’ici la pause-café de demain matin.

2. Monsieur le président, les questions qui opposent véritablement les Parties se sont

précisées au cours des plaidoiries de ces trois dernières semaines. Il apparaît de manière tout aussi

manifeste que les espoirs du défendeur reposent essentiellement sur deux arguments, le premier

étant que la Cour se déclare incompétente pour connaître d’événements antérieurs au 27 avril 1992,

ce qui, en quelque sorte, escamoterait l’affaire. Le problème est que, même si la Serbie devait

obtenir gain de cause sur ce pointet M. Crawford expliquera pourquoi cela ne devrait pas être le

cas de larges pans de l’argumentation de la Croatie subsisteraient. A cet égard, je mentionnerai - 3 -

entre autres l’obligation de ne pas commettre de génocide, l’obligation de prévenir les actes qui,

ainsi que la Serbie l’a admis, se sont produits après le 27 avril 1992, et l’obligation de punir les

auteurs du génocide qui a été commis, ainsi que les violations de la Convention sur le génocide qui

11 se sont poursuivies au-delà de cette date et perdurent encore aujourd’hui, notamment en ce qui

concerne les personnes disparues. Nous approfondirons ces points en temps utile. Le second

espoir nourri par le défendeur est que la Cour adopte l’approche qu’elle aurait — selon lui —

suivie dans son arrêt de 2007 relativement, en particulier, au critère de la preuve, et qu’elle parte du

principe qu’aucun acte de génocide n’a été perpétré. C’est sur ce second espoir que se

concentreront mes arguments de ce matin.

3. Mon exposé se compose de trois parties. Je commencerai par la Convention sur le

génocide de 1948, avant d’examiner l’arrêt rendu par la Cour en 2007 et, comme je l’ai déjà dit, le

jugement [du TPIY], qui semble susciter une certaine nervosité chez la Serbie. S’agissant de cet

exposé et de ceux qui suivront, nous nous efforcerons d’éviter les répétitions et de respecter le

Règlement de la Cour en ne répondant qu’aux points soulevés par la Serbie au cours de son premier

tour de plaidoiries, ces points étant ceux qui sont véritablement contestés et divisent réellement les

Parties. Afin de lever toute ambiguïté, je précise toutefois que la Croatie maintient bien

évidemment l’ensemble des arguments qu’elle a avancés au premier tour et dans ses écritures.

II. La Convention de 1948

4. Je commencerai par la Convention de 1948. A certains égards, on pourrait dire que peu de

choses opposent véritablement les Parties, notamment en ce qui concerne l’historique des

négociations de cet instrument, les dispositions qu’il contient et l’interprétation qu’il convient de

lui donner. Vous vous souviendrez sans doute que j’ai traité l’historique des négociations pendant

les deux premières journées de notre premier tour de plaidoiries , et il me semble que les deux

Parties partagent à présent la conception de Rafael Lemkin, père fondateur de la Convention qui a

œuvré en faveur d’un instrument à la fois réel, pratique et offrant des protections efficaces tant à

l’individu qu’aux groupes. J’avais fait observer que l’historique des négociations (et le texte de la

Convention) confirmait que «le crime de génocide s’étendait même à la destruction d’un petit

1CR 2014/5, p. 60-65, par. 4-15 (Sands). - 4 -

groupe de personnes, un sous-groupe d’un groupe plus important, faisant lui-même partie de la

2
totalité du groupe» . La Serbie n’a pas contesté cette position, que l’on pourrait qualifier

d’«approche norvégienne» pour rendre hommage à la proposition que la délégation de ce pays avait

faite lors des négociations de la Convention. Bien au contraire, après avoir parcouru un long

chemin, elle paraît désormais souscrire aux arguments que j’ai fait valoir concernant le «caractère

substantiel». Ainsi, vendredi dernier, M. Jordash a dit à la Cour que l’intention de commettre un

génocide pouvait être établie même lorsque les «atteintes relevant de l’article II» étaient

12 «relativement peu nombreuses» , ce qui indique que la Serbie a désormais aligné son approche sur

celle de la Croatie. On voit d’ailleurs mal comment elle pourrait faire autrement, compte tenu des

faits qu’elle invoque pour étayer sa propre demande reconventionnelle, à savoir des attaques

dirigées seulement contre un nombre relativement faible de membres d’un sous-groupe faisant

partie d’un groupe plus important, commises dans un très petit nombre d’endroits et ayant fait

relativement peu de victimes. C’est à dessein que j’emploie le terme «relativement» ; il va sans

dire que nous déplorons profondément chaque décès. De fait, Rafael Lemkin a identifié de

nombreux actes de génocide perpétrés au cours de ce qu’il a appelé les «temps modernes» , alors 4

qu’il s’efforçait de persuader les pays de ratifier la Convention après son adoption en 1948. Pour

revenir sur un point soulevé par M. Schabas, je ferai observer que Lemkin n’a tenté de convaincre

le Congrès des Etats-Unis d’Amérique de la nécessité d’une condition relative au «caractère

substantiel» qu’en 1950, c’est-à-dire après que la Convention eut été adoptée, et dans le cadre de

ses efforts visant à faire ratifier cet instrument, qui n’ont porté leurs fruits qu’une quarantaine

5
d’années plus tard .

5. M. Schabas a utilement rappelé à la Cour que cet engagement en faveur d’un instrument

efficace couvrant les actes de génocide perpétrés contre des groupes — indépendamment du lieu où

ils se trouvent et de leur taille, aussi faible soit-elle — ressortait en fait des termes mêmes de la

2
Ibid., par. 12.
3CR 2014/18, p. 34, par. 131 (Jordash) ; les italiques sont de nous.
4
Steven Leonard Jacobs (dir. publ.), Lemkin on Genocide (Lexington Books), 2012, p. 19-20.
5 Les Etats-Unis d’Amérique ont ratifié la Convention le 25 novembre 1988, voir https://treaties.un.org/

pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-1&chapter=4&lang=fr et http://www.nytimes.com/1988/11/05/
opinion/reagan-signs-bill-ratifying-un-genocide-pact.htVoir également : Two Executive Sessions of the Senate
Foreign Relations Committee (Historical Series), 1976, p. 370, 1976. - 5 -

résolution de l’Assemblée générale ayant engagé le processus de négociations qui a conduit à la

Convention [projection]. Cette résolution, c’est-à-dire la résolution 96 [projection suivante], que

vous voyez à l’écran, témoigne de l’engagement des rédacteurs à répondre aux nombreux cas de

[«many instances of»] «crimes de génocide qui ont «entièrement ou partiellement» détruit des

groupements». Il semblerait que les auteurs n’avaient pas à l’esprit des atrocités ponctuelles, qui

ne se produisent qu’une fois par siècle, mais bien des crimes qui, ils en étaient conscients, sont

perpétrés dans de «nombreux cas». Mon argument est simple : les origines de la Convention, ainsi

que son libellé proprement dit, reflètent une conception du génocide qui vise à protéger les

différents membres d’un groupe, même de petite taille. A un moment donné, M. Schabas a

prétendu qu’à l’époque, la notion de génocide était, et je cite, «en pratique synonyme de

6
l’extermination en tant que crime contre l’humanité» . Eh bien, si, par extermination, il entend la

13 destruction totale d’un groupe, alors il a entièrement tort : point n’est besoin de constater

l’existence d’un acte d’extermination totale, quel que soit le sens que l’on puisse donner à cette

expression. Il ressort en effet clairement des litt. b) à d) de l’article II qu’un génocide peut être

commis au moyen d’actes autres que des meurtres. Selon ces dispositions, une «atteinte à

l’intégrité mentale» est, par exemple, suffisante, sachant par ailleurs que le terme «extermination»

ne figure nulle part dans la Convention. Si, en revanche, M. Schabas veut parler de l’extermination

d’un petit nombre de personnes faisant partie d’un groupe ou d’un sous-groupe, comme l’ont fait,

par exemple, les témoins que la Cour a entendus, alors il n’y a pas de désaccord entre les Parties

sur ce point. [Fin de projection.]

6. Que faut-il alors pour prouver qu’un crime de génocide a été commis ? Au premier tour,

j’ai examiné les principaux éléments de ce crime, à commencer par l’actus reus, tel qu’il est défini
7
à l’article II de la Convention . Dans ma conclusion, j’ai relevé que, au vu des éléments de preuve

présentés à la Cour, il ne saurait être soutenu que l’actus reus nécessaire n’a pas été démontré

8
s’agissant de la demande de la Croatie . Monsieur le président, la semaine dernière, le défendeur a

consacré trois audiences à tenter de répondre à nos arguments, et vous n’aurez pas manqué de noter

6
CR 2014/15, p. 24, par. 38 (Schabas).
7CR 2014/6, p. 12-13, par. 6-10 (Sands).
8
Ibid., p. 13, par. 10 (Sands). - 6 -

qu’il n’a pas contesté ma conclusion. Il n’a fait aucun effort pour réfuter les accusations de

meurtre, d’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ou de soumission

intentionnelle de celui-ci à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction partielle. La

Serbie a donc de nouveau fait cette importante concession. Compte tenu des conclusions du TPIY,

nous ne voyons d’ailleurs pas comment elle aurait pu faire autrement. A l’inverse, à la lumière des

conclusions de l’affaire Gotovina, le défendeur devrait, selon nous, avoir bien du mal à convaincre

la Cour que l’actus reus a été démontré en ce qui concerne la demande reconventionnelle. Plus

tard dans la matinée, Mme Ní Ghrálaígh et sir Keir Starmer examineront de manière plus

approfondie les éléments de preuve relatifs à l’actus reus.

7. Il me faut toutefois répondre à certaines observations formulées par le conseil de la Serbie,

qui a parfois paru vouloir étendre les conditions ayant trait à l’actus reus. Il nous a d’ailleurs

semblé que les rédacteurs et les orateurs n’étaient pas toujours très bien coordonnés. A un moment

donné, M. Schabas a ainsi déclaré à la Cour qu’il avait identifié ce qu’il a qualifié d’«élément

matériel fondamental du crime de génocide» et décrit comme suit : «en fait la destruction du

groupe, en tout ou en partie», cette destruction supposant selon lui «la commission d’une multitude

9
d’actes individuels qui contribuent à la destruction physique du groupe en tant que tel» . Or, ce

14 n’est pas ce qui est écrit dans la Convention. Une accumulation d’actes différents n’est pas

nécessaire, pour établir l’actus reus du crime de génocide. Des actes individuels suffisent, en tant

que tels, à constituer un génocide. La Convention ne prévoit pas non plus que les conditions

relatives à l’actus reus ne soient remplies que si les actes permettent «la destruction du groupe, en

tout ou en partie», comme M. Schabas a semblé le laisser entendre. En effet, une telle approche

impliquerait que seul un génocide ayant pleinement atteint son objectif réponde à la définition

juridique figurant dans la Convention. M. Schabas cherche apparemment à fusionner les

conditions de la mens rea et de l’actus reus, alors que la Convention les traite de manière distincte.

En tout état de cause, je ne dis tout cela qu’en passant, étant donné que la semaine dernière,

M. Jordash a précisé la position de la Serbie en confirmant très clairement devant la Cour la thèse
10
du défendeur selon laquelle quelques «atteintes relevant de l’article II» étaient suffisantes .

9
CR 2014/15, p. 27, par. 46 (Schabas).
10CR 2014/18, p. 34, par. 131 (Jordash). - 7 -

La Serbie a donc abandonné l’argument qu’elle avait avancé dans ses écritures au

paragraphe 322 de sa duplique selon lequel un génocide supposerait impérativement la

destruction physique totale du groupe visé, et nous nous en félicitions.

8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, puisque nous en sommes aux

dispositions de la Convention concernant l’actus reus, il me semble opportun, à la lumière d’un

certain nombre de questions de juges, de revenir plus longuement sur un point que j’avais abordé

brièvement au premier tour de plaidoiries, à savoir le sort des personnes portées disparues . 11

L’article II de la Convention mentionne, parmi les actes de génocide, l’«atteinte grave à

l’intégrité ... mentale de membres du groupe». Les questions posées, notamment par

M. le juge Cançado Trindade, nous ont ramenés à la jurisprudence en matière de disparition des

personnes relativement à d’autres obligations internationales, mais elles s’appliquent tout autant,

selon nous, à la Convention sur le génocide. A cet égard, la décision rendue par le Comité des

droits de l’homme des Nations Unies en l’affaire Quinteros c. Uruguay, qui remonte à 1981 et

constitue l’une des premières décisions de cet organe, peut utilement servir de point de départ.

Dans cette décision, le Comité avait en effet estimé qu’une mère qui souffrait d’angoisse et de

stress, ne sachant pas ce qu’il était advenu de sa fille ni où celle-ci se trouvait, était victime d’une

violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), et en particulier de

l’article 7 de cet instrument, qui porte sur la torture et les traitements cruels, inhumains ou

12
15 dégradants . La Cour interaméricaine des droits de l’homme a ensuite rendu un arrêt très

important en l’affaire Velasquez Rodriguez c. Honduras , lequel, comme nous le savons — du

moins certaines des personnes présentes dans cette salle —, a été invoqué ultérieurement par le

juge britannique Ronald Bartle, lorsqu’il a autorisé l’extradition du sénateur Pinochet vers

14
l’Espagne, en 1999 . A bien des égards, la disparition des personnes a des conséquences à long

terme.

11CR 2014/18, p. 69 (question du juge Cançado Trindade).
12 o
Affaire María del Carmen Almeida de Quinteros et consorts c. Uruguay, communication n 107/1981,
Nations Unies, doc. CCPR/C/OP/2, p. 138 (1990). Voir également Rodley, The Treatment of Prisoners in International
Law, 1999, 2 éd., p. 261.
13
o Affaire Velasquez Rodriguez, arrêt du 29 juillet 1988, Cour interaméricaine des droits de l’homme (série C),
n 4 (1988).
14Affaire R. c. Bow Street Metropolitan Stipendiary Magistrate, ex parte Pinochet Ugarte, WLR, vol. 3, p. 1456. - 8 -

9. Monsieur le président, les membres des familles dont les proches n’ont pas été

retrouvés que l’on a, pour ainsi dire, laissés disparaître sont soumis à une «atteinte grave à

l’intégrité ... mentale» au sens de l’article II de la Convention. Et cette atteinte est directement liée

aux actes de génocide qui se sont produits, chaque fois qu’ils se sont produits. Elle se trouve

encore aggravée par le fait que la Serbie n’a pas pris de mesures efficaces pour aider les familles à

retrouver leurs proches, manquement qui se poursuit encore aujourd’hui et continue d’engager la

responsabilité du défendeur. S’agissant de la Convention européenne des droits de l’homme, à

laquelle sont bien entendu parties tant la Croatie que la Serbie, l’obligation d’enquêter sur des

disparitions de ce type a été reconnue expressément par la Grande Chambre, notamment dans

l’arrêt qu’elle a rendu en 2009 dans l’affaire Varnava c. Turquie. La Grande Chambre de la Cour

européenne des droits de l’homme a ainsi parlé d’«un phénomène distinct, qui se caractérise par

une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l’incertitude et au manque

d’explications et d’informations sur ce qui s’est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant

parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis». La Cour européenne a reconnu que cette

situation «dur[ait] souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la

victime», et que «l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications

sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendr[ait] une

situation continue», dans laquelle «l’absence persistante de l’enquête requise sera[it] considérée

comme emportant une violation continue» . 15

10. Dans la présente espèce, l’«atteinte grave à l’intégrité ... mentale» que subissent les

proches des personnes disparues résulte directement d’actes dont la Serbie est personnellement

responsable ou qu’elle est tenue de punir en vertu de la Convention. En s’abstenant ainsi de

manière persistante de donner des explications sur les lieux où se trouvent les quelque 865 Croates

disparus, la Serbie s’est donc rendue coupable d’un ou de plusieurs actes tombant sous le coup du

16 litt. b) de l’article II de la Convention. M. Crawford approfondira ce point en relation avec la

compétence de la Cour.

15Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, Varnava c. Turquie, arrêt, 18 septembre 2009,
par. 148. - 9 -

11. Monsieur le président, j’en viens à présent à la question de l’«intention de détruire» visée

dans la Convention, c’est-à-dire de la mens rea. Celle-ci peut, bien entendu, être prouvée

directement, même si je pense que toutes les personnes présentes dans cette salle conviendront que

ce cas fait figure d’exception, puisque ni les Etats ni les individus n’ont l’habitude d’exprimer

publiquement leur intention de détruire un groupe en tout ou en partie. Une juridiction appelée à

déterminer l’existence d’une telle «intention» doit par conséquent également étudier les éléments

de preuve indirects pour déduire l’intention des preuves qui lui ont été présentées.

12. La semaine dernière, dans mon exposé consacré à cette question, j’avais expliqué que

l’on pouvait déduire l’intention d’une ligne de conduite, et soutenu que ce point «n’[était]

16
certainement pas contesté aujourd’hui» . Il est désormais clair que les Parties ne disconviennent

pas de l’opportunité que la Cour examine, entre autres éléments, pareilles lignes de conduite. Là

17
encore, le défendeur a abandonné la position qu’il avait adoptée dans ses écritures . [Projection.]

En effet, lundi dernier, M. Schabas s’est appuyé sur l’approche suivie par la chambre d’appel du

TPIR en l’affaire Hategekimana relativement à l’intention effective de commettre un génocide ; ses

propos s’affichent maintenant sur votre écran :

«il est possible de déduire [l’intention génocidaire] des faits et circonstances
pertinents, notamment [(1)] du contexte général dans lequel ont été perpétrés d’autres
actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe, de l’échelle à

laquelle les atrocités ont été commises, du fait d’avoir délibérément et
systématiquement choisi les victimes en raison de leur appartenance à un groupe
particulier, ou d’avoir commis, de manière répétée, des actes de destruction ou
18
discriminatoires» .

Vous constaterez que ces quatre facteurs ne sont pas cumulatifs. [Fin de projection.] Jeudi dernier,

l’agent de la Serbie a expressément confirmé qu’il convenait d’examiner ce qu’il a qualifié de ligne

19
de conduite . Le lendemain, M. Jordash a également confirmé que la Serbie avait adopté

l’approche selon laquelle «des propos tenus, des actes commis ou l’existence d’une ligne de

20
conduite délibérée [pouvaient] éclairer l’intention» . Il a invité la Cour à rechercher des «atrocités

16
CR 2014/6, p. 14, par. 12 (Sands).
17Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 939-946 ; duplique de la Serbie (DS), par. 330-332.

18CR 2014/13, p. 31, par. 28 (Schabas).
19
CR 2014/17, p. 39, par. 91 (Obradovic).
20CR 2014/18, p. 13, par. 22 (Jordash). - 10 -

21
commises systématiquement» , et ce sont ces éléments qui permettent, selon nous, de déduire

17 l’intention. La Serbie a donc abandonné la position qu’elle défendait dans ses écritures pour

s’aligner sur la Croatie.

13. Pour ce qui est de la question de l’intention, les vues des Parties sont cependant moins

proches sur certains points, notamment le critère de la preuve requis aux fins de démontrer

l’existence d’une «intention de détruire» un groupe en tout ou en partie. Ce problème se pose du

fait de la formulation du libellé de l’arrêt rendu par la Cour en 2007, et en particulier du

critère que celle-ci a, selon la Serbie, énoncé au paragraphe 373. C’est à cet aspect que j’en viens à

présent.

III. L’arrêt rendu par la Cour en 2007

14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, parmi les nombreuses

bizarreries que nous avons entendues la semaine dernière, deux points ont particulièrement retenu

notre attention, à savoir, d’une part, la position adoptée par la Serbie quant à sa demande

reconventionnelle et, d’autre part, le critère de la preuve à satisfaire aux fins de prouver une

«intention de détruire», faute de disposer d’éléments de preuve directs. Selon nous, le critère

applicable aux fins de prouver une «intention de détruire» doit être le même, quels que soient les

éléments de preuve sur lesquels on se fonde ; qu’il s’agisse de preuves directes ou indirectes, ces

éléments doivent, pour reprendre les termes employés par la Cour dans l’affaire du Détroit de

22
Corfou , avoir «force probante». En cette même affaire, la Cour avait par ailleurs établi que la

preuve «pourra[it] résulter de présomptions de fait à condition que celles-ci ne laissent place à

aucun doute raisonnable» . 23

15. Or, la Serbie semble désormais vouloir appliquer un critère bien plus strict à l’égard de la

demande de la Croatie, même si, s’agissant de sa propre demande, un critère plus souple pourrait

faire l’affaire. Elle tente ainsi de persuader la Cour que son interprétation du procès-verbal de

Brioni est la bonne, notamment en ce qu’elle permettrait de démontrer une intention de détruire la

21
CR 2014/18, p. 13, par. 23.
22Affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord c. Albanie), arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 16-17.
23
Ibid., p. 18. - 11 -

partie du groupe ethnique serbe qui vivait dans certaines régions de la Croatie en août 1995. Bien

évidemment, le TPIY, qu’il s’agisse de la chambre de première instance ou de la chambre d’appel,

a clairement et catégoriquement rejeté cette interprétation en l’affaire Gotovina. Il n’en demeure

pas moins que la Serbie s’accroche à l’espoir que la Cour pourrait tout de même interpréter le

procès-verbal de Brioni comme ayant «force probante» au sens de l’affaire du Détroit de Corfou.

Dans le même temps, en ce qui concerne la demande de la Croatie, la Serbie semble se réfugier

derrière le paragraphe 373 de l’arrêt rendu par la Cour en 2007 qui, pour reprendre la douce litote

de M. Jordash, énonce un niveau de preuve «élevé» . 24

16. En l’affaire de la Bosnie, la Cour a établi qu’un génocide avait eu lieu à Srebrenica, mais
18
25
nulle part ailleurs . Cette conclusion était d’ailleurs largement fondée sur le jugement rendu par le

TPIY en l’affaire Krstić : la majorité de la Cour a rejeté l’argument de la Bosnie-Herzégovine

selon lequel «le schéma même des atrocités commises sur une très longue période, à l’encontre

de nombreuses communautés, ciblant les Musulmans et aussi les Croates de Bosnie démontr[ait]

l’intention nécessaire … de détruire le groupe en tout ou en partie». Monsieur le président, vous

serez certainement soulagé d’apprendre que mon intention n’est pas de vous inviter à évaluer les

vues des différents membres de la Cour, à les noter sur 10 ou que sais-je encore. Le fait est que la

Cour a rejeté les arguments de la Bosnie-Herzégovine concernant les actes commis ailleurs qu’à

Srebrenica sur le fondement d’une approche particulière en matière de critère de la preuve ; elle a

ainsi, au paragraphe 373 de son arrêt, établi que l’intention devait [projection]

«être établi[e] en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un

plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour
qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle intention,
elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence» (les italiques sont de
nous).

17. C’est le second membre de phrase qui m’intéresse ici, et je soulignerai l’emploi de la

tournure «ne … que». Selon nous, cela signifie que la Cour doit exclure toute possibilité qu’il

existe, parallèlement, une autre intention. Il s’agirait, de fait, d’une exclusion absolue,

particulièrement difficile à établir. On est en droit de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la

24
CR 2014/18, p. 13, par. 23 (Jordash).
25Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 166, par. 296-297, p. 221-222, par. 431.

26Ibid., p. 155-166, par. 278-297 ; p. 194-219, par. 370-424. - 12 -

Cour semble s’être ainsi écartée de la règle qu’elle avait appliquée en l’affaire du Détroit de Corfou

en ce qui concerne les présomptions de fait, qui ne doivent «laisse[r] place à aucun doute

raisonnable». La Cour avait-elle réellement pour intention d’établir un critère plus élevé en matière

de responsabilité pour génocide qu’en matière de responsabilité pour emploi illicite de la force ?

18. Nous considérons que la Croatie a satisfait au critère devant être appliqué par la Cour,

l’intention de détruire une partie du groupe de Croates de souche étant bel et bien la seule

conclusion qui puisse être tirée de la ligne de conduite attribuable à la Serbie à partir de l’été 1991.

Et pourtant, le libellé du paragraphe 373 semble donner à la Serbie l’espoir, vain selon nous, que la

demande de la Croatie ne satisferait pas au critère d’établissement de la preuve qui y est énoncé ;

étant entendu que la Serbie n’explique jamais réellement en quoi sa propre demande pourrait, quant

à elle, satisfaire audit critère. Les termes employés dans le paragraphe en question semblent

19 reposer sur l’idée que la nature humaine n’admettrait pas la coexistence de différentes intentions, et

donnent à penser que ce type d’éléments exigerait un critère encore plus élevé que celui qui est

appliqué en matière pénale et exprimé par la formule «au-delà de tout doute raisonnable».

19. Aussi étrange que cela puisse paraître et malgré plusieurs lectures attentives de ma

part , ce paragraphe ne semble reposer sur aucun précédent. De toute évidence, la Cour n’a pas

retenu l’approche suivie par le TPIY, contrairement à ce que semblent indiquer les paragraphes

suivants ; une lecture attentive le démontre. Nous prions donc respectueusement la Cour de

réexaminer ledit paragraphe et de clarifier l’intention qui était la sienne au moment de sa rédaction.

Si nous formulons cette demande, c’est pour une bonne raison : nous ne sommes pas parvenus,

depuis 2007, à trouver la moindre décision d’une quelconque juridiction nationale ou

internationale, où que ce soit dans le monde, dans laquelle aurait été appliqué le critère énoncé au

paragraphe 373 de cet arrêt. Selon nous, si la Cour venait à interpréter et à appliquer ledit critère,

ainsi que le souhaiterait la Serbie, cela risquerait de vider la Convention de sa substance, au moins

dans le cadre des procédures engagées devant la Cour, alors même que cet instrument est plus que

jamais nécessaire. Il suffit en effet d’observer le monde dans lequel nous vivons pour constater que

le nombre de groupes menacés ne diminue pas. Ce risque a pour corollaire que la Cour elle-même

pourrait être considérée comme n’ayant aucun rôle à jouer dans la prévention et la répression du - 13 -

crime de génocide, et ce, alors même que son action est plus importante que jamais. [Fin de

projection.]

20. Monsieur le président, la semaine dernière, l’un des conseils de la Serbie nous a fait

naviguer dans les méandres des jugements et arrêts rendus par les différentes juridictions

internationales qui ont eu à interpréter et à appliquer la notion de génocide au sens de la

Convention de 1948, et ce, en l’absence d’éléments de preuve directs et dans des circonstances où

l’intention devait être déduite à partir de lignes de conduite et d’éléments y afférents. Au cours de

cette longue intervention, M. Schabas a passé en revue la jurisprudence du TPIY, du TPIR, de la

CPI et de la CEDH, évoquant en outre quelques décisions — une, à tout le moins — rendues par

des juridictions nationales. Nous ne sommes pas certains d’avoir bien compris où il voulait en

venir, d’autant que les affaires qu’il a retenues et examinées penchaient plutôt en faveur de la

demande de la Croatie et n’allaient pas vraiment dans le sens de la demande reconventionnelle de

la Serbie. Quoi qu’il en soit, l’aspect le plus frappant de l’exposé de M. Schabas est que celui-ci

n’est pas parvenu à repérer la moindre décision, de par le monde, dans laquelle aurait été retenu le

critère de la preuve élevé que M. Jordash vous prie désormais d’appliquer à la demande de la

Croatie. Si la Cour faisait droit à l’assertion de M. Jordash, elle risquerait fort de se retrouver dans

une sorte de désert judiciaire, ce qui, selon nous, n’est pas la place qui devrait être celle de

«l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies».

21. M. Schabas a commencé par se référer à juste titre à la Cour européenne des droits de
20

l’homme, et notamment à l’arrêt Jorgic c. Allemagne. Dans cette affaire, la cour d’appel de

Düsseldorf, puis la cour fédérale de justice, avaient jugé que l’intention de détruire un groupe en

tout ou en partie (au sens de l’alinéa a) de l’article 220 du code pénal allemand) s’entendait de la

«destruction du groupe» en tant «qu’unité sociale dans ses caractéristiques distinctives et

particulières et dans son sentiment d’appartenance à une même communauté», «une destruction

27
biologique et physique n’étant pas nécessaire» . La cour constitutionnelle allemande a ensuite

estimé que l’interprétation faite par les juridictions inférieures de la notion d’«intention de

détruire» était juste, prévisible et, selon elle, «conforme à celle de l’interdiction du génocide en

27Jorgic c. Allemagne, CEDH (requête n° 74613/01), arrêt du 12 juillet 2007, par. 18 et 23. - 14 -

droit international public ... dégagée par les juridictions compétentes et une partie de la doctrine et

consacrée par la pratique des Nations Unies» . L’affaire a ensuite été portée devant la Cour

européenne des droits de l’homme, devant laquelle le requérant a fait valoir que les juridictions

allemandes s’étaient trompées, qu’elles avaient recouru à une définition erronée du crime de

génocide, non conforme à la position adoptée par la présente Cour. Devant la Cour européenne des

droits de l’homme, le requérant a ainsi invoqué l’arrêt rendu par la Cour en 2007 aux fins de

démontrer que les juridictions allemandes s’étaient fourvoyées, qu’elles étaient allées trop loin. La

Cour européenne a rejeté cet argument. Elle a jugé que «l’interprétation faite par les juridictions

allemandes des dispositions et règles applicables du droit international public, à la lumière

29
desquelles devaient s’interpréter les dispositions du code pénal [allemand], n’était pas arbitraire» .

La Croatie ne se prononce pas sur le fond de l’affaire en question : cet exemple ne sert qu’à

montrer que l’approche suivie par les juridictions allemandes, s’agissant de la possibilité de

prouver l’intention au moyen d’éléments indirects résultant de présomptions, était bien éloignée de

celle de la Cour, et que la Cour européenne a estimé qu’il n’y avait pas lieu de revenir sur cette

approche, qu’elle a jugée parfaitement conforme au droit international.

22. Les décisions rendues par le TPIY et le TPIR ne confortent pas davantage les allégations

de la Serbie quant à la prétendue approche de la Cour à l’égard de la preuve d’une intention

présumée. M. Schabas n’a pas été très tendre avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda

(TPIR), juridiction africaine qui a pourtant incontestablement apporté une contribution

jurisprudentielle importante en matière de génocide. Le jugement rendu en l’affaire Akayesu revêt
21

une importance tout à fait particulière, et ce, à de nombreux égards, ne serait-ce que parce qu’il

s’est agi de la première décision rendue par une juridiction internationale ayant trait à

l’interprétation du crime de génocide en vertu de la Convention de 1948 ; ce jugement était

également sans précédent, puisque le TPIR a été la première juridiction au monde à qualifier les

viols et les violences sexuelles d’actes de génocide . 30 Sa contribution est donc loin d’être

«limitée», pour reprendre le terme employé par M. Schabas. Nous ne sommes pas non plus

28Jorgic c. Allemagne, CEDH (requête n° 74613/01), arrêt du 12 juillet 2007, par. 27.

29Ibid., par. 70.
30 o
Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, TPIR, affaire n ICTR-96-4-T, jugement, 2 septembre 1998, par. 731 et
suiv. - 15 -

d’accord pour dire que l’évolution ultérieure du droit au sein de ce tribunal peut être considérée

comme ne présentant que «peu d’intérêt» ou se limitant, à en croire M. Schabas, à un rappel

«superficiel» de la jurisprudence . Il est vrai que le TPIR a choisi de ne pas reprendre les termes

employés par la Cour quant au critère de la preuve en ce qui concerne l’intention présumée. Ceci

étant, M. Schabas lui-même a cité, en y souscrivant, l’arrêt rendu en 2012 par la chambre d’appel,

sur lequel j’ai déjà appelé votre attention, et qui établit les quatre facteurs relatifs à l’intention

présumée . 32

23. La formulation de l’arrêt de 2007 quant à la déduction de l’intention n’a pas davantage

été reprise par le TPIY, qui, d’une manière générale, a adopté une démarche similaire à celle du

TPIR. En juillet 2013, la chambre d’appel du TPIY a rétabli le chef d’accusation de génocide à

l’encontre de M. Karadžić et, ce faisant, explicitement indiqué qu’elle n’était pas liée par l’arrêt

33
rendu par la Cour en 2007 . De toute évidence, elle ne l’a pas non plus suivi. M. Schabas qui

semble apprécier les vues des juges dont l’opinion est minoritaire — a omis de vous préciser que

cette décision du TPIY avait été rendue à l’unanimité. Il n’a pas non plus fait référence au

paragraphe 99 de cet arrêt, dans lequel la chambre d’appel du TPIY, à l’unanimité de ses membres,

a exposé le fondement qui lui avait permis de conclure que la chambre de première instance,

compte tenu des éléments dont elle disposait, s’était fondée sur «de nombreuses preuves indirectes

à partir desquelles un juge du fait pourrait raisonnablement déduire l’intention génocidaire».

[Projection.] La chambre d’appel a rappelé ce qui suit :

«l’intention spécifique peut se déduire «d’un certain nombre de faits et de
circonstances, tels le contexte général, la perpétration d’autres actes répréhensibles
systématiquement dirigés contre le même groupe, l’ampleur des atrocités commises, le

fait de viser systématiquement certaines victimes en raison de leur appartenance à un
groupe particulier, ou la récurrence d’actes destructifs et discriminatoires».
[J’interromps brièvement ma lecture pour faire observer que la chambre emploie

quasiment les mêmes termes que la chambre d’appel du TPIR en 2012]. A cet égard,
la chambre de première instance a fait état d’éléments de preuve relatifs à des «actes
répréhensibles systématiquement dirigés contre les Musulmans et/ou les Croates de
Bosnie» dans les municipalités ainsi qu’à la réitération d’«actes discriminatoires et à

31CR 2014/13, p. 28-29, par. 23 (Schabas).

32 Ibid., p. 31, par. 28 (Schabas), citant Le Procureur c. Idelphonse Hategekimana, TPIR,
affaire n ICTR-00-55B-A, arrêt, 8 mai 2012, par. 133.
33
CR 2014/13, p. 46, par. 64 (Schabas).
34Le Procureur c. Karadžić, affaire n IT-95-5/18-AR98bis.l, arrêt, 11 juillet 2013, par. 94 (juges Theodor Meron
(président), Patrick Robinson, Liu Daqun, Khalida Rachid Khan et Bakhtiyar Tuzmukhamdov). - 16 -

l’usage répété de termes dépréciatifs». La Chambre d’appel observe en particulier que
22 figurent au dossier des éléments de preuve attestant de ce que des actes de génocide et

d’autres actes répréhensibles ont été commis contre les Musulmans de Bosnie et les
Croates de Bosnie dans l’ensemble des Municipalités, tels que meurtres, sévices, viols
et autres violences sexuelles, ainsi que des éléments prouvant que ces actes, de nature
35
discriminatoire, ont été commis à grande échelle.»

Il s’agit là d’un schéma identique à celui qui a été observé en la présente espèce.

24. Tel est donc le critère appliqué par le TPIY. Bien que notre argumentation ne repose pas

entièrement sur cette décision, celle-ci est, selon nous, le fruit d’une approche qui tranche

nettement avec les termes employés par la Cour en 2007. Nous ne souhaitons pas non plus lui

accorder trop d’importance, étant donné que l’affaire n’en est qu’à ses prémices. Quoi qu’il en

soit, cette décision confirme l’énoncé d’un critère de la preuve bien moins strict que celui que la

Serbie exhorte la Cour à retenir pour déduire une intention. Le TPIY va à présent juger

M. Karadžić pour crime de génocide, notamment à l’encontre de Croates, et, ce faisant, il

n’appliquera pas le critère que la Cour semble avoir retenu au paragraphe 373 de son arrêt de 2007.

Il convient de rappeler, ainsi qu’en est convenu M. Schabas, que, dans cette affaire, le procureur du

TPIY affirme que MM. Milošević, Arkan et Seselj ont participé, aux côtés de M. Karadžić, à une

entreprise criminelle commune en vue de commettre un génocide ; or, ces individus ont tous trois

36
pris directement part aux actes qui font l’objet de la présente instance . A cet égard, vous vous

souviendrez certainement du document des services de renseignement militaire de la JNA que nous

avons projeté à deux reprises la semaine dernière et dans lequel certains actes d’un groupe

paramilitaire étaient considérés comme génocidaires. Or, à qui ce document faisait-il référence ?

37
Aux Tigres d’Arkan et aux actes commis par eux . Les personnes concernées sont rigoureusement

les mêmes. Le lieu diffère, certes, mais il s’agit des mêmes individus et de la même intention.

L’arrêt rendu par la Cour en 2007 a semblé poser quelques difficultés à M. Schabas. A un moment,

il a même en quelque sorte laissé entendre que cette décision et je le cite «[s’]approch[ait]

autant que faire se peut de la chose jugée» . Eh bien, je suis au regret de dire qu’il a tout à fait tort

sur ce point. L’action contre M. Karadžić pour génocide à l’encontre des Croates de Bosnie n’est

35 o
Le Procureur c. Karadžić, affaire n IT-95-5/18-AR98bis.l, arrêt, 11 juillet 2013, par. 99.
36CR 2014/6, p. 14-15, par. 12 (Sands).

37RC, annexe 63.
38
CR 2014/13, p. 48, par. 67 (Schabas). - 17 -

pas chose jugée du fait de l’arrêt rendu par la Cour en 2007, pas plus que ne l’est la procédure

engagée contre la Serbie pour génocide à l’encontre de Croates en Croatie en la présente affaire.

La chose jugée, c’est un peu comme une grossesse ; on est enceinte ou on ne l’est pas. On ne

23 saurait parler de quasi-chose jugée, de même qu’on n’est pas «presque enceinte» ; soit on l’est, soit

on ne l’est pas. Soit une décision est revêtue de l’autorité de la chose jugée, soit elle ne l’est pas, ce

qui est le cas en l’espèce. [Fin de projection.]

25. J’en viens à présent à la CPI. M. Schabas a fort longuement exposé ses conclusions

concernant cette juridiction, puisqu’elles occupent pas moins de dix-huit paragraphes du compte

39
rendu d’audience . Or, malgré une lecture attentive et répétée, nous ne voyons pas très bien où il

voulait en venir, d’autant plus qu’il n’est question de l’arrêt rendu par la présente Cour que dans un

seul de ces 18 paragraphes. Selon M. Schabas, «à aucun moment, [la chambre préliminaire de

la CPI] n’a laissé entendre qu’elle ne souscrivait pas à un quelconque aspect de cette décision [de la

40
Cour]» . Cela est vrai, certes, mais il est également vrai que la CPI n’a pas cité la formule

employée par la Cour, pas plus que le paragraphe auquel M. Jordash attache désormais tant

d’importance. Cette décision ne fait nullement référence au fameux paragraphe 373, alors même

que la principale question dont la chambre préliminaire était saisie était de savoir si elle disposait

d’éléments de preuve suffisants pour en déduire une intention de commettre un génocide et,

partant, émettre un mandat d’arrêt. En tout état de cause, la décision de la chambre préliminaire de

ne pas émettre de mandat d’arrêt pour génocide a ensuite été annulée par la chambre d’appel,

précisément parce que la première avait appliqué un critère d’établissement de la preuve

inapproprié, à savoir que l’existence d’une intention spécifique de détruire un groupe en tout ou en

partie soit «la seule conclusion raisonnable» que l’on puisse déduire des éléments de preuve

produits par le procureur . La chambre d’appel a jugé que le critère ainsi retenu était trop strict . 42

Certes, la CPI ne s’est, à ce jour, pas prononcée sur le critère de la preuve en ce qui concerne

l’intention génocidaire ou la preuve par déduction. La chambre d’appel a toutefois fait observer

39
CR 2014/13, p. 32-41, par. 33-52 (Schabas).
40Ibid., p. 34, par. 35 (Schabas).
41 o
Le Procureur c. Al-Bashir, affaire n ICC-02/05-01/09-OA, arrêt du 3 février 2010, par. 39.
42
Ibid., par 30. - 18 -

que, aux termes du paragraphe 3 de l’article 66 du Statut de la CPI, les condamnations devaient être

43
prononcées si les juges étaient convaincus «au-delà de tout doute raisonnable» . Ces termes sont

bien connus, puisqu’il s’agit du critère habituel en matière pénale, critère moins strict que celui que

la Serbie demande à la Cour d’appliquer en l’espèce sur le fondement du paragraphe 373. La CPI

n’a pas appliqué le critère ainsi énoncé par la Cour et, compte tenu du critère explicitement prévu

au paragraphe 3 de l’article 66 de son Statut, on voit mal dans quelles circonstances elle pourrait le

faire.

24 26. En résumé, Monsieur le président, il apparaît qu’aucune juridiction internationale n’a

appliqué ou suivi les termes employés par la Cour il y a sept ans. C’est un critère moins strict qui a

été retenu, et ce, dans nombre d’instances, certaines juridictions concernées ayant d’ailleurs tenu à

préciser qu’elles ne se considéraient pas liées par l’approche qu’aurait suivie la Cour en 2007.

27. Monsieur le président, la Cour se trouve ainsi confrontée à une véritable difficulté. Selon

la Serbie, vous avez retenu, il y a sept ans, un critère strict d’établissement de la preuve ; or, il

apparaît clairement que les autres juridictions internationales n’y ont pas souscrit. Que va-t-il donc

advenir ? La Cour pourrait bien évidemment choisir de reprendre les mêmes termes qu’en 2007, ce

que la Serbie vous prie instamment de faire. On se trouverait alors en ce qui concerne la preuve

nécessaire aux fins de déduire une intention, question qui se révélera sans doute fondamentale dans

toute affaire de génocide dans une situation dans laquelle les tribunaux nationaux, les

juridictions internationales relatives aux droits de l’homme et les juridictions pénales

internationales, voire d’autres juridictions internationales, appliqueraient un certain droit en matière

de génocide, tandis que la Cour en appliquerait un autre. Est-ce vraiment la situation dans laquelle

la Cour internationale de Justice souhaite se trouver ?

28. Assurément, l’approche préconisée par la Serbie faciliterait la tâche de la Cour. Celle-ci

serait ainsi moins fréquemment sollicitée par des Etats venant frapper à sa porte pour la prier

d’interpréter et d’appliquer la Convention de 1948. Si la Cour venait à retenir pareille approche, le

crime de génocide pourrait en venir à être considéré comme un événement exceptionnel, qui se

43Le Procureur c. Al-Bashir, affaire n ICC-02/05-01/09-OA, arrêt du 3 février 2010, par. 30. - 19 -

produit une fois par siècle, comme on le dit des inondations qui ont frappé cette année l’Angleterre

et le pays de Galles, alors même qu’elles semblent désormais survenir tous les deux ou trois ans.

29. Une approche étatique à l’égard de la Convention, Monsieur le président, comme à

l’égard de la fonction judiciaire de la Cour, conduisant celle-ci à se réfugier derrière le

paragraphe 373, présenterait, si l’on peut dire, d’autres avantages. Les Etats pourraient en effet être

considérés comme tirés d’affaire, en ce qu’ils seraient largement libérés de l’obligation de prévenir

et de réprimer le crime de génocide, acte si rare et exceptionnel, selon la Serbie. A condition

d’éviter de coucher leurs intentions par écrit et à condition qu’ils veillent, ainsi que les personnes

de la conduite desquelles ils sont responsables sur le plan international, à ne s’en tenir qu’à de

simples «lignes de conduite» — lesquelles pourraient être interprétées comme procédant d’autres

intentions — les Etats n’auraient alors pas à se soucier d’éventuelles procédures engagées devant la

Cour pour génocide.

30. Etait-ce bien là l’intention des rédacteurs de la Convention de 1948 ; est-ce bien là

l’exigence imposée par son libellé ; est-ce bien là le souhait de la Cour ? La Convention, qui

25 trouve ses origines dans les événements dramatiques que le monde a connus dans les années 1930

et 1940, est l’un des instruments humanitaires les plus importants ; ce serait une tragédie qu’il se

transforme en monument historique, voire en une simple note de bas de page. Le préambule de la

résolution 96 de l’Assemblée générale des Nations Unies évoque la nécessité d’éviter «de grandes

pertes à l’humanité», d’inspirer le respect pour la «loi morale» et de donner effet «à l’esprit et aux

fins des Nations Unies», lesquels comprennent, selon les termes employés dans le préambule de la

Charte, la proclamation d’une «foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la

valeur de la personne humaine». La Convention de 1948 a été adoptée aux fins de protéger le

bien-être de personnes et de groupes, et non de protéger les Etats du risque de devoir s’en remettre

aux décisions de la Cour. Cet instrument est bien vivant et doit le rester, il ne doit pas s’éteindre.

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous ne vous demandons pas

d’ouvrir toutes les digues. Nous vous demandons simplement de clarifier les termes que vous avez

employés au paragraphe 373 de l’arrêt rendu en 2007 et de confirmer que le critère qu’il convient

d’appliquer aux fins de déduire une intention est conforme à votre jurisprudence, à la jurisprudence

de la Cour dans d’autres domaines et à l’approche suivie par d’autres juridictions internationales, - 20 -

sachant qu’il est pour le moins improbable d’obtenir jamais des éléments de preuve directs d’une

intention génocidaire et que pareille intention ne peut qu’être déduite de lignes de conduite et

d’actions systématiques. Dans des circonstances où l’on ne peut que se fonder sur des éléments de

preuve indirects, la Cour doit, d’une manière générale, appliquer un critère de la preuve se fondant

sur des éléments ayant «force probante» et, s’agissant de la preuve par déduction, sur des éléments

«ne laissant place à aucun doute raisonnable». Tel est le critère que la Cour a appliqué en l’affaire

du Détroit de Corfou, et qui a permis de maintenir, pendant plus de soixante ans, un niveau élevé

de certitude judiciaire.

IV. L’affaire Tolimir

32. Monsieur le président, la troisième et dernière partie de mon intervention, qui sera brève,

porte sur une partie d’un jugement rendu par le TPIY qui semble avoir échappé à la Serbie. Lors

du premier tour de plaidoiries, nous avons mentionné le jugement rendu par le TPIY en

l’affaire Tolimir, la chambre de première instance ayant établi qu’un génocide avait été commis

non seulement à Srebrenica, mais également dans la petite localité, la toute petite localité,

de Žepa . Or, curieusement, et bien que les travaux de la chambre de première instance semblent

trouver grâce à ses yeux, M. Schabas n’a rien dit de la partie du jugement rendu en l’affaire Tolimir

qui a trait à Žepa. Il s’est contenté de se référer aux paragraphes du jugement qui concernaient

26 Srebrenica. Selon lui, ce jugement est une «décision ... intéressante» et il s’est borné à dire

«[qu’e]n décembre 2012, une chambre de première instance a[vait] condamné Zdravko Tolimir

pour génocide à raison de crimes commis à Srebrenica à la mi-juillet 1995 et dans les jours qui ont

suivi» . Or, ce que M. Schabas a omis de vous dire — mais ce n’était certainement pas délibéré de

sa part —, c’est qu’à Žepa, M. Tolimir a été condamné pour crime de génocide à raison du

meurtres de trois personnes. Trois personnes. Pas trois mille, pas trois cents. Trois. En examinant

cette affaire de manière un peu plus approfondie, on comprend pourquoi M. Schabas a omis ce

point. C’est qu’en effet les circonstances sont tout à fait similaires à celles de la présente espèce.

44CR 2014/6, p. 38, par. 4 (Starmer).

45CR 2014/13, p. 49-50, par. 69 (Schabas). - 21 -

M. Schabas vous a dit que les seules condamnations prononcées par le TPIY pour génocide

46
concernaient Srebrenica . Ce n’est pas vrai.

33. Žepa était une petite enclave musulmane en Bosnie-Herzégovine, comptant à peine plus

de 2000 habitants. La chambre de première instance a jugé que M. Tolimir, l’un des commandants

adjoints de l’état-major principal de l’armée de la Republika Srpska, avait pris part au meurtre de

trois dirigeants des Musulmans de Bosnie. A la majorité de ses membres, la chambre a qualifié ce

47
meurtre de génocide . Pour ce qui concerne les meurtres de Žepa, elle ne disposait d’aucun

élément de preuve direct et a donc dû se fonder sur des éléments indirects. Elle a conclu qu’elle

était convaincue «au-delà de tout doute raisonnable» que le meurtre de trois dirigeants d’une si

petite localité «relevait de la destruction intentionnelle d’un nombre limité de personnes choisies en

raison de l’impact que leur disparition aurait sur la survie du groupe comme tel» et que cet acte

48
avait été commis avec une «intention génocidaire spécifique» . La chambre de première instance

n’a donc pas appliqué le critère énoncé par la Cour en matière de lignes de conduite et de déduction

de l’intention. Sur quel fondement a-t-elle donc rendu son jugement ? Eh, bien, elle a conclu que

les actes auxquels avait pris part M. Tolimir avaient été commis «pour que la population

musulmane de Bosnie de cette enclave ne soit pas en mesure de se reconstituer», ajoutant que les

meurtres commis à Žepa compte tenu de la petite taille de la communauté «avaient suffi ... [à

atteindre trois objectifs, à savoir] l’expulsion des civils musulmans, la destruction de leurs maisons

49
et mosquées et le meurtre de trois de leurs principaux dirigeants locaux» .

34. Monsieur le président, nous n’entendons pas nous fonder par trop sur ce jugement. Il

s’agit d’une décision rendue en première instance, à la majorité des membres de la chambre et qui

27 est susceptible d’appel ; M. Tolimir a d’ailleurs déposé un acte à cet effet il y a moins d’un

mois le 28 février 2014. Ce document mérite d’être lu, puisqu’on y relèvera que, bien que

contestant précisément sa condamnation pour crime de génocide, l’accusé n’entend pas, dans le

cadre de la procédure d’appel, faire valoir que la chambre de première instance aurait commis une

46
CR 2014/13, p. 35-36, par. 39 (Schabas).
47Le Procureur c. Zdravko Tolimir, affaire n IT-05-88/2-T, 12 décembre 2012, par. 782.

48Ibid.
49
Ibid., par. 781. - 22 -

erreur en n’appliquant pas le strict critère qui semble avoir été énoncé par la Cour au

paragraphe 373 de l’arrêt rendu en l’affaire de la Bosnie. Son argument est que la chambre de

première instance a commis une erreur en concluant que les faits établissaient l’intention

génocidaire «au-delà de tout doute raisonnable» : au paragraphe 179 de son mémoire, il fait ainsi

valoir que «l’intention génocidaire [dans cette affaire, et c’est la thèse de l’accusé] ne peut être

50
déduite au-delà de tout doute raisonnable» . Tel est donc le critère qu’appliquera la chambre

d’appel lorsqu’elle examinera l’affaire.

35. Vous vous demanderez peut-être, Monsieur le président, pourquoi je me suis référé à

cette affaire. Eh bien, si je l’ai fait, c’est parce qu’elle est fort éloignée de l’approche suivie par la

Cour dans son arrêt de 2007. Cette affaire est emblématique des principaux points soulevés dans

mon exposé, et en particulier de notre argument selon lequel l’élément moral du crime de génocide

inclut une intention de détruire une partie d’un groupe ethnique en l’empêchant de fonctionner

effectivement en tant que groupe. De fait, telle est la conclusion qu’a formulée la chambre de

première instance en l’affaire relative aux actes commis à Žepa, à savoir le meurtre de

trois individus, associé à des expulsions, ainsi que la destruction de foyers et de lieux de culte.

V. Conclusions

36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les circonstances ne sont plus

les mêmes qu’en 2007. La jurisprudence relative à la Convention est aujourd’hui plus abondante et

plus précise qu’elle ne l’était à l’époque. La Cour continue de jouer un rôle important, mais de

nouvelles cours et de nouveaux tribunaux continuent de voir le jour, avec pour mission

d’interpréter et de préciser les éléments constitutifs du crime de génocide. Par ailleurs, les

juridictions nationales jouent naturellement un rôle de plus en plus important en se référant à la

jurisprudence internationale pour statuer dans les affaires dont elles sont saisies. A mesure que les

audiences approchaient, d’aucuns ont pu éprouver un sentiment de déjà-vu. Or, ces audiences ont

permis d’établir clairement que les faits de la présente affaire sont bien distincts et qu’ils n’avaient

jamais été soumis à un examen judiciaire, du moins pour ce qui relève de la compétence de la Cour,

ou par la Cour. En outre, il est tout à fait évident que le droit a bel et bien évolué au cours de ces

50Le Procureur c. Zdravko Tolimir, IT-05-88/2-A, version publique expurgée du mémoire consolidé de
l’appelant, 28 février 2014, par. 179. - 23 -

sept dernières années. L’importance de la Convention ne fait aucun doute et, à cet égard, nous

considérons que la Cour a un rôle essentiel à jouer, ce qui ne va certes pas sans poser certains

problèmes.

28 37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il est temps maintenant d’en

venir aux questions de preuve et de faits, et je vous prie de bien vouloir appeler à la barre

Mme Ní Ghrálaigh, dûment coiffée de sa perruque.

Le PRESIDENT : Votre intervention étant terminée, je vous prierai de bien vouloir céder la

place à Mme Ní Ghrálaigh. Madame, vous avez la parole.

Mme NÍ GHRÁLAIGH :

FAITS ET ÉLÉMENTS DE PREUVE

Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, au moment où la Croatie

entame son second tour de plaidoiries, les arguments factuels qu’elle a avancés demeurent presque

entièrement incontestés. Le défendeur admet que des actes pouvant constituer l’élément matériel
51
(actus reus) du crime de génocide ont été commis contre la population croate de Croatie , et aussi

que ces actes étaient motivés par la haine raciale . Il admet encore que des membres de la JNA et

d’autres forces serbes étaient impliqués dans la commission de ces actes. Il ne nie pas, enfin, que

les dirigeants de la JNA et les autorités politiques serbes savaient, et ce, dès octobre 1991, que des

actes que des officiers de la JNA eux-mêmes qualifiaient de génocidaires étaient en train de se

53
commettre .

2. Le défendeur a été contraint de faire ces concessions au sujet des moyens factuels de fond

avancés par le demandeur du fait du poids des éléments de preuve soumis à la Cour, qui étaient de

surcroît étayés par les conclusions claires du TPIY. Il a toutefois tenté de neutraliser ces

concessions en lançant tous azimuts des attaques d’ordre procédural contre des éléments de preuve

51
CR 2014/15, p. 11, par. 13 (Schabas).
52Ibid., p. 28, par. 48 (Schabas).
53
Voir, par exemple, le rapport des services de renseignement militaire de la JNA daté du 13 octobre 1991,
réplique de la Croatie (RC), vol. 4, annexe 63. - 24 -

présentés par le demandeur, notamment les déclarations de ses témoins et les qualités de ses

témoins-experts. Il a également cherché à discréditer les constations qu’a faites le TPIY, qui

viennent étayer les allégations de la Croatie et sont particulièrement embarrassantes pour sa

défense, priant la Cour de ne pas en tenir compte.

3. C’est de ces attaques que je vais vous parler, et je procèderai en trois étapes.

Premièrement, j’examinerai les principales attaques d’ordre matériel que le défendeur a portées

29 contre des éléments de preuve présentés par le demandeur. Deuxièmement, j’aborderai les attaques

qu’il a faites au sujet de la nature de la JNA et du rôle de commandement qu’elle a joué dans la

commission du génocide en Croatie. Troisièmement, je conclurai en rappelant brièvement les faits

et les éléments de preuve tels qu’ils sont actuellement soumis à la Cour.

I. Les attaques portées par le défendeur contre des éléments de preuve
présentés par le demandeur

4. J’évoquerai en premier lieu les quatre principales attaques portées par le défendeur contre

les éléments de preuve ci-après, qui ont été présentés par le demandeur :

a) premièrement, les déclarations de témoins annexées à des pièces de procédure de la Croatie ;

b) deuxièmement, les preuves par ouï-dire ;

c) troisièmement, les chiffres avancés en ce qui concerne le nombre de personnes tuées ou ayant

subi de graves préjudices physiques ou psychologiques dans le cadre du génocide ;

d) quatrièmement, les exposés des témoins-experts de la Croatie.

5. Je répondrai tour à tour à chacune de ces attaques.

A. Les déclarations de témoins

6. Je commencerai par les attaques incessantes portées par le défendeur contre les

déclarations de témoins présentées par la Croatie. Le défendeur a continué, durant ses plaidoiries, à

critiquer les déclarations de témoins annexées aux pièces de procédure du demandeur. L’agent de

la Serbie est même allé jusqu’à soutenir devant la Cour que les éléments de preuve présentés par le

demandeur procédaient d’une «démarche de «diabolisation» des Serbes, fondée sur des documents

contrefaits et falsifiés» .

54CR 2014/13, p. 54, par. 2 (Obradović). - 25 -

7. Etant donné la gravité de ces allégations, j’espère que la Cour me pardonnera de rappeler

ici brièvement l’historique et la chronologie des déclarations de témoins et autres éléments de

preuve soumis par la Croatie.

8. La Croatie a soumis son mémoire à la Cour il y a exactement treize ans, en mars 2001.

Elle y a annexé plus de 400 déclarations de témoins, dont beaucoup avaient été reçues au début des

années 1990, alors que le conflit faisait toujours rage en Croatie et bien avant que le dépôt d’une

requête devant la Cour soit envisagé.

9. Dans son contre-mémoire, le défendeur a demandé à la Cour de rejeter les déclarations de

ces centaines de victimes et témoins des atrocités dont il s’est rendu coupable, affirmant qu’elles

30 n’étaient «pas pertinent[e]s en l’espèce» , que les témoins n’étaient pas «désintéressés» par rapport

56
à l’issue de la présente affaire , et qu’elles ne remplissaient pas «les conditions minimales requises

pour pouvoir être admises à titre d’éléments de preuve» , notamment parce qu’un grand nombre

d’entre elles n’étaient pas signées.

10. En réaction à ces attaques, le demandeur a annexé à sa réplique, déposée en

décembre 2010, les déclarations complémentaires de 188 de ses témoins initiaux, dont les
58
premières déclarations avaient été critiquées par le défendeur . Malheureusement, entre la date de

leur déclaration et le dépôt de la réplique, 106 de ces témoins étaient décédés. D’autres se

trouvaient en dehors de la juridiction de la Croatie ou n’étaient, pour une raison ou une autre, pas

joignables. L’agent du défendeur a tenté de discréditer l’ensemble de ces déclarations

complémentaires en déclarant qu’il s’agissait d’une «collecte de signatures qui [pourrait] se

justifier dans le cadre d’une requête déposée auprès d’autorités locales» . 59 Or il ne s’agit

absolument pas de cela. Ces déclarations figurent toutes à l’annexe 30 de la réplique. On peut voir

clairement que chaque témoin y confirme, en présence d’un officier de police, que sa déclaration

initiale, annexée à la pièce de procédure du demandeur, a été faite volontairement et que les faits

qui y sont relatés étaient vrais.

55
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 144-149.
56
Ibid., par. 150-152.
57Ibid., par. 153-158.
58
RC, vol. 2, annexe 30.
59
CR 2014/13, p. 59, par. 17-18 (Obradović). - 26 -

11. Mais le défendeur ne s’est pas contenté de cela. Il a choisi de faire fi de ces déclarations

confirmatoires dans ses plaidoiries et a par conséquent appelé à plusieurs reprises l’attention de la

Cour sur des déclarations initiales qui n’avaient pas été signées, sans mentionner que leurs auteurs
60
en avaient par la suite confirmé l’exactitude et la véracité .

12. Au cours des présentes audiences, le demandeur a également présenté plusieurs de ces

témoins, dont les déclarations initiales n’avaient pas été signées, en tant que témoins des faits. Je

prendrai l’exemple de Mme Marija Katić, qui a déposé en séance publique. Mme Katić a fait sa

déclaration initiale à la police croate le 24 juin 1997. Elle a signé une déclaration confirmatoire,

attestant de la véracité et de l’exactitude de sa déclaration initiale, treize années plus tard,

le 13 décembre 2010 . Elle a déposé devant la Cour le 5 mars 2014, soit dix-sept années après

31 avoir fait, sans la signer, sa déclaration initiale. Elle a de nouveau confirmé la véracité et

l’exactitude de sa déclaration initiale, et reconnu devant la Cour qu’elle était bien la sienne. Bien

entendu, il appartient à la Cour de juger de la véracité de la déposition faite devant elle, mais la

Croatie est toutefois d’avis que celle-ci s’est révélée franche, claire et cohérente avec la déclaration

écrite initiale ainsi qu’avec les autres éléments de preuve soumis à la Cour à propos des atrocités et

actes de génocide commis dans le village de Bogdanovci. Par ailleurs, la déclaration de M. Kožul

était elle aussi non signée. S’il est vrai que ce dernier a refusé de reconnaître le document non

signé qui lui a été présenté et a déclaré qu’il n’était pas exact et que, par conséquent, il ne le

signerait pas, il a bien reconnu devant la Cour comme étant la sienne une autre déclaration qui, à

l’origine, n’avait pas été signée. Cette déclaration était datée du 29 mars 1993 et avait été traduite

et jointe à l’annexe 114 du mémoire de la Croatie. M. Kožul en a confirmé la véracité et

l’exactitude par une déclaration complémentaire en date du 14 septembre 2010, qui est annexée à la

réplique de la Croatie, en page 213 de l’annexe 30. Il a par la suite reconnu devant la Cour que

cette déclaration était la sienne . Le défendeur a décrit M. Kožul comme «un honnête homme qui a

62
été victime d’un crime horrible» .

60
Voir, par exemple, mémoire de la Croatie (MC), annexes 30, 143 et 189 (déclarations initiales), et RC,
annexe 30, p. 170, 228 et 245 (déclarations confirmatoire).
61MC, vol. 2, partie I, annexe 40 ; RC, vol. 2, annexe 30, p. 176.
62
CR 2014/13, p. 54, par. 1 (Obradović). - 27 -

13. D’autres témoins, dont les déclarations initiales non signées avaient été annexées aux

63
pièces de procédure du demandeur, ont par la suite témoigné devant le TPIY . Leurs dépositions

devant le tribunal — forme d’élément de preuve à laquelle le défendeur a instamment prié la Cour

64
de prêter une attention et une considération particulières — se sont révélées elles aussi cohérentes

avec les déclarations initiales — dont aucune n’était signée et dont un certain nombre avaient été

faites auprès de la police.

14. Voilà ce qui s’est véritablement passé en ce qui concerne les déclarations de témoins

présentées en l’espèce par le demandeur. Nous sommes bien loin de la prédiction fallacieuse de

l’agent du défendeur, qui a prétendu que, si les «auteurs présumés» de toutes les déclarations

initiales non signées qui ont été consignées par la police [projection à l’écran] :

32 «avaient été cités comme témoins et avaient déposé devant la Cour en toute
honnêteté … il serait apparu très clairement que ces déclarations non signées avaient

toutes ét65rédigées par les forces de police et, partant, qu’elles ne sont absolument pas
fiables» .

15. Cette allégation de M. Obradović est particulièrement malvenue, étant donné les

accusations qu’elle fait peser sur Mme Katić, qui est l’«auteur présumé» des déclarations initiales

non signées recueillies par la police et qui a été citée comme témoin devant le Cour. Mme Katić

n’a pas refusé de reconnaître la déclaration initiale qu’elle avait faite devant la police, pas plus

qu’elle n’a laissé entendre que cette déclaration n’était d’une manière ou d’une autre «pas fiable».

M. Jordash n’a pas tenté de lui faire dire que sa déclaration initiale était un document contrefait,

pas plus qu’il ne lui a laissé entendre que sa déposition n’était pas digne de foi. Il est tout à fait

63 Voir, par exemple, 1) MC, annexe 296 (déclaration initiale non signée ; pas de déclaration confirmatoire) ;
affaire Martić (TPIY), compte rendu d’audience, 6 avril 2006, p. 3293 ; et 2) MC, annexe 485 (déclaration initiale non
signée) ; RC, annexe 30, p. 325 (déclaration confirmatoire) ; affaire Martić (TPIY), compte rendu d’audience,
23 mars 2006, p. 2462 ; MC, annexe 339 (déclaration initiale non signée ; pas de déclaration confirmatoire) ;
affaire Milošević (TPIY), compte rendu d’audience, 11 novembre 2002, p. 12732 ; MC, annexe 360 (déclaration initiale
non signée ; pas de déclaration confirmatoire) ; affaire Milošević (TPIY), compte rendu d’audience, 28 août 2003,
p. 25515.

64 CR 2014/13, p. 64, par. 35 (Obradović) :

«De l’avis du défendeur, la Cour devrait accorder une attention spéciale aux comptes rendus de
déposition versés aux dossiers du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Ces comptes
rendus ont été établis par des fonctionnaires des Nations Unies et leur contenu a pu être contrôlé au
moyen d’un contre-interrogatoire, d’un interrogatoire complémentaire et, à l’occasion, des questions
posées par les juges du TPIY.»
65
Ibid., p. 54, par. 2 (Obradović). - 28 -

regrettable que le défendeur cherche à présent à mettre en doute la sincérité de Mme Katić, sans lui

donner l’occasion de répondre à ces accusations. [Fin de la projection.]

16. La Serbie n’a eu de cesse d’exhorter la Cour à ne tenir aucun compte des déclarations de

centaines de victimes et témoins des atrocités qu’elle a commises, sous prétexte que les

déclarations initiales non signées de ces personnes, ainsi que leurs déclarations confirmatoires, se

présenteraient sous une forme qui «ne peut pas être utilisée devant un tribunal». De telles

exhortations sont totalement dépourvues de fondement. Les déclarations se présentent sous une

forme parfaitement admissible devant un tribunal, et de fait, l’ont déjà été. La Cour les a

elle-même jugées acceptables et suffisantes pour ses propres besoins. Elle l’a fait pour les

déclarations des témoins de fait du demandeur qui lui avaient été soumises. Elle l’a fait pour

Mme Katić, puis encore pour M. Kožul. L’objection du défendeur est sans objet.

17. Le poids qu’il convient d’accorder aux déclarations des témoins qui ont déposé devant la

Cour et à celles qui sont simplement annexées aux pièces de procédure des Parties est bien sûr une

question qu’il revient à la Cour de trancher en s’appuyant sur des principes conventionnels, que

sir Keir Starmer a énoncés dans sa réponse à la question posée par le juge Bhandari le 7 mars.

De toute évidence, le défendeur préférerait qu’il n’en soit pas ainsi. Il sait que les centaines de

déclarations annexées aux pièces de procédure du demandeur prouvent l’existence du schéma

généralisé et répandu des atrocités que la Serbie a commises à l’encontre de la population croate.

C’est pourquoi il a non seulement continué de tenter de persuader la Cour de ne pas tenir compte de

ces déclarations, mais a redoublé d’efforts à cette fin.

33 B. Les preuves par ouï-dire

18. Je me contenterai de répondre brièvement à la seconde critique dirigée par le défendeur

contre les éléments de preuve du demandeur, à savoir qu’il s’agit de ouï-dire. Cette objection est

mal venue, surtout au regard de ses propres déclarations : la Cour aura relevé dans le résumé que

M. Jordash a fait des déclarations des témoins de la Serbie que celles-ci contiennent de nombreux

éléments de preuve relevant du ouï-dire. Ainsi que l’a exposé le demandeur dans ses pièces écrites,

la jurisprudence des principales juridictions pénales internationales a clairement admis la - 29 -

pertinence et l’admissibilité des preuves par ouï-dire, qui doivent être appréciées à la lumière de

leur contenu et des conditions dans lesquelles elles ont été obtenues . 66

C. Le nombre des victimes

1) La contestation par le défendeur du décompte des victimes effectué par la Croatie

19. Je vais également traiter brièvement de la troisième objection du défendeur relative aux

éléments de preuve du demandeur, par laquelle il remet en cause le nombre des victimes du

génocide commis par la Serbie, dont le décompte a été effectué par la Croatie. L’agent du

défendeur a rappelé que, «selon les allégations du demandeur», «la JNA et les forces serbes

subordonnées ont tué plus de 12 500 croates» «ont causé des atteintes graves à l’intégrité physique

et mentale de milliers de Croates» et «ont violé plus de femmes croates qu’on ne le saura jamais» . 67

M. Obradović affirme qu’il n’a «pas encore vu le moindre élément de preuve pour étayer ces

estimations» et se dit «maintenant convaincu qu’il n’en existe pas» . 68

20. Une fois de plus, les prédictions du défendeur et les assurances qu’il a données à la Cour

se sont avérées mal fondées. Ces preuves existent bel et bien. Les preuves des atteintes physiques

et mentales et des viols ressortent, entre autres, des centaines de déclarations de victimes et de

témoins annexées aux pièces de procédure du demandeur, celles que le défendeur tenait tellement à

vous voir écarter. Elles ressortent également des constatations répétées du TPIY relatives aux

69 70
«crimes graves et généralisés qui étaient commis» , aux «sévices graves» et aux «actes de

34 violence et d’intimidation généralisés … visant la population croate» . Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs de la Cour, étant donné le schéma généralisé et systématique des atrocités

commises par la Serbie et la nature des atteintes causées à la population croate, il est impossible de

donner un chiffre exact ou de justifier de chacune des victimes. Le demandeur n’a pas tenté de le

faire, il n’a pas cherché à fournir un chiffre exact.

66
RC, par. 2.44.
67CR 2014/13, p. 65, par. 43 (Obradović).

68Ibid.
69
Le Procureur c. Martić, jugement, par. 443.
70
Ibid., par. 349.
71Ibid., par. 443. - 30 -

21. En revanche, les estimations du nombre de personnes tuées peuvent être plus précises.

L’estimation fournie par le demandeur du nombre de personnes tuées pendant le génocide provient,

entre autres, des nombreuses recherches effectuées par des historiens et l’administration croate. Le

chiffre de 12 500 mentionné par le coagent de la Croatie est celui du centre de documentation

appelé «mémorial croate», organisme public dont la fonction est de rassembler et d’archiver les

données relatives au conflit . Une note de bas de page figurant dans le texte de ma présentation en

donne la source.

2) Le nombre des personnes portées disparues

22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, puisque nous en sommes à la

question du nombre des victimes, je pense que le moment est bien choisi pour répondre à la

question de M. le juge Cançado Trindade, qui voulait savoir si «les deux Parties pouvaient fournir à

la Cour des informations actualisées plus précises sur la question des personnes portées disparues à

73
ce jour» .

23. Votre Excellence, la réponse à cette question est oui. Des données plus précises figurent

dans un ouvrage plus récent, intitulé Book of Missing Persons on the Territory of the Republic of

Croatia (registre des personnes portées disparues sur le territoire de la République de Croatie) et

publié par l’office croate des personnes détenues et portées disparues, conjointement avec le comité

croate de la croix rouge et du CICR . Cet ouvrage contient des données détaillées relatives aux

personnes toujours portées disparues en date d’avril 2012. Il énumère les personnes disparues et

ventile les données selon que ces personnes étaient vivantes lorsqu’elles ont été vues pour la

35 dernière fois (auquel cas elles figurent par ordre alphabétique dans la liste des lieux où elles ont

disparu) ou qu’elles ont été vues mortes ou sont présumées mortes (auquel cas elles figurent par

ordre alphabétique dans la liste des lieux où leur cadavre a été vu pour la dernière fois). Nous en

avons fait une copie pour le Greffe et renvoyons dans une note de bas de page au lien

correspondant. Nous pouvons fournir d’autres copies imprimées si cela peut aider la Cour.

72 Ante Nazor, Greater-Serbian Aggression against Croatia in the 1990s, Mémorial croate, Centre croate de
documentation sur la guerre patriotique, 2011, p. 368.
73
CR 2014/18, p. 69 (juge Cançado Trindade).
74 Book of Missing Persons on the Territory of the Republic of Croatia, avril 2012,

(http://www.branitelji.hr/arhiva/p2515/dokument/1117/knjiga.nestalih-pdf…). - 31 -

24. Ainsi que l’a expliqué M. Grujić dans son exposé, les chiffres concernant les disparus

sont régulièrement mis à jour, au fur et à mesure de la découverte des sépultures : le nombre des

personnes exhumées et identifiées s’accroît tandis que le nombre des personnes disparues décroît.

Les chiffres figurant dans le registre de 2012 sont donc déjà obsolètes, de même que ceux qui ont

été fournis à la Cour par la Croatie et qui étaient à jour en décembre 2013. Nous avons pris contact

avec l’office croate des personnes détenues et portées disparues pour répondre à la question du

juge Cançado Trindade. Nous pouvons confirmer que les chiffres les plus récents, au

mardi 17 mars 2014, concernant les personnes tuées dans les attaques de la Serbie sur le territoire

croate en 1991-1992 sont les suivants :

les dépouilles de 3680 personnes enterrées irrégulièrement ont été exhumées de 142 charniers

et d’un nombre encore plus important de sépultures individuelles.

Parmi ces dépouilles, 3144 ont été formellement identifiées.

Toutefois, 865 personnes portées disparues à la période considérée n’ont toujours pas été

retracées.

Pardonnez-moi, je corrige, les données les plus récentes datent du lundi 17 mars 2014, jour de la

Saint Patrice.

25. L’agent de la Croatie, Mme Crnić-Grotić, répondra demain à l’autre question du

juge Cançado Trindade à propos des efforts entrepris pour identifier les personnes portées

disparues et connaître leur sort.

D. Les attaques dirigées par le demandeur contre les témoins experts de la Croatie

26. Cette réponse m’amène au quatrième point des objections du défendeur, qui concerne les

témoins experts de la Croatie. Les chiffres que je viens de vous donner sont ceux qui ont été

compilés par l’office croate des personnes détenues et portées disparues dirigé par M. Ivan Grujić,

le témoin expert qui a été entendu par la Cour voici deux semaines. L’agent du défendeur a

reproché à M. Grujić de n’avoir pas donné de chiffres concernant l’ensemble des personnes tuées
36

pendant l’attaque et l’occupation du territoire croate par la Serbie, et d’avoir fourni les chiffres

relatifs aux personnes portées disparues et aux exhumations des charniers ou des sépultures

individuelles. Ces deux reproches sont dépourvus de fondement. - 32 -

27. La seule raison pour laquelle l’exposé de M. Grujić ne faisait pas état de l’ensemble des

statistiques afférentes aux personnes tuées, blessées ou violées est qu’il ne s’agit pas là de son

domaine particulier de compétences. Il va sans dire que le conseil du demandeur aurait pu le

contre-interroger au sujet de cette lacune supposée, mais il a choisi de ne pas le faire. M. Grujić

reste un expert et même un grand spécialiste des questions concernant les personnes disparues ou

détenues, des exhumations et des sépultures découvertes en Croatie. Il a souvent été cité à titre

d’expert devant le TPIY . L’office qu’il préside est un organisme public croate et, comme le

défendeur le signale à juste titre, en sa qualité de directeur de cet organisme, M. Grujić est

effectivement un fonctionnaire de l’Etat croate. Le défendeur n’est cependant pas fondé à contester

son témoignage pour ce motif : l’exhumation des corps sur le territoire d’un Etat est une fonction

étatique nécessaire, comme la tenue des registres des citoyens et autres personnes disparues sur ce

même territoire. Le défendeur n’a contesté ni la substance de l’exposé de M. Grujić sur les

personnes disparues ou exhumées, ni la méthodologie qui y est présentée. Il semble une fois de

plus que le défendeur s’attache à émettre des objections d’ordre matériel dans le but de détourner

l’attention des faits qui sont gênants et préjudiciables à sa défense.

28. Les attaques personnelles du défendeur contre le deuxième témoin expert de la Croatie,

Mme Sonja Biserko, ne sont pas davantage fondées. Les accusations de parti pris, de corruption et

d’incompétence portées contre elle sont gratuites et dénuées de fondement . Elles ne sont pas non

plus partagées par les Nations Unies : son diplôme en science économique de l’université de

Belgrade n’a pas empêché sa nomination à l’importante commission d’enquête mise sur pied par le

Conseil des droits de l’homme des Nations Unies pour enquêter sur les violations des droits

humains en Corée du Nord, aux côtés d’un juge de la Cour suprême d’Australie, d’un ancien

représentant spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme au Cambodge et du rapporteur

37 spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Corée du Nord. Etant donné ce

que l’on a appris au sujet des opinions et du rôle officiel du témoin expert du demandeur

notamment le fait qu’il a été le secrétaire de l’entreprise criminelle commune de la RSK on

75Par exemple, Le Procureur c. Milošević, affaire n IT-02-54 ; Le Procureur c. Martić, affaire n IT-95-11 ;
Le Procureur c. Mrkšić, affaire n IT-95-13-1.
76
CR 2014/13, p. 58 et 59, par. 13 et 14 (Obradović). - 33 -

se serait attendu à ce que le défendeur soit plus prudent dans ses attaques visant à discréditer

Mme Biserko.

29. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les objections de pure forme

émises par l’agent du défendeur à l’encontre des éléments de preuve de la Croatie infondées et

regrettables. Elles sont regrettables du fait des accusations graves et gratuites qui sont portées

contre la Croatie et ses témoins, et en ce que le défendeur, en demandant l’exclusion de leurs

déclarations, tente de réduire au silence des centaines de victimes de ses atrocités.

30. Elles sont néanmoins sans effet sur le fond de la demande principale de la Croatie.

II. La remise en cause par le défendeur du rôle de la JNA en Croatie

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en arrive à la deuxième

partie de mon exposé, dans laquelle j’aborderai un certain nombre d’objections soulevées par le

défendeur concernant les éléments de preuve relatifs au rôle de la JNA dans les actes de génocide

commis en Croatie.

a) Premièrement, je vais traiter de la remise en cause par le défenseur des éléments de preuve du

demandeur relatifs à la serbisation de la JNA.

b) Deuxièmement, j’entends répondre aux efforts qu’il déploie pour tenter de minimiser les

conclusions du TPIY relatives à la direction et au commandement exercés par la JNA sur les
77
opérations en Croatie .

A. La serbisation de la JNA

32. Je commencerai par corriger une erreur dans les chiffres fournis par le défendeur dans

son exposé à propos de la JNA, ce qui l’a amené à contester à tort les éléments de preuve du

demandeur relatifs à la serbisation de la JNA. Le 12 mars au matin, le défendeur a contesté les

moyens du demandeur relatifs à la serbisation de la JNA. Son conseil, M. Lukić, a prétendu citer

verbatim un document annexé à la réplique du demandeur, et je cite ce qui apparait sur vos écrans

[projection à l’écran] :

«Les éléments de preuve fournis par les fonctionnaires croates contredisent la

thèse du demandeur … Dans la lettre signée par ... , président du conseil en charge de

77CR 2014/15, p. 59, par. 44 et 55 (Ignjatović). - 34 -

38 la succession en matière de biens militaires croates il est écrit : [et ici il affirme citer le
document] «sur 235 généraux originaires de Croatie au début de la guerre, moins de 7,

ou en pourcentages, 3 %, ont rejoint l’armée croat78 Les autres généraux sont
demeurés du côté de l’autre partie en guerre».»

33. S’appuyant sur cette prétendue citation, M. Lukić a posé à la Cour une question pour la

forme [projection suivante] : «Peut-on raisonnablement penser au vu de ces chiffres que le

demandeur veuille nous faire croire que 97 % des généraux croates qui sont restés avec la JNA

l’ont fait pour commettre un génocide contre leur propre peuple ?»

34. Ce qui est effectivement écrit dans le document cité par M. Lukić et traduit à

l’annexe 108 se lit comme suit [projection suivante] :

«sur un total de 235 généraux de Croatie qui étaient en activité pendant la période
considérée au début de la guerre, seulement 7 généraux ou amiraux, soit en

pourcentages environ trois pour cent de l’ensemble du corps des généraux … ont
rejoint les rangs de la HV [l’«armée croate»]. Tous Lles autres généraux et
amiraux en activité sont demeurés du côté de l’autre partie en guerre dans le camp
adverse (en service actif ou retraités ou demeurés en République de Croatie sans
79
se mettre au service de la HV…)…»

35. Ainsi qu’il apparaît nettement dans le texte original, le chiffre de 235 se rapportait au

nombre total des généraux de la JNA, toutes nationalités et origines ethniques confondues, dont

sept ont rejoint les forces croates. Les sources publiées qui ont servi à la rédaction de l’annexe 108

indiquent clairement que, sur un total de 235 généraux de la JNA, seuls 27 étaient en fait croates . 80

Le texte véritable que j’ai projeté sur vos écrans montre clairement que tous les 228 généraux

restants ne sont pas demeuré au service actif dans la JNA, et encore moins qu’ils ont servi

activement dans la campagne génocidaire de la Serbie en Croatie . La citation inexacte du

défendeur n’a rien pour réfuter les moyens du demandeur relatifs à la serbisation de la JNA. [Fin

de la projection.]

B. La JNA avait la maîtrise totale sur les opérations militaires en Croatie

36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens au second point, à

savoir les efforts déployés par le défendeur pour minimiser le rôle central joué par la JNA dans la

78
CR 2014/15, p. 39 et 40, par. 28 (Lukić).
79RC, annexe 108.

80 Zapovjedni vrh JNA: siječanj 1990.-svibanj 1992, Ministarstvo obrane RH, Hrvatski
memorijalno-dokumentacijski centar Domovinskog rata, Zagreb, 2010.
81
RC, annexe 108. - 35 -

campagne de la Serbie en Croatie, en particulier ses objections relatives au jugement rendu par le

TPIY dans l’affaire Mrkšić. Tout à l’heure, sir Keith Starmer traitera des efforts pareillement

entrepris par le défendeur pour contester les conclusions formulées par le TPIY dans

39 l’affaire Martić. Les constatations faites par la chambre de première instance dans l’affaire Mrkšić

sont particulièrement défavorables à la cause du défendeur. La Cour n’a pas oublié que le Tribunal

a conclu que et je lis sur vos écrans [projection à l’écran] «la réalité de fait, non seulement dans

la zone d’opérations du GO Sud, mais plus généralement, dans le cadre des opérations militaires

serbes en Croatie [est] que la JNA avait la maîtrise totale des opérations militaires» .82

37. Le TPIY a ensuite établi que cette réalité de fait, «la maîtrise totale des opérations

militaires» par la JNA en était une je souligne le terme réalité «que la JNA avait les moyens

de contraindre» [fin de la projection], bien que le Tribunal ait ajouté que la JNA «a[vait] pu

renâcler à sévir trop durement» contre «les unités de la TO, de paramilitaires et de volontaires

83
combattant pour la cause serbe» .

38. Appliquant ces constatations aux faits particuliers de l’affaire portée devant elle, la

chambre de première instance a jugé que, s’agissant de l’opération serbe visant à prendre Vukovar

entre le 8 octobre et le 24 novembre 1991 et là encore je cite ce qui apparaît sur vos

écrans [projection à l’écran] :

«Mile Mrkšić a, en qualité de commandant du GO Sud, dirigé seul l’ensemble
des forces [de] la JNA et de la TO, y compris les unités de volontaires et de
paramilitaires. Par conséquent, il avait le pouvoir de jure de donner des ordres à
toutes les unités de la JNA, de la TO et de paramilitaires présentes dans la zone de
84
responsabilité du GO Sud lors des opérations de combat.» [Fin de la projection.]

39. Afin que nul doute ne subsiste quant à la position de la chambre de première instance,

celle-ci a répété ainsi qu’il apparaît sur vos écrans que, en dernière analyse [projection

suivante] :

«on peut dire que la JNA, sous la direction de Mile Mrkšić, avait non seulement le
pouvoir de jure mais aussi les moyens humains, l’armement et l’organisation pour

exercer un contrôle effectif sur toutes les unités de la TO, de paramilitaires et de

82 o
Le Procureur c. Mrkšić, affaire n IT-95-13-1, jugement, 27 septembre 2007.
83Ibid., par. 89.

84Ibid., par. 86 ; les italiques sont de nous. - 36 -

volontaires présents dans la zone de responsabilité du GO sud» . 85 [Fin de la

projection.]

40. Les conclusions du Tribunal au sujet de l’emprise exercée par la JNA sur les

paramilitaires serbes sont sans équivoque. De fait, la semaine dernière, le conseil du défendeur,

M. Ignjatović, a reconnu dans sa plaidoirie la force de ce qu’il a qualifié de «conclusions

86
convaincantes» , alors même qu’il tentait de jeter le doute sur les éléments de preuve qui les

40 sous-tendaient. Il a laissé entendre que l’analyse de la chambre était «tout à fait inhabituelle» et 87

rejoint les rangs de ses collègues qui voudraient voir la Cour jouer le rôle de chambre d’appel non

officielle du TPIY pour ce qui est des conclusions défavorables à la cause du défendeur.

41. Celui-ci cherche ici à contester l’analyse de la chambre de première instance sur deux

points essentiels : en premier lieu, ses conclusions seraient fondées sur des éléments de preuve

fragiles et, en second lieu, celles portant sur la direction et le commandement auraient été

extrapolées à partir d’un seul cas particulier. Cette fois encore, les objections du défendeur ne sont

pas fondées.

1) La fragilité des éléments de preuve

42. Je vais traiter d’abord de l’objection concernant la prétendue fragilité des éléments de

preuve. Le défendeur reproche à la chambre de première instance d’avoir fondé son appréciation

sur — je cite : «deux documents seulement, ou plus précisément sur deux phrases seulement de ces

88
documents» . Le premier de ces documents était une circulaire du chef de l’état-major de la JNA

datée du 12 octobre 1991, où il était écrit que «toutes les unités de combat, qu’elles appartiennent à

la JNA, la TO ou aux volontaires, [devaient] être placées sous le commandement unifié de la

JNA». Le second document était un ordre émis par le commandant du 1 district militaire de la

JNA et daté du 15 octobre 1991, qui ordonnait à toutes les unités qui lui étaient subordonnées

d’assurer leur «entière mainmise» dans leurs diverses zones de responsabilité. Toutes les unités

89
paramilitaires qui refusaient d’obéir à la JNA devaient être renvoyées du champ de bataille .

85 o
Le Procureur c. Mrkšić, affaire n IT-95-13-1, jugement, 27 septembre 2007, par. 89.
86 CR 2014/15, p. 59, par. 45 (Ignjatović).

87 Ibid., par. 44 (Ignjatović).
88
Ibid., par. 45 (Ignjatović).
89 Mrkšić, jugement, par. 85. - 37 -

43. Il s’agit d’ordres officiels émanant de hauts gradés de la JNA, dont le chef d’état-major

mis en accusation par le TPIY dans l’affaire Martić pour avoir participé à l’entreprise criminelle

commune visant à débarrasser la «SAO de Krajina» des Croates de souche . Le défendeur n’a pas

été en mesure de contester l’authenticité de ces documents et ne l’a pas fait. Il n’y a donc aucune

raison de douter de leur valeur probante, ni de ce qu’ils disent des rapports entre la JNA et les

forces de la TO ou des paramilitaires.

44. Le défendeur a en revanche essayé de réinterpréter les documents de la JNA, d’en

inverser le sens au point de leur faire dire le contraire de ce qui y est écrit. C’est ainsi que, s’il est

41 dit clairement dans l’ordre du 12 octobre que la JNA, la TO et toutes les unités combattantes

devaient être placées sous le commandement unifié de la JNA, le défendeur explique que cet ordre

«ne dit pas qu’il a été suivi d’effet». Il fait valoir qu’en réalité les ordres ne sont pas la preuve que

la JNA exerçait effectivement son emprise, mais au contraire qu’elle ne l’exerçait pas. Le conseil

du défendeur demande à la Cour de partir du principe que les ordres avaient été émis pour «régler»

91
des problèmes de «manque de discipline et de contrôle» au sein des forces serbes . Mais ce n’est

pas ce qui est pourtant écrit expressément dans ces ordres. Les objections du défendeur reposent

sur des éléments de preuve plus que légers — ce même défaut qu’il dénonce dans les constatations

de la chambre de première instance.

45. Les escarmouches et affrontements entre les membres de la JNA et les paramilitaires ou

la TO invoqués par le demandeur n’aident pas sa cause, bien au contraire. Le cas où un membre de

la TO a été «expulsé» d’un autocar par un officier de la JNA alors qu’il contestait l’autorité du

colonel de celle-ci, et celui où les soldats de la JNA ont empêché la TO et les paramilitaires

d’insulter les hommes croates arrivant à la caserne de Vukovar, ne font que confirmer l’emprise

qu’exerçaient les officiers de la JNA, de même que la justesse des constatations de la chambre de

première instance selon lesquelles la JNA avait les moyens d’exercer pleinement la direction et le

commandement.

90Mrkšić, jugement, par. 446.

91CR 2014/15, p. 59, par. 47 (Ignjatović). - 38 -

2) Limitation des constatations aux événements d’Ovčara

46. La deuxième objection soulevée par le défendeur à propos des constatations du TPIY

dans l’affaire Mrkšić — à savoir que celles qui concernent à la direction et le commandement ne

vaudraient que pour les événements d’Ovčara — est pareillement infondée.

47. Comme vous l’avez entendu, le Tribunal a expressément jugé dans l’affaire Mrkšić que

— je cite : «il serait trompeur de prendre [les faits survenus à Vukovar] isolément ou de considérer

qu’ils résultaient uniquement de facteurs locaux. Ils s’inscrivaient en effet dans le cadre d’un

conflit politique et militaire bien plus important.» En conséquence, ainsi qu’il apparaît clairement

dans le jugement, et le défendeur en est bien conscient, la chambre a examiné des faits dépassant

largement le cadre étroit des événements d’Ovčara et en a tiré des constatations non seulement pour

le reste de la Slavonie orientale, mais aussi pour les autres régions visées de Croatie , notamment

42 en ce qui concerne le schéma des attaques menées par la JNA en Slavonie orientale dont la Cour a

pris connaissance la semaine dernière . Les preuves présentées au Tribunal, y compris celles se

rapportant à l’emprise exercée par la JNA, ne concernaient pas seulement le cas d’Ovčara. De fait,

comme le conseil du défendeur l’a lui-même relevé, l’ordre du 15 octobre, sur lequel il était si

pressé d’attirer l’attention de la Cour, visait l’ensemble de la «Slavonie orientale» et non pas

94
seulement Vukovar, et certainement pas la seule localité d’Ovčara .

48. Les rapports hiérarchiques sous-jacents aux deux ordres examinés par le Tribunal étaient

tout à fait conformes aux règles s’appliquant à la JNA, notamment l’article 108 du règlement des

brigades de la JNA, qui disposait que les opérations devaient être menées «sur la base de l’unité ou

unicité de commandement». Rien ne permet de penser — et aucun élément de preuve en ce sens

n’a été présenté à la Cour — que le principe de l’unicité de commandement dans les opérations de

la JNA en Croatie n’était qu’un souhait. Au contraire, ainsi que l’a jugé le TPIY dans

l’affaire Mrkšić, en se fondant sur l’ensemble des éléments de preuve la JNA «avait la maitrise

totale des opérations militaires» en Croatie. [Projection à l’écran.] «De l’avis de la Chambre, cela

92
Jugement Mrkšić, par. 19.
93Ibid., par. 34, 471 et 472.
94
CR 2014/15, p. 59, par. 48 (Ignjatović). - 39 -

montre la réalité de ce qui a été établi» et je souligne une fois encore le terme «réalité» [fin de la

projection].

49. En bref, les éléments de preuve soumis au TPIY et ceux qui ont été présentés à la Cour

établissent sans équivoque et même expressément que la JNA exerçait un contrôle effectif sur

toutes les forces paramilitaires et militaires serbes engagées dans la campagne de Croatie. Elle a

joué un rôle très important dans le conflit. Aucune critique, hypothèse ou tentative de discréditer le

raisonnement ou les constatations d’un organe judiciaire ayant examiné toutes les preuves de

manière approfondie ne saurait y changer quoi que ce soit. M. Crawford développera les

arguments du demandeur relatifs à l’attribution qui en découle. Monsieur le président, j’en viens à

la troisième et dernière partie de ma présentation. Je me demande si le moment ne serait pas bien

choisi pour la pause ?

Le PRESIDENT : Combien de minutes pensez-vous que durera le reste de votre plaidoirie ?

Mme NÍ GHRÁLAIGH : Peut-être cinq.

43 Le PRESIDENT : D’accord, veuillez poursuivre.

Mme NÍ GHRÁLAIGH :

III. Conclusion

50. Je conclurai cet exposé comme je l’ai commencé. Au terme d’une semaine de plaidoiries

du défendeur, les moyens factuels de ce dernier restent pour l’essentiel inébranlés ; au contraire, le

défendeur a fait un certain nombre de concessions essentielles qui limitent encore le nombre de

questions demeurant litigieuses entre les parties. Il a admis tous les faits ci-après et les citations qui

figurent entre guillemets sur vos écrans sont tirées directement des comptes rendus des plaidoiries

du défendeur :

1) «les dirigeants de la République de Serbie de l’époque, sous la houlette de Slobodan Milošević,

ont, publiquement ou non, apporté un soutien politique et financier à la création d’un territoire

autonome serbe en Croatie» ; 96

95Mrkšić, jugement, par. 89. - 40 -

2) «la Serbie [a] dans un certaine mesure aidé les Serbes de Croatie à créer leurs forces

armées ... soutien qui a pu prendre la forme d’entraînements au combat et de livraisons

97
ponctuelles d’armes et autres équipements» ;

3) «il est dès lors établi que certains des actes constitutifs du génocide énumérés aux cinq alinéas

de l’article II — le meurtre et l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale — ont été

98
commis pendant la période concernée, ce que personne ne tente de mettre en doute» ;

4) des crimes graves «ont été commis à l’encontre de membres du groupe national et ethnique

croate» ; c’est la concession numéro quatre ;

100
5) ces crimes ont été commis «par des personnes et des groupements de souche serbe» ,

101 102
notamment des «membres de la JNA» et des «forces associées aux Serbes de Croatie» ;

44 6) «le cadre factuel a été bien établi, en grande partie grâce aux efforts et à la détermination

103
déployés par le TPIY» ;

7) «c’est enfoncer une porte ouverte que de dire que le conflit comportait une importante

dimension ethnique» et que la «haine d’origine ethnique a motivé en grande partie le

comportement des auteurs des crimes perpétrés» 104;

105
8) il avait été question de «nettoyage», de «destruction» et de «l’ennemi» ;

9) «l’existence de preuves solides et incontestables d’une propagande raciste associée à des actes

de violence pouvait contribuer à établir l’intention génocidaire» 106 ;

10) point essentiel, «des preuves indirectes, comme des propos tenus, des actes commis ou

107
l’existence d’une ligne de conduite délibérée, peuvent éclairer l’intention» ;

96CR 2014/16, p. 17, par. 85.

97Ibid., p. 19, par. 94.

98CR 2014/15, p. 11, par. 10.

99CR 2014/13, p. 64, par. 38.
100
Ibid.
101
Ibid., par. 16.
102
CR 2014/15, p. 28, par. 50.
103Ibid., p. 27.

104Ibid., p. 28, par. 48.

105Ibid., p. 29, par. 51.
106
Ibid., p. 29, par. 52.
107
CR 2014/18, p. 13, par. 22 (Jordash). - 41 -

11) la «preuve de l’intention spécifique … exige l’examen des atrocités commises

systématiquement dans de nombreuses communautés et principalement dirigées contre le
108
groupe visé» ;

12) enfin, «le meurtre perpétré de façon généralisée et systématique, l’atteinte à l’intégrité physique

ou mentale et la soumission intentionnelle … à des conditions d’existence devant entraîner sa

destruction physique — permet une telle déduction».

51. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je relève que les références de

ces citations n’apparaissent pas à l’écran, mais elles figurent dans les notes de bas de page de mon

exposé. Le TPIY a confirmé l’existence de ce schéma d’atrocités commises contre de nombreuses

communautés de Croatie, visant la population croate. Le TPIY a également confirmé que des

meurtres et des atteintes à l’intégrité physique ou mentale ont été commis de manière généralisée et

systématique contre la population croate. Le demandeur a présenté d’autres éléments de preuve

convaincants de ce schéma d’attaque mené par la JNA, de concert avec d’autres forces serbes,

contre la population croate de Vukovar, en Slavonie orientale et dans le reste de la Croatie. Le

défendeur n’est pas parvenu à réfuter ce schéma de façon convaincante et la Slavonie orientale est à

45 peine mentionnée dans ses plaidoiries. Si elle survenait au second tour, une telle remise en cause

priverait le demandeur de l’occasion d’y répondre. Or, de l’aveu même de M. Jordash, la preuve

non réfutée du schéma des attaques permet de déduire l’intention spécifique.

52. A elles seules, les concessions du défendeur valent acquiescement aux moyens du

demandeur sur le fond, comme sir Keir Starmer va l’expliquer après la pause.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame Ní Ghrálaigh. Sir Keir Starmer s’adressera à

la Cour après la pause. L’audience est suspendue pour quinze minutes.

L’audience est suspendue de 11 h 35 jusqu’à 11 h 55.

108CR 2014/18, p 13, par. 23 (Jordash). - 42 -

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et j’appelle à la barre

sir Keir Starmer. Vous avez la parole, Monsieur.

Sir Keir STARMER :

R ESPONSABILITÉ JURIDIQUE

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais à présent me pencher

sur les points soulevés par le défendeur et par la Cour quant à la responsabilité en matière de

génocide, en rapport avec la demande principale. J’examinerai dans l’ordre :

a) la question du schéma ;

b) la question des possibilités ;

c) la question du génocide commis à l’encontre des défenseurs ;

d) la question du manquement à l’obligation de prévenir.

2. M. Sands m’avait mis en garde : à présent que j’ai retiré ma perruque, seule compte

désormais la qualité de mon argumentation. Monsieur le président, ainsi que M. Obradović l’a

expliqué, l’actus reus du génocide n’est plus remis en cause. MM. Obradović 109et Schabas 110ont

46 reconnu que l’actus reus était a priori établi, sous réserve que l’intention puisse être prouvée, et je

vais donc me concentrer, avec votre permission, sur la question de l’intention, sans revenir sur

l’actus reus.

3. En l’absence d’éléments prouvant explicitement l’intention, celle-ci peut être déduite de

111
propos, d’actes ou d’une ligne de conduite délibérée . La Cour se rappellera que, lorsque j’ai

présenté les arguments du demandeur sur les éléments permettant de déduire l’intention, je me suis

appuyé sur cinq aspects :

112
a) premièrement, les 17 facteurs connexes démontrant une intention, et la Cour se souviendra

que je les ai présentés à l’écran par séries de quatre ;

109
CR 2014/13, p. 66, par. 44 (Obradović).
110CR 2014/15, p. 27, par. 45 (Schabas).

111Kayishema, jugement, par. 93.
112
CR 2014/12, p. 19, par. 27 (Starmer). - 43 -

b) deuxièmement, la ligne de conduite marquée dans toutes les régions concernées, de village en

village, de ville en ville ;

c) troisièmement, les éléments prouvant que lorsque les forces serbes ont eu la possibilité de

détruire les Croates dans les régions en question, elles l’ont fait, comme par exemple à

Vukovar, Lovas, Škabrnja et Saborsko ;

d) quatrièmement, le panorama général des événements survenus dans des régions telles que la

Slavonie orientale, et le gros plan sur certains villages ;

e) cinquièmement, l’effroyable liste des morts et des destructions évoquées par mes collègues dans

leurs interventions du premier tour portant sur l’actus reus.

Tels étaient donc les éléments à partir desquels le demandeur estimait pouvoir déduire l’intention.

4. Je ne pense pas faire entorse à la vérité en disant que, dans sa réponse, le défendeur a, de

façon générale, choisi de ne pas discuter des éléments de preuve, préférant s’abriter derrière des

affirmations générales mais non étayées. La partie adverse a opposé de brefs arguments quant à la

possibilité de déduire l’intention d’une ligne de conduite, M. Schabas faisant quelques références à

l’affaire Martić, et M. Obradović a cité trois cas dans lesquels les forces serbes avaient eu la

possibilité de détruire les Croates mais ne l’avaient pas fait : à Vukovar, Stajićevo et Lovas. Je vais

bien entendu revenir sur chacun de ces arguments du défendeur, à tour de rôle.

5. Mais avant cela, je tiens à souligner que, ayant calqué la structure de son argumentation

juridique à l’appui de sa demande reconventionnelle sur celle de l’argumentation du demandeur

concernant la preuve de l’intention génocidaire, le défendeur n’est plus en mesure de contester :

47 a) que l’intention génocidaire peut être dûment et légitimement établie dès lors que l’existence

d’une ligne de conduite délibérée est démontrée ;

b) qu’il est extrêmement important de tenir compte des possibilités qui s’offraient aux auteurs des

crimes aux fins d’apprécier l’existence d’une intention génocidaire.

6. J’en viens à présent à la question du schéma.

II. Le schéma

7. La semaine dernière, le défendeur s’est intéressé au jugement rendu par le TPIY dans

l’affaire Martić. Ce fut le véritable seul argument qui nous a été opposé, le seul moment où la - 44 -

partie adverse s’est réellement penchée sur la question du schéma et de ce que l’on pouvait en

conclure. M. Schabas a dit à la Cour que le jugement «n’établi[ssait] pas l’existence d’un

113
enchaînement d’événements susceptible d’être constitutif du crime de génocide» . Selon lui, on

n’y trouve pas non plus de constatations permettant d’imputer à d’autres que Milan Martić

lui-même les crimes commis dans la «SAO Krajina», à l’exception des expulsions et transferts

forcés. Et M. Schabas de conclure que, dans ces conditions, le jugement Martić «n’[est] d’aucune

aide à la Cour» . Examinons rapidement ces assertions.

8. En passant, je voudrais juste relever que, dans sa plaidoirie de vendredi sur la demande

reconventionnelle, M. Jordash a indiqué qu’il reviendrait sur ce jugement au second tour.

Monsieur le président, j’espère que la partie adverse n’entend pas alors avancer de nouveaux

arguments auxquels le demandeur n’aurait plus la faculté de répondre. Permettez-moi de rappeler à

la Cour certaines des principales conclusions rendues par le TPIY dans l’affaire Martić.

Premièrement, la chambre de première instance a établi l’existence d’une entreprise criminelle

commune dont l’objectif était de créer un «territoire ethniquement serbe» en chassant la population

croate et non serbe du territoire de la «SAO Krajina»/«RSK». Parmi les participants à cette

entreprise criminelle commune figuraient nombre de hauts dirigeants serbes, dont, naturellement, le

115
président de la Serbie, Slobodan Milošević .

48 9. Deuxièmement, le TPIY a fait des constatations détaillées au sujet des attaques perpétrées

dans l’ensemble de la région par les forces serbes en 1991 et 1992. Ces conclusions de fait font

écho à celles rendues dans l’affaire Mrkšić au sujet du schéma des attaques serbes en Slavonie

orientale et de leur caractère ethnique — Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la

Cour, comme vous vous en souvenez sans doute, je vous ai parlé de ce schéma lors du premier

tour. Et, fait significatif, nous avons ici deux affaires importantes intéressant des secteurs distincts

des régions concernées, et un schéma clair s’en dégage. Dans l’affaire Martić, la chambre de

première instance a conclu qu’à partir du mois d’août 1991, les forces armées de la «SAO Krajina»,

113
CR 2014/15, p. 25, par. 41 (Schabas).
114Ibid., p. 26, par. 43 (Schabas).
115
Citons également : Vojislav Šešelj, homme politique nationaliste serbe ; le capitaine Dragan Vasiljković, chef
paramilitaire ; Veljiko Kadijević, ministre de la défense de la RFSY ; Radovan Karadžić, ancien président du parti
démocratique serbe (actuellement jugé par le TPIY pour génocide) ; Milan Babić, ancien président de la «SAO Krajina»
et de la «RSK» ; et plusieurs autres hauts dirigeants serbes. - 45 -

la TO et la JNA avaient attaqué les villages à majorité croate dans l’ensemble de la région. Le

«principal objectif» de ces attaques était d’expulser les civils non serbes. Et la chambre a constaté

que ces attaques avaient suivi, je cite, «de manière générale, … le même scénario», scénario qu’elle

a décrit, comme vous devriez le voir à l’écran, de la manière suivante :

[projection]

«Des unités de l’armée de terre entraient dans le secteur ou le village en
question à la suite d’un bombardement. Une fois que les combats avaient cessé, les
assaillants tuaient ou maltraitaient les civils non serbes qui n’avaient pas réussi à fuir

pendant l’attaque. Ils détruisaient les maisons, les églises et d’autres bâtiments pour
empêcher le retour des non-Serbes, se livrant en même temps à un pillage
systématique.» 116

10. Quelques paragraphes plus loin, le TPIY fait de nouveau référence à ce scénario

immuable [projection suivante] : «[C]es attaques suivaient généralement le même scénario, à savoir

que les Croates étaient tués ou chassés.» 117 [Fin de projection.] Il ne fait donc aucun doute que,

comme le soutient le demandeur, les attaques suivaient un schéma précis dans toutes les parties des

régions concernées.

11. Troisièmement, dans l’affaire Martić, la chambre de première instance a conclu que les

forces serbes avaient tué, dans le cadre de persécutions à caractère ethnique, des dizaines de civils

118
croates, dans de nombreux villages de Croatie . Les éléments de preuve lui ont également permis

d’établir que les crimes commis à l’encontre de détenus croates — leur détention même, puis les

actes de torture, actes inhumains et traitements cruels — avaient été perpétrés avec une intention
119
49 discriminatoire fondée sur l’appartenance ethnique . Le TPIY a conclu que, dans toute la région,

«des crimes généralisés et systématiques (meurtres, violences, atteintes à la propriété, etc.)

120
[avaient] été commis contre la population non serbe» .

12. Quatrièmement, le TPIY a constaté que le gouvernement de la «SAO Krajina» et de la

«RSK» avait reçu «une importante aide financière, logistique et militaire [de la Serbie]», et que

la JNA et les forces armées de la «SAO Krajina» et de la «RSK» avaient coopéré «largement»,

116
Martić, jugement, par. 427.
117Ibid., par. 443.

118Hrvatska Dubica (par. 358), Cerovljani (par. 364), Baćin (par. 367), Lipovača (par. 370), Vukovići et Poljanak
(par. 377), Saborsko (par. 383), Škabrnja (par. 398) et Bruška (par. 403).
119
Martić, jugement, par. 416.
120
Ibid., par. 489. - 46 -

lors «d’importantes opérations militaires» dans un certain nombre de villes et villages 121,

opérations au cours desquelles, vous vous en souviendrez, des dizaines de civils croates sans

défense ont été tués. Il a, en particulier, expressément conclu que la JNA «dirigeait» les forces

122
serbes qui ont attaqué le village de Kijevo le 26 août 1991 , indiquant que la décision
123
d’attaquer ce village avait été prise par «Milan Martić … , de concert avec la JNA» .

13. Cinquièmement, la chambre de première instance a conclu que Martić était coupable des

crimes suivants : meurtre, emprisonnement, torture, actes inhumains, traitements cruels, expulsion,

transfert forcé, destruction sans motif de villages, destruction d’édifices consacrés à la religion et à

124
l’éducation, attaques contre des civils et persécutions . La majorité des victimes étaient des civils

en détention ou des personnes âgées 125 et, en raison de la nature «particulièrement grav[e]» des

126
crimes, Martić a été condamné à trente-cinq ans d’emprisonnement .

14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur a mis l’accent

sur des affaires telles que Martić, dans lesquelles l’existence d’une entreprise criminelle commune

a été établie. Mais ce concept, qui relève du droit pénal, régit la responsabilité pénale des

individus, pas la responsabilité internationale des Etats. La Croatie n’a pas besoin de prouver

l’existence d’une entreprise criminelle commune pour établir la responsabilité de la Serbie au

regard de la Convention sur le génocide. Pour autant, les conclusions rendues par le TPIY au sujet

d’une entreprise criminelle commune impliquant les plus hauts dirigeants serbes ne sont ni hors de

propos, ni inutiles, n’en déplaise au défendeur. Bien au contraire, elles offrent la preuve irréfutable

50 des rapports d’allégeance et de contrôle qui existaient entre les dirigeants serbes de Belgrade et les

forces de la «SAO Krajina» et de la «RSK», et de leur volonté commune de vider un pan

considérable du territoire de la Croatie de sa population croate de souche.

15. M. Schabas a conclu la partie de son exposé consacrée à l’affaire Martić en affirmant que

le jugement rendu à cette occasion, de même que ceux rendus dans les affaires Mrkšić ou autres, je

121Martić, jugement, par. 446 : Kijevo, Hrvatska Kostajnica, Saborsko et Škabrnja.
122
Ibid., par. 167.
123
Ibid., par. 166.
124Ibid., par. 480.
125
Ibid., par. 490.
126
Ibid., par. 491 et 519. - 47 -

cite, «confirm[ait] que les actes pour lesquels les accusés [avaient] été condamnés ne pouvaient

127
recevoir la qualification juridique de génocide» . Telle était la conclusion qu’il tirait de son

analyse. Or, cette conclusion est tout simplement fausse, et prouve que nos contradicteurs soit ont

mal compris, soit déforment notre argumentation.

16. Personne n’ayant été accusé de génocide dans ces affaires, le fait que la chambre de

première instance du TPIY ne se soit pas prononcée, dans un sens ou dans l’autre, sur l’intention

génocidaire, n’est guère surprenant. Mais de là à déduire que les conclusions de la chambre

«confirment» que les actes incriminés ne sauraient recevoir la qualification de génocide, il y a un

pas que la logique ne permet pas de franchir. De plus, le demandeur a toujours souligné qu’il ne se

fondait pas sur une seule série de conclusions de fait rendue dans telle ou telle affaire jugée par le

TPIY. C’est la position inconfortable dans laquelle se trouve le défendeur. La Serbie, au départ,

s’est fondée sur la décision rendue en première instance dans l’affaire Gotovina, ce qui explique

probablement pourquoi elle n’a joint, à l’époque, aucune déclaration de témoin à son

contre-mémoire. Elle ne s’est appuyée que sur une seule affaire soumise au TPIY.

Malheureusement pour elle, bien sûr, ce jugement a été infirmé en appel, ce qui l’a conduite par la

suite à produire des déclarations de témoin. Le demandeur, quant à lui, a toujours conçu son

argumentation de manière très différente, et ne s’est jamais contenté d’invoquer une seule et unique

décision du TPIY. Il s’appuie sur toutes les conclusions de fait pertinentes, puisées dans toutes les

affaires pertinentes, en les prenant dans leur globalité et en les considérant conjointement avec les

nombreux autres éléments de preuve, notamment les centaines de déclarations de témoin qu’il a

présentées à l’appui de ses prétentions. C’est pour cela que son argumentation est si convaincante,

en raison de cette concordance entre les conclusions du TPIY et l’ensemble des témoignages. Le

défendeur a singulièrement échoué à réfuter une argumentation aussi étoffée.

17. M. Sands a démontré de manière on ne peut plus convaincante quel était le critère

d’établissement de la preuve qui s’imposait en l’espèce : celui consistant à se situer «au-delà de

tout doute raisonnable». Il ne fait aucun doute que les solides preuves de l’existence d’un schéma

venant étayer l’argumentation du demandeur que l’on trouve dans la jurisprudence du TPIY et les

127
CR 2014/15, p. 26, par. 43 (Schabas). - 48 -

51 témoignages versés au dossier satisfont à ce critère. Si, au paragraphe 373 de l’arrêt Bosnie, la

Cour a, en employant la tournure restrictive «ne … que», rendu plus strict le critère requis, le

demandeur fait valoir que, de toute évidence, son argumentation y satisfait également.

18. J’en viens à présent à la question des possibilités qui, comme M. Sands l’a montré au

sujet de l’affaire Tolimir, demeure un aspect important de toute appréciation de l’existence d’une

intention génocidaire.

III. Les possibilités

19. La Serbie reconnaît désormais que l’existence d’une intention génocidaire s’apprécie en

partie à l’aune des possibilités qui s’offraient aux auteurs des actes incriminés. Lors de son

intervention, lundi dernier, M. Obradović a cité trois exemples de «possibilités» qu’auraient

nous dit-il eues les forces serbes de commettre un génocide ce qu’elles auraient

effectivement fait si elles avaient été animées d’une quelconque intention génocidaire mais

qu’elles n’ont pas mises à profit. Et d’en conclure à l’absence d’intention génocidaire.

J’analyserai tour à tour chacun de ces exemples.

20. Le premier exemple est tiré d’un bout de phrase extrait du paragraphe 213 du jugement

rendu en l’affaire Mrkšić, portant sur l’évacuation des femmes et des enfants, qui, a souligné

M. Obradović, et peut-être vous en souvenez-vous, auraient — c’est ce qu’il nous a dit — été en

mesure de choisir s’ils voulaient être évacués vers la Croatie ou vers la Serbie, un peu comme s’il
128
s’agissait pour eux de choisir quel autocar prendre depuis Vukovar . Le fait que le défendeur ait

retenu cet exemple est très révélateur.

21. L’épisode auquel M. Obradović fait référence concerne le sort des passagers de cinq

autocars au départ de l’hôpital de Vukovar, le 20 novembre 1991 cette date est d’une extrême

importance. La chambre de première instance saisie de l’affaire Mrkšić a noté que ces

autocars transportaient «250 personnes au total, pour la plupart des femmes et des enfants, mais

129
[qu]’il y avait également des médecins, des infirmières, leurs époux et leurs enfants» .

Le 20 novembre 1991, ces personnes ont commencé à embarquer entre 11 heures et 11 h 30

128
CR 2014/13, p. 67, par. 47 (Obradović).
129Mrkšić, jugement, par. 213. - 49 -

environ, pour finalement quitter l’hôpital vers 14 heures . Voici donc l’exemple qui au vu du

sort réservé à ce groupe de passagers est censé vous démontrer l’absence de toute intention

génocidaire.

22. Mais ce que M. Obradović s’est bien gardé de vous dire à propos de cet exemple

soigneusement choisi, c’est que dans ce cas bien particulier, le 20 novembre 1991, l’évacuation

était surveillée de près. Les conclusions du jugement Mrkšić et les éléments de preuve présentés à

la Cour révèlent que les observateurs de la mission de contrôle de la communauté européenne

52 (ECMM) et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) étaient arrivés le matin-même, à

10 h 30, à Vukovar . Peut-être vous rappelez-vous que, quand je vous ai décrit Vukovar, j’avais

relevé que les autocars qui transportaient les hommes vers Velepromet et Ovčara arrivaient à

destination à 10 h 30. Donc la situation est la suivante : à l’hôpital, à 10 h 30, les observateurs

arrivent. L’épisode qui vous a été relaté se déroule une heure plus tard : ils étaient là et témoins de

ce qu’il advenait des personnes montées à bord de ces cinq autocars. Les observateurs ont assisté à

toute cette partie de l’évacuation, et ils étaient là aussi vers 13 heures ou 14 heures ; qui plus est,

avant que l’autocar ne quitte les lieux, «une équipe de reporters de la chaîne Sky News [est]

arrivé[e]» . Dans ces circonstances, il n’y avait guère de possibilité de commettre des actes

génocidaires. En de fait, après que les employés de l’hôpital, ainsi que d’autres femmes, furent

montés dans l’autocar, les observateurs ont suivi l’autocar jusqu’en Serbie . Là, une liste de

134 135
personnes évacuées a été dressée . Puis, le convoi est reparti vers la Croatie . Quand et où cette

prétendue «possibilité» de commettre le génocide avancée de façon à prouver l’absence de toute

intention génocidaire se serait-elle donc présentée ? Jamais. M. Obradović espère-t-il vraiment

servir sa cause en nous offrant la preuve que, en présence d’observateurs et de caméras de

télévision, les forces serbes ne commettaient pas d’actes de génocide ? Non seulement son

exemple ne prouve rien, mais il offre au demandeur l’occasion de mettre en lumière le

130
Mrkšić, jugement, par. 213.
131
Ibid.
132Ibid., par. 214.

133Ibid., par. 213.
134
Ibid.
135Ibid. - 50 -

comportement fort différent qui était celui des forces serbes lorsqu’elles échappaient à la

surveillance des observateurs et des caméras de télévision, ce dont je ne vais pas me priver.

23. Examinons un instant ce qu’il est advenu d’un autre groupe d’hommes, de femmes et

d’enfants qui avaient été évacués de l’hôpital seulement la veille. La chambre de première instance

saisie de l’affaire Mrkšić a estimé que le 19 novembre, avant l’arrivée des observateurs de l’ECMM

et du CICR, la JNA 136avait conduit de l’hôpital à l’entrepôt de Velepromet un groupe de «quelques

centaines » de personnes — c’est-à-dire un groupe de taille comparable, constitué essentiellement

138
de civils, mais également de membres des forces croates . Aucun observateur, aucune caméra.

24. Les constatations de la chambre de première instance et les éléments de preuve soumis à

la Cour par le demandeur nous permettent de retracer le sort très différent qui fut celui de ce

53 premier groupe d’hommes, de femmes et d’enfants évacué vingt-quatre heures plus tôt, le

19 novembre. Ce jour-là, donc, les passagers sont conduits au camp de Velepromet. Les personnes

âgées, les femmes et les enfants sont séparés des hommes . 139 Sur place, ils sont privés de

140
nourriture, interrogés et battus , menacés avec des couteaux et leurs mères sont traitées

141
d’«oustachies» . Des femmes sont violées. Un témoin a vu une femme qu’elle connaissait être

emmenée ; plus tard elle a entendu des volontaires se vanter du fait que quinze d’entre eux

142 143
l’avaient violée . Ce témoin a elle-même été violée à même le sol par cinq hommes . Certains

144
prisonniers sont emmenés et on ne les reverra jamais . D’autres femmes sont forcées d’assister à

des exécutions d’hommes croates . Une tout autre histoire donc, en l’absence d’observateurs et

de caméras.

136Jugement Mrkšić, par. 161.

137Ibid., par. 167.

138Ibid., par. 188.
139
Ibid., par. 162, et voir aussi, par. 188.
140
MC, annexe 37 ; annexe 151.
141
Ibid., annexe 37.
142Ibid., annexe 151.

143Ibid.

144Ibid. annexe 117.
145
Ibid., annexe 37 ; annexe 123 ; annexe 157B. - 51 -

25. Prenons l’exemple d’un autre groupe : ces personnes qui ont connu un sort tragique à

Ovčara — où elles ont été conduites juste avant l’arrivée des observateurs, le 20 novembre, et

exécutées. Vous avez déjà entendu ce bouleversant récit.

26. Dans l’exemple avancé par M. Obradović, il n’y avait pas de «possibilités». Mais il y en

avait pour ce qui est des groupes conduits à Velepromet et Ovčara. La JNA avait délibérément

créé cette possibilité. Et cette possibilité de détruire, dès lors qu’elle existait, fut mise à profit : des

Croates furent massacrés, exécutés, violés, maltraités et calomniés. Ces actes avaient pour objectif

de détruire le groupe, en en tuant les membres ou en portant gravement atteinte à leur intégrité

physique ou mentale. L’exemple cité par M. Obradović ne fait que prouver cela même qu’il

cherchait à réfuter.

27. Dans son deuxième exemple, M. Obradović mettait en avant le cas de personnes

détenues par les Serbes qui n’avaient pas été tuées et qui, après plusieurs des mois dans un centre

de détention, avaient finalement été échangées. Or, comme il est ressorti de la déclaration d’un

témoin, les conditions de vie dans les camps étaient horribles. Pour tous ceux qui venaient de

Vukovar, le premier arrêt était à Velepromet. Là, les prisonniers, civils pour la plupart, étaient

soumis à des menaces, des interrogatoires et des passages à tabac répétés. Ils étaient entassés à 50

dans ce qui a été appelé la «chambre de la mort» et menacés de violences, un soldat armé leur

annonçant qu’ils seraient exécutés. Franjo Kožul, qui a déposé devant la Cour, a rapporté dans sa

54 déclaration avoir vu quelqu’un transporter la tête d’un homme décapité . Rien de ce qu’il y

relatait quant au trajet jusqu’aux camps ou à ce qu’il a observé en détention n’a été contesté.

M. Kožul a été convoqué afin d’être interrogé par la Cour, sans qu’à aucun instant son récit ne soit

remis en question, et pour cause.

28. M. Kožul a ensuite été conduit, parmi d’autres, au camp de détention de Stajićevo. Selon

son témoignage et d’autres — non contestés non plus —, les prisonniers ont continué d’être soumis

à des tortures physiques et psychologiques. Ils ont été privés de nourriture, insultés, menacés,

roués de coups de pied et brutalement frappés au moyen de bâtons de bois sur tout le corps et les

parties génitales. Certains sont morts des suites de ces brutalités. Et, dans les déclarations de

146MC, annexe 114. - 52 -

témoins que vous avez devant vous, les preuves abondent qu’il n’en a pas été autrement dans les

147
autres camps .

29. Comme il est dit dans la déclaration de M. Kožul, les tueries n’ont cessé que lorsque le

148
CICR est arrivé dans le camp . Seulement lorsque le CICR est arrivé sur place. Sa présence aura

peut-être empêché l’élimination programmée d’une portion encore plus importante du groupe. La

pression politique aura également joué. Stajićevo, dont les conditions de détention ont été décrites

par l’un des responsables du CICR comme les pires qu’il ait jamais vues à l’exception d’un

camp au Bangladesh , a dû être fermé et les détenus qui s’y trouvaient ont été transférés. Le

témoin, M. Kožul, a, comme d’autres détenus de la liste, été libéré plus tard dans le cadre d’un

accord d’échange de prisonniers . 149

30. Comme nous le savons, d’autres actes que le meurtre peuvent être constitutifs de

l’actus reus du génocide. Dès lors que l’intention génocidaire existe, des atteintes graves à

l’intégrité physique ou mentale peuvent suffire à établir celui-ci. Pour ces actes, l’occasion qui

s’est présentée a été saisie. Le fait que le témoin et certains autres détenus aient été libérés n’est le

critère à l’aune duquel déterminer s’il y a eu génocide. Car il n’est pas nécessaire d’établir que

l’ensemble des membres du groupe ont été physiquement éliminés.

31. Une fois encore, l’exemple donné par M. Obradović ne fait que prouver cela même qu’il

cherchait à réfuter.

32. Le troisième exemple cité par M. Obradović a été puisé dans la déclaration d’un témoin

150
originaire de Lovas . Aux dires de ce témoin, à Lovas, un groupe de civils blessés a été conduit à

55 l’hôpital de Sremska Mitrovica . Comment un tel geste pourrait-il cadrer avec une intention

génocidaire ? demande M. Obradović.

33. Une fois encore, M. Obradović a choisi un exemple isolé et fort révélateur. Vous avez

devant vous des témoignages non contestés de ce qui s’est passé à Lovas avant et après l’exemple

147
MC, annexes 153, 155, 156 et 157.
148
Ibid., annexe 114.
149Ibid.
150
Ibid., annexe 97.
151
CR 2014/13, p. 67, par. 49 (Obradović). - 53 -

qu’il vous donne . Le 10 octobre 1991, les forces serbes attaquent Lovas à la grenade et au

153
mortier. Elles entrent dans le village en tirant sur les habitants dans la rue . Les Croates sont

154
contraints de marquer leurs maisons avec des bouts de tissu blanc et de s’attacher des morceaux

de tissu blanc autour des bras , souvenez-vous de ces images que vous avez vues. Des personnes

156
sont arrachées de leurs caves avant d’être abattues . Une semaine plus tard, le 17 octobre, tous les

hommes âgés de 17 à 50 ans sont regroupés. Ils sont frappés à coups de tuyaux de fer jusque, pour

certains, à en perdre connaissance , ou encore poignardés au moyen de baïonnettes, torturés et

soumis à interrogatoire. Le 18 octobre, huit jours après l’arrivée des forces serbes, ils sont alignés

en rangs par deux, puis contraints de traverser un champ de mines. Un témoin a décrit les mines

158
qui explosent, les cadavres gisant tout autour, et les coups de feu des forces serbes qui pleuvent .

34. Des blessés ont certes été chargés à bord d’un camion et emmenés afin d’être soignés.

Pourtant, contrairement à ce que M. Obradović voudrait vous faire croire, même cela n’était pas un

simple geste d’humanité. Sur la route, les prisonniers étaient constamment harcelés par les forces

serbes, traités d’oustachis que l’on devait exécuter plutôt que soigner. Ils ont finalement réussi à

s’échapper par leurs propres moyens . 159 Plus tard, un certain nombre d’entre eux ont été

160
emprisonnés, et les tortures ont repris .

35. Et comme vous le savez, par la suite, des dizaines de corps ont été exhumés d’un

charnier de Lovas . Le fait que toute la population n’ait pas effectivement été éliminée n’est pas

le critère à l’aune duquel s’apprécie l’existence d’un génocide. Le récit de ce qui s’est passé à

Lovas suffit à établir que des actes génocidaires y ont été perpétrés dans une intention de

destruction totale ou partielle. Si M. Obradović entendait présenter un cas où, durant le conflit, les
56

152MC, annexes 95-111, en particulier annexes 98, 101 et 102.

153Ibid., annexe 98.
154
Ibid., annexe 97.
155
Ibid., annexe 98.
156
Ibid.
157Ibid.

158Ibid.

159Ibid.
160
Ibid., annexe 97.
161
Ibid., annexe 168 B. - 54 -

Croates auraient été traités plutôt correctement et où aucun acte de génocide n’aurait été commis, il

pouvait difficilement trouver pire exemple que celui de Lovas.

36. Aux preuves de l’existence d’un schema et de la mise à profit, par les auteurs des actes

incriminés, des possibilités qui leur étaient offertes, viennent s’ajouter les éléments relatifs aux

personnes disparues, dont le sort est bien évidemment directement lié aux crimes initiaux et est à

l’origine d’une violation continue de l’article II b) de la Convention.

IV. Le génocide contre les personnes assurant la défense des lieux

37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’aimerais à présent dire un

mot au sujet des victimes du génocide qui portaient des armes. Cet aspect n’a pas du tout été

abordé par le défendeur, mais il a été évoqué dans certaines questions de la Cour, et c’est à ce titre

que je vais en parler.

38. Le demandeur part du principe que, comme je l’ai expliqué mardi, les actes constitutifs

162
de l’actus reus du génocide doivent être illicites . A cet égard, il note que l’article premier de la

Convention sur le génocide définit celui-ci comme un crime, «qu’il soit commis en temps de paix

ou en temps de guerre», et rappelle que, contrairement au droit international humanitaire, le droit

163
applicable au génocide n’établit pas de distinction entre protection des civils et protection des

combattants.

39. Il s’agit là d’un principe parfaitement légitime. Soutenir le contraire supposerait

d’admettre une «interruption de la protection», en ce sens que les membres du groupe qui

essaieraient, même sans succès, de défendre leur groupe contre les auteurs d’un génocide ne

pourraient eux-mêmes être considérés comme victimes de ce génocide et ne bénéficieraient

d’aucune protection en droit, contre ce crime une «interruption de la protection», donc.

En outre, soutenir le contraire a pour fâcheuse conséquence de laisser entendre que la destruction

délibérée d’un groupe ethnique est moins contestable dans certains cas que dans d’autres. Or, ce

n’est pas le cas. Commis dans l’intention de détruire un groupe «comme tel», les actes visés à

162Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, TPIR, jugement, par. 501, 589.

163Voir, par exemple, Statut du TPIY, article 5 ; TPIY, jugement Mrkšić, par. 463. - 55 -

l’article II suffiront à établir le génocide, indépendamment du statut des victimes. Dans ce cas, la

qualité exacte de chacune des victimes est sans incidence aucune.

57 40. Le demandeur estime que l’intention génocidaire des dirigeants serbes est caractérisée au

regard du groupe ou des groupes de Croates qui vivaient dans les zones revendiquées comme

164
faisant partie de la «Grande Serbie ». Ces groupes étaient composés principalement de civils,

mais aussi d’hommes en armes.

41. Le demandeur fait valoir qu’en 1991 et 1992, il n’y a pas eu, dans les zones en question,

de conflit armé légitime, mais une opération généralisée et systématique contre le ou les groupes

croates qui vivaient dans ces zones. Cette assertion est entièrement corroborée par les multiples

décisions du TPIY. La chambre de première instance saisie de l’affaire Stanišić et Simatović a

ainsi conclu que les Croates avaient été la cible d’une attaque généralisée dans la SAO de Krajina

et la SAO SBSO . En l’affaire Mrkšić, s’agissant des événements de Vukovar, la chambre de

première instance a estimé qu’avait eu lieu «une attaque généralisée et systématique dirigée par la

JNA et d’autres forces serbes contre la population civile croate et d’autres civils non serbes dans le

secteur de Vukovar» et qu’il s’agissait d’une attaque «indiscriminée contraire au droit
166
international» .

42. Le demandeur a cité d’innombrables cas de villages ayant fait l’objet d’attaques

indiscriminées et disproportionnées – bien qu’aucune cible militaire ne s’y fût trouvée — des

forces serbes, en violation évidente du droit international humanitaire . La mission de ceux qui

défendaient les villages une mission que ces personnes s’étaient elles-mêmes assignée était

de faire obstacle ou de résister aux forces serbes. Invariablement, et inévitablement, la résistance

était éphémère.

43. Dans chacun de ces villages, la mort des civils assurant la défense des lieux s’inscrivait

dans le cadre d’attaques illicites et ne peut se justifier au regard du droit international humanitaire.

Ces meurtres, tout comme les meurtres de civils désarmés, étaient hors la loi.

164
CR 2014/12, p. 19, par. 27 (Starmer).
165Stanišić et Simatović, par. 971-972.

166Mrkšić, jugement, par. 472.
167
Protocole additionnel aux conventions de Genève (protocole I), article 51, par 4 a), et 5 b), et article 57. - 56 -

44. Dès lors, il est établi que, tant en ce qui concerne les civils que les défenseurs civils, des

meurtres ont été commis et des torts causés en toute illicéité dans ces villages. Il suffit d’ajouter

l’intention génocidaire, et tous les éléments de la définition du génocide énoncée à l’article II sont

réunis.

45. J’en viens à présent à la question du manquement à l’obligation de prévenir le génocide.

V. Manquement à l’obligation de prévention
58
46. Durant le premier tour de plaidoiries, la Croatie a montré que le défendeur avait manqué

à son devoir de prévenir la commission par les paramilitaires d’un génocide contre les Croates de

souche, sachant que les moyens militaires de la JNA dépassaient de beaucoup ceux des groupes

paramilitaires , et que le défendeur avait connaissance, ou aurait dû avoir connaissance, de

l’existence d’un risque sérieux que des actes de génocide fussent perpétrés, et en particulier du

«génocide incontrôlé» auquel se livraient les volontaires sous le commandement d’Arkan dans le

169
secteur de Vukovar .

47. Vous n’aurez pas oublié que M. Sands vous a montré un rapport du renseignement

militaire en date du 13 octobre 1991 qui faisait expressément référence au «génocide incontrôlé»

commis par Arkan. Dès lors que l’on retient la thèse de la Croatie selon laquelle des actes de

génocide étaient commis à Vukovar par les Tigres d’Arkan, cette qualification des activités

d’Arkan suppose que le seuil établi par la Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine est

atteint — ce seuil qui prévoit que, «dès [l]’instant» où un Etat a connaissance de l’existence d’un

risque sérieux de commission d’un génocide — et le seuil et l’obligation qui s’appliquent

s’affichent maintenant sur vos écrans — [projection],

«[d]ès cet instant, [donc,] l’Etat est tenu, s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir
un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou

dont on peut raisonnablement craindre qu’elles nourrissent l’intention spécifiq170
(dolus specialis), de mettre en œuvre ces moyens, selon les circonstances» .

168
CR 2014/6, p. 25, par. 42 (Sands).
169Ibid., par. 43 (Sands).
170
Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Montenegro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431. - 57 -

Le seuil et l’obligation sont donc clairement énoncés dans l’arrêt rendu en l’affaire. Et, si vous me

le permettez, je vais laisser ces mots sur vos écrans quelque temps encore, afin de les mettre en

contraste avec la citation suivante.

48. La Croatie a présenté de très nombreuses preuves d’actes de génocide commis par les

paramilitaires dans un contexte où, franchement, il n’est tout simplement pas crédible de soutenir

que le commandement de la JNA ignorait que ces actes étaient perpétrés, ou risquaient fort de

l’être. Cela n’est tout bonnement pas crédible et, dans une large mesure, le défendeur ne le prétend

d’ailleurs pas. Nul ne saurait soutenir que la JNA n’avait aucune idée de ce que faisaient les

paramilitaires.

49. Or, le défendeur n’a pas présenté à la Cour la moindre preuve qu’une quelconque mesure

ait été prise pour dissuader la poursuite des actes de génocide – où sont les preuves de mesures

59 entreprises en réponse aux agissements que nul n’ignorait des paramilitaires ? Il n’y en a

pas nulle part.

50. Le défendeur a avancé à titre subsidiaire un argument bien faible et même faiblard !

Il voudrait convaincre la Cour que les paramilitaires échappaient au contrôle de la JNA. Pas qu’ils

n’ont rien fait, mais que la JNA ne les contrôlait pas. Bien évidemment, cela va à l’encontre des

conclusions très claires qu’a rendues le TPIY non pas que cela semble gêner le défendeur dans

ce cas précis.

51. En réalité, celui-ci a été on ne peut plus bref sur la question de l’obligation de prévenir le

171
génocide. Tout au plus M. Ignjatović lui a-t-il consacré deux arguments d’ordre général

affirmant que, dès lors qu’il était démontré qu’aucun génocide ni acte prohibé par la Convention

n’avait été commis, le défendeur n’avait pas violé l’obligation qui lui était faite de prévenir le

génocide outre que la question ne se posait même pas étant donné que les faits visés s’étaient

produits avant le 27 avril 1992. A cela se résumaient les deux arguments qu’il a avancés à ce sujet.

Toutefois, son analyse de la question de savoir si la JNA exerçait ou non un contrôle sur les unités

paramilitaires est fondamentalement viciée.

171CR 2014/16, p. 21-22, par. 104-106 (Ignjatović). - 58 -

52. Omettant toute référence au rapport du renseignement militaire en date du

13 octobre 1991 rapport qui fait état du génocide incontrôlé perpétré par Arka , M. Ignjatović

s’est fondé sur un ordre militaire donné juste deux jours plus tard, le 15 octobre 1991, et vous avez

172
vu cela dans le cadre du précédent exposé . Cet ordre imposait aux unités de volontaires et de

paramilitaires soit d’accepter de se placer sous le commandement de la JNA soit et ce soit est

essentiel d’être désarmées et écartées du champ de bataille. Donc, quels que soient les éléments

de preuve concernant les faits antérieurs à cette date, il est clair que, à partir de la mi-octobre, la

situation pour les unités paramilitaires était la suivante : soit se placer sous le commandement,

accepter le commandement, soit être désarmées et écartées du champ de bataille.

53. Voici donc les instructions données par le défendeur lui-même. Cet ordre a été présenté

comme ayant été émis, étrangement, «parce que des problèmes étaient apparus, [dans le]

but de réglementer la vie, les activités, l’ordre et la discipline» .

54. M. Ignjatović a ensuite assuré que cet ordre, de même que celui donné en décembre,

qu’il a également montré à la Cour, «démont[rait] bien que, durant le conflit de 1991, la JNA ne

174
60 contrôlait pas les formations paramilitaires» . Ainsi, toute la défense de la Serbie sur la question

du manquement à l’obligation de prévention tient dans cette unique proposition. Le demandeur

n’affirme pas que les paramilitaires n’ont pas commis d’atrocités, ou qu’il n’avait pas connaissance

de ces atrocités, mais qu’ils n’exerçait aucun contrôle sur les auteurs de ces actes.

55. Nous soutenons que ces ordres ne prouvent rien de tel, et à ce stade je vais vous

demander, s’il vous plaît, de jeter un œil, juste un dernier coup d’œil à la planche déjà affichée sur

vos écrans dès l’instant où un Etat sait qu’un génocide est en train d’être commis ou risque de

l’être, que doit-il faire ? S’il a les moyens d’agir, il est tenu de les mettre en œuvre quand les

circonstances le permettent. Voilà donc pour ce qui est de l’obligation. [Fin de la projection.]

56. La planche que je vais maintenant afficher présente la conclusion tirée par le TPIY en

l’affaire Mrkšić selon laquelle, en définitive, [projection à l’écran]

«la JNA, sous la direction de Mile Mrkšić, avait non seulement le pouvoir de jure

mais aussi les moyens humains, l’armement et l’organisation pour exercer un contrôle

172
CR 2014/5, p. 54-55, par. 35 (Crawford).
173CR 2014/15, p. 48, par. 60 (Ignjatović).

174CR 2014/16, p. 11, par. 63 (Ignjatović). - 59 -

effectif sur toutes les unités de la TO, de paramilitaires et de volontaires présents dans

la zone de res175sabilité du GO Sud pendant la période couverte par l’Acte
d’accusation» .

Je sais bien que vous avez déjà vu ce passage, et je vous prie de m’excuser de vous le présenter à

nouveau, mais il suffit de mettre en regard ces deux citations pour comprendre que l’existence d’un

manquement à l’obligation de prévention plaidée par le demandeur ne fait aucun doute.

L’obligation est claire, le TPIY a entendu les témoignages et est parvenu à cette conclusion sans

équivoque. Comment le défendeur ose-t-il affirmer qu’il n’est pas responsable des actes des

paramilitaires parce qu’il ne les contrôlait pas ou encore qu’il n’était pas en mesure de le faire ?

Ou s’agit-il là d’une autre de ces conclusions du TPIY dont on peut se contenter de faire litière ?

[Fin de la projection.]

57. Cherchant à décrédibiliser la conclusion dénuée d’ambiguïté rendue en l’affaire Mrkšić,

le défendeur mentionne un certain nombre d’exemples de situations conflictuelles ou d’impasse

entre la JNA et les forces paramilitaires, mais peut-on réellement penser que ces quelques exemples

sont de nature à prouver que la JNA n’aurait pas pu s’assurer le contrôle sur les paramilitaires si

son commandement en avait ainsi décidé ? Ce n’est pas ce qu’a pensé le TPIY, et nous non plus.

Ma collègue, Mme Ní Ghrálaigh, a déjà traité la question du commandement et du contrôle exercés

par la JNA sur les paramilitaires, mais considérons maintenant les conséquences de ce constat sans

équivoque du TPIY au regard de l’obligation de prévenir le génocide.

58. Les éléments de preuve qui vous ont été présentés établissent ceci : [projection]

61 a) des unités paramilitaires serbes ont participé à des actes de génocide contre des Croates de

souche tout au long du conflit ; [graphique suivant]

b) le 13 octobre 1991, le service du renseignement militaire de la JNA a spécifiquement rapporté

qu’Arkan se livrait à un génocide incontrôlé dans le secteur de Vukovar ; [graphique suivant]

c) le 15 octobre 1991, un ordre de la JNA a été donné à toutes les unités d’assumer le plein

contrôle, dans leur zone de responsabilité respective. Conformément à cet ordre, les unités

paramilitaires qui refuseraient de se placer sous le commandement de la JNA devaient être

écartées du territoire. Où se trouvent les preuves à cet égard ? [graphique suivant]

175Mrkšić, jugement, par. 89, cité dans CR 2014/5, p. 55, par. 36. - 60 -

d) il s’ensuit que les actes de génocide commis tout du moins après le 15 octobre 1991 soit ont été

perpétrés sous la maîtrise totale de la JNA, soit l’ont été hors de son contrôle et au mépris de

l’ordre en question alors que, comme l’a dit le TPIY, la JNA était en mesure d’exercer un

contrôle sur les unités paramilitaires de facto ; [graphique suivant]

e) il n’y a aucune raison de penser qu’il en ait été autrement dans les autres zones sous contrôle de

la JNA ; [graphique suivant]

f) enfin, en tout état de cause, la JNA n’a pas pris les mesures qu’elle pouvait pour prévenir la

perpétration d’actes de génocide par les unités paramilitaires et, partant, elle a violé l’obligation

qui était la sienne en vertu de l’article premier de la Convention sur le génocide. [Fin de la

projection.]

59. Je finirai en faisant référence à quelques exemples frappants d’actes qui ont été commis

par des unités paramilitaires dans un contexte où la JNA ne pouvait pas ne pas savoir, puisqu’elle

avait déjà pilonné et encerclé les villages en question. Vous vous souvenez sans doute que, lors du

premier tour de plaidoiries, Mme Ní Ghrálaigh a dit que la phase 3 du schéma d’attaque consistait

en l’occupation des villages par les paramilitaires et autres forces serbes . Elle a ainsi évoqué le

cas du village de Bogdanovci, où les paramilitaires ont massacré la totalité ou la quasi-totalité des

177
Croates restés sur place . A Erdut, dans le centre de formation, Arkan avait installé une prison

dans laquelle des Croates étaient brutalisés ou tués . 178

62 60. En ce qui concerne Vukovar, vous vous souviendrez de ce que j’ai décrit comme la

«phase 4» de l’attaque les paramilitaires serbes profitant du retrait de la JNA, qui contrôlait les

179
prisonniers, pour assassiner et attaquer ceux-ci à leur arrivée à Velepromet . Et je vais juste

m’arrêter une fois encore sur cet exemple. Octobre est derrière nous, l’ordre aussi, et c’est la JNA

qui a conduit ces hommes à Velepromet et à Ovčara. Les soldats les y emmènent ; et les

paramilitaires les exécutent. Comment cela a-t-il été possible ? C’était un mois après que l’ordre

eut été donné. Comment, dès lors, en sont-ils venus à remettre ces groupes d’hommes aux

176
CR 2014/8, par. 61 et suiv. (Ní Ghrálaigh).
177Ibid., par. 62.

178Ibid., par. 68.
179
Ibid. 8, par. 57 (Starmer). - 61 -

paramilitaires ? Ils les transportaient dans leurs autocars. Ce n’est pas comme si les paramilitaires

étaient arrivés les premiers dans un village, talonnés par les soldats de la JNA soucieux de mettre

un terme à leurs agissements. Ces hommes étaient à bord d’autocars de la JNA. La JNA les a

livrés .0

61. Dans tous ces exemples comme dans bien d’autres, la JNA soutenons-nous aurait

pu agir de façon à prévenir le génocide, mais elle ne l’a pas fait.

VI. Conclusion

62. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, me voilà revenu à mon point

de départ :

a) le défendeur n’a pas réfuté les 17 facteurs qui prouvent l’existence de l’intention le mieux

qu’ait pu faire M. Schabas aura été de demander si un discours de haine peut, à lui seul, être

constitutif de génocide ;

b) les preuves de l’existence de lignes de conduite marquées n’ont pas été remises en question, et

sont même renforcées par les conclusions du TPIY ;

c) la tentative qu’a faite le défendeur de présenter trois cas où des possibilités de commettre le

génocide n’auraient pas été mises à profit s’est magistralement retournée contre lui ;

d) le fait que certaines victimes aient pris les armes afin de défendre leur village et leur famille est

sans incidence pour les questions qui se posent à la Cour ;

e) les arguments du défendeur n’affaiblissent pas, mais au contraire n’ont fait que renforcer,

l’affirmation du demandeur selon laquelle le défendeur a manqué à son devoir de prévenir le

génocide.

63. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre

aimable attention. Je vous saurais gré de bien vouloir appeler à la barre M. Crawford, qui

examinera les questions de compétence et d’attribution, à moins que la Cour ne considère qu’il

serait préférable de ne commencer que demain matin un exposé qui sera assez long.

18CR 2014/8, par. 68, 73. - 62 -

63 Le PRESIDENT : Je vous remercie, sir Keir Starmer. Comme il nous reste une vingtaine de

minutes et que M. Crawford a prévu de traiter deux questions, deux points, peut-être pouvons-nous

commencer dès aujourd’hui. Je lui donne donc la parole.

M. CRAWFORD :

COMPORTEMENT DE LA SERBIE :COMPÉTENCE ET ATTRIBUTION (DÉBUT )

I. Introduction

1. Je vous remercie Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs

de la Cour, la Croatie a fait valoir que la Convention sur le génocide n’avait cessé de s’appliquer

dans une situation que la Cour a maintes fois qualifiée de «sui generis» 181: la dissolution de la

RFSY et l’apparition, sur son territoire, de cinq Etats dans un contexte d’anarchie et d’extrême

violence. La Serbie soutient qu’une République yougoslave se faisant fort d’assurer la continuité

avec la RFSY n’était pas pour autant liée par la Convention, mais était, du point de vue du droit

conventionnel, libre de commettre un génocide. Bien que la RFY soit partie du principe, et ait

constamment affirmé, qu’elle assurait la continuité, la solution de continuité n’a pu être évitée :

solution de continuité du droit par l’effet de l’application du droit ! La Serbie ne serait donc pas

responsable de son propre comportement, ni n’aurait hérité de la moindre responsabilité incombant

à la RFSY à l’égard de la Convention.

2. Permettez-moi d’illustrer le problème que soulève cette rupture de la continuité par une

parabole. Imaginez que, le 6 janvier 1992, Milošević, président de la Serbie (mais non,

précisons-le, de la présidence de la RFSY, qui avait globalement cessé d’être), obtient enfin la

haute main sur la JNA ; il en devient le «commandant suprême». La Serbie vous a rappelé la

182
déclaration du général Kadijević à cet effet . Milošević poursuit et intensifie la campagne

génocidaire sur l’ensemble du territoire croate. La Croatie introduit immédiatement une instance

181Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 87, par. 49 ; Demande en revision de l’arrêt
du 11 juillet 1996 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires (Yougoslavie c. Bosnie-Herzégovine), arrêt,
C.I.J. Recueil 2003, p. 31, par 71.

182Entretien accordé par le général Kadijević en 2007, http://www.novinar.de/2007/10/07/kadijevic-odbio-sam-
vojni-puc.html, cité dans le CR 2014/15, p. 41, par. 33 (Lukić). - 63 -

devant la Cour contre la RFSY. Le gouvernement Milošević se présente devant la Cour, en

affirmant représenter la RFSY, liée incontestablement par la Convention sur le génocide, y

compris son article IX. Puis vient la proclamation de la RFY, le 27 avril 1992. L’agent de la
64

RFSY écrit au greffier en demandant qu’il soit pris acte du changement de nom du défendeur.

Mais la Croatie, rejetant la prétention de la RFY à assurer la continuité de la personnalité juridique

de la RFSY, introduit une nouvelle instance, reprenant les mêmes griefs, à l’encontre de la RFY.

Vous procédez à une jonction d’instances au motif que les deux affaires recouvrent exactement la

même demande. Dix ans plus tard, l’affaire vient à être entendue au fond, la RFY ayant

entre-temps été admise au sein de l’Organisation des Nations Unies. MM. Zimmermann et Tams

se présentent devant vous, l’un au nom de la RFSY, l’autre au nom de la RFY. M. Zimmermann,

au nom de la RFSY, affirme que son client ne peut être attrait devant la Cour, car il a cessé

d’exister le 27 avril 1992. (La Cour est bien trop polie pour lui demander qui le paie : peut-être

travaille-t-il à titre grâcieux ?) Quoi qu’il en soit, soutient notre plaideur, le génocide n’a pas été

commis par la RFSY mais, comme elle l’admet elle-même, par la RFY. M. Tams, quant à lui,

plaide que son client ne peut-être attrait devant la Cour même si le génocide admis a été commis

par des représentants de la RFY , parce que la RFY n’existait pas à l’époque, que la Convention

sur le génocide n’est pas rétroactive et que la RFY n’était pas, au moment des faits, liée par la

Convention. Quoi qu’il en soit, ajoute-t-il, le génocide n’est pas attribuable à la RFY parce que le

paragraphe 2 de l’article 10 de la CDI ne constitue pas ou ne constituait pas alors le droit.

Leur logique est imparable et la Cour capitule. L’affaire est adjugée au défendeur, ou … aux

défendeurs !

3. Notez bien que, dans cette situation fictive, les mêmes gens ont fait exactement la même

chose, exactement au même titre ils ont commis un génocide, crime universel. Mais qui ne l’est

malheureusement plus lorsque des Etats sont en cours de formation ou de re-formation à en

croire la Serbie, du moins. Les arguments que j’ai évoqués tels qu’ils ont été développés par

nos bons professeurs mardi dernier auraient précisément cette conséquence, et je les mets au

défi de prouver le contraire.

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si tel est le droit, alors le droit

est un âne. Mais tel n’est pas le droit, comme je le montrerai derechef. Dans un contexte de - 64 -

dissolution, où de nouveaux Etats voient peu à peu le jour sur un territoire auquel s’appliquait

autrefois la convention, et deviennent partie à celle-ci, il n’y a aucune interruption de la protection.

Le droit international s’intéresse à la réalité des choses. Si la Serbie se voyait accorder l’impunité

pour cette période où elle se trouvait in statu nascendi, l’application, par ailleurs continue, de la

Convention se trouverait interrompue ; or, pareille interruption serait incompatible avec l’objet et le

but de cet instrument.

5. A cet égard, il convient de noter que l’article IX renvoie à la responsabilité d’un «Etat», et

non pas simplement d’une partie contractante. Les auteurs de la Convention ont préféré le mot

65 «Etat» à celui de «partie contractante» aux articles VI et IX. Un différend pourrait opposer la

Croatie et la Serbie sur la question de savoir si la RFSY a commis un génocide avec, le cas

échéant, d’éventuelles conséquences pour la Serbie, s’agissant, par exemple, de l’obligation de

punir les auteurs des crimes ou encore de faire la lumière sur le sort des personnes disparues, de

sorte qu’il ne s’agirait pas d’une simple controverse historique dépourvue de toute conséquence

juridique. Qui plus est, le principe de l’Or monétaire n’entrerait pas en ligne de compte : il ne

protège pas les Etats qui ont cessé d’exister. Mais aucune des objections formulées par la Serbie ne

serait applicable dans un tel cas. La Serbie peut-elle exciper de l’incompétence de la Cour au motif

que le génocide a été commis par la Serbie ? Bien sûr que non !

II. Compétence pour connaître de faits antérieurs au 27 avril 1992

6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans une affaire introduite en

vertu de l’article IX, les questions préliminaires sont au nombre de trois, et de trois seulement.

Premièrement : la Convention était-elle applicable au moment et à l’endroit pertinents ? Réponse :

oui. Deuxièmement : l’article IX était-il en vigueur à l’égard du demandeur et du défendeur au

moment où la procédure a été entamée ? Réponse : oui. Troisièmement : les actes de génocide

sont-ils attribuables au défendeur ? Réponse : oui. La réponse à ces trois questions étant

affirmative, il n’y a rien, dans le droit internationalque ce soit dans les termes de la Convention

elle-même ou en droit international général qui empêche de constater l’engagement de la

responsabilité. Toute «logique» qui mènerait à conclure le contraire est parfaitement spécieuse,

comme le montre ma parabole. - 65 -

7. La Serbie n’a rien dit en réponse à l’argument de la Croatie sur l’existence d’une

continuité en l’espèce. Elle n’a pas une seule fois employé le mot «continuité» lors de ses

183
plaidoiries sur la compétence . Elle a préféré laisser entendre que la Croatie prêtait à la

Convention une application «rétroactive» ce qui revient à méconnaître le caractère sui generis

des circonstances celles de la dissolution d’un Etat.

8. Il convient néanmoins de noter que, au vu de son objet et de son but, il est parfaitement

légitime de penser que la Convention soit effectivement d’application rétroactive. M. Schabas,

pour ne citer que l’un des auteurs ayant récemment écrit sur cette question, conclut dans un article

de 2010 que «la règle générale, dans le cas des traités intéressant l’engagement de la responsabilité

pénale internationale à raison d’atrocités semble à vrai dire plutôt aller dans le sens de l’application

184
rétroactive» . [Projection.] Il note que, au moment de l’adoption de la Convention, trois

66 instruments internationaux définissaient ce type de crimes, et que tous trois prévoyaient

expressément ou implicitement une application rétroactive : le traité de Versailles, le traité de

Sèvres, et le statut du tribunal militaire international. De ce constat et d’autres, il conclut que,

«en ce qui concerne ce domaine spécialisé du droit international, l’exception

semblerait être la règle ; c’est-à-dire dire que les traités s’appliqueraient
rétroactivement, sauf preuve évidente d’une intention contraire. L’argument selon
lequel la Convention s’appliquerait rétroactivement ne devrait donc pas être écarté de
manière aussi cavalière. L’application rétroactive peut à tout le moins se défendre sur
185
la base de la pratique conventionnelle.» [Fin de la projection.]

9. M. Schabas analyse notamment la question de savoir si la Convention est «applicable aux

faits antérieurs à sa ratification, dans la mesure où il existe une obligation procédurale continue ou

prospective d’enquêter sur les actes de génocide et d’en punir les auteurs» . Il note que nombre

d’Etats ont intégré le crime de génocide dans leur législation interne, souvent avec effet rétroactif,

et que cette pratique étatique «confirme probablement» l’existence d’une obligation positive

d’enquêter sur les crimes de génocide et d’en poursuivre les auteurs, obligation qui s’étend aux

actes de génocide «commis avant 1951», c’est-à-dire avant même que la Convention elle-même

183CR 2014/14.
184
W. Schabas, «Retroactive application of the Genocide Convention», University of St Thomas Journal of Law
and Public Policy, vol. 4 (2), printemps 2010, p. 36 et 41. [Traduction du Greffe.]
185Ibid., p. 42.
186
Ibid., p. 40. - 66 -

n’ait vu le jour . Cette logique doit au moins s’appliquer de manière équivalente aux obligations

imposées par la Convention concernant les membres d’un groupe disparus à la suite d’actes de

génocide.

10 Afin de dissiper tout doute, précisons que la question ici en jeu n’est pas de savoir si la

portée temporelle de la Convention s’étend aux faits antérieurs à 1951, tels que la Shoah ou les

atrocités commises pendant la période coloniale, le génocide des Héréros, par exemple. Pour faire

droit à la thèse de la Croatie, il n’est pas nécessaire d’aboutir à la conclusion encore qu’elle

puisse être légitime que la Convention avait plein effet rétroactif. Relevons néanmoins que,

dans la logique de la Serbie, un Etat partie pouvait offrir l’asile politique à Adolf Eichmann sans

violer la Convention, celle-ci n’étant en rien rétroactive. Seigneur, protégez-nous du génocide,

mais seulement pour l’avenir !

11. Avec sa thèse sur la rétroactivité, la Serbie cherche à occulter la question plus restreinte

qui vous est effectivement soumise. Si la pratique étatique analysée par M. Schabas dans son

article confirme que la Convention en général, et l’obligation de punir en particulier, s’applique aux

actes de génocide quel que soit le moment où ils se produisent, s’il est réellement «cavalier»,

67 d’écarter ce point de vue, il le serait bien davantage d’écarter la thèse plus circonscrite que plaide

en réalité la Croatie. Celle-ci affirme simplement que la Convention s’applique de manière

continue qu’elle ne cesse pas pour une raison ou une autre de s’appliquer , et que les auteurs

de violations de cette Convention ne se trouvent pas dégagés de toute responsabilité dans un

contexte de dissolution, où de nouveaux Etats voient progressivement le jour sur le territoire à

l’égard duquel s’appliquait la Convention, et deviennent parties à celle-ci. Monsieur le président,

Mesdames et Messieurs de la Cour, il me semble que je pourrais m’interrompre ici.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Crawford. Avant de lever la séance, je donne

la parole au juge Greenwood, qui voudrait vous poser une question. Monsieur le juge, vous avez la

parole.

187W. Schabas, «Retroactive application of the Genocide Convention», University of St Thomas Journal of Law
and Public Policy, vol. 4 (2), printemps 2010, p. 41 ; les italiques sont de nous. - 67 -

Le juge GREENWOOD : Je vous remercie, Monsieur le président. Ma question est adressée

à la Croatie, et ne concerne que les déclarations de témoins non signées jointes en annexes de son

mémoire. J’ai lu les commentaires s’y rapportant au chapitre 2 de la réplique. Mais je voudrais

obtenir les éclaircissements suivants :

«Pareilles déclarations seraient-elles recevables devant la justice croate, et
l’auraient-elles été au moment où elles ont été recueillies ?»

Le PRESIDENT : Je vous remercie. Cette question sera envoyée aux Parties dans les

meilleurs délais. Puisqu’il s’agit d’une question juridique, la Croatie est invitée à fournir sa

réponse demain matin, à l’audience, et la Serbie aura bien sûr la possibilité de présenter toute

observation qu’elle souhaiterait faire sur cette réponse. La Cour se réunira de nouveau à 10 heures,

pour sans doute entendre si j’ai bien compris la fin du second tour de la Croatie sur ses

demandes principales. Je vous remercie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 heures.

___________

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