Réponse écrite de la Fédération de Russie aux questions posées par MM. les juges Koroma, Abraham et Cançado Trindade à la fin de l'audience publique tenue le vendredi 17 septembre 2010 (traduction)

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17662
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Incidental Proceedings
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R ÉPONSES DE LA F ÉDÉRATION DE R USSIE AUX QUESTIONS POSÉES À L ’AUDIENCE PAR
MM. LES JUGES K OROMA , ABRAHAM ET C ANÇADO T RINDADE

A. Question posée par M. le juge Koroma

«De l’avis des Parties, quels sont au ju ste l’objet et le but de la clause ainsi
libellée: «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des

procédures expressément prévues par ladite convention», contenue dans l’article 22 de
la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ?»

Réponse de la Fédération de Russie

La notion d’objet et de but est fréquemment mentionnée dans la convention de Vienne
1
de1969 sur le droit des traités, où elle revient dans huit dispositions différentes et se rapporte
généralement au traité pris dans son ensemble. En vertu du paragr aphe1 de l’article31 de cette

convention, elle est notamment utilisée aux fins d’éclairer le sens du libellé d’une clause
particulière :

«Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer

aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.»

Cependant, ainsi que la CDI l’a relevé,

«[i]l n’est pas facile de synthétiser en une formule unique l’ensemble des éléments qui
doivent être pris en considér ation pour déterminer, dans ch aque cas concret, l’objet et

le but du traité. Cette opération relève sans aucun doute davantage de l’«esprit de
finesse» que de l’«esprit de géométrie» 2 au même titre d’ailleurs que toute
3
interprétation ⎯ et c’est bien d’interprétation qu’il s’agit.»

Cela vaut assurément aussi pour le cas où l’on cherche à déterminer non pas l’objet et le but

d’un traité dans son ensemble mais, ainsi que M. le juge Koroma le demande, ceux de certains
termes contenus dans une disposition conventionnelle particulière.

Dans les deux cas, il convient d’apprécier l’objet et le but en se référant à l’intention des
parties. A cette fin, le libellé de la clause enquestion constituera toujours l’élément principal à
prendre en considération.

Lorsque l’objet et le but d’un traité ou d’un e disposition contenue dans celui-ci ne ressortent
pas clairement du libellé lui-même , il est naturel et légitime de les établir à partir de l’histoire

rédactionnelle de ce traité ou de la clause en question.

pDlues ⎯et cela vaut tout particulièrement lorsqu’une disposition, une phrase, une

expression ou un terme spécifique est à l’examen ⎯le principe de l’effet utile, auquel la
Fédération de Russie s’est déjà référée dans ses écritures , a un rôle particulier à jouer étant donné

1
Voir les articles 18 ; 19 c) ; 20, par. 2 ; 31, par. 1 ; 33, par. 4 ; 41, par. 1 b) ii) ; 58, par. 1 b) ii) et 60, par. 3 b).
2 Blaise Pascal, Pensées, in Œuvres complètes (Paris: BibliothèquPléiade. N.R.F. -Gallimard, 1954),
p. 1091.

3 CDI, rapport de la 59esession (2007), Documents officiels de l’Asse mblée générale, supplé10,t n
Nations Unies, doc. A/62/10, p. 81.

4 EPFR, vol.I, p.85-87, ainsi que les exposés orauelle a présentés pendantphase de l’examen des
exceptions préliminaires (CR 2010/8, p. 44-45, par. 10-13 (Pellet) et CR 2010/10, p. 23-24, par. 1-4 (Pellet)). - 2 -

que l’on peut difficilement considérer que des termes délibérément insérés dans un traité sont
superflus, c’est-à-dire dépourvus d’objet ou de but. La Cour a souligné ce point dans plusieurs
affaires. Ainsi, en l’affaire du Différend territorial, elle a précisé qu’auc une disposition contenue

dans un traité ne saurait être considérée comme s uperflue car cela serait contraire au sens ordinaire
du texte ainsi qu’à son objet et à son but :

«De l’avis de la Cour, il ressort des termes du traité que les Parties
reconnaissaient que l’ensemble des frontières entre leurs territoires respectifs résultait
de l’effet conjugué de tous le s actes définis à l’annexe 1. Aucune frontière pertinente

ne devait être laissée indéterminée et aucun acte défini à l’annexe1 n’était superflu.
Soutenir que seuls certains des actes spécifiés ont concouru à la définition de la
frontière, ou qu’une frontière particulière n’a pas été déterminée, serait incompatible

avec une reconnaissance exprimée dans de te ls termes5 cela équivaudrait à vider
l’article 3 du traité et l’annexe 1 de leur sens ordinaire.»

Or, en la présente espèce, l’interprétation qu e fait la Géorgie de l’article22 de la CIEDR

rend superflus les termes que M. le juge Koroma mentionne.

L’expression «qui n’aura pas été réglé par voi e de négociation ou au moyen des procédures

expressément prévues par ladite convention», insérée dans l’article 22 de la CIEDR, doit pourtant
bien avoir un objet et un but. Il ressort de la simple lecture de cet article que l’expression en
question y a été insérée pour indiquer que les moyens de règlement des différends ainsi énoncés

doivent être utilisés et doivent l’être avant toute saisine de la Cour; cela résulte clairement des
termes employés à l’article22, dès lors que toute négociation ou tout recours aux procédures
prévues par la convention après que la Cour a rendu son arrêt n’aurait aucun sens, c’est-à-dire

serait dépourvu d’effet utile.

L’histoire rédactionnelle de ce tte disposition confirme cette inte rprétation de son objet et de
6
son but , en même temps qu’elle dissipe tout doute qui pourrait subsister au sujet de la signification
de la conjonction «ou»: ainsi qu’il a été démontré à l’audience, cette conjonction, lorsqu’elle est
contenue dans une expression te lle que celle qui est à l’examen, aura généralement un sens
7
cumulatif . Les travaux préparatoires ne laissent en effet aucun doute quant à l’intention des
négociateurs, à savoir que toute saisine de la Cour doit être précédée par des négociations et par les
procédures de conciliation prévues dans la CIEDR. Bien qu’il soit permis de considérer qu’aucune

méthode de négociation particuliè re n’était préconisée (dans le cadre des articles11 à 13 de la
convention ou en dehors de ce cadre), il resso rt des travaux préparatoires que l’expression à
l’examen a été insérée dans le texte pour indiquer clairement que les Parti es devaient, en premier
8
lieu, recourir aux procédures institutionnelles prévues dans ces articles .

5
Différend territorial (Jamahiriya arabe lib yenne/Tchad), arrêt, C.I.J.Recueil1994 , p.22, par.43. Pour un
énoncé de l’objet du traité et de son lien avec les actes mentionnés en annexe 1, voir ibid., p. 24, par. 48.
6 Chacun s’accorde à considérer que les travaux préparat oires peuvent constituer un moyen utile pour confirmer
l’objet et le but d’une conve ntion. Voir l’affaire du Différend territorial, note de bas de page ci-d essus, p.27, par.55.

Voir également l’avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien
occupé, avis consultatif du 9 juillet 2004, C.I.J. Recueil 2004, p. 179, par. 109.
7 CR 2010/8, p. 54-55, par. 36 (Pellet) et CR 2010/10, p. 25, par. 7-8 (Pellet).

8 EPFR, vol.I, p.122-127, par.4.67-4.72 et les exposésoraux présentés par la Fédé ration de Russie pendant la
phase de l’examen des exceptions préliminaires (CR2010/8, p. 48, par.23 et p.57-58, par.45 (Pellet); CR2010/10,
p. 28-29, par. 17-18 (Pellet)). - 3 -

Ainsi, les Etats se sont vu conférer les moye ns, mais aussi l’obligatio9, de cristalliser le
différend puis de tenter de le régler av ant toute saisine unilatérale de la Cour . L’existence de ces
moyens/conditions préalables à la compétence de la Cour avait pour objet de surmonter les réserves

que suscitait chez différents Etats la possibilité de saisir unilatéralement la Cour. L’introduction de
la seconde partie de l’expression par l’amendement des trois puissances visait par ailleurs à mettre
en harmonie les différents mécanismes de mise en Œuvre prévus dans la convention et, en
10
particulier, la compétence de la Cour et celle du CEDR . A défaut d’un tel compromis, la
convention dans son ensemble et, a fortiori, sa clause compromissoire, n’auraient probablement
pas été adoptées.

A la lumière de son libellé, du principe de l’e ffet utile et de l’intention de ses auteurs telle
qu’elle ressort des travaux préparatoires, l’expressi on à l’examen contenue dans l’article 22 a pour

objet et pour but d’énoncer expressément l’existe nce de conditions préalables à la saisine de la
Cour en vertu de la CIEDR. Cette expression fait partie intégrante de la clause compromissoire et,

partant, les négociations et le recours aux pr océdures prévues par la convention constituent des
conditions préalables à l’acceptation par les Etats de la compétence de la Cour.

B. Q UESTION POSÉE PAR M. LE JUGE ABRAHAM

«Au stade actuel de la procédure, la Cour est appelée seulement à se prononcer

sur les exceptions préliminaires soulevées par la Partie défenderesse. Compte tenu des
débats qui ont eu lieu au cours des audiences, faut-il comprendre que la Russie a retiré
sa troisième exception en tant qu’exception préliminaire ?»

Réponse de la Fédération de Russie

[Réponse fournie en français par la Fédération de Russie]

Dans ses écritures, la Fédération de Russie a soulevé quatre objections préliminaires, la
troisième ayant trait à la compétence ratione loci de la Cour.

Durant la procédure orale, la Russ11 a cons taté que cette objection ne présente pas un
caractère exclusivement préliminaire . Par conséquent et dans l’ hypothèse où la Cour déciderait
qu’elle a compétence, la Russie l’invite à a border les questions relatives à l’application

extraterritoriale de la CIEDR uniquement au stade de la procédure au fond.

Il ne doit pas en être conclu que la Russi e ait retiré la troisième objection relative à la

compétence ratione loci de la Cour. Il s’agit plutôt d’une suggestion de la part de la Russie ⎯ en
ce qui concerne cette objection et cette objection seulement ⎯ tendant à ce qu’il soit sursis à
12
l’examen de cette objection jusqu’à la phase de l’examen au fond .

9 o
Voir la déclaration de M.Cochaux (Belgique), qui figure sous l’ongletn 3 dans le dossier de plaidoiries de la
Russie. S’agissant de la cristallisa tion du différend, voir CR2010/8, p.29-31, par.5-14 (Wordsworth) et CR2010/10,
p.11-12, par.5-10 (Wordsworth). Comparer également les articles69 et 72 du règlement intérieur du CEDR,
doc. CEDR/C/35/Rev. 3 ; cf. CR 2010/11, p. 23, par. 5-6 (Crawford).
10 o
Voir les déclarations de M.Lamptey (Ghana) et de M.Boulet (France), qui figurent sous l’ongletn 3 dans le
dossier de plaidoiries de la Russie.
11CR 2010/8, p. 26, par. 31 (Kolodkin).

12CR 2010/10, p. 47, par. 49 (Zimmermann) ; CR 2010/10, p. 53, par. 23 (Gevorgian). - 4 -

En conséquence, dans cette dernière hypothèse, la Russie se réserve le droit de revenir sur

cette objection dans le cadre de la procédure su r le fond dans l’hypothèse où la Cour estimerait
pouvoir exercer sa compétence au fond dans la présente affaire (quod non), c’est-à-dire où elle
rejetterait les autres exceptions soulevées par la Russie.

C. Q UESTION POSÉE PAR M. LE JUGE C ANÇADO T RINDADE

«Selon vous, la nature des traités relati fs aux droits de l’homme tels que la
CIEDR (régissant des relations au niveau intra-étatique) a-t-elle des conséquences ou
une incidence sur l’interprétation et l’app lication des clauses compromissoires qu’ils

contiennent ?»

Réponse de la Fédération de Russie

En tant qu’Etat multiethnique, la Fédérati on de Russie a conscience du caractère spécifique

de la CIEDR au sens où il s’agit d’un traité qui impose aux Etats membres des obligations qui
doivent avant tout être appliquées au niveau intra-étatique, et elle y attache une grande importance.

Cette spécificité trouve, à bien des égards, son expression dans le mécanisme de mise en

Œuvre et d’exécution tout à fait particulier auquel l’ article 22 fait expressément référence. Dans le
cadre de ce mécanisme, les Etats parties sont tenus de présenter des rapports, ce qui permet au
Comité de superviser les pratiques internes des parties contractantes .13

Ce mécanisme instaure également, par la procédure interétatique de plainte et de conciliation
sous les auspices du Comité prévue aux articles 11 à 13, une forme de garantie collective du respect

de la convention par les Etats parties. Cette pr océdure ne doit faire l’objet d’aucune acceptation
spéciale; la ratification de la convention par un Et at la rend automatiquement applicable, et elle
s’impose à tout Etat défendeur. Les parties cont ractantes deviennent ainsi, aux côtés du Comité,

garants de l’exécution de la convention.

Quant à la procédure de plainte individuelle énoncée à l’article14 de la CIEDR (que la
Fédération de Russie a acceptée le 1 eroctobre1991), on notera qu’elle souligne le caractère

intra-étatique de la convention en ce qu’elle permet à des personn es d’agir elles-mêmes contre des
parties contractantes, lorsqu’elles considèrent qu’i l y a eu violation de certains droits protégés par
la convention.

L’importance particulière que re vêtent les droits individuels in tra-étatiques garantis par la
CIEDR se reflète également dans la pratique du CEDR, qui a mis en place une procédure d’urgence

visant à assurer la protection de ces droits lorsqu’ils sont particulièrement menacés.

La convention contient par ailleurs un mécanisme de mise en Œuvre plus classique (au

regard du droit international géné ral) sous la forme d’un règlem ent des différends interétatiques
devant la Cour internationale de Justice en vertu de l’article22, qu’il faut nécessairement

13Le rôle tout à fait particulier des organes de contrôle de l’application des traités relatifs aux droits de l’homme,
qui reflète le caractère spécifique de ces traités, a récemment été reconnu par la Commission du droit international dans
ses travaux sur les réserves aux traités. Voir, par exemple, la directive4.2.5. du guide de la pratique en matière de
réserves aux traités établi par la CDI, qui concerne l’effet des résobligations non réciproques, ainsi que les
commentaires y afférents (non encore di sponibles). Pour les commentairerapporteur spécial, voir Alain Pellet,
Quatorzième rapport sur les réserves aux traités, additif, Nations Unies, doc. A/CN.4/614/Add. 2, par. 285.

On notera en particulier que la CDI a consacré le rôle de ces organes de contrôle en ta nt que gardiens des traités
en reconnaissant expressé ment leur compétence pour apprécier la validité des réserves. Vo ir la directive3.2.2 et le
commentaire y afférent. Documents officiels de l’Assemblée générale, 58ion, supplément n 10 (Nations Unies,
doc. A/64/10), p. 305-306. - 5 -

interpréter et appliquer en tenant compte des autr es procédures de mise en Œuvre qu’elle établit.

Par conséquent, et ainsi que cela ressort également des termes exprès employés dans cette
disposition, les droits visés à l’article 22 n’entrent en jeu que lorsqu’une question qui s’est fait jour
en vertu de la CIEDR s’est cristallisée en un diffé rend interétatique et lors que, de surcroît, les

parties à ce différend n’ont pas été en mesure de le régler par des négociations interétatiques et par
les procédures énoncées aux articles 11 à 13 de la convention.

En outre, ainsi que cela résulte conjointement de l’objet de la CIEDR et de ses dimensions

intra et interétatique, les obligations qu’elle établit ont un caractère erga omnes. Cela a également
une incidence sur l’interprétation et l’applicati on de l’article22 et des procédures expressément
prévues dans la convention auxquelles cet article fait référence. Ai nsi que la Fédération de Russie

l’a indiqué dans ses exceptions préliminaires, «[l]e caractère erga omnes des obligations y
énoncées [dans la CIEDR] ressort des procédures prévues dans la convention pour régler les litiges
entre Etats, qui impliquent les autres parties contractantes» . 14

Cette interprétation de l’ar ticle22 de la CIEDR tient pleinement compte du caractère
intra-étatique qui fait la spécificité de cette conve ntion en ce qu’elle vise à protéger les droits de
l’homme individuels.

___________

14EPFR, vol. I, par. 4.33.

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