Non corrigé Traduction
Uncorrected Translation
CR 2014/20 (traduction)
CR 2014/20 (translation)
Jeudi 20 mars 2014 à 10 heures
Thursday 20 March 2014 at 10 a.m. - 2 -
10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se
réunit ce matin pour entendre le début du second tour de plaidoiries de la Croatie sur ses demandes
au principal. J’appelle à présent à la barre M. Philippe Sands, qui entamera ces plaidoiries.
Monsieur Sands, vous avez la parole.
M. SANDS :
LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ET L ARRÊT RENDU EN 2007
DANS L’AFFAIRE DE LA B OSNIE
I. Introduction
1. Merci beaucoup. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour
introduire le second tour de plaidoiries de la Croatie à l’appui de la demande qu’elle a présentée
en 1999, j’examinerai tout d’abord la Convention sur le génocide, l’arrêt rendu par la Cour
en 2007, ainsi qu’un jugement plus récent que la chambre de première instance du TPIY a rendu en
l’affaire Tolimir. Après cette introduction, Mme Ní Ghrálaigh se penchera sur certaines questions
relatives aux éléments de preuve et aux faits présentés à la Cour avant de laisser la parole à
sir Keir Starmer, qui abordera les aspects relatifs à la responsabilité juridiqM. Crawford
poursuivra avec son exposé portant sur les questions de l’attribution et de la compétence, exposé
qu’il achèvera demain matin. Enfin, notre agent formulera encore quelques observations puis,
conformément à la règle, exposera bien évidemment les conclusions finales de la Croatie sur sa
demande principale. Compte tenu du temps minime que la Serbie a consacré à notre demande
principale, nous devrions en avoir terminé d’ici la pause-café de demain matin.
2. Monsieur le président, les questions qui opposent véritablement les Parties se sont
précisées au cours des plaidoiries de ces trois dernières semaines. Il apparaît de manière tout aussi
manifeste que les espoirs du défendeur reposent essentiellement sur deux arguments, le premier
étant que la Cour se déclare incompétente pour connaître d’événements antérieurs au 27 avril 1992,
ce qui, en quelque sorte, escamoterait l’affaire. Le problème est que, même si la Serbie devait
obtenir gain de cause sur ce pointet M. Crawford expliquera pourquoi cela ne devrait pas être le
cas de larges pans de l’argumentation de la Croatie subsisteraient. A cet égard, je mentionnerai - 3 -
entre autres l’obligation de ne pas commettre de génocide, l’obligation de prévenir les actes qui,
ainsi que la Serbie l’a admis, se sont produits après le 27 avril 1992, et l’obligation de punir les
auteurs du génocide qui a été commis, ainsi que les violations de la Convention sur le génocide qui
11 se sont poursuivies au-delà de cette date et perdurent encore aujourd’hui, notamment en ce qui
concerne les personnes disparues. Nous approfondirons ces points en temps utile. Le second
espoir nourri par le défendeur est que la Cour adopte l’approche qu’elle aurait — selon lui —
suivie dans son arrêt de 2007 relativement, en particulier, au critère de la preuve, et qu’elle parte du
principe qu’aucun acte de génocide n’a été perpétré. C’est sur ce second espoir que se
concentreront mes arguments de ce matin.
3. Mon exposé se compose de trois parties. Je commencerai par la Convention sur le
génocide de 1948, avant d’examiner l’arrêt rendu par la Cour en 2007 et, comme je l’ai déjà dit, le
jugement [du TPIY], qui semble susciter une certaine nervosité chez la Serbie. S’agissant de cet
exposé et de ceux qui suivront, nous nous efforcerons d’éviter les répétitions et de respecter le
Règlement de la Cour en ne répondant qu’aux points soulevés par la Serbie au cours de son premier
tour de plaidoiries, ces points étant ceux qui sont véritablement contestés et divisent réellement les
Parties. Afin de lever toute ambiguïté, je précise toutefois que la Croatie maintient bien
évidemment l’ensemble des arguments qu’elle a avancés au premier tour et dans ses écritures.
II. La Convention de 1948
4. Je commencerai par la Convention de 1948. A certains égards, on pourrait dire que peu de
choses opposent véritablement les Parties, notamment en ce qui concerne l’historique des
négociations de cet instrument, les dispositions qu’il contient et l’interprétation qu’il convient de
lui donner. Vous vous souviendrez sans doute que j’ai traité l’historique des négociations pendant
les deux premières journées de notre premier tour de plaidoiries , et il me semble que les deux
Parties partagent à présent la conception de Rafael Lemkin, père fondateur de la Convention qui a
œuvré en faveur d’un instrument à la fois réel, pratique et offrant des protections efficaces tant à
l’individu qu’aux groupes. J’avais fait observer que l’historique des négociations (et le texte de la
Convention) confirmait que «le crime de génocide s’étendait même à la destruction d’un petit
1CR 2014/5, p. 60-65, par. 4-15 (Sands). - 4 -
groupe de personnes, un sous-groupe d’un groupe plus important, faisant lui-même partie de la
2
totalité du groupe» . La Serbie n’a pas contesté cette position, que l’on pourrait qualifier
d’«approche norvégienne» pour rendre hommage à la proposition que la délégation de ce pays avait
faite lors des négociations de la Convention. Bien au contraire, après avoir parcouru un long
chemin, elle paraît désormais souscrire aux arguments que j’ai fait valoir concernant le «caractère
substantiel». Ainsi, vendredi dernier, M. Jordash a dit à la Cour que l’intention de commettre un
génocide pouvait être établie même lorsque les «atteintes relevant de l’article II» étaient
12 «relativement peu nombreuses» , ce qui indique que la Serbie a désormais aligné son approche sur
celle de la Croatie. On voit d’ailleurs mal comment elle pourrait faire autrement, compte tenu des
faits qu’elle invoque pour étayer sa propre demande reconventionnelle, à savoir des attaques
dirigées seulement contre un nombre relativement faible de membres d’un sous-groupe faisant
partie d’un groupe plus important, commises dans un très petit nombre d’endroits et ayant fait
relativement peu de victimes. C’est à dessein que j’emploie le terme «relativement» ; il va sans
dire que nous déplorons profondément chaque décès. De fait, Rafael Lemkin a identifié de
nombreux actes de génocide perpétrés au cours de ce qu’il a appelé les «temps modernes» , alors 4
qu’il s’efforçait de persuader les pays de ratifier la Convention après son adoption en 1948. Pour
revenir sur un point soulevé par M. Schabas, je ferai observer que Lemkin n’a tenté de convaincre
le Congrès des Etats-Unis d’Amérique de la nécessité d’une condition relative au «caractère
substantiel» qu’en 1950, c’est-à-dire après que la Convention eut été adoptée, et dans le cadre de
ses efforts visant à faire ratifier cet instrument, qui n’ont porté leurs fruits qu’une quarantaine
5
d’années plus tard .
5. M. Schabas a utilement rappelé à la Cour que cet engagement en faveur d’un instrument
efficace couvrant les actes de génocide perpétrés contre des groupes — indépendamment du lieu où
ils se trouvent et de leur taille, aussi faible soit-elle — ressortait en fait des termes mêmes de la
2
Ibid., par. 12.
3CR 2014/18, p. 34, par. 131 (Jordash) ; les italiques sont de nous.
4
Steven Leonard Jacobs (dir. publ.), Lemkin on Genocide (Lexington Books), 2012, p. 19-20.
5 Les Etats-Unis d’Amérique ont ratifié la Convention le 25 novembre 1988, voir https://treaties.un.org/
pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-1&chapter=4&lang=fr et http://www.nytimes.com/1988/11/05/
opinion/reagan-signs-bill-ratifying-un-genocide-pact.htVoir également : Two Executive Sessions of the Senate
Foreign Relations Committee (Historical Series), 1976, p. 370, 1976. - 5 -
résolution de l’Assemblée générale ayant engagé le processus de négociations qui a conduit à la
Convention [projection]. Cette résolution, c’est-à-dire la résolution 96 [projection suivante], que
vous voyez à l’écran, témoigne de l’engagement des rédacteurs à répondre aux nombreux cas de
[«many instances of»] «crimes de génocide qui ont «entièrement ou partiellement» détruit des
groupements». Il semblerait que les auteurs n’avaient pas à l’esprit des atrocités ponctuelles, qui
ne se produisent qu’une fois par siècle, mais bien des crimes qui, ils en étaient conscients, sont
perpétrés dans de «nombreux cas». Mon argument est simple : les origines de la Convention, ainsi
que son libellé proprement dit, reflètent une conception du génocide qui vise à protéger les
différents membres d’un groupe, même de petite taille. A un moment donné, M. Schabas a
prétendu qu’à l’époque, la notion de génocide était, et je cite, «en pratique synonyme de
6
l’extermination en tant que crime contre l’humanité» . Eh bien, si, par extermination, il entend la
13 destruction totale d’un groupe, alors il a entièrement tort : point n’est besoin de constater
l’existence d’un acte d’extermination totale, quel que soit le sens que l’on puisse donner à cette
expression. Il ressort en effet clairement des litt. b) à d) de l’article II qu’un génocide peut être
commis au moyen d’actes autres que des meurtres. Selon ces dispositions, une «atteinte à
l’intégrité mentale» est, par exemple, suffisante, sachant par ailleurs que le terme «extermination»
ne figure nulle part dans la Convention. Si, en revanche, M. Schabas veut parler de l’extermination
d’un petit nombre de personnes faisant partie d’un groupe ou d’un sous-groupe, comme l’ont fait,
par exemple, les témoins que la Cour a entendus, alors il n’y a pas de désaccord entre les Parties
sur ce point. [Fin de projection.]
6. Que faut-il alors pour prouver qu’un crime de génocide a été commis ? Au premier tour,
j’ai examiné les principaux éléments de ce crime, à commencer par l’actus reus, tel qu’il est défini
7
à l’article II de la Convention . Dans ma conclusion, j’ai relevé que, au vu des éléments de preuve
présentés à la Cour, il ne saurait être soutenu que l’actus reus nécessaire n’a pas été démontré
8
s’agissant de la demande de la Croatie . Monsieur le président, la semaine dernière, le défendeur a
consacré trois audiences à tenter de répondre à nos arguments, et vous n’aurez pas manqué de noter
6
CR 2014/15, p. 24, par. 38 (Schabas).
7CR 2014/6, p. 12-13, par. 6-10 (Sands).
8
Ibid., p. 13, par. 10 (Sands). - 6 -
qu’il n’a pas contesté ma conclusion. Il n’a fait aucun effort pour réfuter les accusations de
meurtre, d’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ou de soumission
intentionnelle de celui-ci à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction partielle. La
Serbie a donc de nouveau fait cette importante concession. Compte tenu des conclusions du TPIY,
nous ne voyons d’ailleurs pas comment elle aurait pu faire autrement. A l’inverse, à la lumière des
conclusions de l’affaire Gotovina, le défendeur devrait, selon nous, avoir bien du mal à convaincre
la Cour que l’actus reus a été démontré en ce qui concerne la demande reconventionnelle. Plus
tard dans la matinée, Mme Ní Ghrálaígh et sir Keir Starmer examineront de manière plus
approfondie les éléments de preuve relatifs à l’actus reus.
7. Il me faut toutefois répondre à certaines observations formulées par le conseil de la Serbie,
qui a parfois paru vouloir étendre les conditions ayant trait à l’actus reus. Il nous a d’ailleurs
semblé que les rédacteurs et les orateurs n’étaient pas toujours très bien coordonnés. A un moment
donné, M. Schabas a ainsi déclaré à la Cour qu’il avait identifié ce qu’il a qualifié d’«élément
matériel fondamental du crime de génocide» et décrit comme suit : «en fait la destruction du
groupe, en tout ou en partie», cette destruction supposant selon lui «la commission d’une multitude
9
d’actes individuels qui contribuent à la destruction physique du groupe en tant que tel» . Or, ce
14 n’est pas ce qui est écrit dans la Convention. Une accumulation d’actes différents n’est pas
nécessaire, pour établir l’actus reus du crime de génocide. Des actes individuels suffisent, en tant
que tels, à constituer un génocide. La Convention ne prévoit pas non plus que les conditions
relatives à l’actus reus ne soient remplies que si les actes permettent «la destruction du groupe, en
tout ou en partie», comme M. Schabas a semblé le laisser entendre. En effet, une telle approche
impliquerait que seul un génocide ayant pleinement atteint son objectif réponde à la définition
juridique figurant dans la Convention. M. Schabas cherche apparemment à fusionner les
conditions de la mens rea et de l’actus reus, alors que la Convention les traite de manière distincte.
En tout état de cause, je ne dis tout cela qu’en passant, étant donné que la semaine dernière,
M. Jordash a précisé la position de la Serbie en confirmant très clairement devant la Cour la thèse
10
du défendeur selon laquelle quelques «atteintes relevant de l’article II» étaient suffisantes .
9
CR 2014/15, p. 27, par. 46 (Schabas).
10CR 2014/18, p. 34, par. 131 (Jordash). - 7 -
La Serbie a donc abandonné l’argument qu’elle avait avancé dans ses écritures au
paragraphe 322 de sa duplique selon lequel un génocide supposerait impérativement la
destruction physique totale du groupe visé, et nous nous en félicitions.
8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, puisque nous en sommes aux
dispositions de la Convention concernant l’actus reus, il me semble opportun, à la lumière d’un
certain nombre de questions de juges, de revenir plus longuement sur un point que j’avais abordé
brièvement au premier tour de plaidoiries, à savoir le sort des personnes portées disparues . 11
L’article II de la Convention mentionne, parmi les actes de génocide, l’«atteinte grave à
l’intégrité ... mentale de membres du groupe». Les questions posées, notamment par
M. le juge Cançado Trindade, nous ont ramenés à la jurisprudence en matière de disparition des
personnes relativement à d’autres obligations internationales, mais elles s’appliquent tout autant,
selon nous, à la Convention sur le génocide. A cet égard, la décision rendue par le Comité des
droits de l’homme des Nations Unies en l’affaire Quinteros c. Uruguay, qui remonte à 1981 et
constitue l’une des premières décisions de cet organe, peut utilement servir de point de départ.
Dans cette décision, le Comité avait en effet estimé qu’une mère qui souffrait d’angoisse et de
stress, ne sachant pas ce qu’il était advenu de sa fille ni où celle-ci se trouvait, était victime d’une
violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), et en particulier de
l’article 7 de cet instrument, qui porte sur la torture et les traitements cruels, inhumains ou
12
15 dégradants . La Cour interaméricaine des droits de l’homme a ensuite rendu un arrêt très
important en l’affaire Velasquez Rodriguez c. Honduras , lequel, comme nous le savons — du
moins certaines des personnes présentes dans cette salle —, a été invoqué ultérieurement par le
juge britannique Ronald Bartle, lorsqu’il a autorisé l’extradition du sénateur Pinochet vers
14
l’Espagne, en 1999 . A bien des égards, la disparition des personnes a des conséquences à long
terme.
11CR 2014/18, p. 69 (question du juge Cançado Trindade).
12 o
Affaire María del Carmen Almeida de Quinteros et consorts c. Uruguay, communication n 107/1981,
Nations Unies, doc. CCPR/C/OP/2, p. 138 (1990). Voir également Rodley, The Treatment of Prisoners in International
Law, 1999, 2 éd., p. 261.
13
o Affaire Velasquez Rodriguez, arrêt du 29 juillet 1988, Cour interaméricaine des droits de l’homme (série C),
n 4 (1988).
14Affaire R. c. Bow Street Metropolitan Stipendiary Magistrate, ex parte Pinochet Ugarte, WLR, vol. 3, p. 1456. - 8 -
9. Monsieur le président, les membres des familles dont les proches n’ont pas été
retrouvés que l’on a, pour ainsi dire, laissés disparaître sont soumis à une «atteinte grave à
l’intégrité ... mentale» au sens de l’article II de la Convention. Et cette atteinte est directement liée
aux actes de génocide qui se sont produits, chaque fois qu’ils se sont produits. Elle se trouve
encore aggravée par le fait que la Serbie n’a pas pris de mesures efficaces pour aider les familles à
retrouver leurs proches, manquement qui se poursuit encore aujourd’hui et continue d’engager la
responsabilité du défendeur. S’agissant de la Convention européenne des droits de l’homme, à
laquelle sont bien entendu parties tant la Croatie que la Serbie, l’obligation d’enquêter sur des
disparitions de ce type a été reconnue expressément par la Grande Chambre, notamment dans
l’arrêt qu’elle a rendu en 2009 dans l’affaire Varnava c. Turquie. La Grande Chambre de la Cour
européenne des droits de l’homme a ainsi parlé d’«un phénomène distinct, qui se caractérise par
une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l’incertitude et au manque
d’explications et d’informations sur ce qui s’est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant
parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis». La Cour européenne a reconnu que cette
situation «dur[ait] souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la
victime», et que «l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications
sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendr[ait] une
situation continue», dans laquelle «l’absence persistante de l’enquête requise sera[it] considérée
comme emportant une violation continue» . 15
10. Dans la présente espèce, l’«atteinte grave à l’intégrité ... mentale» que subissent les
proches des personnes disparues résulte directement d’actes dont la Serbie est personnellement
responsable ou qu’elle est tenue de punir en vertu de la Convention. En s’abstenant ainsi de
manière persistante de donner des explications sur les lieux où se trouvent les quelque 865 Croates
disparus, la Serbie s’est donc rendue coupable d’un ou de plusieurs actes tombant sous le coup du
16 litt. b) de l’article II de la Convention. M. Crawford approfondira ce point en relation avec la
compétence de la Cour.
15Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, Varnava c. Turquie, arrêt, 18 septembre 2009,
par. 148. - 9 -
11. Monsieur le président, j’en viens à présent à la question de l’«intention de détruire» visée
dans la Convention, c’est-à-dire de la mens rea. Celle-ci peut, bien entendu, être prouvée
directement, même si je pense que toutes les personnes présentes dans cette salle conviendront que
ce cas fait figure d’exception, puisque ni les Etats ni les individus n’ont l’habitude d’exprimer
publiquement leur intention de détruire un groupe en tout ou en partie. Une juridiction appelée à
déterminer l’existence d’une telle «intention» doit par conséquent également étudier les éléments
de preuve indirects pour déduire l’intention des preuves qui lui ont été présentées.
12. La semaine dernière, dans mon exposé consacré à cette question, j’avais expliqué que
l’on pouvait déduire l’intention d’une ligne de conduite, et soutenu que ce point «n’[était]
16
certainement pas contesté aujourd’hui» . Il est désormais clair que les Parties ne disconviennent
pas de l’opportunité que la Cour examine, entre autres éléments, pareilles lignes de conduite. Là
17
encore, le défendeur a abandonné la position qu’il avait adoptée dans ses écritures . [Projection.]
En effet, lundi dernier, M. Schabas s’est appuyé sur l’approche suivie par la chambre d’appel du
TPIR en l’affaire Hategekimana relativement à l’intention effective de commettre un génocide ; ses
propos s’affichent maintenant sur votre écran :
«il est possible de déduire [l’intention génocidaire] des faits et circonstances
pertinents, notamment [(1)] du contexte général dans lequel ont été perpétrés d’autres
actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe, de l’échelle à
laquelle les atrocités ont été commises, du fait d’avoir délibérément et
systématiquement choisi les victimes en raison de leur appartenance à un groupe
particulier, ou d’avoir commis, de manière répétée, des actes de destruction ou
18
discriminatoires» .
Vous constaterez que ces quatre facteurs ne sont pas cumulatifs. [Fin de projection.] Jeudi dernier,
l’agent de la Serbie a expressément confirmé qu’il convenait d’examiner ce qu’il a qualifié de ligne
19
de conduite . Le lendemain, M. Jordash a également confirmé que la Serbie avait adopté
l’approche selon laquelle «des propos tenus, des actes commis ou l’existence d’une ligne de
20
conduite délibérée [pouvaient] éclairer l’intention» . Il a invité la Cour à rechercher des «atrocités
16
CR 2014/6, p. 14, par. 12 (Sands).
17Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 939-946 ; duplique de la Serbie (DS), par. 330-332.
18CR 2014/13, p. 31, par. 28 (Schabas).
19
CR 2014/17, p. 39, par. 91 (Obradovic).
20CR 2014/18, p. 13, par. 22 (Jordash). - 10 -
21
commises systématiquement» , et ce sont ces éléments qui permettent, selon nous, de déduire
17 l’intention. La Serbie a donc abandonné la position qu’elle défendait dans ses écritures pour
s’aligner sur la Croatie.
13. Pour ce qui est de la question de l’intention, les vues des Parties sont cependant moins
proches sur certains points, notamment le critère de la preuve requis aux fins de démontrer
l’existence d’une «intention de détruire» un groupe en tout ou en partie. Ce problème se pose du
fait de la formulation du libellé de l’arrêt rendu par la Cour en 2007, et en particulier du
critère que celle-ci a, selon la Serbie, énoncé au paragraphe 373. C’est à cet aspect que j’en viens à
présent.
III. L’arrêt rendu par la Cour en 2007
14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, parmi les nombreuses
bizarreries que nous avons entendues la semaine dernière, deux points ont particulièrement retenu
notre attention, à savoir, d’une part, la position adoptée par la Serbie quant à sa demande
reconventionnelle et, d’autre part, le critère de la preuve à satisfaire aux fins de prouver une
«intention de détruire», faute de disposer d’éléments de preuve directs. Selon nous, le critère
applicable aux fins de prouver une «intention de détruire» doit être le même, quels que soient les
éléments de preuve sur lesquels on se fonde ; qu’il s’agisse de preuves directes ou indirectes, ces
éléments doivent, pour reprendre les termes employés par la Cour dans l’affaire du Détroit de
22
Corfou , avoir «force probante». En cette même affaire, la Cour avait par ailleurs établi que la
preuve «pourra[it] résulter de présomptions de fait à condition que celles-ci ne laissent place à
aucun doute raisonnable» . 23
15. Or, la Serbie semble désormais vouloir appliquer un critère bien plus strict à l’égard de la
demande de la Croatie, même si, s’agissant de sa propre demande, un critère plus souple pourrait
faire l’affaire. Elle tente ainsi de persuader la Cour que son interprétation du procès-verbal de
Brioni est la bonne, notamment en ce qu’elle permettrait de démontrer une intention de détruire la
21
CR 2014/18, p. 13, par. 23.
22Affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord c. Albanie), arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 16-17.
23
Ibid., p. 18. - 11 -
partie du groupe ethnique serbe qui vivait dans certaines régions de la Croatie en août 1995. Bien
évidemment, le TPIY, qu’il s’agisse de la chambre de première instance ou de la chambre d’appel,
a clairement et catégoriquement rejeté cette interprétation en l’affaire Gotovina. Il n’en demeure
pas moins que la Serbie s’accroche à l’espoir que la Cour pourrait tout de même interpréter le
procès-verbal de Brioni comme ayant «force probante» au sens de l’affaire du Détroit de Corfou.
Dans le même temps, en ce qui concerne la demande de la Croatie, la Serbie semble se réfugier
derrière le paragraphe 373 de l’arrêt rendu par la Cour en 2007 qui, pour reprendre la douce litote
de M. Jordash, énonce un niveau de preuve «élevé» . 24
16. En l’affaire de la Bosnie, la Cour a établi qu’un génocide avait eu lieu à Srebrenica, mais
18
25
nulle part ailleurs . Cette conclusion était d’ailleurs largement fondée sur le jugement rendu par le
TPIY en l’affaire Krstić : la majorité de la Cour a rejeté l’argument de la Bosnie-Herzégovine
selon lequel «le schéma même des atrocités commises sur une très longue période, à l’encontre
de nombreuses communautés, ciblant les Musulmans et aussi les Croates de Bosnie démontr[ait]
l’intention nécessaire … de détruire le groupe en tout ou en partie». Monsieur le président, vous
serez certainement soulagé d’apprendre que mon intention n’est pas de vous inviter à évaluer les
vues des différents membres de la Cour, à les noter sur 10 ou que sais-je encore. Le fait est que la
Cour a rejeté les arguments de la Bosnie-Herzégovine concernant les actes commis ailleurs qu’à
Srebrenica sur le fondement d’une approche particulière en matière de critère de la preuve ; elle a
ainsi, au paragraphe 373 de son arrêt, établi que l’intention devait [projection]
«être établi[e] en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un
plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour
qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle intention,
elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence» (les italiques sont de
nous).
17. C’est le second membre de phrase qui m’intéresse ici, et je soulignerai l’emploi de la
tournure «ne … que». Selon nous, cela signifie que la Cour doit exclure toute possibilité qu’il
existe, parallèlement, une autre intention. Il s’agirait, de fait, d’une exclusion absolue,
particulièrement difficile à établir. On est en droit de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la
24
CR 2014/18, p. 13, par. 23 (Jordash).
25Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 166, par. 296-297, p. 221-222, par. 431.
26Ibid., p. 155-166, par. 278-297 ; p. 194-219, par. 370-424. - 12 -
Cour semble s’être ainsi écartée de la règle qu’elle avait appliquée en l’affaire du Détroit de Corfou
en ce qui concerne les présomptions de fait, qui ne doivent «laisse[r] place à aucun doute
raisonnable». La Cour avait-elle réellement pour intention d’établir un critère plus élevé en matière
de responsabilité pour génocide qu’en matière de responsabilité pour emploi illicite de la force ?
18. Nous considérons que la Croatie a satisfait au critère devant être appliqué par la Cour,
l’intention de détruire une partie du groupe de Croates de souche étant bel et bien la seule
conclusion qui puisse être tirée de la ligne de conduite attribuable à la Serbie à partir de l’été 1991.
Et pourtant, le libellé du paragraphe 373 semble donner à la Serbie l’espoir, vain selon nous, que la
demande de la Croatie ne satisferait pas au critère d’établissement de la preuve qui y est énoncé ;
étant entendu que la Serbie n’explique jamais réellement en quoi sa propre demande pourrait, quant
à elle, satisfaire audit critère. Les termes employés dans le paragraphe en question semblent
19 reposer sur l’idée que la nature humaine n’admettrait pas la coexistence de différentes intentions, et
donnent à penser que ce type d’éléments exigerait un critère encore plus élevé que celui qui est
appliqué en matière pénale et exprimé par la formule «au-delà de tout doute raisonnable».
19. Aussi étrange que cela puisse paraître et malgré plusieurs lectures attentives de ma
part , ce paragraphe ne semble reposer sur aucun précédent. De toute évidence, la Cour n’a pas
retenu l’approche suivie par le TPIY, contrairement à ce que semblent indiquer les paragraphes
suivants ; une lecture attentive le démontre. Nous prions donc respectueusement la Cour de
réexaminer ledit paragraphe et de clarifier l’intention qui était la sienne au moment de sa rédaction.
Si nous formulons cette demande, c’est pour une bonne raison : nous ne sommes pas parvenus,
depuis 2007, à trouver la moindre décision d’une quelconque juridiction nationale ou
internationale, où que ce soit dans le monde, dans laquelle aurait été appliqué le critère énoncé au
paragraphe 373 de cet arrêt. Selon nous, si la Cour venait à interpréter et à appliquer ledit critère,
ainsi que le souhaiterait la Serbie, cela risquerait de vider la Convention de sa substance, au moins
dans le cadre des procédures engagées devant la Cour, alors même que cet instrument est plus que
jamais nécessaire. Il suffit en effet d’observer le monde dans lequel nous vivons pour constater que
le nombre de groupes menacés ne diminue pas. Ce risque a pour corollaire que la Cour elle-même
pourrait être considérée comme n’ayant aucun rôle à jouer dans la prévention et la répression du - 13 -
crime de génocide, et ce, alors même que son action est plus importante que jamais. [Fin de
projection.]
20. Monsieur le président, la semaine dernière, l’un des conseils de la Serbie nous a fait
naviguer dans les méandres des jugements et arrêts rendus par les différentes juridictions
internationales qui ont eu à interpréter et à appliquer la notion de génocide au sens de la
Convention de 1948, et ce, en l’absence d’éléments de preuve directs et dans des circonstances où
l’intention devait être déduite à partir de lignes de conduite et d’éléments y afférents. Au cours de
cette longue intervention, M. Schabas a passé en revue la jurisprudence du TPIY, du TPIR, de la
CPI et de la CEDH, évoquant en outre quelques décisions — une, à tout le moins — rendues par
des juridictions nationales. Nous ne sommes pas certains d’avoir bien compris où il voulait en
venir, d’autant que les affaires qu’il a retenues et examinées penchaient plutôt en faveur de la
demande de la Croatie et n’allaient pas vraiment dans le sens de la demande reconventionnelle de
la Serbie. Quoi qu’il en soit, l’aspect le plus frappant de l’exposé de M. Schabas est que celui-ci
n’est pas parvenu à repérer la moindre décision, de par le monde, dans laquelle aurait été retenu le
critère de la preuve élevé que M. Jordash vous prie désormais d’appliquer à la demande de la
Croatie. Si la Cour faisait droit à l’assertion de M. Jordash, elle risquerait fort de se retrouver dans
une sorte de désert judiciaire, ce qui, selon nous, n’est pas la place qui devrait être celle de
«l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies».
21. M. Schabas a commencé par se référer à juste titre à la Cour européenne des droits de
20
l’homme, et notamment à l’arrêt Jorgic c. Allemagne. Dans cette affaire, la cour d’appel de
Düsseldorf, puis la cour fédérale de justice, avaient jugé que l’intention de détruire un groupe en
tout ou en partie (au sens de l’alinéa a) de l’article 220 du code pénal allemand) s’entendait de la
«destruction du groupe» en tant «qu’unité sociale dans ses caractéristiques distinctives et
particulières et dans son sentiment d’appartenance à une même communauté», «une destruction
27
biologique et physique n’étant pas nécessaire» . La cour constitutionnelle allemande a ensuite
estimé que l’interprétation faite par les juridictions inférieures de la notion d’«intention de
détruire» était juste, prévisible et, selon elle, «conforme à celle de l’interdiction du génocide en
27Jorgic c. Allemagne, CEDH (requête n° 74613/01), arrêt du 12 juillet 2007, par. 18 et 23. - 14 -
droit international public ... dégagée par les juridictions compétentes et une partie de la doctrine et
consacrée par la pratique des Nations Unies» . L’affaire a ensuite été portée devant la Cour
européenne des droits de l’homme, devant laquelle le requérant a fait valoir que les juridictions
allemandes s’étaient trompées, qu’elles avaient recouru à une définition erronée du crime de
génocide, non conforme à la position adoptée par la présente Cour. Devant la Cour européenne des
droits de l’homme, le requérant a ainsi invoqué l’arrêt rendu par la Cour en 2007 aux fins de
démontrer que les juridictions allemandes s’étaient fourvoyées, qu’elles étaient allées trop loin. La
Cour européenne a rejeté cet argument. Elle a jugé que «l’interprétation faite par les juridictions
allemandes des dispositions et règles applicables du droit international public, à la lumière
29
desquelles devaient s’interpréter les dispositions du code pénal [allemand], n’était pas arbitraire» .
La Croatie ne se prononce pas sur le fond de l’affaire en question : cet exemple ne sert qu’à
montrer que l’approche suivie par les juridictions allemandes, s’agissant de la possibilité de
prouver l’intention au moyen d’éléments indirects résultant de présomptions, était bien éloignée de
celle de la Cour, et que la Cour européenne a estimé qu’il n’y avait pas lieu de revenir sur cette
approche, qu’elle a jugée parfaitement conforme au droit international.
22. Les décisions rendues par le TPIY et le TPIR ne confortent pas davantage les allégations
de la Serbie quant à la prétendue approche de la Cour à l’égard de la preuve d’une intention
présumée. M. Schabas n’a pas été très tendre avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR), juridiction africaine qui a pourtant incontestablement apporté une contribution
jurisprudentielle importante en matière de génocide. Le jugement rendu en l’affaire Akayesu revêt
21
une importance tout à fait particulière, et ce, à de nombreux égards, ne serait-ce que parce qu’il
s’est agi de la première décision rendue par une juridiction internationale ayant trait à
l’interprétation du crime de génocide en vertu de la Convention de 1948 ; ce jugement était
également sans précédent, puisque le TPIR a été la première juridiction au monde à qualifier les
viols et les violences sexuelles d’actes de génocide . 30 Sa contribution est donc loin d’être
«limitée», pour reprendre le terme employé par M. Schabas. Nous ne sommes pas non plus
28Jorgic c. Allemagne, CEDH (requête n° 74613/01), arrêt du 12 juillet 2007, par. 27.
29Ibid., par. 70.
30 o
Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, TPIR, affaire n ICTR-96-4-T, jugement, 2 septembre 1998, par. 731 et
suiv. - 15 -
d’accord pour dire que l’évolution ultérieure du droit au sein de ce tribunal peut être considérée
comme ne présentant que «peu d’intérêt» ou se limitant, à en croire M. Schabas, à un rappel
«superficiel» de la jurisprudence . Il est vrai que le TPIR a choisi de ne pas reprendre les termes
employés par la Cour quant au critère de la preuve en ce qui concerne l’intention présumée. Ceci
étant, M. Schabas lui-même a cité, en y souscrivant, l’arrêt rendu en 2012 par la chambre d’appel,
sur lequel j’ai déjà appelé votre attention, et qui établit les quatre facteurs relatifs à l’intention
présumée . 32
23. La formulation de l’arrêt de 2007 quant à la déduction de l’intention n’a pas davantage
été reprise par le TPIY, qui, d’une manière générale, a adopté une démarche similaire à celle du
TPIR. En juillet 2013, la chambre d’appel du TPIY a rétabli le chef d’accusation de génocide à
l’encontre de M. Karadžić et, ce faisant, explicitement indiqué qu’elle n’était pas liée par l’arrêt
33
rendu par la Cour en 2007 . De toute évidence, elle ne l’a pas non plus suivi. M. Schabas qui
semble apprécier les vues des juges dont l’opinion est minoritaire — a omis de vous préciser que
cette décision du TPIY avait été rendue à l’unanimité. Il n’a pas non plus fait référence au
paragraphe 99 de cet arrêt, dans lequel la chambre d’appel du TPIY, à l’unanimité de ses membres,
a exposé le fondement qui lui avait permis de conclure que la chambre de première instance,
compte tenu des éléments dont elle disposait, s’était fondée sur «de nombreuses preuves indirectes
à partir desquelles un juge du fait pourrait raisonnablement déduire l’intention génocidaire».
[Projection.] La chambre d’appel a rappelé ce qui suit :
«l’intention spécifique peut se déduire «d’un certain nombre de faits et de
circonstances, tels le contexte général, la perpétration d’autres actes répréhensibles
systématiquement dirigés contre le même groupe, l’ampleur des atrocités commises, le
fait de viser systématiquement certaines victimes en raison de leur appartenance à un
groupe particulier, ou la récurrence d’actes destructifs et discriminatoires».
[J’interromps brièvement ma lecture pour faire observer que la chambre emploie
quasiment les mêmes termes que la chambre d’appel du TPIR en 2012]. A cet égard,
la chambre de première instance a fait état d’éléments de preuve relatifs à des «actes
répréhensibles systématiquement dirigés contre les Musulmans et/ou les Croates de
Bosnie» dans les municipalités ainsi qu’à la réitération d’«actes discriminatoires et à
31CR 2014/13, p. 28-29, par. 23 (Schabas).
32 Ibid., p. 31, par. 28 (Schabas), citant Le Procureur c. Idelphonse Hategekimana, TPIR,
affaire n ICTR-00-55B-A, arrêt, 8 mai 2012, par. 133.
33
CR 2014/13, p. 46, par. 64 (Schabas).
34Le Procureur c. Karadžić, affaire n IT-95-5/18-AR98bis.l, arrêt, 11 juillet 2013, par. 94 (juges Theodor Meron
(président), Patrick Robinson, Liu Daqun, Khalida Rachid Khan et Bakhtiyar Tuzmukhamdov). - 16 -
l’usage répété de termes dépréciatifs». La Chambre d’appel observe en particulier que
22 figurent au dossier des éléments de preuve attestant de ce que des actes de génocide et
d’autres actes répréhensibles ont été commis contre les Musulmans de Bosnie et les
Croates de Bosnie dans l’ensemble des Municipalités, tels que meurtres, sévices, viols
et autres violences sexuelles, ainsi que des éléments prouvant que ces actes, de nature
35
discriminatoire, ont été commis à grande échelle.»
Il s’agit là d’un schéma identique à celui qui a été observé en la présente espèce.
24. Tel est donc le critère appliqué par le TPIY. Bien que notre argumentation ne repose pas
entièrement sur cette décision, celle-ci est, selon nous, le fruit d’une approche qui tranche
nettement avec les termes employés par la Cour en 2007. Nous ne souhaitons pas non plus lui
accorder trop d’importance, étant donné que l’affaire n’en est qu’à ses prémices. Quoi qu’il en
soit, cette décision confirme l’énoncé d’un critère de la preuve bien moins strict que celui que la
Serbie exhorte la Cour à retenir pour déduire une intention. Le TPIY va à présent juger
M. Karadžić pour crime de génocide, notamment à l’encontre de Croates, et, ce faisant, il
n’appliquera pas le critère que la Cour semble avoir retenu au paragraphe 373 de son arrêt de 2007.
Il convient de rappeler, ainsi qu’en est convenu M. Schabas, que, dans cette affaire, le procureur du
TPIY affirme que MM. Milošević, Arkan et Seselj ont participé, aux côtés de M. Karadžić, à une
entreprise criminelle commune en vue de commettre un génocide ; or, ces individus ont tous trois
36
pris directement part aux actes qui font l’objet de la présente instance . A cet égard, vous vous
souviendrez certainement du document des services de renseignement militaire de la JNA que nous
avons projeté à deux reprises la semaine dernière et dans lequel certains actes d’un groupe
paramilitaire étaient considérés comme génocidaires. Or, à qui ce document faisait-il référence ?
37
Aux Tigres d’Arkan et aux actes commis par eux . Les personnes concernées sont rigoureusement
les mêmes. Le lieu diffère, certes, mais il s’agit des mêmes individus et de la même intention.
L’arrêt rendu par la Cour en 2007 a semblé poser quelques difficultés à M. Schabas. A un moment,
il a même en quelque sorte laissé entendre que cette décision et je le cite «[s’]approch[ait]
autant que faire se peut de la chose jugée» . Eh bien, je suis au regret de dire qu’il a tout à fait tort
sur ce point. L’action contre M. Karadžić pour génocide à l’encontre des Croates de Bosnie n’est
35 o
Le Procureur c. Karadžić, affaire n IT-95-5/18-AR98bis.l, arrêt, 11 juillet 2013, par. 99.
36CR 2014/6, p. 14-15, par. 12 (Sands).
37RC, annexe 63.
38
CR 2014/13, p. 48, par. 67 (Schabas). - 17 -
pas chose jugée du fait de l’arrêt rendu par la Cour en 2007, pas plus que ne l’est la procédure
engagée contre la Serbie pour génocide à l’encontre de Croates en Croatie en la présente affaire.
La chose jugée, c’est un peu comme une grossesse ; on est enceinte ou on ne l’est pas. On ne
23 saurait parler de quasi-chose jugée, de même qu’on n’est pas «presque enceinte» ; soit on l’est, soit
on ne l’est pas. Soit une décision est revêtue de l’autorité de la chose jugée, soit elle ne l’est pas, ce
qui est le cas en l’espèce. [Fin de projection.]
25. J’en viens à présent à la CPI. M. Schabas a fort longuement exposé ses conclusions
concernant cette juridiction, puisqu’elles occupent pas moins de dix-huit paragraphes du compte
39
rendu d’audience . Or, malgré une lecture attentive et répétée, nous ne voyons pas très bien où il
voulait en venir, d’autant plus qu’il n’est question de l’arrêt rendu par la présente Cour que dans un
seul de ces 18 paragraphes. Selon M. Schabas, «à aucun moment, [la chambre préliminaire de
la CPI] n’a laissé entendre qu’elle ne souscrivait pas à un quelconque aspect de cette décision [de la
40
Cour]» . Cela est vrai, certes, mais il est également vrai que la CPI n’a pas cité la formule
employée par la Cour, pas plus que le paragraphe auquel M. Jordash attache désormais tant
d’importance. Cette décision ne fait nullement référence au fameux paragraphe 373, alors même
que la principale question dont la chambre préliminaire était saisie était de savoir si elle disposait
d’éléments de preuve suffisants pour en déduire une intention de commettre un génocide et,
partant, émettre un mandat d’arrêt. En tout état de cause, la décision de la chambre préliminaire de
ne pas émettre de mandat d’arrêt pour génocide a ensuite été annulée par la chambre d’appel,
précisément parce que la première avait appliqué un critère d’établissement de la preuve
inapproprié, à savoir que l’existence d’une intention spécifique de détruire un groupe en tout ou en
partie soit «la seule conclusion raisonnable» que l’on puisse déduire des éléments de preuve
produits par le procureur . La chambre d’appel a jugé que le critère ainsi retenu était trop strict . 42
Certes, la CPI ne s’est, à ce jour, pas prononcée sur le critère de la preuve en ce qui concerne
l’intention génocidaire ou la preuve par déduction. La chambre d’appel a toutefois fait observer
39
CR 2014/13, p. 32-41, par. 33-52 (Schabas).
40Ibid., p. 34, par. 35 (Schabas).
41 o
Le Procureur c. Al-Bashir, affaire n ICC-02/05-01/09-OA, arrêt du 3 février 2010, par. 39.
42
Ibid., par 30. - 18 -
que, aux termes du paragraphe 3 de l’article 66 du Statut de la CPI, les condamnations devaient être
43
prononcées si les juges étaient convaincus «au-delà de tout doute raisonnable» . Ces termes sont
bien connus, puisqu’il s’agit du critère habituel en matière pénale, critère moins strict que celui que
la Serbie demande à la Cour d’appliquer en l’espèce sur le fondement du paragraphe 373. La CPI
n’a pas appliqué le critère ainsi énoncé par la Cour et, compte tenu du critère explicitement prévu
au paragraphe 3 de l’article 66 de son Statut, on voit mal dans quelles circonstances elle pourrait le
faire.
24 26. En résumé, Monsieur le président, il apparaît qu’aucune juridiction internationale n’a
appliqué ou suivi les termes employés par la Cour il y a sept ans. C’est un critère moins strict qui a
été retenu, et ce, dans nombre d’instances, certaines juridictions concernées ayant d’ailleurs tenu à
préciser qu’elles ne se considéraient pas liées par l’approche qu’aurait suivie la Cour en 2007.
27. Monsieur le président, la Cour se trouve ainsi confrontée à une véritable difficulté. Selon
la Serbie, vous avez retenu, il y a sept ans, un critère strict d’établissement de la preuve ; or, il
apparaît clairement que les autres juridictions internationales n’y ont pas souscrit. Que va-t-il donc
advenir ? La Cour pourrait bien évidemment choisir de reprendre les mêmes termes qu’en 2007, ce
que la Serbie vous prie instamment de faire. On se trouverait alors en ce qui concerne la preuve
nécessaire aux fins de déduire une intention, question qui se révélera sans doute fondamentale dans
toute affaire de génocide dans une situation dans laquelle les tribunaux nationaux, les
juridictions internationales relatives aux droits de l’homme et les juridictions pénales
internationales, voire d’autres juridictions internationales, appliqueraient un certain droit en matière
de génocide, tandis que la Cour en appliquerait un autre. Est-ce vraiment la situation dans laquelle
la Cour internationale de Justice souhaite se trouver ?
28. Assurément, l’approche préconisée par la Serbie faciliterait la tâche de la Cour. Celle-ci
serait ainsi moins fréquemment sollicitée par des Etats venant frapper à sa porte pour la prier
d’interpréter et d’appliquer la Convention de 1948. Si la Cour venait à retenir pareille approche, le
crime de génocide pourrait en venir à être considéré comme un événement exceptionnel, qui se
43Le Procureur c. Al-Bashir, affaire n ICC-02/05-01/09-OA, arrêt du 3 février 2010, par. 30. - 19 -
produit une fois par siècle, comme on le dit des inondations qui ont frappé cette année l’Angleterre
et le pays de Galles, alors même qu’elles semblent désormais survenir tous les deux ou trois ans.
29. Une approche étatique à l’égard de la Convention, Monsieur le président, comme à
l’égard de la fonction judiciaire de la Cour, conduisant celle-ci à se réfugier derrière le
paragraphe 373, présenterait, si l’on peut dire, d’autres avantages. Les Etats pourraient en effet être
considérés comme tirés d’affaire, en ce qu’ils seraient largement libérés de l’obligation de prévenir
et de réprimer le crime de génocide, acte si rare et exceptionnel, selon la Serbie. A condition
d’éviter de coucher leurs intentions par écrit et à condition qu’ils veillent, ainsi que les personnes
de la conduite desquelles ils sont responsables sur le plan international, à ne s’en tenir qu’à de
simples «lignes de conduite» — lesquelles pourraient être interprétées comme procédant d’autres
intentions — les Etats n’auraient alors pas à se soucier d’éventuelles procédures engagées devant la
Cour pour génocide.
30. Etait-ce bien là l’intention des rédacteurs de la Convention de 1948 ; est-ce bien là
l’exigence imposée par son libellé ; est-ce bien là le souhait de la Cour ? La Convention, qui
25 trouve ses origines dans les événements dramatiques que le monde a connus dans les années 1930
et 1940, est l’un des instruments humanitaires les plus importants ; ce serait une tragédie qu’il se
transforme en monument historique, voire en une simple note de bas de page. Le préambule de la
résolution 96 de l’Assemblée générale des Nations Unies évoque la nécessité d’éviter «de grandes
pertes à l’humanité», d’inspirer le respect pour la «loi morale» et de donner effet «à l’esprit et aux
fins des Nations Unies», lesquels comprennent, selon les termes employés dans le préambule de la
Charte, la proclamation d’une «foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la
valeur de la personne humaine». La Convention de 1948 a été adoptée aux fins de protéger le
bien-être de personnes et de groupes, et non de protéger les Etats du risque de devoir s’en remettre
aux décisions de la Cour. Cet instrument est bien vivant et doit le rester, il ne doit pas s’éteindre.
31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous ne vous demandons pas
d’ouvrir toutes les digues. Nous vous demandons simplement de clarifier les termes que vous avez
employés au paragraphe 373 de l’arrêt rendu en 2007 et de confirmer que le critère qu’il convient
d’appliquer aux fins de déduire une intention est conforme à votre jurisprudence, à la jurisprudence
de la Cour dans d’autres domaines et à l’approche suivie par d’autres juridictions internationales, - 20 -
sachant qu’il est pour le moins improbable d’obtenir jamais des éléments de preuve directs d’une
intention génocidaire et que pareille intention ne peut qu’être déduite de lignes de conduite et
d’actions systématiques. Dans des circonstances où l’on ne peut que se fonder sur des éléments de
preuve indirects, la Cour doit, d’une manière générale, appliquer un critère de la preuve se fondant
sur des éléments ayant «force probante» et, s’agissant de la preuve par déduction, sur des éléments
«ne laissant place à aucun doute raisonnable». Tel est le critère que la Cour a appliqué en l’affaire
du Détroit de Corfou, et qui a permis de maintenir, pendant plus de soixante ans, un niveau élevé
de certitude judiciaire.
IV. L’affaire Tolimir
32. Monsieur le président, la troisième et dernière partie de mon intervention, qui sera brève,
porte sur une partie d’un jugement rendu par le TPIY qui semble avoir échappé à la Serbie. Lors
du premier tour de plaidoiries, nous avons mentionné le jugement rendu par le TPIY en
l’affaire Tolimir, la chambre de première instance ayant établi qu’un génocide avait été commis
non seulement à Srebrenica, mais également dans la petite localité, la toute petite localité,
de Žepa . Or, curieusement, et bien que les travaux de la chambre de première instance semblent
trouver grâce à ses yeux, M. Schabas n’a rien dit de la partie du jugement rendu en l’affaire Tolimir
qui a trait à Žepa. Il s’est contenté de se référer aux paragraphes du jugement qui concernaient
26 Srebrenica. Selon lui, ce jugement est une «décision ... intéressante» et il s’est borné à dire
«[qu’e]n décembre 2012, une chambre de première instance a[vait] condamné Zdravko Tolimir
pour génocide à raison de crimes commis à Srebrenica à la mi-juillet 1995 et dans les jours qui ont
suivi» . Or, ce que M. Schabas a omis de vous dire — mais ce n’était certainement pas délibéré de
sa part —, c’est qu’à Žepa, M. Tolimir a été condamné pour crime de génocide à raison du
meurtres de trois personnes. Trois personnes. Pas trois mille, pas trois cents. Trois. En examinant
cette affaire de manière un peu plus approfondie, on comprend pourquoi M. Schabas a omis ce
point. C’est qu’en effet les circonstances sont tout à fait similaires à celles de la présente espèce.
44CR 2014/6, p. 38, par. 4 (Starmer).
45CR 2014/13, p. 49-50, par. 69 (Schabas). - 21 -
M. Schabas vous a dit que les seules condamnations prononcées par le TPIY pour génocide
46
concernaient Srebrenica . Ce n’est pas vrai.
33. Žepa était une petite enclave musulmane en Bosnie-Herzégovine, comptant à peine plus
de 2000 habitants. La chambre de première instance a jugé que M. Tolimir, l’un des commandants
adjoints de l’état-major principal de l’armée de la Republika Srpska, avait pris part au meurtre de
trois dirigeants des Musulmans de Bosnie. A la majorité de ses membres, la chambre a qualifié ce
47
meurtre de génocide . Pour ce qui concerne les meurtres de Žepa, elle ne disposait d’aucun
élément de preuve direct et a donc dû se fonder sur des éléments indirects. Elle a conclu qu’elle
était convaincue «au-delà de tout doute raisonnable» que le meurtre de trois dirigeants d’une si
petite localité «relevait de la destruction intentionnelle d’un nombre limité de personnes choisies en
raison de l’impact que leur disparition aurait sur la survie du groupe comme tel» et que cet acte
48
avait été commis avec une «intention génocidaire spécifique» . La chambre de première instance
n’a donc pas appliqué le critère énoncé par la Cour en matière de lignes de conduite et de déduction
de l’intention. Sur quel fondement a-t-elle donc rendu son jugement ? Eh, bien, elle a conclu que
les actes auxquels avait pris part M. Tolimir avaient été commis «pour que la population
musulmane de Bosnie de cette enclave ne soit pas en mesure de se reconstituer», ajoutant que les
meurtres commis à Žepa compte tenu de la petite taille de la communauté «avaient suffi ... [à
atteindre trois objectifs, à savoir] l’expulsion des civils musulmans, la destruction de leurs maisons
49
et mosquées et le meurtre de trois de leurs principaux dirigeants locaux» .
34. Monsieur le président, nous n’entendons pas nous fonder par trop sur ce jugement. Il
s’agit d’une décision rendue en première instance, à la majorité des membres de la chambre et qui
27 est susceptible d’appel ; M. Tolimir a d’ailleurs déposé un acte à cet effet il y a moins d’un
mois le 28 février 2014. Ce document mérite d’être lu, puisqu’on y relèvera que, bien que
contestant précisément sa condamnation pour crime de génocide, l’accusé n’entend pas, dans le
cadre de la procédure d’appel, faire valoir que la chambre de première instance aurait commis une
46
CR 2014/13, p. 35-36, par. 39 (Schabas).
47Le Procureur c. Zdravko Tolimir, affaire n IT-05-88/2-T, 12 décembre 2012, par. 782.
48Ibid.
49
Ibid., par. 781. - 22 -
erreur en n’appliquant pas le strict critère qui semble avoir été énoncé par la Cour au
paragraphe 373 de l’arrêt rendu en l’affaire de la Bosnie. Son argument est que la chambre de
première instance a commis une erreur en concluant que les faits établissaient l’intention
génocidaire «au-delà de tout doute raisonnable» : au paragraphe 179 de son mémoire, il fait ainsi
valoir que «l’intention génocidaire [dans cette affaire, et c’est la thèse de l’accusé] ne peut être
50
déduite au-delà de tout doute raisonnable» . Tel est donc le critère qu’appliquera la chambre
d’appel lorsqu’elle examinera l’affaire.
35. Vous vous demanderez peut-être, Monsieur le président, pourquoi je me suis référé à
cette affaire. Eh bien, si je l’ai fait, c’est parce qu’elle est fort éloignée de l’approche suivie par la
Cour dans son arrêt de 2007. Cette affaire est emblématique des principaux points soulevés dans
mon exposé, et en particulier de notre argument selon lequel l’élément moral du crime de génocide
inclut une intention de détruire une partie d’un groupe ethnique en l’empêchant de fonctionner
effectivement en tant que groupe. De fait, telle est la conclusion qu’a formulée la chambre de
première instance en l’affaire relative aux actes commis à Žepa, à savoir le meurtre de
trois individus, associé à des expulsions, ainsi que la destruction de foyers et de lieux de culte.
V. Conclusions
36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les circonstances ne sont plus
les mêmes qu’en 2007. La jurisprudence relative à la Convention est aujourd’hui plus abondante et
plus précise qu’elle ne l’était à l’époque. La Cour continue de jouer un rôle important, mais de
nouvelles cours et de nouveaux tribunaux continuent de voir le jour, avec pour mission
d’interpréter et de préciser les éléments constitutifs du crime de génocide. Par ailleurs, les
juridictions nationales jouent naturellement un rôle de plus en plus important en se référant à la
jurisprudence internationale pour statuer dans les affaires dont elles sont saisies. A mesure que les
audiences approchaient, d’aucuns ont pu éprouver un sentiment de déjà-vu. Or, ces audiences ont
permis d’établir clairement que les faits de la présente affaire sont bien distincts et qu’ils n’avaient
jamais été soumis à un examen judiciaire, du moins pour ce qui relève de la compétence de la Cour,
ou par la Cour. En outre, il est tout à fait évident que le droit a bel et bien évolué au cours de ces
50Le Procureur c. Zdravko Tolimir, IT-05-88/2-A, version publique expurgée du mémoire consolidé de
l’appelant, 28 février 2014, par. 179. - 23 -
sept dernières années. L’importance de la Convention ne fait aucun doute et, à cet égard, nous
considérons que la Cour a un rôle essentiel à jouer, ce qui ne va certes pas sans poser certains
problèmes.
28 37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il est temps maintenant d’en
venir aux questions de preuve et de faits, et je vous prie de bien vouloir appeler à la barre
Mme Ní Ghrálaigh, dûment coiffée de sa perruque.
Le PRESIDENT : Votre intervention étant terminée, je vous prierai de bien vouloir céder la
place à Mme Ní Ghrálaigh. Madame, vous avez la parole.
Mme NÍ GHRÁLAIGH :
FAITS ET ÉLÉMENTS DE PREUVE
Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, au moment où la Croatie
entame son second tour de plaidoiries, les arguments factuels qu’elle a avancés demeurent presque
entièrement incontestés. Le défendeur admet que des actes pouvant constituer l’élément matériel
51
(actus reus) du crime de génocide ont été commis contre la population croate de Croatie , et aussi
que ces actes étaient motivés par la haine raciale . Il admet encore que des membres de la JNA et
d’autres forces serbes étaient impliqués dans la commission de ces actes. Il ne nie pas, enfin, que
les dirigeants de la JNA et les autorités politiques serbes savaient, et ce, dès octobre 1991, que des
actes que des officiers de la JNA eux-mêmes qualifiaient de génocidaires étaient en train de se
53
commettre .
2. Le défendeur a été contraint de faire ces concessions au sujet des moyens factuels de fond
avancés par le demandeur du fait du poids des éléments de preuve soumis à la Cour, qui étaient de
surcroît étayés par les conclusions claires du TPIY. Il a toutefois tenté de neutraliser ces
concessions en lançant tous azimuts des attaques d’ordre procédural contre des éléments de preuve
51
CR 2014/15, p. 11, par. 13 (Schabas).
52Ibid., p. 28, par. 48 (Schabas).
53
Voir, par exemple, le rapport des services de renseignement militaire de la JNA daté du 13 octobre 1991,
réplique de la Croatie (RC), vol. 4, annexe 63. - 24 -
présentés par le demandeur, notamment les déclarations de ses témoins et les qualités de ses
témoins-experts. Il a également cherché à discréditer les constations qu’a faites le TPIY, qui
viennent étayer les allégations de la Croatie et sont particulièrement embarrassantes pour sa
défense, priant la Cour de ne pas en tenir compte.
3. C’est de ces attaques que je vais vous parler, et je procèderai en trois étapes.
Premièrement, j’examinerai les principales attaques d’ordre matériel que le défendeur a portées
29 contre des éléments de preuve présentés par le demandeur. Deuxièmement, j’aborderai les attaques
qu’il a faites au sujet de la nature de la JNA et du rôle de commandement qu’elle a joué dans la
commission du génocide en Croatie. Troisièmement, je conclurai en rappelant brièvement les faits
et les éléments de preuve tels qu’ils sont actuellement soumis à la Cour.
I. Les attaques portées par le défendeur contre des éléments de preuve
présentés par le demandeur
4. J’évoquerai en premier lieu les quatre principales attaques portées par le défendeur contre
les éléments de preuve ci-après, qui ont été présentés par le demandeur :
a) premièrement, les déclarations de témoins annexées à des pièces de procédure de la Croatie ;
b) deuxièmement, les preuves par ouï-dire ;
c) troisièmement, les chiffres avancés en ce qui concerne le nombre de personnes tuées ou ayant
subi de graves préjudices physiques ou psychologiques dans le cadre du génocide ;
d) quatrièmement, les exposés des témoins-experts de la Croatie.
5. Je répondrai tour à tour à chacune de ces attaques.
A. Les déclarations de témoins
6. Je commencerai par les attaques incessantes portées par le défendeur contre les
déclarations de témoins présentées par la Croatie. Le défendeur a continué, durant ses plaidoiries, à
critiquer les déclarations de témoins annexées aux pièces de procédure du demandeur. L’agent de
la Serbie est même allé jusqu’à soutenir devant la Cour que les éléments de preuve présentés par le
demandeur procédaient d’une «démarche de «diabolisation» des Serbes, fondée sur des documents
contrefaits et falsifiés» .
54CR 2014/13, p. 54, par. 2 (Obradović). - 25 -
7. Etant donné la gravité de ces allégations, j’espère que la Cour me pardonnera de rappeler
ici brièvement l’historique et la chronologie des déclarations de témoins et autres éléments de
preuve soumis par la Croatie.
8. La Croatie a soumis son mémoire à la Cour il y a exactement treize ans, en mars 2001.
Elle y a annexé plus de 400 déclarations de témoins, dont beaucoup avaient été reçues au début des
années 1990, alors que le conflit faisait toujours rage en Croatie et bien avant que le dépôt d’une
requête devant la Cour soit envisagé.
9. Dans son contre-mémoire, le défendeur a demandé à la Cour de rejeter les déclarations de
ces centaines de victimes et témoins des atrocités dont il s’est rendu coupable, affirmant qu’elles
30 n’étaient «pas pertinent[e]s en l’espèce» , que les témoins n’étaient pas «désintéressés» par rapport
56
à l’issue de la présente affaire , et qu’elles ne remplissaient pas «les conditions minimales requises
pour pouvoir être admises à titre d’éléments de preuve» , notamment parce qu’un grand nombre
d’entre elles n’étaient pas signées.
10. En réaction à ces attaques, le demandeur a annexé à sa réplique, déposée en
décembre 2010, les déclarations complémentaires de 188 de ses témoins initiaux, dont les
58
premières déclarations avaient été critiquées par le défendeur . Malheureusement, entre la date de
leur déclaration et le dépôt de la réplique, 106 de ces témoins étaient décédés. D’autres se
trouvaient en dehors de la juridiction de la Croatie ou n’étaient, pour une raison ou une autre, pas
joignables. L’agent du défendeur a tenté de discréditer l’ensemble de ces déclarations
complémentaires en déclarant qu’il s’agissait d’une «collecte de signatures qui [pourrait] se
justifier dans le cadre d’une requête déposée auprès d’autorités locales» . 59 Or il ne s’agit
absolument pas de cela. Ces déclarations figurent toutes à l’annexe 30 de la réplique. On peut voir
clairement que chaque témoin y confirme, en présence d’un officier de police, que sa déclaration
initiale, annexée à la pièce de procédure du demandeur, a été faite volontairement et que les faits
qui y sont relatés étaient vrais.
55
Contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 144-149.
56
Ibid., par. 150-152.
57Ibid., par. 153-158.
58
RC, vol. 2, annexe 30.
59
CR 2014/13, p. 59, par. 17-18 (Obradović). - 26 -
11. Mais le défendeur ne s’est pas contenté de cela. Il a choisi de faire fi de ces déclarations
confirmatoires dans ses plaidoiries et a par conséquent appelé à plusieurs reprises l’attention de la
Cour sur des déclarations initiales qui n’avaient pas été signées, sans mentionner que leurs auteurs
60
en avaient par la suite confirmé l’exactitude et la véracité .
12. Au cours des présentes audiences, le demandeur a également présenté plusieurs de ces
témoins, dont les déclarations initiales n’avaient pas été signées, en tant que témoins des faits. Je
prendrai l’exemple de Mme Marija Katić, qui a déposé en séance publique. Mme Katić a fait sa
déclaration initiale à la police croate le 24 juin 1997. Elle a signé une déclaration confirmatoire,
attestant de la véracité et de l’exactitude de sa déclaration initiale, treize années plus tard,
le 13 décembre 2010 . Elle a déposé devant la Cour le 5 mars 2014, soit dix-sept années après
31 avoir fait, sans la signer, sa déclaration initiale. Elle a de nouveau confirmé la véracité et
l’exactitude de sa déclaration initiale, et reconnu devant la Cour qu’elle était bien la sienne. Bien
entendu, il appartient à la Cour de juger de la véracité de la déposition faite devant elle, mais la
Croatie est toutefois d’avis que celle-ci s’est révélée franche, claire et cohérente avec la déclaration
écrite initiale ainsi qu’avec les autres éléments de preuve soumis à la Cour à propos des atrocités et
actes de génocide commis dans le village de Bogdanovci. Par ailleurs, la déclaration de M. Kožul
était elle aussi non signée. S’il est vrai que ce dernier a refusé de reconnaître le document non
signé qui lui a été présenté et a déclaré qu’il n’était pas exact et que, par conséquent, il ne le
signerait pas, il a bien reconnu devant la Cour comme étant la sienne une autre déclaration qui, à
l’origine, n’avait pas été signée. Cette déclaration était datée du 29 mars 1993 et avait été traduite
et jointe à l’annexe 114 du mémoire de la Croatie. M. Kožul en a confirmé la véracité et
l’exactitude par une déclaration complémentaire en date du 14 septembre 2010, qui est annexée à la
réplique de la Croatie, en page 213 de l’annexe 30. Il a par la suite reconnu devant la Cour que
cette déclaration était la sienne . Le défendeur a décrit M. Kožul comme «un honnête homme qui a
62
été victime d’un crime horrible» .
60
Voir, par exemple, mémoire de la Croatie (MC), annexes 30, 143 et 189 (déclarations initiales), et RC,
annexe 30, p. 170, 228 et 245 (déclarations confirmatoire).
61MC, vol. 2, partie I, annexe 40 ; RC, vol. 2, annexe 30, p. 176.
62
CR 2014/13, p. 54, par. 1 (Obradović). - 27 -
13. D’autres témoins, dont les déclarations initiales non signées avaient été annexées aux
63
pièces de procédure du demandeur, ont par la suite témoigné devant le TPIY . Leurs dépositions
devant le tribunal — forme d’élément de preuve à laquelle le défendeur a instamment prié la Cour
64
de prêter une attention et une considération particulières — se sont révélées elles aussi cohérentes
avec les déclarations initiales — dont aucune n’était signée et dont un certain nombre avaient été
faites auprès de la police.
14. Voilà ce qui s’est véritablement passé en ce qui concerne les déclarations de témoins
présentées en l’espèce par le demandeur. Nous sommes bien loin de la prédiction fallacieuse de
l’agent du défendeur, qui a prétendu que, si les «auteurs présumés» de toutes les déclarations
initiales non signées qui ont été consignées par la police [projection à l’écran] :
32 «avaient été cités comme témoins et avaient déposé devant la Cour en toute
honnêteté … il serait apparu très clairement que ces déclarations non signées avaient
toutes ét65rédigées par les forces de police et, partant, qu’elles ne sont absolument pas
fiables» .
15. Cette allégation de M. Obradović est particulièrement malvenue, étant donné les
accusations qu’elle fait peser sur Mme Katić, qui est l’«auteur présumé» des déclarations initiales
non signées recueillies par la police et qui a été citée comme témoin devant le Cour. Mme Katić
n’a pas refusé de reconnaître la déclaration initiale qu’elle avait faite devant la police, pas plus
qu’elle n’a laissé entendre que cette déclaration n’était d’une manière ou d’une autre «pas fiable».
M. Jordash n’a pas tenté de lui faire dire que sa déclaration initiale était un document contrefait,
pas plus qu’il ne lui a laissé entendre que sa déposition n’était pas digne de foi. Il est tout à fait
63 Voir, par exemple, 1) MC, annexe 296 (déclaration initiale non signée ; pas de déclaration confirmatoire) ;
affaire Martić (TPIY), compte rendu d’audience, 6 avril 2006, p. 3293 ; et 2) MC, annexe 485 (déclaration initiale non
signée) ; RC, annexe 30, p. 325 (déclaration confirmatoire) ; affaire Martić (TPIY), compte rendu d’audience,
23 mars 2006, p. 2462 ; MC, annexe 339 (déclaration initiale non signée ; pas de déclaration confirmatoire) ;
affaire Milošević (TPIY), compte rendu d’audience, 11 novembre 2002, p. 12732 ; MC, annexe 360 (déclaration initiale
non signée ; pas de déclaration confirmatoire) ; affaire Milošević (TPIY), compte rendu d’audience, 28 août 2003,
p. 25515.
64 CR 2014/13, p. 64, par. 35 (Obradović) :
«De l’avis du défendeur, la Cour devrait accorder une attention spéciale aux comptes rendus de
déposition versés aux dossiers du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Ces comptes
rendus ont été établis par des fonctionnaires des Nations Unies et leur contenu a pu être contrôlé au
moyen d’un contre-interrogatoire, d’un interrogatoire complémentaire et, à l’occasion, des questions
posées par les juges du TPIY.»
65
Ibid., p. 54, par. 2 (Obradović). - 28 -
regrettable que le défendeur cherche à présent à mettre en doute la sincérité de Mme Katić, sans lui
donner l’occasion de répondre à ces accusations. [Fin de la projection.]
16. La Serbie n’a eu de cesse d’exhorter la Cour à ne tenir aucun compte des déclarations de
centaines de victimes et témoins des atrocités qu’elle a commises, sous prétexte que les
déclarations initiales non signées de ces personnes, ainsi que leurs déclarations confirmatoires, se
présenteraient sous une forme qui «ne peut pas être utilisée devant un tribunal». De telles
exhortations sont totalement dépourvues de fondement. Les déclarations se présentent sous une
forme parfaitement admissible devant un tribunal, et de fait, l’ont déjà été. La Cour les a
elle-même jugées acceptables et suffisantes pour ses propres besoins. Elle l’a fait pour les
déclarations des témoins de fait du demandeur qui lui avaient été soumises. Elle l’a fait pour
Mme Katić, puis encore pour M. Kožul. L’objection du défendeur est sans objet.
17. Le poids qu’il convient d’accorder aux déclarations des témoins qui ont déposé devant la
Cour et à celles qui sont simplement annexées aux pièces de procédure des Parties est bien sûr une
question qu’il revient à la Cour de trancher en s’appuyant sur des principes conventionnels, que
sir Keir Starmer a énoncés dans sa réponse à la question posée par le juge Bhandari le 7 mars.
De toute évidence, le défendeur préférerait qu’il n’en soit pas ainsi. Il sait que les centaines de
déclarations annexées aux pièces de procédure du demandeur prouvent l’existence du schéma
généralisé et répandu des atrocités que la Serbie a commises à l’encontre de la population croate.
C’est pourquoi il a non seulement continué de tenter de persuader la Cour de ne pas tenir compte de
ces déclarations, mais a redoublé d’efforts à cette fin.
33 B. Les preuves par ouï-dire
18. Je me contenterai de répondre brièvement à la seconde critique dirigée par le défendeur
contre les éléments de preuve du demandeur, à savoir qu’il s’agit de ouï-dire. Cette objection est
mal venue, surtout au regard de ses propres déclarations : la Cour aura relevé dans le résumé que
M. Jordash a fait des déclarations des témoins de la Serbie que celles-ci contiennent de nombreux
éléments de preuve relevant du ouï-dire. Ainsi que l’a exposé le demandeur dans ses pièces écrites,
la jurisprudence des principales juridictions pénales internationales a clairement admis la - 29 -
pertinence et l’admissibilité des preuves par ouï-dire, qui doivent être appréciées à la lumière de
leur contenu et des conditions dans lesquelles elles ont été obtenues . 66
C. Le nombre des victimes
1) La contestation par le défendeur du décompte des victimes effectué par la Croatie
19. Je vais également traiter brièvement de la troisième objection du défendeur relative aux
éléments de preuve du demandeur, par laquelle il remet en cause le nombre des victimes du
génocide commis par la Serbie, dont le décompte a été effectué par la Croatie. L’agent du
défendeur a rappelé que, «selon les allégations du demandeur», «la JNA et les forces serbes
subordonnées ont tué plus de 12 500 croates» «ont causé des atteintes graves à l’intégrité physique
et mentale de milliers de Croates» et «ont violé plus de femmes croates qu’on ne le saura jamais» . 67
M. Obradović affirme qu’il n’a «pas encore vu le moindre élément de preuve pour étayer ces
estimations» et se dit «maintenant convaincu qu’il n’en existe pas» . 68
20. Une fois de plus, les prédictions du défendeur et les assurances qu’il a données à la Cour
se sont avérées mal fondées. Ces preuves existent bel et bien. Les preuves des atteintes physiques
et mentales et des viols ressortent, entre autres, des centaines de déclarations de victimes et de
témoins annexées aux pièces de procédure du demandeur, celles que le défendeur tenait tellement à
vous voir écarter. Elles ressortent également des constatations répétées du TPIY relatives aux
69 70
«crimes graves et généralisés qui étaient commis» , aux «sévices graves» et aux «actes de
34 violence et d’intimidation généralisés … visant la population croate» . Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs de la Cour, étant donné le schéma généralisé et systématique des atrocités
commises par la Serbie et la nature des atteintes causées à la population croate, il est impossible de
donner un chiffre exact ou de justifier de chacune des victimes. Le demandeur n’a pas tenté de le
faire, il n’a pas cherché à fournir un chiffre exact.
66
RC, par. 2.44.
67CR 2014/13, p. 65, par. 43 (Obradović).
68Ibid.
69
Le Procureur c. Martić, jugement, par. 443.
70
Ibid., par. 349.
71Ibid., par. 443. - 30 -
21. En revanche, les estimations du nombre de personnes tuées peuvent être plus précises.
L’estimation fournie par le demandeur du nombre de personnes tuées pendant le génocide provient,
entre autres, des nombreuses recherches effectuées par des historiens et l’administration croate. Le
chiffre de 12 500 mentionné par le coagent de la Croatie est celui du centre de documentation
appelé «mémorial croate», organisme public dont la fonction est de rassembler et d’archiver les
données relatives au conflit . Une note de bas de page figurant dans le texte de ma présentation en
donne la source.
2) Le nombre des personnes portées disparues
22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, puisque nous en sommes à la
question du nombre des victimes, je pense que le moment est bien choisi pour répondre à la
question de M. le juge Cançado Trindade, qui voulait savoir si «les deux Parties pouvaient fournir à
la Cour des informations actualisées plus précises sur la question des personnes portées disparues à
73
ce jour» .
23. Votre Excellence, la réponse à cette question est oui. Des données plus précises figurent
dans un ouvrage plus récent, intitulé Book of Missing Persons on the Territory of the Republic of
Croatia (registre des personnes portées disparues sur le territoire de la République de Croatie) et
publié par l’office croate des personnes détenues et portées disparues, conjointement avec le comité
croate de la croix rouge et du CICR . Cet ouvrage contient des données détaillées relatives aux
personnes toujours portées disparues en date d’avril 2012. Il énumère les personnes disparues et
ventile les données selon que ces personnes étaient vivantes lorsqu’elles ont été vues pour la
35 dernière fois (auquel cas elles figurent par ordre alphabétique dans la liste des lieux où elles ont
disparu) ou qu’elles ont été vues mortes ou sont présumées mortes (auquel cas elles figurent par
ordre alphabétique dans la liste des lieux où leur cadavre a été vu pour la dernière fois). Nous en
avons fait une copie pour le Greffe et renvoyons dans une note de bas de page au lien
correspondant. Nous pouvons fournir d’autres copies imprimées si cela peut aider la Cour.
72 Ante Nazor, Greater-Serbian Aggression against Croatia in the 1990s, Mémorial croate, Centre croate de
documentation sur la guerre patriotique, 2011, p. 368.
73
CR 2014/18, p. 69 (juge Cançado Trindade).
74 Book of Missing Persons on the Territory of the Republic of Croatia, avril 2012,
(http://www.branitelji.hr/arhiva/p2515/dokument/1117/knjiga.nestalih-pdf…). - 31 -
24. Ainsi que l’a expliqué M. Grujić dans son exposé, les chiffres concernant les disparus
sont régulièrement mis à jour, au fur et à mesure de la découverte des sépultures : le nombre des
personnes exhumées et identifiées s’accroît tandis que le nombre des personnes disparues décroît.
Les chiffres figurant dans le registre de 2012 sont donc déjà obsolètes, de même que ceux qui ont
été fournis à la Cour par la Croatie et qui étaient à jour en décembre 2013. Nous avons pris contact
avec l’office croate des personnes détenues et portées disparues pour répondre à la question du
juge Cançado Trindade. Nous pouvons confirmer que les chiffres les plus récents, au
mardi 17 mars 2014, concernant les personnes tuées dans les attaques de la Serbie sur le territoire
croate en 1991-1992 sont les suivants :
les dépouilles de 3680 personnes enterrées irrégulièrement ont été exhumées de 142 charniers
et d’un nombre encore plus important de sépultures individuelles.
Parmi ces dépouilles, 3144 ont été formellement identifiées.
Toutefois, 865 personnes portées disparues à la période considérée n’ont toujours pas été
retracées.
Pardonnez-moi, je corrige, les données les plus récentes datent du lundi 17 mars 2014, jour de la
Saint Patrice.
25. L’agent de la Croatie, Mme Crnić-Grotić, répondra demain à l’autre question du
juge Cançado Trindade à propos des efforts entrepris pour identifier les personnes portées
disparues et connaître leur sort.
D. Les attaques dirigées par le demandeur contre les témoins experts de la Croatie
26. Cette réponse m’amène au quatrième point des objections du défendeur, qui concerne les
témoins experts de la Croatie. Les chiffres que je viens de vous donner sont ceux qui ont été
compilés par l’office croate des personnes détenues et portées disparues dirigé par M. Ivan Grujić,
le témoin expert qui a été entendu par la Cour voici deux semaines. L’agent du défendeur a
reproché à M. Grujić de n’avoir pas donné de chiffres concernant l’ensemble des personnes tuées
36
pendant l’attaque et l’occupation du territoire croate par la Serbie, et d’avoir fourni les chiffres
relatifs aux personnes portées disparues et aux exhumations des charniers ou des sépultures
individuelles. Ces deux reproches sont dépourvus de fondement. - 32 -
27. La seule raison pour laquelle l’exposé de M. Grujić ne faisait pas état de l’ensemble des
statistiques afférentes aux personnes tuées, blessées ou violées est qu’il ne s’agit pas là de son
domaine particulier de compétences. Il va sans dire que le conseil du demandeur aurait pu le
contre-interroger au sujet de cette lacune supposée, mais il a choisi de ne pas le faire. M. Grujić
reste un expert et même un grand spécialiste des questions concernant les personnes disparues ou
détenues, des exhumations et des sépultures découvertes en Croatie. Il a souvent été cité à titre
d’expert devant le TPIY . L’office qu’il préside est un organisme public croate et, comme le
défendeur le signale à juste titre, en sa qualité de directeur de cet organisme, M. Grujić est
effectivement un fonctionnaire de l’Etat croate. Le défendeur n’est cependant pas fondé à contester
son témoignage pour ce motif : l’exhumation des corps sur le territoire d’un Etat est une fonction
étatique nécessaire, comme la tenue des registres des citoyens et autres personnes disparues sur ce
même territoire. Le défendeur n’a contesté ni la substance de l’exposé de M. Grujić sur les
personnes disparues ou exhumées, ni la méthodologie qui y est présentée. Il semble une fois de
plus que le défendeur s’attache à émettre des objections d’ordre matériel dans le but de détourner
l’attention des faits qui sont gênants et préjudiciables à sa défense.
28. Les attaques personnelles du défendeur contre le deuxième témoin expert de la Croatie,
Mme Sonja Biserko, ne sont pas davantage fondées. Les accusations de parti pris, de corruption et
d’incompétence portées contre elle sont gratuites et dénuées de fondement . Elles ne sont pas non
plus partagées par les Nations Unies : son diplôme en science économique de l’université de
Belgrade n’a pas empêché sa nomination à l’importante commission d’enquête mise sur pied par le
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies pour enquêter sur les violations des droits
humains en Corée du Nord, aux côtés d’un juge de la Cour suprême d’Australie, d’un ancien
représentant spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme au Cambodge et du rapporteur
37 spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Corée du Nord. Etant donné ce
que l’on a appris au sujet des opinions et du rôle officiel du témoin expert du demandeur
notamment le fait qu’il a été le secrétaire de l’entreprise criminelle commune de la RSK on
75Par exemple, Le Procureur c. Milošević, affaire n IT-02-54 ; Le Procureur c. Martić, affaire n IT-95-11 ;
Le Procureur c. Mrkšić, affaire n IT-95-13-1.
76
CR 2014/13, p. 58 et 59, par. 13 et 14 (Obradović). - 33 -
se serait attendu à ce que le défendeur soit plus prudent dans ses attaques visant à discréditer
Mme Biserko.
29. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les objections de pure forme
émises par l’agent du défendeur à l’encontre des éléments de preuve de la Croatie infondées et
regrettables. Elles sont regrettables du fait des accusations graves et gratuites qui sont portées
contre la Croatie et ses témoins, et en ce que le défendeur, en demandant l’exclusion de leurs
déclarations, tente de réduire au silence des centaines de victimes de ses atrocités.
30. Elles sont néanmoins sans effet sur le fond de la demande principale de la Croatie.
II. La remise en cause par le défendeur du rôle de la JNA en Croatie
31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en arrive à la deuxième
partie de mon exposé, dans laquelle j’aborderai un certain nombre d’objections soulevées par le
défendeur concernant les éléments de preuve relatifs au rôle de la JNA dans les actes de génocide
commis en Croatie.
a) Premièrement, je vais traiter de la remise en cause par le défenseur des éléments de preuve du
demandeur relatifs à la serbisation de la JNA.
b) Deuxièmement, j’entends répondre aux efforts qu’il déploie pour tenter de minimiser les
conclusions du TPIY relatives à la direction et au commandement exercés par la JNA sur les
77
opérations en Croatie .
A. La serbisation de la JNA
32. Je commencerai par corriger une erreur dans les chiffres fournis par le défendeur dans
son exposé à propos de la JNA, ce qui l’a amené à contester à tort les éléments de preuve du
demandeur relatifs à la serbisation de la JNA. Le 12 mars au matin, le défendeur a contesté les
moyens du demandeur relatifs à la serbisation de la JNA. Son conseil, M. Lukić, a prétendu citer
verbatim un document annexé à la réplique du demandeur, et je cite ce qui apparait sur vos écrans
[projection à l’écran] :
«Les éléments de preuve fournis par les fonctionnaires croates contredisent la
thèse du demandeur … Dans la lettre signée par ... , président du conseil en charge de
77CR 2014/15, p. 59, par. 44 et 55 (Ignjatović). - 34 -
38 la succession en matière de biens militaires croates il est écrit : [et ici il affirme citer le
document] «sur 235 généraux originaires de Croatie au début de la guerre, moins de 7,
ou en pourcentages, 3 %, ont rejoint l’armée croat78 Les autres généraux sont
demeurés du côté de l’autre partie en guerre».»
33. S’appuyant sur cette prétendue citation, M. Lukić a posé à la Cour une question pour la
forme [projection suivante] : «Peut-on raisonnablement penser au vu de ces chiffres que le
demandeur veuille nous faire croire que 97 % des généraux croates qui sont restés avec la JNA
l’ont fait pour commettre un génocide contre leur propre peuple ?»
34. Ce qui est effectivement écrit dans le document cité par M. Lukić et traduit à
l’annexe 108 se lit comme suit [projection suivante] :
«sur un total de 235 généraux de Croatie qui étaient en activité pendant la période
considérée au début de la guerre, seulement 7 généraux ou amiraux, soit en
pourcentages environ trois pour cent de l’ensemble du corps des généraux … ont
rejoint les rangs de la HV [l’«armée croate»]. Tous Lles autres généraux et
amiraux en activité sont demeurés du côté de l’autre partie en guerre dans le camp
adverse (en service actif ou retraités ou demeurés en République de Croatie sans
79
se mettre au service de la HV…)…»
35. Ainsi qu’il apparaît nettement dans le texte original, le chiffre de 235 se rapportait au
nombre total des généraux de la JNA, toutes nationalités et origines ethniques confondues, dont
sept ont rejoint les forces croates. Les sources publiées qui ont servi à la rédaction de l’annexe 108
indiquent clairement que, sur un total de 235 généraux de la JNA, seuls 27 étaient en fait croates . 80
Le texte véritable que j’ai projeté sur vos écrans montre clairement que tous les 228 généraux
restants ne sont pas demeuré au service actif dans la JNA, et encore moins qu’ils ont servi
activement dans la campagne génocidaire de la Serbie en Croatie . La citation inexacte du
défendeur n’a rien pour réfuter les moyens du demandeur relatifs à la serbisation de la JNA. [Fin
de la projection.]
B. La JNA avait la maîtrise totale sur les opérations militaires en Croatie
36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens au second point, à
savoir les efforts déployés par le défendeur pour minimiser le rôle central joué par la JNA dans la
78
CR 2014/15, p. 39 et 40, par. 28 (Lukić).
79RC, annexe 108.
80 Zapovjedni vrh JNA: siječanj 1990.-svibanj 1992, Ministarstvo obrane RH, Hrvatski
memorijalno-dokumentacijski centar Domovinskog rata, Zagreb, 2010.
81
RC, annexe 108. - 35 -
campagne de la Serbie en Croatie, en particulier ses objections relatives au jugement rendu par le
TPIY dans l’affaire Mrkšić. Tout à l’heure, sir Keith Starmer traitera des efforts pareillement
entrepris par le défendeur pour contester les conclusions formulées par le TPIY dans
39 l’affaire Martić. Les constatations faites par la chambre de première instance dans l’affaire Mrkšić
sont particulièrement défavorables à la cause du défendeur. La Cour n’a pas oublié que le Tribunal
a conclu que et je lis sur vos écrans [projection à l’écran] «la réalité de fait, non seulement dans
la zone d’opérations du GO Sud, mais plus généralement, dans le cadre des opérations militaires
serbes en Croatie [est] que la JNA avait la maîtrise totale des opérations militaires» .82
37. Le TPIY a ensuite établi que cette réalité de fait, «la maîtrise totale des opérations
militaires» par la JNA en était une je souligne le terme réalité «que la JNA avait les moyens
de contraindre» [fin de la projection], bien que le Tribunal ait ajouté que la JNA «a[vait] pu
renâcler à sévir trop durement» contre «les unités de la TO, de paramilitaires et de volontaires
83
combattant pour la cause serbe» .
38. Appliquant ces constatations aux faits particuliers de l’affaire portée devant elle, la
chambre de première instance a jugé que, s’agissant de l’opération serbe visant à prendre Vukovar
entre le 8 octobre et le 24 novembre 1991 et là encore je cite ce qui apparaît sur vos
écrans [projection à l’écran] :
«Mile Mrkšić a, en qualité de commandant du GO Sud, dirigé seul l’ensemble
des forces [de] la JNA et de la TO, y compris les unités de volontaires et de
paramilitaires. Par conséquent, il avait le pouvoir de jure de donner des ordres à
toutes les unités de la JNA, de la TO et de paramilitaires présentes dans la zone de
84
responsabilité du GO Sud lors des opérations de combat.» [Fin de la projection.]
39. Afin que nul doute ne subsiste quant à la position de la chambre de première instance,
celle-ci a répété ainsi qu’il apparaît sur vos écrans que, en dernière analyse [projection
suivante] :
«on peut dire que la JNA, sous la direction de Mile Mrkšić, avait non seulement le
pouvoir de jure mais aussi les moyens humains, l’armement et l’organisation pour
exercer un contrôle effectif sur toutes les unités de la TO, de paramilitaires et de
82 o
Le Procureur c. Mrkšić, affaire n IT-95-13-1, jugement, 27 septembre 2007.
83Ibid., par. 89.
84Ibid., par. 86 ; les italiques sont de nous. - 36 -
volontaires présents dans la zone de responsabilité du GO sud» . 85 [Fin de la
projection.]
40. Les conclusions du Tribunal au sujet de l’emprise exercée par la JNA sur les
paramilitaires serbes sont sans équivoque. De fait, la semaine dernière, le conseil du défendeur,
M. Ignjatović, a reconnu dans sa plaidoirie la force de ce qu’il a qualifié de «conclusions
86
convaincantes» , alors même qu’il tentait de jeter le doute sur les éléments de preuve qui les
40 sous-tendaient. Il a laissé entendre que l’analyse de la chambre était «tout à fait inhabituelle» et 87
rejoint les rangs de ses collègues qui voudraient voir la Cour jouer le rôle de chambre d’appel non
officielle du TPIY pour ce qui est des conclusions défavorables à la cause du défendeur.
41. Celui-ci cherche ici à contester l’analyse de la chambre de première instance sur deux
points essentiels : en premier lieu, ses conclusions seraient fondées sur des éléments de preuve
fragiles et, en second lieu, celles portant sur la direction et le commandement auraient été
extrapolées à partir d’un seul cas particulier. Cette fois encore, les objections du défendeur ne sont
pas fondées.
1) La fragilité des éléments de preuve
42. Je vais traiter d’abord de l’objection concernant la prétendue fragilité des éléments de
preuve. Le défendeur reproche à la chambre de première instance d’avoir fondé son appréciation
sur — je cite : «deux documents seulement, ou plus précisément sur deux phrases seulement de ces
88
documents» . Le premier de ces documents était une circulaire du chef de l’état-major de la JNA
datée du 12 octobre 1991, où il était écrit que «toutes les unités de combat, qu’elles appartiennent à
la JNA, la TO ou aux volontaires, [devaient] être placées sous le commandement unifié de la
JNA». Le second document était un ordre émis par le commandant du 1 district militaire de la
JNA et daté du 15 octobre 1991, qui ordonnait à toutes les unités qui lui étaient subordonnées
d’assurer leur «entière mainmise» dans leurs diverses zones de responsabilité. Toutes les unités
89
paramilitaires qui refusaient d’obéir à la JNA devaient être renvoyées du champ de bataille .
85 o
Le Procureur c. Mrkšić, affaire n IT-95-13-1, jugement, 27 septembre 2007, par. 89.
86 CR 2014/15, p. 59, par. 45 (Ignjatović).
87 Ibid., par. 44 (Ignjatović).
88
Ibid., par. 45 (Ignjatović).
89 Mrkšić, jugement, par. 85. - 37 -
43. Il s’agit d’ordres officiels émanant de hauts gradés de la JNA, dont le chef d’état-major
mis en accusation par le TPIY dans l’affaire Martić pour avoir participé à l’entreprise criminelle
commune visant à débarrasser la «SAO de Krajina» des Croates de souche . Le défendeur n’a pas
été en mesure de contester l’authenticité de ces documents et ne l’a pas fait. Il n’y a donc aucune
raison de douter de leur valeur probante, ni de ce qu’ils disent des rapports entre la JNA et les
forces de la TO ou des paramilitaires.
44. Le défendeur a en revanche essayé de réinterpréter les documents de la JNA, d’en
inverser le sens au point de leur faire dire le contraire de ce qui y est écrit. C’est ainsi que, s’il est
41 dit clairement dans l’ordre du 12 octobre que la JNA, la TO et toutes les unités combattantes
devaient être placées sous le commandement unifié de la JNA, le défendeur explique que cet ordre
«ne dit pas qu’il a été suivi d’effet». Il fait valoir qu’en réalité les ordres ne sont pas la preuve que
la JNA exerçait effectivement son emprise, mais au contraire qu’elle ne l’exerçait pas. Le conseil
du défendeur demande à la Cour de partir du principe que les ordres avaient été émis pour «régler»
91
des problèmes de «manque de discipline et de contrôle» au sein des forces serbes . Mais ce n’est
pas ce qui est pourtant écrit expressément dans ces ordres. Les objections du défendeur reposent
sur des éléments de preuve plus que légers — ce même défaut qu’il dénonce dans les constatations
de la chambre de première instance.
45. Les escarmouches et affrontements entre les membres de la JNA et les paramilitaires ou
la TO invoqués par le demandeur n’aident pas sa cause, bien au contraire. Le cas où un membre de
la TO a été «expulsé» d’un autocar par un officier de la JNA alors qu’il contestait l’autorité du
colonel de celle-ci, et celui où les soldats de la JNA ont empêché la TO et les paramilitaires
d’insulter les hommes croates arrivant à la caserne de Vukovar, ne font que confirmer l’emprise
qu’exerçaient les officiers de la JNA, de même que la justesse des constatations de la chambre de
première instance selon lesquelles la JNA avait les moyens d’exercer pleinement la direction et le
commandement.
90Mrkšić, jugement, par. 446.
91CR 2014/15, p. 59, par. 47 (Ignjatović). - 38 -
2) Limitation des constatations aux événements d’Ovčara
46. La deuxième objection soulevée par le défendeur à propos des constatations du TPIY
dans l’affaire Mrkšić — à savoir que celles qui concernent à la direction et le commandement ne
vaudraient que pour les événements d’Ovčara — est pareillement infondée.
47. Comme vous l’avez entendu, le Tribunal a expressément jugé dans l’affaire Mrkšić que
— je cite : «il serait trompeur de prendre [les faits survenus à Vukovar] isolément ou de considérer
qu’ils résultaient uniquement de facteurs locaux. Ils s’inscrivaient en effet dans le cadre d’un
conflit politique et militaire bien plus important.» En conséquence, ainsi qu’il apparaît clairement
dans le jugement, et le défendeur en est bien conscient, la chambre a examiné des faits dépassant
largement le cadre étroit des événements d’Ovčara et en a tiré des constatations non seulement pour
le reste de la Slavonie orientale, mais aussi pour les autres régions visées de Croatie , notamment
42 en ce qui concerne le schéma des attaques menées par la JNA en Slavonie orientale dont la Cour a
pris connaissance la semaine dernière . Les preuves présentées au Tribunal, y compris celles se
rapportant à l’emprise exercée par la JNA, ne concernaient pas seulement le cas d’Ovčara. De fait,
comme le conseil du défendeur l’a lui-même relevé, l’ordre du 15 octobre, sur lequel il était si
pressé d’attirer l’attention de la Cour, visait l’ensemble de la «Slavonie orientale» et non pas
94
seulement Vukovar, et certainement pas la seule localité d’Ovčara .
48. Les rapports hiérarchiques sous-jacents aux deux ordres examinés par le Tribunal étaient
tout à fait conformes aux règles s’appliquant à la JNA, notamment l’article 108 du règlement des
brigades de la JNA, qui disposait que les opérations devaient être menées «sur la base de l’unité ou
unicité de commandement». Rien ne permet de penser — et aucun élément de preuve en ce sens
n’a été présenté à la Cour — que le principe de l’unicité de commandement dans les opérations de
la JNA en Croatie n’était qu’un souhait. Au contraire, ainsi que l’a jugé le TPIY dans
l’affaire Mrkšić, en se fondant sur l’ensemble des éléments de preuve la JNA «avait la maitrise
totale des opérations militaires» en Croatie. [Projection à l’écran.] «De l’avis de la Chambre, cela
92
Jugement Mrkšić, par. 19.
93Ibid., par. 34, 471 et 472.
94
CR 2014/15, p. 59, par. 48 (Ignjatović). - 39 -
montre la réalité de ce qui a été établi» et je souligne une fois encore le terme «réalité» [fin de la
projection].
49. En bref, les éléments de preuve soumis au TPIY et ceux qui ont été présentés à la Cour
établissent sans équivoque et même expressément que la JNA exerçait un contrôle effectif sur
toutes les forces paramilitaires et militaires serbes engagées dans la campagne de Croatie. Elle a
joué un rôle très important dans le conflit. Aucune critique, hypothèse ou tentative de discréditer le
raisonnement ou les constatations d’un organe judiciaire ayant examiné toutes les preuves de
manière approfondie ne saurait y changer quoi que ce soit. M. Crawford développera les
arguments du demandeur relatifs à l’attribution qui en découle. Monsieur le président, j’en viens à
la troisième et dernière partie de ma présentation. Je me demande si le moment ne serait pas bien
choisi pour la pause ?
Le PRESIDENT : Combien de minutes pensez-vous que durera le reste de votre plaidoirie ?
Mme NÍ GHRÁLAIGH : Peut-être cinq.
43 Le PRESIDENT : D’accord, veuillez poursuivre.
Mme NÍ GHRÁLAIGH :
III. Conclusion
50. Je conclurai cet exposé comme je l’ai commencé. Au terme d’une semaine de plaidoiries
du défendeur, les moyens factuels de ce dernier restent pour l’essentiel inébranlés ; au contraire, le
défendeur a fait un certain nombre de concessions essentielles qui limitent encore le nombre de
questions demeurant litigieuses entre les parties. Il a admis tous les faits ci-après et les citations qui
figurent entre guillemets sur vos écrans sont tirées directement des comptes rendus des plaidoiries
du défendeur :
1) «les dirigeants de la République de Serbie de l’époque, sous la houlette de Slobodan Milošević,
ont, publiquement ou non, apporté un soutien politique et financier à la création d’un territoire
autonome serbe en Croatie» ; 96
95Mrkšić, jugement, par. 89. - 40 -
2) «la Serbie [a] dans un certaine mesure aidé les Serbes de Croatie à créer leurs forces
armées ... soutien qui a pu prendre la forme d’entraînements au combat et de livraisons
97
ponctuelles d’armes et autres équipements» ;
3) «il est dès lors établi que certains des actes constitutifs du génocide énumérés aux cinq alinéas
de l’article II — le meurtre et l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale — ont été
98
commis pendant la période concernée, ce que personne ne tente de mettre en doute» ;
4) des crimes graves «ont été commis à l’encontre de membres du groupe national et ethnique
croate» ; c’est la concession numéro quatre ;
100
5) ces crimes ont été commis «par des personnes et des groupements de souche serbe» ,
101 102
notamment des «membres de la JNA» et des «forces associées aux Serbes de Croatie» ;
44 6) «le cadre factuel a été bien établi, en grande partie grâce aux efforts et à la détermination
103
déployés par le TPIY» ;
7) «c’est enfoncer une porte ouverte que de dire que le conflit comportait une importante
dimension ethnique» et que la «haine d’origine ethnique a motivé en grande partie le
comportement des auteurs des crimes perpétrés» 104;
105
8) il avait été question de «nettoyage», de «destruction» et de «l’ennemi» ;
9) «l’existence de preuves solides et incontestables d’une propagande raciste associée à des actes
de violence pouvait contribuer à établir l’intention génocidaire» 106 ;
10) point essentiel, «des preuves indirectes, comme des propos tenus, des actes commis ou
107
l’existence d’une ligne de conduite délibérée, peuvent éclairer l’intention» ;
96CR 2014/16, p. 17, par. 85.
97Ibid., p. 19, par. 94.
98CR 2014/15, p. 11, par. 10.
99CR 2014/13, p. 64, par. 38.
100
Ibid.
101
Ibid., par. 16.
102
CR 2014/15, p. 28, par. 50.
103Ibid., p. 27.
104Ibid., p. 28, par. 48.
105Ibid., p. 29, par. 51.
106
Ibid., p. 29, par. 52.
107
CR 2014/18, p. 13, par. 22 (Jordash). - 41 -
11) la «preuve de l’intention spécifique … exige l’examen des atrocités commises
systématiquement dans de nombreuses communautés et principalement dirigées contre le
108
groupe visé» ;
12) enfin, «le meurtre perpétré de façon généralisée et systématique, l’atteinte à l’intégrité physique
ou mentale et la soumission intentionnelle … à des conditions d’existence devant entraîner sa
destruction physique — permet une telle déduction».
51. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je relève que les références de
ces citations n’apparaissent pas à l’écran, mais elles figurent dans les notes de bas de page de mon
exposé. Le TPIY a confirmé l’existence de ce schéma d’atrocités commises contre de nombreuses
communautés de Croatie, visant la population croate. Le TPIY a également confirmé que des
meurtres et des atteintes à l’intégrité physique ou mentale ont été commis de manière généralisée et
systématique contre la population croate. Le demandeur a présenté d’autres éléments de preuve
convaincants de ce schéma d’attaque mené par la JNA, de concert avec d’autres forces serbes,
contre la population croate de Vukovar, en Slavonie orientale et dans le reste de la Croatie. Le
défendeur n’est pas parvenu à réfuter ce schéma de façon convaincante et la Slavonie orientale est à
45 peine mentionnée dans ses plaidoiries. Si elle survenait au second tour, une telle remise en cause
priverait le demandeur de l’occasion d’y répondre. Or, de l’aveu même de M. Jordash, la preuve
non réfutée du schéma des attaques permet de déduire l’intention spécifique.
52. A elles seules, les concessions du défendeur valent acquiescement aux moyens du
demandeur sur le fond, comme sir Keir Starmer va l’expliquer après la pause.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame Ní Ghrálaigh. Sir Keir Starmer s’adressera à
la Cour après la pause. L’audience est suspendue pour quinze minutes.
L’audience est suspendue de 11 h 35 jusqu’à 11 h 55.
108CR 2014/18, p 13, par. 23 (Jordash). - 42 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et j’appelle à la barre
sir Keir Starmer. Vous avez la parole, Monsieur.
Sir Keir STARMER :
R ESPONSABILITÉ JURIDIQUE
I. Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais à présent me pencher
sur les points soulevés par le défendeur et par la Cour quant à la responsabilité en matière de
génocide, en rapport avec la demande principale. J’examinerai dans l’ordre :
a) la question du schéma ;
b) la question des possibilités ;
c) la question du génocide commis à l’encontre des défenseurs ;
d) la question du manquement à l’obligation de prévenir.
2. M. Sands m’avait mis en garde : à présent que j’ai retiré ma perruque, seule compte
désormais la qualité de mon argumentation. Monsieur le président, ainsi que M. Obradović l’a
expliqué, l’actus reus du génocide n’est plus remis en cause. MM. Obradović 109et Schabas 110ont
46 reconnu que l’actus reus était a priori établi, sous réserve que l’intention puisse être prouvée, et je
vais donc me concentrer, avec votre permission, sur la question de l’intention, sans revenir sur
l’actus reus.
3. En l’absence d’éléments prouvant explicitement l’intention, celle-ci peut être déduite de
111
propos, d’actes ou d’une ligne de conduite délibérée . La Cour se rappellera que, lorsque j’ai
présenté les arguments du demandeur sur les éléments permettant de déduire l’intention, je me suis
appuyé sur cinq aspects :
112
a) premièrement, les 17 facteurs connexes démontrant une intention, et la Cour se souviendra
que je les ai présentés à l’écran par séries de quatre ;
109
CR 2014/13, p. 66, par. 44 (Obradović).
110CR 2014/15, p. 27, par. 45 (Schabas).
111Kayishema, jugement, par. 93.
112
CR 2014/12, p. 19, par. 27 (Starmer). - 43 -
b) deuxièmement, la ligne de conduite marquée dans toutes les régions concernées, de village en
village, de ville en ville ;
c) troisièmement, les éléments prouvant que lorsque les forces serbes ont eu la possibilité de
détruire les Croates dans les régions en question, elles l’ont fait, comme par exemple à
Vukovar, Lovas, Škabrnja et Saborsko ;
d) quatrièmement, le panorama général des événements survenus dans des régions telles que la
Slavonie orientale, et le gros plan sur certains villages ;
e) cinquièmement, l’effroyable liste des morts et des destructions évoquées par mes collègues dans
leurs interventions du premier tour portant sur l’actus reus.
Tels étaient donc les éléments à partir desquels le demandeur estimait pouvoir déduire l’intention.
4. Je ne pense pas faire entorse à la vérité en disant que, dans sa réponse, le défendeur a, de
façon générale, choisi de ne pas discuter des éléments de preuve, préférant s’abriter derrière des
affirmations générales mais non étayées. La partie adverse a opposé de brefs arguments quant à la
possibilité de déduire l’intention d’une ligne de conduite, M. Schabas faisant quelques références à
l’affaire Martić, et M. Obradović a cité trois cas dans lesquels les forces serbes avaient eu la
possibilité de détruire les Croates mais ne l’avaient pas fait : à Vukovar, Stajićevo et Lovas. Je vais
bien entendu revenir sur chacun de ces arguments du défendeur, à tour de rôle.
5. Mais avant cela, je tiens à souligner que, ayant calqué la structure de son argumentation
juridique à l’appui de sa demande reconventionnelle sur celle de l’argumentation du demandeur
concernant la preuve de l’intention génocidaire, le défendeur n’est plus en mesure de contester :
47 a) que l’intention génocidaire peut être dûment et légitimement établie dès lors que l’existence
d’une ligne de conduite délibérée est démontrée ;
b) qu’il est extrêmement important de tenir compte des possibilités qui s’offraient aux auteurs des
crimes aux fins d’apprécier l’existence d’une intention génocidaire.
6. J’en viens à présent à la question du schéma.
II. Le schéma
7. La semaine dernière, le défendeur s’est intéressé au jugement rendu par le TPIY dans
l’affaire Martić. Ce fut le véritable seul argument qui nous a été opposé, le seul moment où la - 44 -
partie adverse s’est réellement penchée sur la question du schéma et de ce que l’on pouvait en
conclure. M. Schabas a dit à la Cour que le jugement «n’établi[ssait] pas l’existence d’un
113
enchaînement d’événements susceptible d’être constitutif du crime de génocide» . Selon lui, on
n’y trouve pas non plus de constatations permettant d’imputer à d’autres que Milan Martić
lui-même les crimes commis dans la «SAO Krajina», à l’exception des expulsions et transferts
forcés. Et M. Schabas de conclure que, dans ces conditions, le jugement Martić «n’[est] d’aucune
aide à la Cour» . Examinons rapidement ces assertions.
8. En passant, je voudrais juste relever que, dans sa plaidoirie de vendredi sur la demande
reconventionnelle, M. Jordash a indiqué qu’il reviendrait sur ce jugement au second tour.
Monsieur le président, j’espère que la partie adverse n’entend pas alors avancer de nouveaux
arguments auxquels le demandeur n’aurait plus la faculté de répondre. Permettez-moi de rappeler à
la Cour certaines des principales conclusions rendues par le TPIY dans l’affaire Martić.
Premièrement, la chambre de première instance a établi l’existence d’une entreprise criminelle
commune dont l’objectif était de créer un «territoire ethniquement serbe» en chassant la population
croate et non serbe du territoire de la «SAO Krajina»/«RSK». Parmi les participants à cette
entreprise criminelle commune figuraient nombre de hauts dirigeants serbes, dont, naturellement, le
115
président de la Serbie, Slobodan Milošević .
48 9. Deuxièmement, le TPIY a fait des constatations détaillées au sujet des attaques perpétrées
dans l’ensemble de la région par les forces serbes en 1991 et 1992. Ces conclusions de fait font
écho à celles rendues dans l’affaire Mrkšić au sujet du schéma des attaques serbes en Slavonie
orientale et de leur caractère ethnique — Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la
Cour, comme vous vous en souvenez sans doute, je vous ai parlé de ce schéma lors du premier
tour. Et, fait significatif, nous avons ici deux affaires importantes intéressant des secteurs distincts
des régions concernées, et un schéma clair s’en dégage. Dans l’affaire Martić, la chambre de
première instance a conclu qu’à partir du mois d’août 1991, les forces armées de la «SAO Krajina»,
113
CR 2014/15, p. 25, par. 41 (Schabas).
114Ibid., p. 26, par. 43 (Schabas).
115
Citons également : Vojislav Šešelj, homme politique nationaliste serbe ; le capitaine Dragan Vasiljković, chef
paramilitaire ; Veljiko Kadijević, ministre de la défense de la RFSY ; Radovan Karadžić, ancien président du parti
démocratique serbe (actuellement jugé par le TPIY pour génocide) ; Milan Babić, ancien président de la «SAO Krajina»
et de la «RSK» ; et plusieurs autres hauts dirigeants serbes. - 45 -
la TO et la JNA avaient attaqué les villages à majorité croate dans l’ensemble de la région. Le
«principal objectif» de ces attaques était d’expulser les civils non serbes. Et la chambre a constaté
que ces attaques avaient suivi, je cite, «de manière générale, … le même scénario», scénario qu’elle
a décrit, comme vous devriez le voir à l’écran, de la manière suivante :
[projection]
«Des unités de l’armée de terre entraient dans le secteur ou le village en
question à la suite d’un bombardement. Une fois que les combats avaient cessé, les
assaillants tuaient ou maltraitaient les civils non serbes qui n’avaient pas réussi à fuir
pendant l’attaque. Ils détruisaient les maisons, les églises et d’autres bâtiments pour
empêcher le retour des non-Serbes, se livrant en même temps à un pillage
systématique.» 116
10. Quelques paragraphes plus loin, le TPIY fait de nouveau référence à ce scénario
immuable [projection suivante] : «[C]es attaques suivaient généralement le même scénario, à savoir
que les Croates étaient tués ou chassés.» 117 [Fin de projection.] Il ne fait donc aucun doute que,
comme le soutient le demandeur, les attaques suivaient un schéma précis dans toutes les parties des
régions concernées.
11. Troisièmement, dans l’affaire Martić, la chambre de première instance a conclu que les
forces serbes avaient tué, dans le cadre de persécutions à caractère ethnique, des dizaines de civils
118
croates, dans de nombreux villages de Croatie . Les éléments de preuve lui ont également permis
d’établir que les crimes commis à l’encontre de détenus croates — leur détention même, puis les
actes de torture, actes inhumains et traitements cruels — avaient été perpétrés avec une intention
119
49 discriminatoire fondée sur l’appartenance ethnique . Le TPIY a conclu que, dans toute la région,
«des crimes généralisés et systématiques (meurtres, violences, atteintes à la propriété, etc.)
120
[avaient] été commis contre la population non serbe» .
12. Quatrièmement, le TPIY a constaté que le gouvernement de la «SAO Krajina» et de la
«RSK» avait reçu «une importante aide financière, logistique et militaire [de la Serbie]», et que
la JNA et les forces armées de la «SAO Krajina» et de la «RSK» avaient coopéré «largement»,
116
Martić, jugement, par. 427.
117Ibid., par. 443.
118Hrvatska Dubica (par. 358), Cerovljani (par. 364), Baćin (par. 367), Lipovača (par. 370), Vukovići et Poljanak
(par. 377), Saborsko (par. 383), Škabrnja (par. 398) et Bruška (par. 403).
119
Martić, jugement, par. 416.
120
Ibid., par. 489. - 46 -
lors «d’importantes opérations militaires» dans un certain nombre de villes et villages 121,
opérations au cours desquelles, vous vous en souviendrez, des dizaines de civils croates sans
défense ont été tués. Il a, en particulier, expressément conclu que la JNA «dirigeait» les forces
122
serbes qui ont attaqué le village de Kijevo le 26 août 1991 , indiquant que la décision
123
d’attaquer ce village avait été prise par «Milan Martić … , de concert avec la JNA» .
13. Cinquièmement, la chambre de première instance a conclu que Martić était coupable des
crimes suivants : meurtre, emprisonnement, torture, actes inhumains, traitements cruels, expulsion,
transfert forcé, destruction sans motif de villages, destruction d’édifices consacrés à la religion et à
124
l’éducation, attaques contre des civils et persécutions . La majorité des victimes étaient des civils
en détention ou des personnes âgées 125 et, en raison de la nature «particulièrement grav[e]» des
126
crimes, Martić a été condamné à trente-cinq ans d’emprisonnement .
14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le demandeur a mis l’accent
sur des affaires telles que Martić, dans lesquelles l’existence d’une entreprise criminelle commune
a été établie. Mais ce concept, qui relève du droit pénal, régit la responsabilité pénale des
individus, pas la responsabilité internationale des Etats. La Croatie n’a pas besoin de prouver
l’existence d’une entreprise criminelle commune pour établir la responsabilité de la Serbie au
regard de la Convention sur le génocide. Pour autant, les conclusions rendues par le TPIY au sujet
d’une entreprise criminelle commune impliquant les plus hauts dirigeants serbes ne sont ni hors de
propos, ni inutiles, n’en déplaise au défendeur. Bien au contraire, elles offrent la preuve irréfutable
50 des rapports d’allégeance et de contrôle qui existaient entre les dirigeants serbes de Belgrade et les
forces de la «SAO Krajina» et de la «RSK», et de leur volonté commune de vider un pan
considérable du territoire de la Croatie de sa population croate de souche.
15. M. Schabas a conclu la partie de son exposé consacrée à l’affaire Martić en affirmant que
le jugement rendu à cette occasion, de même que ceux rendus dans les affaires Mrkšić ou autres, je
121Martić, jugement, par. 446 : Kijevo, Hrvatska Kostajnica, Saborsko et Škabrnja.
122
Ibid., par. 167.
123
Ibid., par. 166.
124Ibid., par. 480.
125
Ibid., par. 490.
126
Ibid., par. 491 et 519. - 47 -
cite, «confirm[ait] que les actes pour lesquels les accusés [avaient] été condamnés ne pouvaient
127
recevoir la qualification juridique de génocide» . Telle était la conclusion qu’il tirait de son
analyse. Or, cette conclusion est tout simplement fausse, et prouve que nos contradicteurs soit ont
mal compris, soit déforment notre argumentation.
16. Personne n’ayant été accusé de génocide dans ces affaires, le fait que la chambre de
première instance du TPIY ne se soit pas prononcée, dans un sens ou dans l’autre, sur l’intention
génocidaire, n’est guère surprenant. Mais de là à déduire que les conclusions de la chambre
«confirment» que les actes incriminés ne sauraient recevoir la qualification de génocide, il y a un
pas que la logique ne permet pas de franchir. De plus, le demandeur a toujours souligné qu’il ne se
fondait pas sur une seule série de conclusions de fait rendue dans telle ou telle affaire jugée par le
TPIY. C’est la position inconfortable dans laquelle se trouve le défendeur. La Serbie, au départ,
s’est fondée sur la décision rendue en première instance dans l’affaire Gotovina, ce qui explique
probablement pourquoi elle n’a joint, à l’époque, aucune déclaration de témoin à son
contre-mémoire. Elle ne s’est appuyée que sur une seule affaire soumise au TPIY.
Malheureusement pour elle, bien sûr, ce jugement a été infirmé en appel, ce qui l’a conduite par la
suite à produire des déclarations de témoin. Le demandeur, quant à lui, a toujours conçu son
argumentation de manière très différente, et ne s’est jamais contenté d’invoquer une seule et unique
décision du TPIY. Il s’appuie sur toutes les conclusions de fait pertinentes, puisées dans toutes les
affaires pertinentes, en les prenant dans leur globalité et en les considérant conjointement avec les
nombreux autres éléments de preuve, notamment les centaines de déclarations de témoin qu’il a
présentées à l’appui de ses prétentions. C’est pour cela que son argumentation est si convaincante,
en raison de cette concordance entre les conclusions du TPIY et l’ensemble des témoignages. Le
défendeur a singulièrement échoué à réfuter une argumentation aussi étoffée.
17. M. Sands a démontré de manière on ne peut plus convaincante quel était le critère
d’établissement de la preuve qui s’imposait en l’espèce : celui consistant à se situer «au-delà de
tout doute raisonnable». Il ne fait aucun doute que les solides preuves de l’existence d’un schéma
venant étayer l’argumentation du demandeur que l’on trouve dans la jurisprudence du TPIY et les
127
CR 2014/15, p. 26, par. 43 (Schabas). - 48 -
51 témoignages versés au dossier satisfont à ce critère. Si, au paragraphe 373 de l’arrêt Bosnie, la
Cour a, en employant la tournure restrictive «ne … que», rendu plus strict le critère requis, le
demandeur fait valoir que, de toute évidence, son argumentation y satisfait également.
18. J’en viens à présent à la question des possibilités qui, comme M. Sands l’a montré au
sujet de l’affaire Tolimir, demeure un aspect important de toute appréciation de l’existence d’une
intention génocidaire.
III. Les possibilités
19. La Serbie reconnaît désormais que l’existence d’une intention génocidaire s’apprécie en
partie à l’aune des possibilités qui s’offraient aux auteurs des actes incriminés. Lors de son
intervention, lundi dernier, M. Obradović a cité trois exemples de «possibilités» qu’auraient
nous dit-il eues les forces serbes de commettre un génocide ce qu’elles auraient
effectivement fait si elles avaient été animées d’une quelconque intention génocidaire mais
qu’elles n’ont pas mises à profit. Et d’en conclure à l’absence d’intention génocidaire.
J’analyserai tour à tour chacun de ces exemples.
20. Le premier exemple est tiré d’un bout de phrase extrait du paragraphe 213 du jugement
rendu en l’affaire Mrkšić, portant sur l’évacuation des femmes et des enfants, qui, a souligné
M. Obradović, et peut-être vous en souvenez-vous, auraient — c’est ce qu’il nous a dit — été en
mesure de choisir s’ils voulaient être évacués vers la Croatie ou vers la Serbie, un peu comme s’il
128
s’agissait pour eux de choisir quel autocar prendre depuis Vukovar . Le fait que le défendeur ait
retenu cet exemple est très révélateur.
21. L’épisode auquel M. Obradović fait référence concerne le sort des passagers de cinq
autocars au départ de l’hôpital de Vukovar, le 20 novembre 1991 cette date est d’une extrême
importance. La chambre de première instance saisie de l’affaire Mrkšić a noté que ces
autocars transportaient «250 personnes au total, pour la plupart des femmes et des enfants, mais
129
[qu]’il y avait également des médecins, des infirmières, leurs époux et leurs enfants» .
Le 20 novembre 1991, ces personnes ont commencé à embarquer entre 11 heures et 11 h 30
128
CR 2014/13, p. 67, par. 47 (Obradović).
129Mrkšić, jugement, par. 213. - 49 -
environ, pour finalement quitter l’hôpital vers 14 heures . Voici donc l’exemple qui au vu du
sort réservé à ce groupe de passagers est censé vous démontrer l’absence de toute intention
génocidaire.
22. Mais ce que M. Obradović s’est bien gardé de vous dire à propos de cet exemple
soigneusement choisi, c’est que dans ce cas bien particulier, le 20 novembre 1991, l’évacuation
était surveillée de près. Les conclusions du jugement Mrkšić et les éléments de preuve présentés à
la Cour révèlent que les observateurs de la mission de contrôle de la communauté européenne
52 (ECMM) et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) étaient arrivés le matin-même, à
10 h 30, à Vukovar . Peut-être vous rappelez-vous que, quand je vous ai décrit Vukovar, j’avais
relevé que les autocars qui transportaient les hommes vers Velepromet et Ovčara arrivaient à
destination à 10 h 30. Donc la situation est la suivante : à l’hôpital, à 10 h 30, les observateurs
arrivent. L’épisode qui vous a été relaté se déroule une heure plus tard : ils étaient là et témoins de
ce qu’il advenait des personnes montées à bord de ces cinq autocars. Les observateurs ont assisté à
toute cette partie de l’évacuation, et ils étaient là aussi vers 13 heures ou 14 heures ; qui plus est,
avant que l’autocar ne quitte les lieux, «une équipe de reporters de la chaîne Sky News [est]
arrivé[e]» . Dans ces circonstances, il n’y avait guère de possibilité de commettre des actes
génocidaires. En de fait, après que les employés de l’hôpital, ainsi que d’autres femmes, furent
montés dans l’autocar, les observateurs ont suivi l’autocar jusqu’en Serbie . Là, une liste de
134 135
personnes évacuées a été dressée . Puis, le convoi est reparti vers la Croatie . Quand et où cette
prétendue «possibilité» de commettre le génocide avancée de façon à prouver l’absence de toute
intention génocidaire se serait-elle donc présentée ? Jamais. M. Obradović espère-t-il vraiment
servir sa cause en nous offrant la preuve que, en présence d’observateurs et de caméras de
télévision, les forces serbes ne commettaient pas d’actes de génocide ? Non seulement son
exemple ne prouve rien, mais il offre au demandeur l’occasion de mettre en lumière le
130
Mrkšić, jugement, par. 213.
131
Ibid.
132Ibid., par. 214.
133Ibid., par. 213.
134
Ibid.
135Ibid. - 50 -
comportement fort différent qui était celui des forces serbes lorsqu’elles échappaient à la
surveillance des observateurs et des caméras de télévision, ce dont je ne vais pas me priver.
23. Examinons un instant ce qu’il est advenu d’un autre groupe d’hommes, de femmes et
d’enfants qui avaient été évacués de l’hôpital seulement la veille. La chambre de première instance
saisie de l’affaire Mrkšić a estimé que le 19 novembre, avant l’arrivée des observateurs de l’ECMM
et du CICR, la JNA 136avait conduit de l’hôpital à l’entrepôt de Velepromet un groupe de «quelques
centaines » de personnes — c’est-à-dire un groupe de taille comparable, constitué essentiellement
138
de civils, mais également de membres des forces croates . Aucun observateur, aucune caméra.
24. Les constatations de la chambre de première instance et les éléments de preuve soumis à
la Cour par le demandeur nous permettent de retracer le sort très différent qui fut celui de ce
53 premier groupe d’hommes, de femmes et d’enfants évacué vingt-quatre heures plus tôt, le
19 novembre. Ce jour-là, donc, les passagers sont conduits au camp de Velepromet. Les personnes
âgées, les femmes et les enfants sont séparés des hommes . 139 Sur place, ils sont privés de
140
nourriture, interrogés et battus , menacés avec des couteaux et leurs mères sont traitées
141
d’«oustachies» . Des femmes sont violées. Un témoin a vu une femme qu’elle connaissait être
emmenée ; plus tard elle a entendu des volontaires se vanter du fait que quinze d’entre eux
142 143
l’avaient violée . Ce témoin a elle-même été violée à même le sol par cinq hommes . Certains
144
prisonniers sont emmenés et on ne les reverra jamais . D’autres femmes sont forcées d’assister à
des exécutions d’hommes croates . Une tout autre histoire donc, en l’absence d’observateurs et
de caméras.
136Jugement Mrkšić, par. 161.
137Ibid., par. 167.
138Ibid., par. 188.
139
Ibid., par. 162, et voir aussi, par. 188.
140
MC, annexe 37 ; annexe 151.
141
Ibid., annexe 37.
142Ibid., annexe 151.
143Ibid.
144Ibid. annexe 117.
145
Ibid., annexe 37 ; annexe 123 ; annexe 157B. - 51 -
25. Prenons l’exemple d’un autre groupe : ces personnes qui ont connu un sort tragique à
Ovčara — où elles ont été conduites juste avant l’arrivée des observateurs, le 20 novembre, et
exécutées. Vous avez déjà entendu ce bouleversant récit.
26. Dans l’exemple avancé par M. Obradović, il n’y avait pas de «possibilités». Mais il y en
avait pour ce qui est des groupes conduits à Velepromet et Ovčara. La JNA avait délibérément
créé cette possibilité. Et cette possibilité de détruire, dès lors qu’elle existait, fut mise à profit : des
Croates furent massacrés, exécutés, violés, maltraités et calomniés. Ces actes avaient pour objectif
de détruire le groupe, en en tuant les membres ou en portant gravement atteinte à leur intégrité
physique ou mentale. L’exemple cité par M. Obradović ne fait que prouver cela même qu’il
cherchait à réfuter.
27. Dans son deuxième exemple, M. Obradović mettait en avant le cas de personnes
détenues par les Serbes qui n’avaient pas été tuées et qui, après plusieurs des mois dans un centre
de détention, avaient finalement été échangées. Or, comme il est ressorti de la déclaration d’un
témoin, les conditions de vie dans les camps étaient horribles. Pour tous ceux qui venaient de
Vukovar, le premier arrêt était à Velepromet. Là, les prisonniers, civils pour la plupart, étaient
soumis à des menaces, des interrogatoires et des passages à tabac répétés. Ils étaient entassés à 50
dans ce qui a été appelé la «chambre de la mort» et menacés de violences, un soldat armé leur
annonçant qu’ils seraient exécutés. Franjo Kožul, qui a déposé devant la Cour, a rapporté dans sa
54 déclaration avoir vu quelqu’un transporter la tête d’un homme décapité . Rien de ce qu’il y
relatait quant au trajet jusqu’aux camps ou à ce qu’il a observé en détention n’a été contesté.
M. Kožul a été convoqué afin d’être interrogé par la Cour, sans qu’à aucun instant son récit ne soit
remis en question, et pour cause.
28. M. Kožul a ensuite été conduit, parmi d’autres, au camp de détention de Stajićevo. Selon
son témoignage et d’autres — non contestés non plus —, les prisonniers ont continué d’être soumis
à des tortures physiques et psychologiques. Ils ont été privés de nourriture, insultés, menacés,
roués de coups de pied et brutalement frappés au moyen de bâtons de bois sur tout le corps et les
parties génitales. Certains sont morts des suites de ces brutalités. Et, dans les déclarations de
146MC, annexe 114. - 52 -
témoins que vous avez devant vous, les preuves abondent qu’il n’en a pas été autrement dans les
147
autres camps .
29. Comme il est dit dans la déclaration de M. Kožul, les tueries n’ont cessé que lorsque le
148
CICR est arrivé dans le camp . Seulement lorsque le CICR est arrivé sur place. Sa présence aura
peut-être empêché l’élimination programmée d’une portion encore plus importante du groupe. La
pression politique aura également joué. Stajićevo, dont les conditions de détention ont été décrites
par l’un des responsables du CICR comme les pires qu’il ait jamais vues à l’exception d’un
camp au Bangladesh , a dû être fermé et les détenus qui s’y trouvaient ont été transférés. Le
témoin, M. Kožul, a, comme d’autres détenus de la liste, été libéré plus tard dans le cadre d’un
accord d’échange de prisonniers . 149
30. Comme nous le savons, d’autres actes que le meurtre peuvent être constitutifs de
l’actus reus du génocide. Dès lors que l’intention génocidaire existe, des atteintes graves à
l’intégrité physique ou mentale peuvent suffire à établir celui-ci. Pour ces actes, l’occasion qui
s’est présentée a été saisie. Le fait que le témoin et certains autres détenus aient été libérés n’est le
critère à l’aune duquel déterminer s’il y a eu génocide. Car il n’est pas nécessaire d’établir que
l’ensemble des membres du groupe ont été physiquement éliminés.
31. Une fois encore, l’exemple donné par M. Obradović ne fait que prouver cela même qu’il
cherchait à réfuter.
32. Le troisième exemple cité par M. Obradović a été puisé dans la déclaration d’un témoin
150
originaire de Lovas . Aux dires de ce témoin, à Lovas, un groupe de civils blessés a été conduit à
55 l’hôpital de Sremska Mitrovica . Comment un tel geste pourrait-il cadrer avec une intention
génocidaire ? demande M. Obradović.
33. Une fois encore, M. Obradović a choisi un exemple isolé et fort révélateur. Vous avez
devant vous des témoignages non contestés de ce qui s’est passé à Lovas avant et après l’exemple
147
MC, annexes 153, 155, 156 et 157.
148
Ibid., annexe 114.
149Ibid.
150
Ibid., annexe 97.
151
CR 2014/13, p. 67, par. 49 (Obradović). - 53 -
qu’il vous donne . Le 10 octobre 1991, les forces serbes attaquent Lovas à la grenade et au
153
mortier. Elles entrent dans le village en tirant sur les habitants dans la rue . Les Croates sont
154
contraints de marquer leurs maisons avec des bouts de tissu blanc et de s’attacher des morceaux
de tissu blanc autour des bras , souvenez-vous de ces images que vous avez vues. Des personnes
156
sont arrachées de leurs caves avant d’être abattues . Une semaine plus tard, le 17 octobre, tous les
hommes âgés de 17 à 50 ans sont regroupés. Ils sont frappés à coups de tuyaux de fer jusque, pour
certains, à en perdre connaissance , ou encore poignardés au moyen de baïonnettes, torturés et
soumis à interrogatoire. Le 18 octobre, huit jours après l’arrivée des forces serbes, ils sont alignés
en rangs par deux, puis contraints de traverser un champ de mines. Un témoin a décrit les mines
158
qui explosent, les cadavres gisant tout autour, et les coups de feu des forces serbes qui pleuvent .
34. Des blessés ont certes été chargés à bord d’un camion et emmenés afin d’être soignés.
Pourtant, contrairement à ce que M. Obradović voudrait vous faire croire, même cela n’était pas un
simple geste d’humanité. Sur la route, les prisonniers étaient constamment harcelés par les forces
serbes, traités d’oustachis que l’on devait exécuter plutôt que soigner. Ils ont finalement réussi à
s’échapper par leurs propres moyens . 159 Plus tard, un certain nombre d’entre eux ont été
160
emprisonnés, et les tortures ont repris .
35. Et comme vous le savez, par la suite, des dizaines de corps ont été exhumés d’un
charnier de Lovas . Le fait que toute la population n’ait pas effectivement été éliminée n’est pas
le critère à l’aune duquel s’apprécie l’existence d’un génocide. Le récit de ce qui s’est passé à
Lovas suffit à établir que des actes génocidaires y ont été perpétrés dans une intention de
destruction totale ou partielle. Si M. Obradović entendait présenter un cas où, durant le conflit, les
56
152MC, annexes 95-111, en particulier annexes 98, 101 et 102.
153Ibid., annexe 98.
154
Ibid., annexe 97.
155
Ibid., annexe 98.
156
Ibid.
157Ibid.
158Ibid.
159Ibid.
160
Ibid., annexe 97.
161
Ibid., annexe 168 B. - 54 -
Croates auraient été traités plutôt correctement et où aucun acte de génocide n’aurait été commis, il
pouvait difficilement trouver pire exemple que celui de Lovas.
36. Aux preuves de l’existence d’un schema et de la mise à profit, par les auteurs des actes
incriminés, des possibilités qui leur étaient offertes, viennent s’ajouter les éléments relatifs aux
personnes disparues, dont le sort est bien évidemment directement lié aux crimes initiaux et est à
l’origine d’une violation continue de l’article II b) de la Convention.
IV. Le génocide contre les personnes assurant la défense des lieux
37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’aimerais à présent dire un
mot au sujet des victimes du génocide qui portaient des armes. Cet aspect n’a pas du tout été
abordé par le défendeur, mais il a été évoqué dans certaines questions de la Cour, et c’est à ce titre
que je vais en parler.
38. Le demandeur part du principe que, comme je l’ai expliqué mardi, les actes constitutifs
162
de l’actus reus du génocide doivent être illicites . A cet égard, il note que l’article premier de la
Convention sur le génocide définit celui-ci comme un crime, «qu’il soit commis en temps de paix
ou en temps de guerre», et rappelle que, contrairement au droit international humanitaire, le droit
163
applicable au génocide n’établit pas de distinction entre protection des civils et protection des
combattants.
39. Il s’agit là d’un principe parfaitement légitime. Soutenir le contraire supposerait
d’admettre une «interruption de la protection», en ce sens que les membres du groupe qui
essaieraient, même sans succès, de défendre leur groupe contre les auteurs d’un génocide ne
pourraient eux-mêmes être considérés comme victimes de ce génocide et ne bénéficieraient
d’aucune protection en droit, contre ce crime une «interruption de la protection», donc.
En outre, soutenir le contraire a pour fâcheuse conséquence de laisser entendre que la destruction
délibérée d’un groupe ethnique est moins contestable dans certains cas que dans d’autres. Or, ce
n’est pas le cas. Commis dans l’intention de détruire un groupe «comme tel», les actes visés à
162Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, TPIR, jugement, par. 501, 589.
163Voir, par exemple, Statut du TPIY, article 5 ; TPIY, jugement Mrkšić, par. 463. - 55 -
l’article II suffiront à établir le génocide, indépendamment du statut des victimes. Dans ce cas, la
qualité exacte de chacune des victimes est sans incidence aucune.
57 40. Le demandeur estime que l’intention génocidaire des dirigeants serbes est caractérisée au
regard du groupe ou des groupes de Croates qui vivaient dans les zones revendiquées comme
164
faisant partie de la «Grande Serbie ». Ces groupes étaient composés principalement de civils,
mais aussi d’hommes en armes.
41. Le demandeur fait valoir qu’en 1991 et 1992, il n’y a pas eu, dans les zones en question,
de conflit armé légitime, mais une opération généralisée et systématique contre le ou les groupes
croates qui vivaient dans ces zones. Cette assertion est entièrement corroborée par les multiples
décisions du TPIY. La chambre de première instance saisie de l’affaire Stanišić et Simatović a
ainsi conclu que les Croates avaient été la cible d’une attaque généralisée dans la SAO de Krajina
et la SAO SBSO . En l’affaire Mrkšić, s’agissant des événements de Vukovar, la chambre de
première instance a estimé qu’avait eu lieu «une attaque généralisée et systématique dirigée par la
JNA et d’autres forces serbes contre la population civile croate et d’autres civils non serbes dans le
secteur de Vukovar» et qu’il s’agissait d’une attaque «indiscriminée contraire au droit
166
international» .
42. Le demandeur a cité d’innombrables cas de villages ayant fait l’objet d’attaques
indiscriminées et disproportionnées – bien qu’aucune cible militaire ne s’y fût trouvée — des
forces serbes, en violation évidente du droit international humanitaire . La mission de ceux qui
défendaient les villages une mission que ces personnes s’étaient elles-mêmes assignée était
de faire obstacle ou de résister aux forces serbes. Invariablement, et inévitablement, la résistance
était éphémère.
43. Dans chacun de ces villages, la mort des civils assurant la défense des lieux s’inscrivait
dans le cadre d’attaques illicites et ne peut se justifier au regard du droit international humanitaire.
Ces meurtres, tout comme les meurtres de civils désarmés, étaient hors la loi.
164
CR 2014/12, p. 19, par. 27 (Starmer).
165Stanišić et Simatović, par. 971-972.
166Mrkšić, jugement, par. 472.
167
Protocole additionnel aux conventions de Genève (protocole I), article 51, par 4 a), et 5 b), et article 57. - 56 -
44. Dès lors, il est établi que, tant en ce qui concerne les civils que les défenseurs civils, des
meurtres ont été commis et des torts causés en toute illicéité dans ces villages. Il suffit d’ajouter
l’intention génocidaire, et tous les éléments de la définition du génocide énoncée à l’article II sont
réunis.
45. J’en viens à présent à la question du manquement à l’obligation de prévenir le génocide.
V. Manquement à l’obligation de prévention
58
46. Durant le premier tour de plaidoiries, la Croatie a montré que le défendeur avait manqué
à son devoir de prévenir la commission par les paramilitaires d’un génocide contre les Croates de
souche, sachant que les moyens militaires de la JNA dépassaient de beaucoup ceux des groupes
paramilitaires , et que le défendeur avait connaissance, ou aurait dû avoir connaissance, de
l’existence d’un risque sérieux que des actes de génocide fussent perpétrés, et en particulier du
«génocide incontrôlé» auquel se livraient les volontaires sous le commandement d’Arkan dans le
169
secteur de Vukovar .
47. Vous n’aurez pas oublié que M. Sands vous a montré un rapport du renseignement
militaire en date du 13 octobre 1991 qui faisait expressément référence au «génocide incontrôlé»
commis par Arkan. Dès lors que l’on retient la thèse de la Croatie selon laquelle des actes de
génocide étaient commis à Vukovar par les Tigres d’Arkan, cette qualification des activités
d’Arkan suppose que le seuil établi par la Cour en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine est
atteint — ce seuil qui prévoit que, «dès [l]’instant» où un Etat a connaissance de l’existence d’un
risque sérieux de commission d’un génocide — et le seuil et l’obligation qui s’appliquent
s’affichent maintenant sur vos écrans — [projection],
«[d]ès cet instant, [donc,] l’Etat est tenu, s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir
un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou
dont on peut raisonnablement craindre qu’elles nourrissent l’intention spécifiq170
(dolus specialis), de mettre en œuvre ces moyens, selon les circonstances» .
168
CR 2014/6, p. 25, par. 42 (Sands).
169Ibid., par. 43 (Sands).
170
Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Montenegro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431. - 57 -
Le seuil et l’obligation sont donc clairement énoncés dans l’arrêt rendu en l’affaire. Et, si vous me
le permettez, je vais laisser ces mots sur vos écrans quelque temps encore, afin de les mettre en
contraste avec la citation suivante.
48. La Croatie a présenté de très nombreuses preuves d’actes de génocide commis par les
paramilitaires dans un contexte où, franchement, il n’est tout simplement pas crédible de soutenir
que le commandement de la JNA ignorait que ces actes étaient perpétrés, ou risquaient fort de
l’être. Cela n’est tout bonnement pas crédible et, dans une large mesure, le défendeur ne le prétend
d’ailleurs pas. Nul ne saurait soutenir que la JNA n’avait aucune idée de ce que faisaient les
paramilitaires.
49. Or, le défendeur n’a pas présenté à la Cour la moindre preuve qu’une quelconque mesure
ait été prise pour dissuader la poursuite des actes de génocide – où sont les preuves de mesures
59 entreprises en réponse aux agissements que nul n’ignorait des paramilitaires ? Il n’y en a
pas nulle part.
50. Le défendeur a avancé à titre subsidiaire un argument bien faible et même faiblard !
Il voudrait convaincre la Cour que les paramilitaires échappaient au contrôle de la JNA. Pas qu’ils
n’ont rien fait, mais que la JNA ne les contrôlait pas. Bien évidemment, cela va à l’encontre des
conclusions très claires qu’a rendues le TPIY non pas que cela semble gêner le défendeur dans
ce cas précis.
51. En réalité, celui-ci a été on ne peut plus bref sur la question de l’obligation de prévenir le
171
génocide. Tout au plus M. Ignjatović lui a-t-il consacré deux arguments d’ordre général
affirmant que, dès lors qu’il était démontré qu’aucun génocide ni acte prohibé par la Convention
n’avait été commis, le défendeur n’avait pas violé l’obligation qui lui était faite de prévenir le
génocide outre que la question ne se posait même pas étant donné que les faits visés s’étaient
produits avant le 27 avril 1992. A cela se résumaient les deux arguments qu’il a avancés à ce sujet.
Toutefois, son analyse de la question de savoir si la JNA exerçait ou non un contrôle sur les unités
paramilitaires est fondamentalement viciée.
171CR 2014/16, p. 21-22, par. 104-106 (Ignjatović). - 58 -
52. Omettant toute référence au rapport du renseignement militaire en date du
13 octobre 1991 rapport qui fait état du génocide incontrôlé perpétré par Arka , M. Ignjatović
s’est fondé sur un ordre militaire donné juste deux jours plus tard, le 15 octobre 1991, et vous avez
172
vu cela dans le cadre du précédent exposé . Cet ordre imposait aux unités de volontaires et de
paramilitaires soit d’accepter de se placer sous le commandement de la JNA soit et ce soit est
essentiel d’être désarmées et écartées du champ de bataille. Donc, quels que soient les éléments
de preuve concernant les faits antérieurs à cette date, il est clair que, à partir de la mi-octobre, la
situation pour les unités paramilitaires était la suivante : soit se placer sous le commandement,
accepter le commandement, soit être désarmées et écartées du champ de bataille.
53. Voici donc les instructions données par le défendeur lui-même. Cet ordre a été présenté
comme ayant été émis, étrangement, «parce que des problèmes étaient apparus, [dans le]
but de réglementer la vie, les activités, l’ordre et la discipline» .
54. M. Ignjatović a ensuite assuré que cet ordre, de même que celui donné en décembre,
qu’il a également montré à la Cour, «démont[rait] bien que, durant le conflit de 1991, la JNA ne
174
60 contrôlait pas les formations paramilitaires» . Ainsi, toute la défense de la Serbie sur la question
du manquement à l’obligation de prévention tient dans cette unique proposition. Le demandeur
n’affirme pas que les paramilitaires n’ont pas commis d’atrocités, ou qu’il n’avait pas connaissance
de ces atrocités, mais qu’ils n’exerçait aucun contrôle sur les auteurs de ces actes.
55. Nous soutenons que ces ordres ne prouvent rien de tel, et à ce stade je vais vous
demander, s’il vous plaît, de jeter un œil, juste un dernier coup d’œil à la planche déjà affichée sur
vos écrans dès l’instant où un Etat sait qu’un génocide est en train d’être commis ou risque de
l’être, que doit-il faire ? S’il a les moyens d’agir, il est tenu de les mettre en œuvre quand les
circonstances le permettent. Voilà donc pour ce qui est de l’obligation. [Fin de la projection.]
56. La planche que je vais maintenant afficher présente la conclusion tirée par le TPIY en
l’affaire Mrkšić selon laquelle, en définitive, [projection à l’écran]
«la JNA, sous la direction de Mile Mrkšić, avait non seulement le pouvoir de jure
mais aussi les moyens humains, l’armement et l’organisation pour exercer un contrôle
172
CR 2014/5, p. 54-55, par. 35 (Crawford).
173CR 2014/15, p. 48, par. 60 (Ignjatović).
174CR 2014/16, p. 11, par. 63 (Ignjatović). - 59 -
effectif sur toutes les unités de la TO, de paramilitaires et de volontaires présents dans
la zone de res175sabilité du GO Sud pendant la période couverte par l’Acte
d’accusation» .
Je sais bien que vous avez déjà vu ce passage, et je vous prie de m’excuser de vous le présenter à
nouveau, mais il suffit de mettre en regard ces deux citations pour comprendre que l’existence d’un
manquement à l’obligation de prévention plaidée par le demandeur ne fait aucun doute.
L’obligation est claire, le TPIY a entendu les témoignages et est parvenu à cette conclusion sans
équivoque. Comment le défendeur ose-t-il affirmer qu’il n’est pas responsable des actes des
paramilitaires parce qu’il ne les contrôlait pas ou encore qu’il n’était pas en mesure de le faire ?
Ou s’agit-il là d’une autre de ces conclusions du TPIY dont on peut se contenter de faire litière ?
[Fin de la projection.]
57. Cherchant à décrédibiliser la conclusion dénuée d’ambiguïté rendue en l’affaire Mrkšić,
le défendeur mentionne un certain nombre d’exemples de situations conflictuelles ou d’impasse
entre la JNA et les forces paramilitaires, mais peut-on réellement penser que ces quelques exemples
sont de nature à prouver que la JNA n’aurait pas pu s’assurer le contrôle sur les paramilitaires si
son commandement en avait ainsi décidé ? Ce n’est pas ce qu’a pensé le TPIY, et nous non plus.
Ma collègue, Mme Ní Ghrálaigh, a déjà traité la question du commandement et du contrôle exercés
par la JNA sur les paramilitaires, mais considérons maintenant les conséquences de ce constat sans
équivoque du TPIY au regard de l’obligation de prévenir le génocide.
58. Les éléments de preuve qui vous ont été présentés établissent ceci : [projection]
61 a) des unités paramilitaires serbes ont participé à des actes de génocide contre des Croates de
souche tout au long du conflit ; [graphique suivant]
b) le 13 octobre 1991, le service du renseignement militaire de la JNA a spécifiquement rapporté
qu’Arkan se livrait à un génocide incontrôlé dans le secteur de Vukovar ; [graphique suivant]
c) le 15 octobre 1991, un ordre de la JNA a été donné à toutes les unités d’assumer le plein
contrôle, dans leur zone de responsabilité respective. Conformément à cet ordre, les unités
paramilitaires qui refuseraient de se placer sous le commandement de la JNA devaient être
écartées du territoire. Où se trouvent les preuves à cet égard ? [graphique suivant]
175Mrkšić, jugement, par. 89, cité dans CR 2014/5, p. 55, par. 36. - 60 -
d) il s’ensuit que les actes de génocide commis tout du moins après le 15 octobre 1991 soit ont été
perpétrés sous la maîtrise totale de la JNA, soit l’ont été hors de son contrôle et au mépris de
l’ordre en question alors que, comme l’a dit le TPIY, la JNA était en mesure d’exercer un
contrôle sur les unités paramilitaires de facto ; [graphique suivant]
e) il n’y a aucune raison de penser qu’il en ait été autrement dans les autres zones sous contrôle de
la JNA ; [graphique suivant]
f) enfin, en tout état de cause, la JNA n’a pas pris les mesures qu’elle pouvait pour prévenir la
perpétration d’actes de génocide par les unités paramilitaires et, partant, elle a violé l’obligation
qui était la sienne en vertu de l’article premier de la Convention sur le génocide. [Fin de la
projection.]
59. Je finirai en faisant référence à quelques exemples frappants d’actes qui ont été commis
par des unités paramilitaires dans un contexte où la JNA ne pouvait pas ne pas savoir, puisqu’elle
avait déjà pilonné et encerclé les villages en question. Vous vous souvenez sans doute que, lors du
premier tour de plaidoiries, Mme Ní Ghrálaigh a dit que la phase 3 du schéma d’attaque consistait
en l’occupation des villages par les paramilitaires et autres forces serbes . Elle a ainsi évoqué le
cas du village de Bogdanovci, où les paramilitaires ont massacré la totalité ou la quasi-totalité des
177
Croates restés sur place . A Erdut, dans le centre de formation, Arkan avait installé une prison
dans laquelle des Croates étaient brutalisés ou tués . 178
62 60. En ce qui concerne Vukovar, vous vous souviendrez de ce que j’ai décrit comme la
«phase 4» de l’attaque les paramilitaires serbes profitant du retrait de la JNA, qui contrôlait les
179
prisonniers, pour assassiner et attaquer ceux-ci à leur arrivée à Velepromet . Et je vais juste
m’arrêter une fois encore sur cet exemple. Octobre est derrière nous, l’ordre aussi, et c’est la JNA
qui a conduit ces hommes à Velepromet et à Ovčara. Les soldats les y emmènent ; et les
paramilitaires les exécutent. Comment cela a-t-il été possible ? C’était un mois après que l’ordre
eut été donné. Comment, dès lors, en sont-ils venus à remettre ces groupes d’hommes aux
176
CR 2014/8, par. 61 et suiv. (Ní Ghrálaigh).
177Ibid., par. 62.
178Ibid., par. 68.
179
Ibid. 8, par. 57 (Starmer). - 61 -
paramilitaires ? Ils les transportaient dans leurs autocars. Ce n’est pas comme si les paramilitaires
étaient arrivés les premiers dans un village, talonnés par les soldats de la JNA soucieux de mettre
un terme à leurs agissements. Ces hommes étaient à bord d’autocars de la JNA. La JNA les a
livrés .0
61. Dans tous ces exemples comme dans bien d’autres, la JNA soutenons-nous aurait
pu agir de façon à prévenir le génocide, mais elle ne l’a pas fait.
VI. Conclusion
62. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, me voilà revenu à mon point
de départ :
a) le défendeur n’a pas réfuté les 17 facteurs qui prouvent l’existence de l’intention le mieux
qu’ait pu faire M. Schabas aura été de demander si un discours de haine peut, à lui seul, être
constitutif de génocide ;
b) les preuves de l’existence de lignes de conduite marquées n’ont pas été remises en question, et
sont même renforcées par les conclusions du TPIY ;
c) la tentative qu’a faite le défendeur de présenter trois cas où des possibilités de commettre le
génocide n’auraient pas été mises à profit s’est magistralement retournée contre lui ;
d) le fait que certaines victimes aient pris les armes afin de défendre leur village et leur famille est
sans incidence pour les questions qui se posent à la Cour ;
e) les arguments du défendeur n’affaiblissent pas, mais au contraire n’ont fait que renforcer,
l’affirmation du demandeur selon laquelle le défendeur a manqué à son devoir de prévenir le
génocide.
63. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre
aimable attention. Je vous saurais gré de bien vouloir appeler à la barre M. Crawford, qui
examinera les questions de compétence et d’attribution, à moins que la Cour ne considère qu’il
serait préférable de ne commencer que demain matin un exposé qui sera assez long.
18CR 2014/8, par. 68, 73. - 62 -
63 Le PRESIDENT : Je vous remercie, sir Keir Starmer. Comme il nous reste une vingtaine de
minutes et que M. Crawford a prévu de traiter deux questions, deux points, peut-être pouvons-nous
commencer dès aujourd’hui. Je lui donne donc la parole.
M. CRAWFORD :
COMPORTEMENT DE LA SERBIE :COMPÉTENCE ET ATTRIBUTION (DÉBUT )
I. Introduction
1. Je vous remercie Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs
de la Cour, la Croatie a fait valoir que la Convention sur le génocide n’avait cessé de s’appliquer
dans une situation que la Cour a maintes fois qualifiée de «sui generis» 181: la dissolution de la
RFSY et l’apparition, sur son territoire, de cinq Etats dans un contexte d’anarchie et d’extrême
violence. La Serbie soutient qu’une République yougoslave se faisant fort d’assurer la continuité
avec la RFSY n’était pas pour autant liée par la Convention, mais était, du point de vue du droit
conventionnel, libre de commettre un génocide. Bien que la RFY soit partie du principe, et ait
constamment affirmé, qu’elle assurait la continuité, la solution de continuité n’a pu être évitée :
solution de continuité du droit par l’effet de l’application du droit ! La Serbie ne serait donc pas
responsable de son propre comportement, ni n’aurait hérité de la moindre responsabilité incombant
à la RFSY à l’égard de la Convention.
2. Permettez-moi d’illustrer le problème que soulève cette rupture de la continuité par une
parabole. Imaginez que, le 6 janvier 1992, Milošević, président de la Serbie (mais non,
précisons-le, de la présidence de la RFSY, qui avait globalement cessé d’être), obtient enfin la
haute main sur la JNA ; il en devient le «commandant suprême». La Serbie vous a rappelé la
182
déclaration du général Kadijević à cet effet . Milošević poursuit et intensifie la campagne
génocidaire sur l’ensemble du territoire croate. La Croatie introduit immédiatement une instance
181Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 87, par. 49 ; Demande en revision de l’arrêt
du 11 juillet 1996 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires (Yougoslavie c. Bosnie-Herzégovine), arrêt,
C.I.J. Recueil 2003, p. 31, par 71.
182Entretien accordé par le général Kadijević en 2007, http://www.novinar.de/2007/10/07/kadijevic-odbio-sam-
vojni-puc.html, cité dans le CR 2014/15, p. 41, par. 33 (Lukić). - 63 -
devant la Cour contre la RFSY. Le gouvernement Milošević se présente devant la Cour, en
affirmant représenter la RFSY, liée incontestablement par la Convention sur le génocide, y
compris son article IX. Puis vient la proclamation de la RFY, le 27 avril 1992. L’agent de la
64
RFSY écrit au greffier en demandant qu’il soit pris acte du changement de nom du défendeur.
Mais la Croatie, rejetant la prétention de la RFY à assurer la continuité de la personnalité juridique
de la RFSY, introduit une nouvelle instance, reprenant les mêmes griefs, à l’encontre de la RFY.
Vous procédez à une jonction d’instances au motif que les deux affaires recouvrent exactement la
même demande. Dix ans plus tard, l’affaire vient à être entendue au fond, la RFY ayant
entre-temps été admise au sein de l’Organisation des Nations Unies. MM. Zimmermann et Tams
se présentent devant vous, l’un au nom de la RFSY, l’autre au nom de la RFY. M. Zimmermann,
au nom de la RFSY, affirme que son client ne peut être attrait devant la Cour, car il a cessé
d’exister le 27 avril 1992. (La Cour est bien trop polie pour lui demander qui le paie : peut-être
travaille-t-il à titre grâcieux ?) Quoi qu’il en soit, soutient notre plaideur, le génocide n’a pas été
commis par la RFSY mais, comme elle l’admet elle-même, par la RFY. M. Tams, quant à lui,
plaide que son client ne peut-être attrait devant la Cour même si le génocide admis a été commis
par des représentants de la RFY , parce que la RFY n’existait pas à l’époque, que la Convention
sur le génocide n’est pas rétroactive et que la RFY n’était pas, au moment des faits, liée par la
Convention. Quoi qu’il en soit, ajoute-t-il, le génocide n’est pas attribuable à la RFY parce que le
paragraphe 2 de l’article 10 de la CDI ne constitue pas ou ne constituait pas alors le droit.
Leur logique est imparable et la Cour capitule. L’affaire est adjugée au défendeur, ou … aux
défendeurs !
3. Notez bien que, dans cette situation fictive, les mêmes gens ont fait exactement la même
chose, exactement au même titre ils ont commis un génocide, crime universel. Mais qui ne l’est
malheureusement plus lorsque des Etats sont en cours de formation ou de re-formation à en
croire la Serbie, du moins. Les arguments que j’ai évoqués tels qu’ils ont été développés par
nos bons professeurs mardi dernier auraient précisément cette conséquence, et je les mets au
défi de prouver le contraire.
4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si tel est le droit, alors le droit
est un âne. Mais tel n’est pas le droit, comme je le montrerai derechef. Dans un contexte de - 64 -
dissolution, où de nouveaux Etats voient peu à peu le jour sur un territoire auquel s’appliquait
autrefois la convention, et deviennent partie à celle-ci, il n’y a aucune interruption de la protection.
Le droit international s’intéresse à la réalité des choses. Si la Serbie se voyait accorder l’impunité
pour cette période où elle se trouvait in statu nascendi, l’application, par ailleurs continue, de la
Convention se trouverait interrompue ; or, pareille interruption serait incompatible avec l’objet et le
but de cet instrument.
5. A cet égard, il convient de noter que l’article IX renvoie à la responsabilité d’un «Etat», et
non pas simplement d’une partie contractante. Les auteurs de la Convention ont préféré le mot
65 «Etat» à celui de «partie contractante» aux articles VI et IX. Un différend pourrait opposer la
Croatie et la Serbie sur la question de savoir si la RFSY a commis un génocide avec, le cas
échéant, d’éventuelles conséquences pour la Serbie, s’agissant, par exemple, de l’obligation de
punir les auteurs des crimes ou encore de faire la lumière sur le sort des personnes disparues, de
sorte qu’il ne s’agirait pas d’une simple controverse historique dépourvue de toute conséquence
juridique. Qui plus est, le principe de l’Or monétaire n’entrerait pas en ligne de compte : il ne
protège pas les Etats qui ont cessé d’exister. Mais aucune des objections formulées par la Serbie ne
serait applicable dans un tel cas. La Serbie peut-elle exciper de l’incompétence de la Cour au motif
que le génocide a été commis par la Serbie ? Bien sûr que non !
II. Compétence pour connaître de faits antérieurs au 27 avril 1992
6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans une affaire introduite en
vertu de l’article IX, les questions préliminaires sont au nombre de trois, et de trois seulement.
Premièrement : la Convention était-elle applicable au moment et à l’endroit pertinents ? Réponse :
oui. Deuxièmement : l’article IX était-il en vigueur à l’égard du demandeur et du défendeur au
moment où la procédure a été entamée ? Réponse : oui. Troisièmement : les actes de génocide
sont-ils attribuables au défendeur ? Réponse : oui. La réponse à ces trois questions étant
affirmative, il n’y a rien, dans le droit internationalque ce soit dans les termes de la Convention
elle-même ou en droit international général qui empêche de constater l’engagement de la
responsabilité. Toute «logique» qui mènerait à conclure le contraire est parfaitement spécieuse,
comme le montre ma parabole. - 65 -
7. La Serbie n’a rien dit en réponse à l’argument de la Croatie sur l’existence d’une
continuité en l’espèce. Elle n’a pas une seule fois employé le mot «continuité» lors de ses
183
plaidoiries sur la compétence . Elle a préféré laisser entendre que la Croatie prêtait à la
Convention une application «rétroactive» ce qui revient à méconnaître le caractère sui generis
des circonstances celles de la dissolution d’un Etat.
8. Il convient néanmoins de noter que, au vu de son objet et de son but, il est parfaitement
légitime de penser que la Convention soit effectivement d’application rétroactive. M. Schabas,
pour ne citer que l’un des auteurs ayant récemment écrit sur cette question, conclut dans un article
de 2010 que «la règle générale, dans le cas des traités intéressant l’engagement de la responsabilité
pénale internationale à raison d’atrocités semble à vrai dire plutôt aller dans le sens de l’application
184
rétroactive» . [Projection.] Il note que, au moment de l’adoption de la Convention, trois
66 instruments internationaux définissaient ce type de crimes, et que tous trois prévoyaient
expressément ou implicitement une application rétroactive : le traité de Versailles, le traité de
Sèvres, et le statut du tribunal militaire international. De ce constat et d’autres, il conclut que,
«en ce qui concerne ce domaine spécialisé du droit international, l’exception
semblerait être la règle ; c’est-à-dire dire que les traités s’appliqueraient
rétroactivement, sauf preuve évidente d’une intention contraire. L’argument selon
lequel la Convention s’appliquerait rétroactivement ne devrait donc pas être écarté de
manière aussi cavalière. L’application rétroactive peut à tout le moins se défendre sur
185
la base de la pratique conventionnelle.» [Fin de la projection.]
9. M. Schabas analyse notamment la question de savoir si la Convention est «applicable aux
faits antérieurs à sa ratification, dans la mesure où il existe une obligation procédurale continue ou
prospective d’enquêter sur les actes de génocide et d’en punir les auteurs» . Il note que nombre
d’Etats ont intégré le crime de génocide dans leur législation interne, souvent avec effet rétroactif,
et que cette pratique étatique «confirme probablement» l’existence d’une obligation positive
d’enquêter sur les crimes de génocide et d’en poursuivre les auteurs, obligation qui s’étend aux
actes de génocide «commis avant 1951», c’est-à-dire avant même que la Convention elle-même
183CR 2014/14.
184
W. Schabas, «Retroactive application of the Genocide Convention», University of St Thomas Journal of Law
and Public Policy, vol. 4 (2), printemps 2010, p. 36 et 41. [Traduction du Greffe.]
185Ibid., p. 42.
186
Ibid., p. 40. - 66 -
n’ait vu le jour . Cette logique doit au moins s’appliquer de manière équivalente aux obligations
imposées par la Convention concernant les membres d’un groupe disparus à la suite d’actes de
génocide.
10 Afin de dissiper tout doute, précisons que la question ici en jeu n’est pas de savoir si la
portée temporelle de la Convention s’étend aux faits antérieurs à 1951, tels que la Shoah ou les
atrocités commises pendant la période coloniale, le génocide des Héréros, par exemple. Pour faire
droit à la thèse de la Croatie, il n’est pas nécessaire d’aboutir à la conclusion encore qu’elle
puisse être légitime que la Convention avait plein effet rétroactif. Relevons néanmoins que,
dans la logique de la Serbie, un Etat partie pouvait offrir l’asile politique à Adolf Eichmann sans
violer la Convention, celle-ci n’étant en rien rétroactive. Seigneur, protégez-nous du génocide,
mais seulement pour l’avenir !
11. Avec sa thèse sur la rétroactivité, la Serbie cherche à occulter la question plus restreinte
qui vous est effectivement soumise. Si la pratique étatique analysée par M. Schabas dans son
article confirme que la Convention en général, et l’obligation de punir en particulier, s’applique aux
actes de génocide quel que soit le moment où ils se produisent, s’il est réellement «cavalier»,
67 d’écarter ce point de vue, il le serait bien davantage d’écarter la thèse plus circonscrite que plaide
en réalité la Croatie. Celle-ci affirme simplement que la Convention s’applique de manière
continue qu’elle ne cesse pas pour une raison ou une autre de s’appliquer , et que les auteurs
de violations de cette Convention ne se trouvent pas dégagés de toute responsabilité dans un
contexte de dissolution, où de nouveaux Etats voient progressivement le jour sur le territoire à
l’égard duquel s’appliquait la Convention, et deviennent parties à celle-ci. Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs de la Cour, il me semble que je pourrais m’interrompre ici.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Crawford. Avant de lever la séance, je donne
la parole au juge Greenwood, qui voudrait vous poser une question. Monsieur le juge, vous avez la
parole.
187W. Schabas, «Retroactive application of the Genocide Convention», University of St Thomas Journal of Law
and Public Policy, vol. 4 (2), printemps 2010, p. 41 ; les italiques sont de nous. - 67 -
Le juge GREENWOOD : Je vous remercie, Monsieur le président. Ma question est adressée
à la Croatie, et ne concerne que les déclarations de témoins non signées jointes en annexes de son
mémoire. J’ai lu les commentaires s’y rapportant au chapitre 2 de la réplique. Mais je voudrais
obtenir les éclaircissements suivants :
«Pareilles déclarations seraient-elles recevables devant la justice croate, et
l’auraient-elles été au moment où elles ont été recueillies ?»
Le PRESIDENT : Je vous remercie. Cette question sera envoyée aux Parties dans les
meilleurs délais. Puisqu’il s’agit d’une question juridique, la Croatie est invitée à fournir sa
réponse demain matin, à l’audience, et la Serbie aura bien sûr la possibilité de présenter toute
observation qu’elle souhaiterait faire sur cette réponse. La Cour se réunira de nouveau à 10 heures,
pour sans doute entendre si j’ai bien compris la fin du second tour de la Croatie sur ses
demandes principales. Je vous remercie. L’audience est levée.
L’audience est levée à 13 heures.
___________
Translation