Mémoire de la République du Congo

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129-20031204-WRI-01-00-EN
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Affaire relative à Certaines procédures pénales
engagées en France
(République du Congo c. France)
MEMOIRE DE LA REPUBLIQlTE DU CONGO
(AVEC ANNEXES)
4 DECEMBRE 2003
1
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Affaire relative à certaines procédures pénales engagées en France
(République du Congo c. France)
Mémoire
Pour: la République du Congo,
dont l'agent est Son Excellence Monsieur Jacques OBIA,
ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République du Congo
auprès de l'Union européenne, de Sa Majesté le Roi des Belges, de Sa
Majesté la Reine des Pays-Bas et de Son Altesse Royale le Grand-Duc de
Luxembourg,
résidant 16, avenue Franklin Roosevelt, 1050 Bruxelles
Contre : la République française
1 - Exposé des faits
1. Les dénonciations qualifiées de ·« plaintes » qui ont
provoqué l'engagement des procédures pénales litigieuses
Le 7 décembre 2001, trois organisations qui s'attribuent comme objet
statutaire la défense des droits de l'homme, à savoir la Fédération
internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), l'Observatoire congolais
des droits de l'homme (OCDH) et la Ligue française pour la défense des droits
de l'homme et du citoyen (la Ligue), déposaient, par l'intermédiaire du même
avocat, Maître Henri LECLERC, entre les mains du procureur de la République
près le tribunal de grande instance de Paris, des documents qu'ils qualifiaient
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de « plaintes » pour crimes contre l'humanité et tortures prétendument commis
au Congo.
a. Nature et portée des dénonciations du 7 décembre 2001
Il importe, avant même d'analyser ces actes, d'indiquer leur nature et
leur portée dans la procédure pénale française.
Le ministère public, qui est représenté auprès du tribunal de grande
instance par le procureur de la République, a pour mission principale d'engager
des poursuites, autrement dit de mettre en mouvement l'action publique, en
saisissant la juridiction pénale, notamment le juge d'instruction, et d'exercer
ensuite cette action. En vue de la mise en mouvement de l'action publique, il
dispose du résultat des investigations de la police judiciaire, qui les lui transmet
dans des procès-verbaux. Il dispose aussi des informations qu'il reçoit soit
d'une autorité constituée, d'un officier public ou d'un fonctionnaire qui, dans
l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit
(avis d'infraction), soit de particuliers. Les informations émanant de particuliers
qui se prétendent lésés par l'infraction sont des plaintes, plus précisément des
plaintes simples, celles des autres particuliers sont des dénonciations. Le
procureur de la République apprécie, sur le terrain à la fois de la légalité et de
l'opportunité des poursuites, la suite à donner à ces informations, (article 40 du
code de procédure pénale). En d'autres termes, il a le choix de saisir ou de ne
pas saisir la juridiction pénale.
La partie qui allègue avoir personnellement subi un préjudice
directement causé par l'infraction a, parallèlement au pouvoir du ministère
public, le droit de mettre en mouvement l'action publique. Si elle saisit le juge
d'instruction, elle procède par un acte appelé plainte avec constitution de partie
civile. Une telle plainte oblige le procureur de la République à saisir lui-même le
juge d'instruction, sauf si la poursuite est illégale (irrecevabilité ou extinction de
l'action publique, irrecevabilité de la constitution de partie civile en l'absence de
préjudice direct et personnel causé par l'infraction alléguée, défaut de
qualification pénale des faits objet de la plainte).
En l'espèce, les « plaintes » des organisations susnommées n'étaient
pas assorties de constitutions de parties civiles, et pour cause car, leurs auteurs
ne pouvant à l'évidence prétendre que les crimes allégués leur aurait
directement causé un préjudice direct, elles auraient été déclarées irrecevables.
Bien plus, comme les organisations se disant «plaignantes» ne pouvaient se
prévaloir d'aucun préjudice, ne fût-il qu'indirect en relation avec les prétendus
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crimes dont elles faisaient état, les actes en cause ne constituaient même pas
des plaintes simples, mais des dénonciations. Ils n'avaient donc pas pour effet
de mettre en mouvement l'action publique, mais seulement de soumettre au
procureur de la République des allégations au vu desquelles il lui appartenait
de prendre pleinement ses responsabilités, le cas échéant après avoir fait
procéder à de premières investigations par la police judiciaire.
Pour autant, le ministère public les a reçus comme des plaintes.
b. Analyse des dénonciations
Ces dénonciations se présentaient sous la forme de deux documents
accompagnés d'annexes.
1. Le premier de ces documents, rédigé sur le papier à en-tête de la
société civile professionnelle d'avocats Henri LECLERC & associés, était une
lettre adressée au procureur de la République près le tribunal de grande
instance de Paris, avec comme référence « FIDH cl SASSOU NGUESSO et
autres HL. .. ».
Elle était ainsi rédigée :
« Monsieur Je Procureur,
J'ai l'honneur, au nom de :
o La Fédération Internationale des Droits de l'Homme (FIDH)
o L'Obsetvatoire congolais des Droits de l'Homme (OCDH)
o La Ligue Française pour la Défense des Droits de l'Homme (Ligue des
Droits de l'Homme)
de déposer entre vos mains une plainte à l'encontre de :
o Monsieur Denis SASSOU NGUESSO, Président de la République du
Congo
o Monsieur Pierre OBA, Ministre de l'intérieur, de la sécurité publique
et de l'administration du territoire
o Monsieur Norbert DABIRA, Inspecteur général des Armées
o Monsieur Blaise ADOUA, Général, Commandant de la Garde
Républicaine dite garde présidentielle
o Et tous autres
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Pour les crimes contre l'humanité, disparitions et tortures, pour les faits
exposés dans la plainte ci-jointe (sic).
Bien que les faits se soient déroulés sur le territoire de la République du
Congo, le juge français est compétent pour statuer sur Je crime contre
l'humanité en vertu de la coutume internationale et, en tout cas, sur les faits de
tortures, conformément aux dispositions de l'article 689-2 du code de procédure
pénale, de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants adoptée à New York le 10 décembre 1984.
Je joins à cette plainte :
o Le rapport de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de
l'Homme (FIDH du mois de juin 1999)
o Le rapport de la Mission internationale d'enquête sur le Congo
Brazzaville de la FJDH en date d'avril 2000
o Un rapport de Médecins Sans Frontières en date d'octobre 1999
o Le rapport du Haut Commissariat des (sic) Réfugiés des Nations
Unies en date du 21 mai 1999
o Le récit de Monsieur Linot Bardin Duval TSIENO, rescapé du Beach
de Brazzaville relatant les faits dont il a été témoin.
Je me tiens bien entendu à votre disposition pour toutes précisions
complémentaires
Je vous prie de croire etc.
Henri LECLERC».
Le dénonciateur ajoutait le post-scriptum suivant :
« P. S. J'attire votre attention sur le fait que M. DABIRA est actuellement
en France, pour un temps peut être (sic) court».
2. Le second document portait comme en-tête << Fédération
Internationale des Ligues des Droits de l'Homme » et était daté du 5 décembre
2001. Il était long de 27 pages et visait les mêmes annexes que le premier, à
J'exception du rapport de« Médecins sans frontières ».
5
Il se présentait comme une « plainte » adressée au même procureur de
la République, émanant des trois organisations mentionnées dans le premier
document, qui indiquaient avoir Maître Henri LECLERC comme avocat et élire
domicile chez lui (ce qui, soit dit en passant, n'aurait eu de sens que dans une
plainte avec constitution de partie civile). Cette dénonciation annonçait comme
signataires M. SIKI KABA, président de la FIDH, et M. Michel TUBIANA,
président de la Ligue des droits de l'homme (LDH), mais seul celui-là l'avait
signé et y avait apposé le sceau de son organisation.
Elle énonçait, dans un passage préliminaire :
« (Les organisations se disant « plaignantes ») ont l'honneur de vous
exposer les informations suivantes aux fins d'ouvrir une information judiciaire et
prendre toutes dispositions utiles pour engager des poursuites à l'encontre des
personnes suivantes, étant précisé que la présence du général Norbert DABIRA
est avérée sur le territoire français à la date de la présente saisine. Elles vous
demandent par conséquent, au titre 6 de la convention contre la torture et
autres traitements cruels, inhumains et dégradants, toutes mesures
conservatoires aux fins d'assurer la détention de cette personne ou sa présence
sur le territoire français.
Les personnes visées par la présente demande sont les suivantes :
o Monsieur Denis SAS SOU NGUESSO
Président de la République du Congo
Né en 1943 à EDOU, district d'O YO
Nationalité congolaise
Résidant à Brazzaville BP 2947
o Monsieur Pierre OBA
Général, Ministre de l'intérieur, de la sécurité publique et de
J'administration du territoire
o Monsieur Norbert DABIRA
Inspecteur Général des Armées
Résidant au 54, Allée des Tilleuls
BOIS PARISIS
77240 VILLEPARISIS
o Monsieur Blaise ADOUA
6
Général, Commandant de la Garde Républicaine dite garde
présidentielle
o Et tous autres que l'instruction pourrait révéler».
Sous le titre «Contexte», la dénonciation se flattait ensuite de relater,
les trois guerres civiles qui ont eu lieu au Congo de 1993 à 1999, puis faisait
état de disparitions de personnes qui auraient eu lieu entre le 5 et le 14 mai
1999. Selon elle, il se serait agi de personnes qui, après s'être réfugiées dans
la région du Pool (zone forestière située au sud de Brazzaville) pendant la
guerre de 1998, seraient passées en République démocratique du Congo, sur
l'autre rive du fleuve Congo, puis seraient revenues en République du Congo
par le port fluvial de Brazzaville, en exécution d'un accord tripartite, conclu sous
l'égide du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR), lequel
définissait un couloir humanitaire. Les organisations dénonciatrices nommaient
certaines de ces personnes, en invoquant, à l'appui de leurs dires, quelques
témoignages qu'elles disaient avoir recueillis directement ou indirectement.
Elles laissaient entendre, en se fondant sur la découverte de deux cadavres,
que les personnes dont elles alléguaient la disparition auraient pu être
exécutées sommairement.
Le même passage de la dénonciation rapportait, sans le moindre
examen critique, des déclarations du colonel de gendarmerie en retraite Marcel
TOUANGA, membre notoire de l'opposition congolaise, relatives à l'arrestation
de son fils, le sergent de gendarmerie Narcisse TOUANGA, et aux démarches
qu'il aurait vainement faites pour le retrouver.
Enfin, les auteurs de cette dénonciation s'appuyaient sur les
déclarations écrites que M. TSIENO, présenté comme le survivant d'un
massacre, leur aurait remises et qui constituaient l'une des annexes de cette
dénonciation.
Ils accusaient le parquet de Brazzaville d'inertie dans la poursuite des
crimes allégués.
Faisait suite à cet exposé du « contexte» un développement intitulé
«Imputabilité des faits». Les organisations dénonciatrices, après avoir affirmé
que les quatre personnes visées par elles étaient responsables des crimes
prétendument commis au Congo en leur qualité de supérieurs hiérarchiques
des auteurs directs de ces crimes, prétendaient démontrer plus précisément la
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responsabilité de SE le Président Denis SASSOU NGUESSO, puis celle du
général Norbert DABIRA.
En ce qui concerne SE le Président de la République du Congo, ils
prétendaient déduire sa responsabilité de l'autorité qu'il exerçait, en sa qualité
de chef de l'Etat, sur la garde présidentielle et sur les milices « cobras»,
auteurs directs supposés des crimes dénoncés.
Sous le titre « Sur l'immunité de Monsieur SASSOU NGUESSO en tant
que chef de l'Etat», un passage de ce développement croyait pouvoir avancer
que « s'il était de règle de considérer qu'un chef d'Etat en fonction bénéficiait
traditionnellement d'une immunité de juridiction et d'exécution, la pratique des
relations internationales ces dernières années permet, en s'appuyant sur les
textes internationaux ainsi que sur la coutume internationale, de faire évoluer
ces principes». Et, se prévalant pêle-mêle des dispositions spéciales de
certains actes internationaux (du traité de Versailles au statut de la Cour pénale
internationale en passant par le statut du Tribunal militaire international de
Nuremberg ou du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie), ainsi que
de l'ordonnance d'un juge belge relative au général PINOCHET, la dénonciation
croyait pouvoir conclure que « Monsieur SASSOU NGUESSO ne saurait
bénéficier d'un principe d'immunité ».
En ce qui concerne le général DABIRA, elle n'invoquait aucun fait
précis qui lui fût imputable et déduisait de ses seules fonctions d'inspecteur
généra des Armées qu'il « aurait pu jouer un rôle important dans la prévention
des arrestations arbitraires et des disparitions qui ont suivi». Il tombe sous le
sens qu'en réalité les organisations dénonciatrices ne le mettaient en cause
que parce qu'il avait une résidence en France, ce qui, pour des raisons qui
apparaîtront ci-après, leur fournissait un prétexte pour invoquer la compétence
des juridictions françaises.
La dénonciation en cause contenait ensuite, sous une rubrique « Droit
applicable», des développements intitulés «La définition du crime de
disparition» (A), où était cité un projet de convention sur la protection de toutes
les personnes contre les disparitions forcées, «Les disparitions sont
constitutives de crimes de torture» (C - il faut lire: 8), «Sur le caractère
universel du crime de torture» (C), et «La disparition forcée en tant que crime
contre l'humanité» (0). La conclusion de ce dernier développement était la
suivante:
« Les actes de torture, de meurtres, de disparitions forcées, voire de
simple emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique,
8
tels qu'ils sont allégués et établis dans la présente plainte, sont donc constitutifs
de crimes contre l'humanité, en raison de leur commission pour des motifs
politiques et raciaux, et dans le cadre d'un plan concerté ».
Venaient enfin des développements consacrés à la « compétence des
juridictions françaises ».
Les organisations dénonciatrices y prétendaient, d'abord, que
l'incrimination de crime contre l'humanité, qui existerait « de manière formelle
en droit international coutumier» s'accompagnerait « d'une compétence
universelle de tous les Etats pour poursuivre de tels crimes » et que, « même
en l'absence de dispositions expresses dans le droit interne de l'Etat
poursuivant, lui permettant d'exercer sa compétence, le droit international
confère au juge interne le pouvoir d'exercer la compétence universelle pour les
crimes contre l'humanité». Elles s'autorisaient à conclure:
« Le juge interne est donc fondé à puiser dans la coutume
internationale la source de son droit d'exercer sa compétence pour poursuivre
les auteurs d'un crime contre l'humanité qui n'aurait pas été commis en France
et dont ni l'auteur ni la victime n'auraient la nationalité française».
En ce qui concerne l'incrimination de torture, elles invoquaient les
dispositions des articles 689-1 et 689-2 du code de procédure pénale français,
ainsi que celles de la convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10
décembre 1984, pour l'application de laquelle (article 6) l'article 689-2 susvisé a
été édicté.
La dénonciation revenait sur la « localisation » du général DABIRA à
son adresse en France, puis elle formulait cette conclusion générale :
« Les éléments contenus dans la présente plainte attestant de la
responsabilité des autorités congolaises dans les crimes contre l'humanité, les
disparitions forcées et les tortures commis en République du Congo sont
suffisants pour que la FI OH, /'OCDH et la LDH soient fondés à vous demander,
Monsieur le Procureur de la République, au titre de l'article 6 de la convention
précitée et de l'article 659-1 (sic) du code de procédure pénale, de bien vouloir
ouvrir une information judiciaire et prendre toutes dispositions utiles pour
engager des poursuites au regard du séjour sur le territoire français des
personnes visées dans le présent document et de tous autres que l'information
pourrait révéler».
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2 - Les premières réactions du ministère public aux dénonciations
déposées entre ses mains
a. Le 7 décembre 2001, c'est-à-dire le jour même où les dénonciations
étaient déposées au parquet du procureur de la République près le tribunal de
grande instance de Paris, un premier substitut, chef de section, agissant au
nom de celui-ci, les communiquait au procureur de la République près le
tribunal de grande instance sous le couvert d'un acte appelé dans la pratique
« soit transmis », qui était ainsi libellé :
« Soit transmis à Monsieur le procureur de la République à Meaux qui
paran compétent au regard des dispositions des articles 689-1 et 693 du code
de procédure pénale ».
Il convient de préciser, à cet égard, que l'article 689-1 du code de
procédure pénale dispose qu'« en application de conventions internationales
visées aux articles suivants, peut être poursuivie et jugée par les juridictions
françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s'est rendue
coupable hors du territoire de la République de l'une des infractions énumérées
par ces articles», et que l'article 693 dispose que, dans les cas de compétence
extra-territoriale des juridictions françaises, la juridiction compétente est,
notamment, celle où réside le prévenu.
La localité de Villeparisis, où le général DABIRA possède une
résidence, se trouve dans le ressort du tribunal de grande instance de Meaux.
C'est ce qui explique la transmission du dossier au procureur de la République
près ce tribunal par son homologue de Paris.
b. Le 8 décembre 2001, le procureur de la République de Meaux
décernait un acte dénommé « réquisition aux fins d'extension de compétence »
(décision prévue par l'article 18, alinéa 4, du code de procédure pénale, dont
l'objet est d'autoriser des officiers de police judiciaire à procéder, en dehors du
territoire dans lequel ils sont compétents, sur l'ensemble du territoire national),
qui était ainsi rédigé :
« Le Procureur de la République près le Tribunal de Grande instance
de MEAUX,
Vu l'enquête préliminaire actuellement diligentée par le SRPJ (sigle qui
désigne le service régional de police judiciaire, lequel est institué dans le ressort
de chaque cour d'appel en vue de procéder aux enquêtes relatives aux affaires
les plus graves ou les plus complexes) de VERSAILLES pour des faits de
crimes contre l'humanité (non souligné dans le texte)
Pénale,
A l'encontre de : X
Vu l'urgence
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Vu les dispositions de l'article 18, alinéa 4 du Code de Procédure
Attendu qu'il convient de faire procéder à l'audition de M. TSIENO et de
M. TOUANGA
Requiert M. DUPEYROUX (l'un des officiers de police judiciaire
chargés de l'enquête) ou tout assistant désigné par lui de se transporter à
MONTFERMEIL et en Région Parisienne, le cas échéant sur l'étendue du
territoire national aux fins de procéder à toutes auditions, perquisitions ou
saisies et d'une manière générale, d'exécuter toutes opérations utiles à la
manifestation de la vérité et notamment procéder à toutes auditions et
investigations utiles ».
Ainsi, dès avant que cette réquisition ne fût prise, le SRPJ de Versailles
avait, très sur une réquisition informelle du même procureur de la République
(le rapport de synthèse de l'enquête préliminaire, qui sera mentionné ci-après,
se réfère à un soit transmis d'un substitut de ce procureur en date du 8
décembre), entrepris une enquête préliminaire sur les faits dénoncés. Faute de
pièce écrite figurant au dossier de la procédure, on doit donc admettre que le
procureur de la République de Meaux a réagi à la transmission des
dénonciations en cause dès leur réception, le 8 décembre 2001
Il importe d'observer au passage qu'une telle célérité, pour ne pas dire
une telle précipitation, de la part du ministère public, tant à Paris qu'à Meaux, en
présence de simples dénonciations d'associations privées, est tout à fait
inhabituelle. C'est un point sur lequel il sera nécessaire de revenir.
3 -L'enquête préliminaire
L'enquête préliminaire donnait lieu notamment à l'audition de M.
TSIENO, le 17 décembre 2001, et de M. TOUANGA, le 18 janvier 2001.
Le capitaine de police Franck du PEYROUX (ou DUPEYROUX), chef
d'enquête mentionné dans la réquisition aux fins d'extension de compétence
susvisée, établissait, le 22 janvier 2002, un rapport de synthèse de l'enquête
auquel étaient joints les quatorze procès-verbaux de celle-ci numérotés 2001-
2530, destiné au directeur du SRPJ de Versailles, que ce dernier transmettait
au procureur de la République de Meaux.
Ce rapport, après avoir rappelé les circonstances dans lesquelles
l'enquête avait été entreprise, indiquait que le général DABIRA avait été
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identifié et que son adresse à Villeparisis avait été vérifiée, puis il analysait les
auditions de M. TSIENO et de M. TOUANGA.
Il notait, dans les déclarations de M. TSIENO, que les exécutions
sommaires auraient eu lieu non loin du palais présidentiel. Si l'on se reporte au
procès-verbal de ces déclarations, on constate qu'à la question «Qui, selon
vous, a ordonné les exécutions?», M. TSIENO a répondu: «Je ne sais pas.
Tout ce je peux dire c'est que ces exécutions se sont déroulées au palais
présidentiel de M. SASSOU NGUESSO et qu'elles ont été réalisées par les
Cobras qui sont aux ordres de M. SASSOU NGUESSO ».
De l'audition de M. TOUANGA, le rapport retenait notamment qu'il
« mettait en cause le Président actuel, M. SASSOU NGUESSO » comme
auteur des instructions de commettre les actes criminels dénoncés par M.
TSIENO et par lui-même exécutions sommaires suivies de l'incinération des
victimes. En ce qui concerne une éventuelle mise en cause du général
DABIRA, le chef d'enquête relevait que M. TOUANGA «n'était en possession
d'aucune preuve » et qu'« il laissait entendre qu'il ne pouvait ignorer les faits
parce qu'il avait été en charge d'une commission chargée d'expliquer le
comportement des forces présidentielles vis-à-vis des populations civiles ».
Les passages précis de cette audition auxquels se référait le rapport de
synthèse étaient les suivants.
Quant à la mise en cause de SE le Président SASSOU NGUESSO :
« Question : Que voulait dire Je général ADOUA lorsqu'il parlait d'instructions de
la hiérarchie ? Réponse : Il voulait dire que c'était M. SASSOU NGUESSO qui
avait donné ces ordres d'exécution dans le but de créer un traumatisme au
niveau de la population du sud pour avoir l'entière maitrise de la situation».
Quant à la responsabilité du général DABIRA: «Personnellement je
n'ai pas la preuve de son implication physique mais je sais qu'il était au courant
de ce qui se passait au niveau de la garde présidentielle, car il avait été nommé
président de la Commission chargée de faire la lumière sur Je comportement de
la force publique à l'égard des civils ».
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4 - Le réquisitoire introductif
Le 23 janvier 2002, le procureur de la République près Je tribunal de
grande instance de Meaux décernait un réquisitoire introductif, acte qui ouvre
une instruction préparatoire (ou information) en saisissant le juge d'instruction,
dans les conditions et avec les effets qui seront définis ci-dessous.
Ce réquisitoire introductif est la pièce capitale de la présente procédure
devant la Cour. C'est lui qui est à la base des violations du droit international
commises par J'autorité judiciaire de la République française au préjudice de la
République du Congo. Toutes celles qui ont suivi en découlent.
Il importe de le reproduire ici intégralement :
« Le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance
de Meaux
Vu les pièces jointes et notamment PV no253012001
Attendu qu'il résulte contre X
Des indices laissant supposer qu'il (ils, elle, elles) a (ont) participé aux
faits suivants:
Crimes contre l'humanité : pratique massive et systématique
d'enlèvements de personnes suivis de leur disparition
De la torture ou d'actes inhumains pour des motifs idéologiques et en
exécution d'un plan concerté contre un groupe de population civile
Vu les articles 212-1 du Code Pénal
689-1 du Code de Procédure Pénale
Vu les articles 80, 80-1 et 86 du Code de Procédure Pénale
Requiert qu'il plaise à Monsieur le juge d'instruction informer par toutes
voies de droit
Fait au Parquet le 23 janvier 2001 (il faut lire : 2002)
Le Procureur de la République
PlO C KRIEF, Substitut».
Le « PV n°2530/2001 » désigne, comme on l'a vu ci-dessus, les pièces
d'exécution de l'enquête préliminaire. Ce ne sont pas les seules pièces jointes
au réquisitoire. Les dénonciations analysées plus haut y sont naturellement
jointes elles aussi.
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L'article 212-2 du code pénal est le texte qui incrimine les crimes contre
l'humanité autres que le génocide.
L'article 689-1 du code de procédure pénale contient les dispositions
précitées relatives à certains cas de compétence extra-territoriale des
juridictions françaises.
L'article 80 de ce même code est relatif au réquisitoire introductif,
l'article 80-1 aux conditions de la mise en examen.
Le visa de l'article 86, qui concerne l'ouverture d'une information sur
plainte avec constitution de partie civile, est manifestement sans pertinence en
l'espèce et il peut être négligé.
5 - Les premiers développements de l'instruction préparatoire
En exécution du tableau de roulement des juges d'instruction au
tribunal de grande instance de Meaux, arrêté par ordonnance du président de
ce tribunal, conformément aux dispositions de l'article 83 du code de procédure
pénale, M. J. GERVILLIE était désigné pour informer sur le réquisitoire susvisé.
Sur sa demande, le président du tribunal lui adjoignait, par ordonnance du 4
février 2002, «vu la gravité et la complexité de l'affaire», Mme Odette-Luce
BOUVIER, vice-président chargé de l'instruction.
Il n'y a lieu de mentionner ici que les événements survenus au débute
de cette information qui sont pertinents au regard des demandes de la
République du Congo.
Le 31 janvier 2002, M. TSIENO se constituait partie civile, en
application de l'article 87 du code de procédure pénale. Il était entendu par les
juges d'instruction le 22 mars 2002. Il reprenait à cette occasion ses
déclarations antérieures.
M. TOUANGA devait être entendu comme témoin le 17 juin 2002.
Dans l'intervalle, les juges d'instruction avaient délivré une commission
rogatoire (délégation donnée, conformément aux articles 151 et suivants du
code de procédure pénale, à des officiers de police judiciaire, en vue
d'accomplir certains actes d'instruction aux lieu et place du juge d'instruction) au
commandant de la section de recherches de Paris de la légion de gendarmerie
d'lie de France.
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6 - Les premiers actes d'instruction visant le général DABIRA
Le 23 mai 2002, des officiers de police judiciaire de cette section de
recherches plaçaient le général DABIRA en garde à vue et l'entendaient comme
témoin.
Puis, le 8 juillet 2002, les juges d'instruction l'entendaient comme
témoin assisté (situation, définie par les articles 113-1 et 113-2 du code de
procédure pénale, d'une personne ou bien qui est nommément visée par un
réquisitoire introductif et n'est pas mise en examen, ou bien est mise en cause
par la victime ou par un témoin, ou contre laquelle il existe des indices rendant
vraisemblable qu'elle ait pu participer aux infractions dont le juge d'instruction
est saisi), en présence de ses conseils et sans prestation de serment, comme le
veulent les articles 113-3 et 113-7 du code de procédure pénale. Le général
DABIRA niait toute participation aux prétendus crimes dénoncés et exposait que
ses fonctions d'inspecteur général de l'armé ne lui attribuaient aucune autorité
hiérarchique sur les militaires de la garde républicaine auxquels les
dénonciateurs imputaient la commission de ces faits.
A l'issue de cette audition, les juges d'instruction avisaient le général
DABIRA qu'ils le reconvoqueraient pour le 11 septembre 2002 à 9 heures 30
afin d'envisager de procéder à sa mise en examen (mesure, prévue par l'article
80-1 susvisé du code de procédure pénale, naguère dénommée inculpation, qui
consiste à faire connaître à une personne qu'il existe des indices graves ou
concordants rendant vraisemblable qu'elle ait pu participer aux infractions dont
le juge d'instruction est saisi).
Les juges lui adressaient effectivement, le 23 août 2002, une
convocation pour première comparution, en vue d'une éventuelle mise en
examen dans les conditions prévues à l'alinéa 2 du dit article 80-1.
Le général DABIRA rentrait ensuite à Brazzaville et rendait compte des
actes accomplis à son encontre au président de la République du Congo, lequel
lui interdisait de déférer à la convocation des juges d'instruction, en raison de
l'incompétence des juridictions françaises pour connaître des prétendus crimes
poursuivis.
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7 - La revendication de compétence du procureur de la
République près le tribunal de grande instance de Brazzaville auprès du
procureur de la République près le tribunal de grande instance de Meaux à
raison des faits objet de l'information suivie à ce tribunal
Le 9 septembre 2002, le procureur de la République près le tribunal de
grande instance de Brazzaville adressait au procureur de la République près le
tribunal de grande instance de Meaux une lettre circonstanciée dans laquelle il
lui disait être informé de la procédure suivie à ce tribunal contre le général
DABIRA et lui faisait savoir que l'une des organisations dénonciatrices
mentionnées ci-dessus, l'Organisation congolaise des droits de l'homme
(OCDH) avait diffusé les mêmes accusations au Congo en 2000, ce qui avait
amené le garde des sceaux, ministre de la justice, du Congo, à faire procéder à
une enquête.
Il ajoutait :
« A l'issue de cette enquête le ministre de la justice, estimant que les
déclarations de certaines personnes entendues pouvaient comporter des faits
susceptibles de s'analyser en des infractions aux lois pénales de la République,
avait demandé au Procureur de la République de requérir l'ouverture d'une
information contre X des chefs d'enlèvements et disparitions de personnes. Par
un réquisitoire introductif en date du 29 août 2000, le Procureur de la
République a effectivement requis l'ouverture d'une information des chefs
susdits. Le Doyen des juges d'instruction au Tribunal de Grande Instance de
Brazzaville a ainsi été saisi de ces faits et a déjà accompli, à ce jour, plusieurs
actes d'instruction ».
Il déclarait alors que l'ouverture d'une information du chef des mêmes
faits par le parquet de Meaux soulevait « un grave problème de conflit de
compétence entre deux juridictions appartenant à deux Etats souverains » et
que les tribunaux congolais devaient seuls demeurer compétents, pour trois
motifs qu'il développait dans la suite de sa lettre.
Le premier de ces motifs était que la compétence de chaque Etat pour
juger les infractions commises sur son territoire constitue un attribut de la
souveraineté et un principe d'ordre public international.
Le deuxième était que, même si les juridictions françaises avaient un
titre de compétence, ce qui était loin d'être le cas, le conflit de compétence
devait être résolu en faveur des juridictions congolaises, d'abord, parce que les
faits allégués par les dénonciateurs auraient eu lieu au Congo, ensuite, parce
que ces prétendus crimes auraient eu pour auteurs et pour victimes des
16
Congolais, enfin, parce que, auteurs supposés, victimes et témoins se trouvant
au Congo, la justice congolaise était à même d'informer utilement, à la
différence de la justice française.
Le troisième motif était que la compétence instituée par l'article 689-1
précité du code de procédure pénale français ne pouvait être que subsidiaire
par rapport à celle de l'Etat sur le territoire duquel les crimes allégués auraient
été commis.
Il concluait dans les termes suivants :
« La procédure diligentée par le juge d'instruction au Tribunal de
Grande Instance de Meaux vient ainsi à manquer sérieusement de fondement
juridique. C'est pour cette raison que l'abandon pour incompétence de cette
procédure par le juge français ferait utilement cesser ce regrettable conflit
susceptible de constituer une entrave sérieuse à la bonne administration de la
justice pénale internationale».
8 - Le défaut de réponse du procureur de la République de Meaux
et la continuation de l'information en France ; les nouveaux actes
accomplis contre le général DABIRA
Le procureur de la République de Meaux ne croyait pas devoir honorer
d'une réponse la lettre de son collègue de Brazzaville.
Bien plus, comme le général DABIRA ne s'était pas présenté devant les
juges d'instruction 11 septembre 2002, en leur faisant savoir, par l'intermédiaire
de son avocat, que les autorités congolaises le lui interdisaient en raison de leur
incompétence, ces juges décernaient contre lui, le 16 septembre 2002, un
mandat d'amener (c'est-à-dire, aux termes de l'article 122, alinéa 3, du code de
procédure pénale, l'ordre donné par le juge d'instruction à la force publique de
conduire immédiatement la personne à l'encontre de laquelle il est décerné,
devant lui).
Le 24 septembre 2002, des journalistes de la chaîne de télévision
France 2 faisaient un reportage dans le quartier de Villeparisis où se trouve la
villa du général DABIRA et filmaient sa maison. Leur reportage était diffusé
pendant plusieurs éditions du journal télévisé avec l'indication des accusations
portées par les dénonciateurs contre le général DABIRA.
Le lendemain 25 septembre en début de matinée, quatre gendarmes se
présentaient à cette villa pour exécuter le mandat d'amener, perquisitionnaient
toute la maison, avec un minimum d'égards envers l'épouse et les jeunes
enfants du général DABIRA.
17
9 - La tentative des juges d'instruction de recueillir une déposition
de SE le Président Denis SASSOU NGUESSO
Alors que SE le Président Denis SASSOU NGUESSO était en visite
d'Etat en France, les juges d'instruction adressaient au ministre des affaires
étrangères, sous le couvert de l'article 656 du code de procédure pénale (qui,
on le verra ci-après ne concerne pas les chefs d'Etat étrangers) une demande
tendant à recueillir la déposition écrite de celui-ci.
Le ministre des affaires étrangères ne donnait aucune suite à cette
demande.
10 - Les démarches officieuses des autorités politiques
congolaises auprès des autorités politiques françaises
Cette situation a amené les autorités politiques congolaises à attirer
l'attention de leurs homologues françaises sur la violation du droit international
que consommait cette procédure menée de leur propre chef par des personnes
appartenant à l'autorité judiciaire française, et à leur demander de faire ce qui
dépendait d'elles pour qu'elle cesse sans délai. Mais les autorités politiques
françaises, bien que convaincues du bien fondé de la demande congolaise, ne
se sont pas estimées en mesure d'intervenir utilement dans cette affaire, eu
égard à l'indépendance de l'autorité judiciaire en droit interne français.
Une telle opposition entre le droit international qu'invoquait la
République du Congo et le droit interne qu'invoquait la République française
créait, dès lors, un différend juridique entre les deux Etats.
18
Il- Procédure devant la Cour
11 - Engagement de la procédure devant la Cour
C'est dans ces conditions que la République du Congo a saisi la Cour
de ce différend, par une requête déposée au greffe le 9 décembre 2002.
Cette requête demande à la Cour de dire que la République française
devra faire annuler les actes d'instruction et de poursuite accomplis, comme il
vient d'être exposé, par le procureur de la République près le tribunal de grande
instance de Paris, par le procureur de la République près le tribunal de grande
instance de Meaux et le juge d'instruction de ce tribunal. Elle soutient, ainsi
qu 'il va être précisé ci-après, que ces actes ont été accomplis en violation des
règles du droit international relatives à la compétence des Etats en matière
pénale et aux immunités en cette matière des chefs d'Etat et des ministres
responsables de l'ordre public.
Cette requête était_ assortie d'une demande d'indication d'une mesure
conservatoire, précisément la suspension de la procédure suivie par le juge
d'instruction de Meaux, demande qui fait l'objet des présents débats.
12 - Acceptation de la compétence de la Cour par la République
française
Il convient de rappeler que, la République française n'acceptant plus la
juridiction obligatoire de la Cour, la République du Congo avait appelé cet Etat
ami, auquel elle est liée par un traité de coopération en date du 1er janvier 1974,
qui stipule, dans son article 2 que «dans le respect de la souveraineté et de
l'intégrité territoriale de l'autre, chacune des Hautes Parties contractantes
s'engage à régler ses différends avec l'autre par des voies pacifiques,
conformément à la Charte des Nations Unies », à consentir à la compétence de
la Cour, en application de l'article 38, § 5, du règlement de la Cour.
Par lettre en date du 8 avril 2003, parvenue au greffe de la Cour le 11
avril, la République française a accepté la compétence de la Cour, avec deux
précisions, auxquelles la République du Congo souscrit pleinement, quant à la
limitation de ce consentement aux demandes formulées dans la requête et quant
à la portée de l'article 2 du traité de coopération en ce qui concerne la
compétence de la Cour.
La République du Congo a adressé et réitère ses vifs remerciements
pour cette acceptation à Son Excellence le Président Jacques CHIRAC ainsi
qu'au gouvernement de la République française. Elle salue le respect du droit
19
international et l'attachement aux principes de la Charte des Nations Unies qu'ils
manifestent, de la sorte, une fois de plus.
13 - Ordonnance du 17 juin 2003 sur la demande d'indication de
mesures provisoires
Après que les débats oraux sur la demande d'indication de mesures
provisoires eurent lieu les 28 et 29 avril 2003, la Cour a statué par ordonnance
du 17 juin 2003.
Cette ordonnance a dit que les circonstances telles qu'elles se
présentaient à la Cour, n'étaient pas de nature à exiger l'exercice de son pouvoir
d'indiquer, en vertu de l'article 41 du Statut, des mesures conservatoires.
Elle a motivé cette décision, en premier lieu, en considération du risque
de préjudice irréparable au sens de cet article.
Sur ce point, elle a « pris note » mot à mot d'une déclaration de l'agent
de la République française au cours de l'audience du 29 avril.
Il importe de rappeler, en vue de la discussion qui va suivre, certains
passages de cette déclaration :
« Conformément au droit international, le droit français consacre le
principe de l'immunité des chefs d'Etat étrangers ...
Une chose doit être claire d'emblée : la France ne nie en aucune
manière que le président SASSOU NGUESSO bénéficie, en tant que chef d'un
Etat étranger, d'immunités de juridiction, tant civiles que pénales.
Jusqu'à présent, il n'est pas contesté, et il n'est pas sérieusement
contestable, que tous les actes accomplis par les juges français dans cette
affaire, ont été strictement conformes au droit français. Les juges ont respecté les
limites de leur compétence et ont respecté les immunités que consacre le droit
français en conformité avec le droit international ...
. . . nous avons dit que le droit français interdit de poursuivre un chef d'Etat
étranger, ce n'est pas une promesse, c'est un constat d'ordre juridique. Nous
avons dit aussi, le droit français subordonne la compétence des tribunaux
français pour des faits commis à l'étranger à certaines conditions. Ce n'est pas
une promesse, c'est un constat d'ordre juridique. Tout au plus, mais cela serait
assez vain, promettre que les juges respectent la loi française. Mais je crois
qu'on peut Je présupposer ou le présumer et encore une fois si telle ou telle
décision judiciaire, dont il n'y a pas d'exemple pour Je moment dans notre affaire,
venait à s'affranchir des limites prévues par la loi, il y aurait bien sûr des voies de
recours permettant de redresser les erreurs commises ».
20
Au vu de cette déclaration, la Cour a observé qu'elle n'était pas tenue, à
ce stade, de déterminer si les procédures pénales engagées jusqu'à présent en
France sont compatibles avec les droits dont se prévaut le Congo, mais
seulement si ces procédures risquent de causer auxdits droits un préjudice
irréparable. Et elle a ajouté qu'il ne lui apparaissait pas que les procédures
pénales engagées en France présentassent, à l'heure actuelle, le risque d'un
préjudice irréparable, tant en ce qui concerne SE le Président SASSOU
NGUESSO que le général OBA, ministre de l'intérieur.
Quant aux actes effectivement accomplis contre le général DABIRA, la
Cour a estimé qu'il n'était pas établi qu'ils causassent un préjudice irréparable
aux droits dont se prévaut le Congo.
La Cour a motivé sa décision, en second lieu, au regard de l'urgence au
sens du même article 41, en énonçant, d'une part, qu'en ce qui concerne SE le
Président SASSOU NGUESSO, la demande de déposition écrite formulée, sous
le couvert de l'article 656 du code de procédure pénale, par les juges
d'instruction, n'avait pas été transmise par le ministre des affaires étrangères,
d'autre part, qu'en ce qui concerne le général OBA et le général ADOUA, aucun
acte d'instruction n'avait été accompli à ce jour, et que, dès lors, les trois
personnalités en cause n'étant à l'heure actuelle d'aucun acte de ce type, il n'y
avait pas urgence.
21
Ill - Discussion
La présente discussion justifiera tour à tour chacun des deux moyens
de la requête.
Préalablement à ces développements, il est nécessaire de résoudre un
point de droit dont ils dépendent l'un et l'autre, à savoir la nature et la portée du
réquisitoire introductif susvisé du 23 janvier 2002.
A- Nature et portée du réquisitoire introductif du 23 janvier 2002
a. Il convient d'exposer brièvement les règles pertinentes du droit
français en la matière.
14- Objet du réquisitoire introductif; réquisitoire contre personne
dénommée ou non dénommée ; saisine in rem
L'article 80 du code de procédure pénale dispose, en ses deux
premiers alinéas :
« Le juge d'instruction ne peut informer qu'en vertu d'un réquisitoire du
procureur de la République.
Le réquisitoire peut être pris contre personne dénommée ou non
dénommée (suivant la terminologie de la pratique: contre X)».
Ainsi, ce réquisitoire est l'acte par lequel le procureur de la République
met en mouvement l'action publique devant le juge d'instruction. Le choix qui lui
est ouvert de requérir contre personne dénommée ou contre X implique que le
procureur de la République ne peut limiter la saisine du juge d'instruction à
certaines personnes nommément désignées. Il appartient à ce juge de
déterminer quelles personnes doivent être mises en examen puis
éventuellement renvoyées devant la juridiction de jugement, qu'elles aient ou
non été dénommées dans le réquisitoire introductif: le juge d'instruction est
saisi in rem (ce qui, incidemment, veut dire aussi qu'il n'est pas lié par la
qualification pénale du fait poursuivi avancée par le ministère public) et non in
personam.
22
15 -Indication du fait poursuivi; visa des pièces jointes
Il en résulte que le réquisitoire introductif doit indiquer le fait poursuivi.
Dans la pratique, il est extrêmement rare qu'il le fasse directement. Il se
contente de la mention «Vu les pièces jointes», qui est d'ailleurs imprimée sur
les formules établies par le ministère de la justice. La jurisprudence de la
Chambre criminelle de la Cour de cassation décide « que le visa, dans le
réquisitoire introductif, des pièces qui y sont jointes équivaut à une analyse
desdites pièces et qu'en conséquence, celles-ci déterminent par les indications
qu'elles contiennent, l'objet exact et l'étendue de la saisine du juge
d'instruction » (11 juillet 1972, Bulletin des arrêts, n °235, p. 615). Elle précise
que, même si le réquisitoire ne fait aucune référence à ces pièces, «le simple
visa, dans ce réquisitoire, des pièces qui y étaient jointes équivaut à une
analyse desdites pièces» (29 septembre 1992, Bulletin, no288, p. 787).
Par conséquent, lorsqu'un réquisitoire introductif vise des pièces jointes
au nombre desquelles figure une plainte simple ou une dénonciation, sans
exclure de la saisine du juge certains des faits allégués dans cette plainte ou
dans cette dénonciation, ce juge en est nécessairement saisi.
16- Pouvoir d'appréciation du procureur de la République
En l'absence de plainte avec constitution de partie civile, le procureur
de la République apprécie, conformément à l'article 40 susvisé du code de
procédure pénale, au point de vue de la légalité et de l'opportunité, la suite à
donner aux plaintes simples et aux dénonciations qu'il reçoit, ainsi qu'aux
procès-verbaux qui lui sont transmis. Il n'est donc jamais tenu de décerner un
réquisitoire introductif.
Si la poursuite se heurte à un obstacle juridique, tel que l'incompétence
de la juridiction ou l'irrecevabilité de l'action publique, notamment en raison
d'une immunité dont bénéficient certaines personnes mises en cause dans une
plainte, une dénonciation ou un procès-verbal, il est au contraire tenu de ne pas
requérir l'ouverture d'une information.
23
17- Irrévocabilité de la saisine du juge d'instruction
Une fois qu'un réquisitoire a été décerné, le procureur de la République
ne peut plus limiter la saisine du juge d'instruction.
La Chambre criminelle décide à cet égard : « que le juge d'instruction
est tenu d'informer sur tous les faits dont il a été régulièrement saisi ; qu'il
n'appartient pas au procureur de la République de restreindre ultérieurement
l'étendue de cette saisine» (24 mars 1977, Bulletin, no112, p.274).
Cette règle découle du principe, inhérent au caractère inquisitoire de la
procédure pénale française, que le ministère public n'a pas la disposition de
l'action publique, qui appartient à la société, au nom de laquelle il l'exerce.
Naturellement, le procureur de la République qui découvre après coup
qu'il a requis d'informer illégalement, en particulier au cas d'incompétence du
juge ou d'irrecevabilité de l'action publique, peut exercer les voies de droit
propres à corriger cette erreur (déclinatoire de compétence adressé au juge
d'instruction à charge d'appel devant la chambre de l'instruction, requête en
annulation à celle-ci). Mais, tant qu'il ne le fait pas, le vice qui infecte son
réquisitoire ne prive pas celui-ci de sa force et ne limite en rien la saisine du
juge d'instruction.
18 - Situation des personnes non mises en examen mais visées
par une plainte
En l'état du droit français après la réforme issue de la loi no2000-516 du
15 juin 2000 « renforçant la protection de la présomption d'innocence et les
droits des victimes», la situation des personnes non mises en examen dans
une information suivie contre personne non dénommée, mais qui sont mises en
cause de diverses manières comme ayant pu participer à l'infraction poursuivie,
présente certaines particularités.
L'article 80-1 du code de procédure pénale dispose qu'« à peine de
nullité, le juge d'instruction ne peut mettre en examen que les personnes à
l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant
vraisemblable qu'elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à
la commission des infractions dont il est saisi».
Mais, en l'absence d'indices ayant de tels caractères, les personnes qui
ne peuvent être entendues qu'en qualité de témoin assisté ou peuvent exiger
de l'être sont, par là même, légalement tenues pour suspectes d'avoir participé
au infractions en cause.
24
Or ces personnes sont, outre celles qui sont nommément visées par un
réquisitoire introductif sans que le juge d'instruction ait décidé de les mettre en
examen (article 113-1 susvisé du code de procédure pénale - audition comme
témoin assisté obligatoire), celles qui sont visées nommément par une plainte
ou mises en cause par la victime (article 113-2 susvisé - droit d'exiger d'être
entendu comme témoin assisté par le juge d'instruction).
Par suite de telles personnes doivent être regardées comme visées par
l'information. Elles ne sont pas dans la situation de tiers par rapport à cette
procédure. Informer, fût-ce contre X, sur le fondement des accusations portées
contre elles, c'est accomplir des actes d'instruction à leur charge.
b. Il y a lieu alors de faire application de ces règles au réquisitoire
du 23 janvier 2002.
19 - Portée des pièces jointes au réquisitoire; suspicion pesant
sur les personnes dénoncées
Comme il a été dit, ce réquisitoire a été décerné au visa de pièces
jointes qui comprenaient des dénonciations qualifiées de plaintes et reçues
comme telles. Ces « plaintes » portaient sur de prétendus crimes contre
l'humanité et sur de prétendues tortures. Elles prétendaient qu'une coutume
internationale attribuait compétence aux juridictions françaises pour connaître
des premiers et écartait l'immunité des chefs d'Etat. Elles dénonçaient
nommément comme auteurs de ces crimes SE le Président de la République
du Congo et SE le Ministre de l'intérieur.
Le réquisitoire litigieux a été décerné sans la moindre réserve quant à
la compétence des juridictions françaises et quant à la recevabilité de l'action
publique contre des personnes protégées par des immunités internationales.
Il a donc saisi le juge d'instruction des faits dénoncés et placé les
personnes visées dans la situation où, pouvant demander à n'être entendues
par le juge d'instruction qu'en qualité de témoins assistés, elle étaient
considérées comme suspectes d'avoir participé à ces faits. Ce réquisitoire est
un fait acquis.
En conséquence, les juges d'instruction ont le pouvoir, en s'en tenant
aux termes de ce réquisitoire, de procéder sans restriction à raison des
prétendus crimes dénoncés par les organisations susnommées et à l'encontre
des personnes visées par elles.
25
Sans doute existe-t-il des recours qui permettraient de faire cesser de
tels débordements. Il reste que le ministère public a laissé se créer une
situation dans laquelle l'exercice de ces recours serait nécessaire, au lieu de
s'abstenir de requérir d'une manière qui est illégale, comme il va être à présent
démontré.
8- Sur le premier moyen de la requête (violation du principe
selon lequel un État ne peut exercer son pouvoir sur le territoire
d'un autre État et du principe de l'égalité souveraine, inscrit à
l'article 2 paragraphe 1 de la Charte des Nations unies).
a. En ce qui concerne les prétendus crimes contre l'humanité
20 -Absence d'un principe général de compétence universelle
Le juge pénal français s'est à tort reconnu compétent pour
connaître de prétendus crimes contre l'humanité qui auraient été commis à
l'étranger, par des étrangers, et dont les victimes auraient été étrangères,
en se prévalant d'une compétence universelle incompatible avec le droit
international.
Dans son opinion individuelle à la suite de l'arrêt rendu par la Cour le
14 février 2002 (Affaire relative au mandat d'arrêt du 11 avril 2000 -
République démocratique du Congo contre Belgique), M. le Juge Gilbert
Guillaume, président de la Cour, démontre que le seul véritable cas de
compétence universelle admis par le droit international coutumier est celui de
la piraterie -précisé à l'article 19 de la convention de Genève sur la haute mer
du 29 décembre 1958, puis à l'article 105 de la convention de Montego Bay
du 10 décembre 1982 : « La compétence universelle est acceptée pour la
piraterie du fait que celle-ci est perpétrée en haute mer, hors du territoire
d'un quelconque État. Toutefois, même en haute mer, le droit international
classique se montre fort restrictif puisqu'il n'admet la compétence universelle
que pour la piraterie et non pour d'autres crimes ou délits comparables qui
peuvent, eux aussi, être commis hors de la juridiction des États côtiers ... ».
Les seuls autres cas de compétence universelle résultent
d'instruments internationaux spécifiques, dont aucun ne concerne d'une
manière générale les crimes contre l'humanité Uusqu'à la convention de Rome
du 17 juillet 1998). Les juridictions nationales restent donc incompétentes
26
même si une loi de l'État en cause prétend établir de son propre chef la
compétence universelle, comme c'était le cas de la loi belge de 1993-1999.
21 - Contrariété au droit international de la loi d'un Etat qui
prétend instituer sa compétence universelle ; cas de la loi belge du 16
juin 1993
En effet, la loi belge du 16 juin 1993 sur la répression des violations
graves du droit international humanitaire, élargie par la loi du 10 février 1999
au crime de génocide et aux crimes contre l'humanité, violait deux principes
du droit international classique : le critère de territorialité et les immunités des
gouvernants étrangers. Ainsi permettait-elle le déclenchement d'une action
publique par la seule constitution de partie civile auprès d'un juge
d'instruction, même en l'absence des personnes poursuivies, même contre
des personnes qui pourraient se prévaloir d'une immunité.
Le 17 octobre 2000, la République démocratique du Congo (ROC) a
porté devant la Cour le litige né du mandat d'arrêt international délivré par le
juge Vandermeersch contre le ministre des affaires étrangères en exercice
de la ROC, M. Yérodia Abdoulaye NDOMBASI. Dans sa requête, la ROC
faisait grief à la Belgique de contrevenir, par ce mandat, à la souveraineté de
l'État congolais démocratique et au principe selon lequel un État ne peut
exercer ses compétences sur le territoire d'un autre État. La position de la
Belgique était d'autant plus contradictoire que la loi de 1999 ne reconnaissait
plus l'immunité des gouvernants étrangers, alors que la législation belge
continuait d'offrir un statut spécial aux ministres belges, et de leur éviter la
cour d'assises ... Dans son arrêt du 14 février 2002, la Cour a donné raison à
la ROC. Le juge Guillaume a même dénoncé, dans son opinion individuelle
précitée, le chaos judiciaire et le désordre international que pourrait entraîner
la loi belge si tous les États venaient à l'imiter.
La loi belge de 1993-1999 a été mise en application lors du procès dit
des « quatre de Butare » : quatre responsables du génocide rwandais,
réfugiés en Belgique, comparurent devant la cour d'assises de Bruxelles et
furent condamnés, en juin 2001, pour crime contre l'humanité.
Malheureusement, ce précédent a entraîné une multiplication des plaintes, et
la Belgique ne put gérer ce flux, tant sur le plan judiciaire que diplomatique.
Une nouvelle loi du 5 avril 2003 a ramené la Belgique au droit commun :
désormais, la plainte n'est recevable que si l'infraction a été commise en
27
Belgique, si l'auteur présumé est belge ou se trouve en Belgique, si la victime
est belge ou réside en Belgique depuis trois ans.
La Belgique avait commis un « délit d'immodestie », selon l'expression
de M. Benoît de JEMMEPE, procureur du Roi à Bruxelles. Elle ne se
contentait pas de prôner une répression internationale des crimes les plus
graves ; elle avait pour ambition d'assumer le rôle de législateur planétaire.
Comme le note M. Bertrand BADIE, dans son essai sur «la diplomatie des
droits de l'Homme » (Paris, 2002), « parler au nom de l'humanité entière
risque toujours d'apparaÎtre comme une forme de pouvoir». Par son
ambiguïté, la loi belge laissait transparaître une certaine arrogance pour la
justice des autres ; et l'arrogance de l'ex-colonisateur pour la justice de l'excolonisé,
comme l'avait montré l'affaire « du mandat d'arrêt ».
21 - Le principe de territorialité condamnation de la compétence
universelle
Si les juridictions nationales restent incompétentes même lorsque
une loi de l'État en cause prétend établir de son propre chef leur
compétence universelle, comme c'était le cas de la loi belge, à plus forte
raison l'incompétence est-elle certaine en l'absence d'une telle loi, comme
dans le présent cas de la République française.
Cette incompétence résulte du principe de territorialité du droit pénal,
« base de toutes les législations », constaté par la Cour permanente de
justice internationale dans son arrêt du 7 septembre 1927 dans l'affaire du
«Lotus». Dans sa sentence du 4 avril1928 de l'île de Palmas, Max Huber a
rappelé que « l'État a compétence exclusive en ce qui concerne son propre
territoire ». Certes, comme le montre l'arrêt du Lotus, le droit international
classique n'exclut pas que l'État puisse exercer sa compétence
juridictionnelle sur des infractions commises à l'étranger : en la circonstance,
la Turquie invoquait une règle coutumière l'autorisant à engager des
poursuites contre le responsable d'un dommage, causé à des ressortissants
turcs, en dehors du territoire turc (ici l'officier de quart français de service au
moment de l'abordage en haute mer d'un navire charbonnier turc par le
navire français « Lotus » ), et la Cour permanente admit l'existence d'une
telle règle coutumière. Mais, comme le souligne M. le juge Guillaume dans
son opinion individuelle sur l'affaire du « mandat d'arrêt », cet exercice n'est
pas sans limite : « Dans le droit classique, un État ne peut normalement
connaÎtre d'une infraction commise à l'étranger que si le délinquant, ou à la
28
rigueur la victime, a la nationalité de cet État ou si le crime porte atteinte à sa
sûreté intérieure ou extérieure. Les États demeurent normalement
incompétents pour connaÎtre d'infractions commises à l'étranger entre
étrangers».
22 - La territorialité corollaire de la souveraineté
En fait, le principe de territorialité est un corollaire du principe de
souveraineté. Le pouvoir souverain ne peut qu'être ultime, ne peut émaner de
quelque pouvoir supérieur : «il n'y a que celui absolument souverain qui ne
tient rien d'autrui», constatait Jehan Bodin dans ses "Six livres de la
République". Et le plus ancien exégète de la souveraineté de souligner
d'emblée l'égalité formelle que la souveraineté confère aux nouvelles entités
politiques indépendantes : « un petit roi est autant souverain que le plus
grand monarque du monde». Ce que confirme aujourd'hui la Charte des
Nations unies, à son article 2 paragraphe 1 : << l'Organisation est fondée sur
le principe de l'égalité souveraine de tous ses membres ».
23 - Absence de loi française instituant une compétence
universelle en matière de crimes contre l'humanité
C'est dans ce contexte qu'une affaire du même type que celte du
« mandat d'arrêt » a surgi entre la République du Congo (Brazzaville) et la
France. Anxieux eux aussi de donner l'exemple et de se donner en exemple à
un ancien colonisé, les juges français, en l'occurrence les procureurs de la
République près les tribunaux de grande instance de Paris et de Meaux, ont
décidé de poursuivre le même objectif de compétence universelle, mais cette
fois sans loi nationale justifiant leur ambition. Saisis d'une plainte de trois
associations humanitaires pour crimes contre l'humanité et tortures, ces
magistrats français ont accompli des actes qui ont abouti, après une enquête
préliminaire, à un réquisitoire introductif, sans s'interroger sur la conformité
de leurs actes au droit international, ni sur les conséquences de l'existence
d'une souveraineté congolaise.
En fait, aucun texte de droit français autre que deux lois d'application
temporaire et très spécifique, ne prévoit une compétence universelle pour les
crimes contre l'humanité.
Non, certes, que le concept soit ignoré. Le crime contre l'humanité a
émergé avec le statut du tribunal militaire international de Nuremberg,
29
annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945. Selon l'article 6c du statut, il
englobe « l'assassinat, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre
acte inhumain commis contre les populations civiles, avant ou pendant la
guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou
religieux». La Chambre criminelle de la Cour de cassation a précisé que les
crimes contre l'humanité « sont des crimes de droit commun commis dans
certaines circonstances et pour certains motifs », qu'ils visent « les actes
inhumains et les persécutions ... au nom d'un État pratiquant une politique
d'hégémonie idéologique», «commis de façon systématique, non seulement
contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité
raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique
quelle que soit la forme de leur opposition » (20 décembre 1985). Le statut a
survécu à la disparition de la juridiction internationale de Nuremberg, comme
en témoignent la loi du 26 décembre 1964 sur l'imprescriptibilité du crime
contre l'humanité, ou la loi du 13 juillet 1990 ajoutant à la loi de 1881 sur la
liberté de la presse une disposition relative à la contestation de l'existence
des dits crimes. Toutefois, selon l'interprétation de la Cour de cassation,
l'incrimination prévue par le dit statut ne s'appliquait qu'aux crimes commis,
pendant la Seconde guerre mondiale, par les ressortissants des puissances
européennes de l'Axe. Le code pénal français entré en vigueur le 1er mars
1994 incrimine certes les crimes contre l'humanité (articles 211-1 à 213-5),
mais sans rétroactivité.
Pour autant, la loi française n'institue pas de compétence universelle
en cette matière.
Dans le droit français d'aujourd'hui, les infractions consommées ou
tentées, qui ressortissent à la compétence universelle, et qui stigmatisent des
comportements prohibés par le droit international conventionnel, sont
presque toutes énumérées dans le code de procédure pénale, modifié par les
lois du 16 décembre 1992, du 15 et du 30 juin 2000, aux articles 689-1 à
689-9 :actes de torture, actes de terrorisme, utilisation illicite de matières
nucléaires, actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime et des
plates-formes fixes, actes illicites contre la sécurité de l'aviation civile,
corruption ou infraction portant atteinte aux intérêts financiers des
Communautés européennes, actes de terrorisme accomplis avec un engin
explosif ou meurtrier ... Seuls deux textes d'application temporaire -les lois du
2 janvier 1995 et du 22 mai 1996 portant adaptation de la législation française
aux résolutions 827 et 955 du Conseil de sécurité des Nations unies instituant
30
les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwandaprévoient
une compétence universelle pour les crimes contre l'humanité.
L'ambition de juges français d'assumer le rôle de magistrats
planétaires est donc encore moins fondée que celle, éphémère, des juges
belges, soutenus par leur parlement, érigé en législateur planétaire.
b. En ce qui concerne les prétendues tortures
24 - Les dispositions applicables à la compétence
internationale en matière de tortures en droit français
Le juge pénal français s'est à tort reconnu compétent pour
connaître de prétendus actes de torture qui auraient été commis à
l'étranger, par des étrangers, et dont les victimes auraient été étrangères,
en se prévalant d'une compétence universelle qui n'est que subsidiaire.
A la différence du crime contre l'humanité, le crime de torture fait
l'objet à la fois d'un instrument international spécifique et d'un texte de droit
français.
Le code français de procédure pénale vise, à son article 689-2, à la
suite de l'article 689-1 précité, la convention de New York du 10 décembre
1984 contre la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987.
25 - Définition de la torture
La torture est définie, à l'article 1er de ladite convention, comme un
acte par lequel des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont
intentionnellement infligées à une personne par un agent de la fonction
publique, ou à son instigation, dans un dessein particulier (obtenir un aveu
ou des renseignements, punir d'un acte commis, intimider, voire faire
pression sur une tierce personne ... ). Cette définition reprend les trois
éléments constitutifs dégagés, sur le terrain régional, par la Commission
européenne des droits de l'homme, dans l'affaire grecque (à propos de la
recevabilité des requêtes 3321/67 et 4448/70, présentées par les trois États
scandinaves ainsi que, pour la première, par les Pays-Bas) : l'intensité des
souffrances, l'intention délibérée, le but déterminé ; elle laisse dans l'ombre
les notions de traitements inhumains ou dégradants, considérés comme
« moindres » que la torture ; elle prévoit une exception, celle résultant des
31
douleurs et souffrances consécutives à des sanctions « légitimes », une
notion plus subjective que celle de sanctions « légales », introduite à l'article
7 du traité de Rome du 11 juillet 1998 portant statut de la Cour pénale
internationale, la torture figurant parmi les actes constitutifs de crimes
contre l'humanité.
26- Obligations des Etats parties à la convention de New York
La convention de New York énonce les obligations de l'État partie,
qui sont de quatre ordres : prévention, incrimination et sanction, extradition
ou poursuite, protection judiciaire des victimes et réparation. Ce pouvoir
juridique de l'État partie de connaître du crime de torture, la convention
semble d'abord le fonder, de manière très classique, sur la compétence
personnelle de l'État à l'égard de ses nationaux et sur sa compétence
territoriale: selon l'article 5-1, ledit État est tenu d'établir sa compétence dans
le triple cas d'une infraction commise sur son territoire, ou dont l'auteur
présumé est son ressortissant, ou dont la victime est son ressortissant. Mais
l'article 5-2 élargit la compétence de l'État partie au cas où une personne
soupçonnée d'avoir commis une infraction est découverte sur son territoire,
les articles 6 et 7 précisant les conditions de son identification, de sa
détention et de son jugement. La convention apparaît ainsi, à partir de son
article 5-2, indifférente à la nationalité, quant à l'application de ses
dispositions : obligation est faite à l'État partie d'identifier, d'arrêter et de
juger tout auteur présumé de crime de torture qui viendrait à se trouver sur
son territoire, sans condition de nationalité de l'auteur ou de la victime.
Les rédacteurs de la convention de New York semblent donc
avoir voulu mettre en place un mécanisme de compétence universelle.
L'originalité de la convention, comme celle d'autres instruments de
protection des droits de l'homme à champ matériel spécialisé, n'est-elle
pas de poser du droit d'origine internationale mais à objet interne, et de
viser finalement une communauté transnationale d'individus, distincte de
la communauté des États ?
L'économie générale du texte de la convention incite cependant à
une plus grande prudence.
D'une part : puisque l'auteur présumé d'un acte de torture découvert
sur le territoire d'un État partie peut être détenu et jugé par ledit État, quelle
que soit sa nationalité, et quel que soit le territoire sur lequel l'infraction a été
commise, on sera tenté de considérer que les ressortissants d'un État tiers,
32
qui prétendent avoir été victimes d'infractions à la convention, peuvent
bénéficier des dispositions de la convention, alors même que ces dispositions
ne lient pas leur propre État. Lesdits ressortissants seraient donc recevables
à invoquer la convention devant les organes judiciaires d'un État partie.
D'autre part : la convention met en place un contrôle, en aval de
l'acte de torture, mais qui reste totalement subordonné, à chaque étape, à
l'acceptation étatique. La convention établit un « comité contre la torture » qui
est doté de pouvoirs certes étendus : il peut examiner les rapports des États
parties, les plaintes étatiques, les pétitions individuelles, et même promouvoir,
de sa propre initiative, des enquêtes ... mais l'examen par le comité des
plaintes étatiques et des pétitions individuelles n'est possible que si l'État
directement concerné a émis une déclaration facultative d'acceptation de
cette procédure. Autre limitation : les enquêtes ne peuvent prendre forme que
si le comité « reçoit des renseignements crédibles sur le fait que la torture
serait pratiquée systématiquement sur le territoire d'un État partie » ; au
demeurant, l'État qui devient partie à la convention a la possibilité de rejeter
globalement la compétence d'enquête du comité.
Ainsi les logiques de la souveraineté et de l'ingérence se heurtentelles
au sein de la convention de New York: comment concilier les articles 5-
2, 6 et 7, qui facilitent la mise en cause d'un État-tiers, et les articles 20-22
qui organisent le strict encadrement du système de contrôle de la convention
par les États parties ?
En fait, le mécanisme mis en place par la convention de New York
contre la torture reprend l'innovation inscrite, à partir de 1970, dans une
série de conventions destinées à lutter contre le terrorisme international.
Une innovation introduite par la convention de La Haye du 16 décembre
1970 pour la répression de la capture illicite d'aéronefs : l'État sur le territoire
duquel le pirate aérien se réfugie doit l'extrader ou engager des poursuites à
son encontre ; mais la convention fait obligation aux États d'établir à cette
fin leur compétence juridictionnelle. Dans la même famille de traités, figurent,
outre la convention contre la torture : la convention de Montréal du 23
septembre 1971 pour la répression d'actes illicites contre la sécurité de
l'aviation civile ; la convention de New York du 14 décembre 1973 sur la
prévention et la répression des infractions contre les agents diplomatiques et
autres personnes jouissant d'une protection internationale ; la convention de
New York du 17 décembre 1979 contre la prise d'otages ; la convention de
Vienne du 3 mars 1980 sur la protection physique des matières nucléaires ;
le protocole de Montréal du 24 février 1988 relative à certaines violences
33
commises dans les aéroports ; la convention et le protocole de Rome du 10
mars 1988 sur la répression d'actes illicites contre la sécurité de la
navigation maritime et sur la sécurité des plates-formes fixes sur le plateau
continental ; les conventions de New York du 15 décembre 1997 et du 9
décembre 1999 pour la répression des attentats terroristes à l'explosif et du
financement du terrorisme.
27 - Caractère subsidiaire de la compétence universelle en
matière de tortures
Le mécanisme de la convention contre la torture est donc celui d'une
compétence universelle, obligatoire mais subsidiaire. Compétence obligatoire :
les poursuites ne sont plus subordonnées à l'existence d'une compétence, la
compétence doit être prise pour permettre les poursuites. Compétence
subsidiaire : l'État sur le territoire duquel l'auteur de l'infraction se trouve doit
l'extrader ou engager des poursuites à son encontre, mais les États les plus
directement intéressés restent ceux qui sont énumérés « au paragraphe
premier de l'article 5 », c'est-à-dire l'État dont l'auteur présumé de l'infraction
est un ressortissant, l'État dont la victime est un ressortissant, l'État sur le
territoire duquel les faits ont été commis.
L'État qui détient l'auteur présumé de l'infraction est tenu à un devoir
d'entraide et de coopération avec lesdits États : il ne peut maintenir la
détention que pendant le délai nécessaire à l'engagement des poursuites
pénales ... ou d'une procédure d'extradition ; il doit aviser immédiatement les
États « du paragraphe premier».
28 - Non respect par l'autorité judiciaire française du principe
de subsidiarité
C'est ce devoir d'entraide et de coopération qui a été manifestement
ignoré ici : le procureur de la République près le tribunal de grande instance
de Meaux n'a tenu aucun compte de la procédure engagée, pour les mêmes
faits, au Congo, procédure que le procureur de la République près le tribunal
de première instance de Brazzaville avait portée à sa connaissance, comme il
a été indiqué ci-dessus, par une lettre du 9 septembre 2002.
34
Il a méconnu le caractère subsidiaire de la compétence universelle de
l'Etat du lieu où la personne soupçonnée est trouvée et la primauté, conforme
aux principes du droit international, rappelés plus haut, de la compétence de
l'Etat sur le territoire duquel le crime de torture allégué aurait été commis.
c. En ce qui concerne les poursuites exercées contre le ministre
de l'intérieur d'un Etat souverain
29 - Le maintien de l'ordre public, attribut essentiel de la
souveraineté ; conséquence à l'égard du ministre de l'intérieur
Le principe précité selon lequel un Etat ne peut exercer son pouvoir sur
le territoire d'un autre Etat emporte, en l'espèce, une autre conséquence.
En requérant d'informer contre SE le général OBA du chef des
prétendus crimes dénoncés, le procureur de la République s'est arrogé, en tant
que représentant de l'autorité judiciaire française, le pouvoir de faire poursuivre
et juger le ministre de l'intérieur d'un Etat étranger à raisons de prétendues
infractions qu'il aurait commises à l'occasion de l'exercice de ses attributions
relatives au maintien de l'ordre public dans son pays.
Un Etat étranger qui prétend connaître de tels faits s'immisce par là
même dans l'exercice par le ministre en cause de la souveraineté de son pays
en ce qu'elle a d'essentiel.
On peut invoquer a contrario, à cet égard, la jurisprudence de la Cour
de justice des Communautés européennes relative aux manquement
imputables aux Etats membres qui ne prennent pas les mesures policières et
judiciaires appropriées pour prévenir les entraves à la libre circulation des
marchandises causées par l'action physique, voire violentes, de personnes
privées (arrêts du 9 décembre 1997, Commission c/ France, affaire C-265/95,
Recueil, p. 1-6959 et conclusions de l'avocat général C. O. Lenz, et du 12 juin
2003, Schmidberger, affaire 112/00, non encore publié au Recueil, conclusions
de l'avocat général F.G. Jacobs). En effet, si la Cour de justice estime pouvoir
porter une appréciation sur la manière dont les Etats membres assurent le
maintien de l'ordre public, c'est en raison de l'obligation précise que le traité de
Rome impose à ces Etats de laisser circuler librement sur leur territoire les
marchandises en provenance ou à destination d'autres Etats membres et de
s'interdire toute restriction quantitative et toute mesure d'effet équivalent.
Encore la juridiction communautaire déclare-t-elle que « les Etats membres ...
restent seuls compétents pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de
35
la sécurité intérieure » et qu' « il n'appartient pas, dès lors, aux autorités
communautaires de se substituer aux Etats membres pour leur prescrire les
mesures qu'ils doivent adopter et appliquer effectivement pour garantir la libre
circulation des marchandises». Elle se reconnaît seulement le pouvoir de
vérifier si l'Etat membre en cause a pris des mesures propres à satisfaire à ses
obligations. Au demeurant, si limité soit-il, le pouvoir de contrôle sur l'exercice
des pouvoirs de maintien de l'ordre public appartient ici à une juridiction
indépendante des Etats membres, et non à un autre Etat membre.
Dans le cas de deux Etats qui ne sont pas liés par des obligations de la
nature de celles que stipule le traité de Rome, il est à plus forte raison
inadmissible que l'un prétende juger, qui plus est au terme d'une procédure
pénale, la manière dont l'autre Etat exerce l'attribut essentiel de la souveraineté .
que constitue le maintien de l'ordre public.
Cette considération invite à reconnaître au ministre de l'intérieur, pour
les faits qui ressortissent à l'exercice de ses fonctions de maintien de l'ordre
public, une immunité analogue celle dont bénéficie, pour d'autres raisons, le
ministre des affaires étrangères.
C - Sur le second moyen de la requête (violation de l'immunité
d'un chef d'Etat étranger)
30 - Absence de contestation sur le principe de l'immunité des
chefs d'Etat étrangers
Le droit international est violé en ce que les procureurs de la
République saisis de la plainte susvisée ont omis de relever immédiatement
l'irrecevabilité en vertu du principe de l'immunité absolue de juridiction pénale
qui protège les chefs d'Etat étrangers de l'action publique devant les juridictions
françaises, et en ce que le juge d'instruction du tribunal de grande instance de
Meaux a omis de refuser d'informer à l'égard du président de la République du
Congo.
La République française ayant fait connaître par son agent que le droit
français reconnaît pleinement le principe de l'immunité des chefs d'Etat
étrangers, ce point est hors contestation. La République du Congo n'a donc rien
à ajouter à sa requête quant à ce principe.
36
En revanche, c'est sur la question de savoir s'il a été respecté par les
autorités françaises en l'espèce qu'elle s'oppose à la position de la République
française.
31 - Portée de l'immunité des chefs d'Etat étrangers dans la
procédure pénale française ; interdiction de requérir l'ouverture dune
information contre X si un chef d'Etat étranger est visé nommément par
une plainte
Cette immunité interdit, cela va sans dire, tout acte de poursuite visant
nommément un chef d'Etat étranger, tel qu'un réquisitoire introductif pris
nommément contre lui ou une mise en examen.
Mais les particularités, exposées ci-dessus, de la procédure pénale
française impliquent l'interdiction d'accomplir d'autres actes qui reviennent à
manifester un soupçon envers ce chef d'Etat et à informer en vue d'établir
éventuellement sa culpabilité.
L'immunité s'oppose notamment à ce que soit décerner un réquisitoire
contre personne non dénommée alors que le chef d'Etat a été nommément
visée par une plainte figurant au nombre des pièces jointes à ce réquisitoire.
Cette interdiction se justifie en raison par la situation, mentionnée cidessus,
de la personne mise en cause par une plainte : cette personne, qui
peut exiger de n'être entendue par le juge d'instruction qu'en qualité de témoin
assisté, est, de ce fait, officiellement suspecte.
L'arrêt de principe de la Chambre criminelle de la Cour de cassation
française sur l'immunité des chefs d'Etat étrangers (13 mars 2001, Bulletin,
n°64, p. 218) impose implicitement mais nécessairement l'interdiction en cause.
Dans l'affaire qui a donné lieu à cet arrêt, une association et un
particulier avaient porté plainte avec constitution de partie civile contre le chef
de l'Etat libyen pour complicité de destruction d'un bien par l'effet d'une
substance explosive ayant entraîné la mort d'autrui, en relation avec une
entreprise terroriste (affaire du OC 10 de la compagnie UTA). Le procureur de
la République avait pris des réquisitions de non informer sur le fondement de
l'immunité des chefs d'Etat étrangers. Le juge d'instruction avait rejeté ces
réquisitions et dit y avoir lieu à informer contre le chef de l'Etat libyen. Sur appel
du procureur de la République, la chambre d'accusation avait confirmé
l'ordonnance du juge d'instruction, au motif que, « si l'immunité des chefs d'Etat
étrangers a toujours été admise par la société internationale, y compris la
37
France, aucune immunité ne saurait couvrir les faits de contre le chef de l'Etat
libyen».
La Chambre criminelle casse cette décision en énonçant La Cour de
cassation énonce «qu'en prononçant ainsi, alors qu'en l'état du droit
international, le crime dénoncé, quelle qu'en soit la gravité, ne relève pas des
exceptions au principe de l'immunité de juridiction des chefs d'Etat étrangers en
exercice, la chambre d'accusation a méconnu le principe » de cette immunité.
Il est capital d'observer que, dans cette affaire, aucun acte de poursuite
ou d'instruction visant nommément le chef de l'Etat libyen n'avait été accompli
avant que le procureur de la République ne prenne ses réquisitions de non
informer. Seule la plainte avec constitution de partie civile le dénommait. Or, en
présence d'une telle plainte, le procureur de la République pouvait fort bien ne
décerner qu'un réquisitoire introductif contre X et rien n'obligeait le juge
d'instruction à mettre en examen le chef d'Etat en cause, qu'il pouvait se
contenter d'entendre comme témoin assisté.
Il faut donc lire cet arrêt comme impliquant que la seule existence d'une
plainte (avec constitution de partie civil ou non, peu importe) visant nommément
un chef d'Etat étranger interdit au procureur de la République de requérir
d'informer, même contre X.
32 - Interdiction d'entendre comme témoin un chef d'Etat étranger
visé nommément dans une plainte
Aussi bien, en admettant qu'une telle information puisse être ouverte
dans de pareilles conditions, il serait interdit au juge d'instruction d'entendre le
chef d'Etat comme témoin assisté.
En effet, quant à l'immunité du président de la République française, la
Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, a jugé, par un arrêt
solennel du 10 octobre 2001 (8, no206, p. 660), qu'il ne pouvait être entendu
comme témoin, même ordinaire. Cet arrêt déclare :
« Attendu que, rapproché de l'article 3 et du titre Il de la Constitution,
l'article 68 doit être interprété en ce sens qu'étant élu directement par Je peuple
pour assurer, notamment, Je fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi
que la continuité de l'État, le Président de la République ne peut, pendant la
durée de son mandat, être entendu comme témoin assisté, ni être mis en
examen, cité ou renvoyé pour une infraction quelconque devant une juridiction
pénale de droit commun ; qu'il n'est pas davantage soumis à l'obligation de
comparaÎtre en tant que témoin prévue par l'article 101 du Code de procédure
38
pénale, dès lors que cette obligation est assortie par l'article 109 dudit Code
d'une mesure de contrainte par la force publique et qu'elle est pénalement
sanctionnée ».
A plus forte raison le président de la République ne peut-il être
entendu comme témoin assisté.
Or, ce qui vaut pour le président de la République française vaut, par
analogie, pour les chefs d'Etat étrangers.
Le juge d'instruction ne saurait tourner l'interdiction d'entendre comme
témoin assisté un chef d'Etat étranger nommément visé par une plainte en
tentant d'utiliser la procédure prévue par l'article 656 du code de procédure
pénale.
Cet article dispose:
« La déposition écrite d'un représentant d'une puissance étrangère est
demandée par l'entremise du ministre des affaires étrangères. Si la demande
est agréée, cette déposition est reçue par le premier président de la cour
d'appel ou par le magistrat qu'il aura délégué.
Il est alors procédé dans les formes prévues aux articles 654, alinéa 2,
et 655 ».
Une première raison, péremptoire, s'oppose à l'utilisation de cette
procédure à l'égard d'un chef d'Etat étranger : il n'est pas « un représentant »
d'une puissance étrangère au sens de l'article 656, il est l'organe suprême de
cette puissance. L'instruction générale pour l'application du code de procédure
pénale publiée le 11 mars 1959 commente cet article en employant les
expressions de « représentant diplomatique en France d'une puissance
étrangère» et de <<diplomate étranger» (article C.763). Un auteur
particulièrement qualifié définit, pour sa part, les représentants d'une puissance
étrangère comme « les membres d'une mission diplomatique dont les fonctions
consistent à représenter l'Etat accréditant auprès de l'Etat accréditaire » et
également comme «certains membres d'un poste consulaire» (Juris-Ciasseur
de Procédure pénale, articles 652 à 656, commentaire par M. Pierre Gonnard).
Une seconde raison s'oppose à une telle démarche : elle constituerait
une tentative de fraude au droit qu'a une personne visée nommément par une
plainte d'exiger de n'être entendue par le juge d'instruction qu'en tant que
témoin assisté.
39
33 - Violation de l'immunité de SE le Président de la République
du Congo dans les procédures pénales litigieuses
Il y a eu, en l'espèce, violation de l'immunité du président de la
République du Congo, bien que S.E. Monsieur Denis SASSOU NGUESSO
n'ait été ni visé nommément par les réquisitoires susmentionnés, ni mis en
examen, ni convoqué comme témoin assisté.
En effet, comme on l'a constaté, un réquisitoire introductif a été décerné au
visa de documents reçus comme plainte qui le visaient nommément, alors
que le procureur de la République aurait dû requérir de non informer su le
fondement de l'immunité de ce chef d'Etat étranger.
De plus, les juges d'instruction ont manifesté leur intention d'instruire
à la charge de SE le Président de la république du Congo en tentant de
recueillir sa déposition écrite par une utilisation illégale de la procédure
prévue par l'article 656 du code de procédure pénale.
Conclusion
La République du Congo demande à la Cour de dire que la République
française devra, par les voies de droit appropriées selon son droit interne,
faire ; mettre à néant le réquisitoire introductif du procureur de la
République près le tribunal de grande instance de Meaux en date du 23
janvier 2002 et faire cesser la procédure pénale qu'il a engagée.
Fait à Bruxelles, le 04 Décembre 2003.
Jacques OE11A
/ '
!'
/
,/
Ambassadeur Extr~o aire et Plénipotentiaire,
Agent de la République du Congo.

Liste des annexes au mémoire
1 : Extraits du code de procédure pénale français
Il : Arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 11 juillet 1972
Ill : Arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 24 mars 1977
IV : Arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 29 septembre 1992
V : Arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 13 mars 2001
VI : Copies des pièces du dossier pénal du tribunal de grande instance de Meaux. N.
B. Il s'agit, pour la plupart, de copies officieuses de ces pièces, établies après
reproduction par scanner faite par l'un des avocats du général DABIRA, qui n'avait
pu obtenir du greffe l'ensemble des copies officielles.
1 : << Plainte » de Manre Henri LECLERC
2 : « Plainte » de la Fédération internationale des droits de l'homme
3 : Réquisition aux fins d'extension de compétence
4 : Audition de M. TSIENO au cours de l'enquête préliminaire
5 : Audition de M. TOUANGA au cours de l'enquête préliminaire
6 : Procès-verbal de synthèse
7 : Réquisitoire introductif du 23 janvier 2002
8 et 9 : Pièces relatives à la désignation des juges d'instruction
10 : Constitution de partie civile de M. TSIENO
11 : Audition de M. TSIENO en qualité de partie civile
12 : Audition du général DABIRA, gardé à vue, sur commission rogatoire
13 : Déposition comme témoin de M. TOUANGA
14 : Déposition du général DABIRA comme témoin assisté
VIl : Revendication de compétence par le procureur de la République de
Brazzaville
VIII et IX: Lettres du général DABIRA à son avocat de l'époque, Maître Jacques
VERGES, des 1er et 25 septembre 1992

Document file FR
Document Long Title

Mémoire de la République du Congo

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