Résumé de l'arrêt du 20 avril 2010

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15895
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2010/1
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE

Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
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Résumé
Non officiel

Résumé 2010/1
Le 20 avril 2010

Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay)

Résumé de l’arrêt du 20 avril 2010

1. Historique de la procédure et conclusions des Parties (par. 1-24)

Le 4mai2006, la République argentine (c i-après dénommée l’«Arg entine») a déposé au
Greffe de la Cour une requête introduisant une instance contre la République orientale de

l’Uruguay (ci-après dénommée l’«Uruguay») au sujet d’un différend relatif à la violation, qu’aurait
commise l’Uruguay, d’obligations découlant du st atut du fleuve Uruguay (Recueil des traités des
Nations Unies (RTNU), vol.1295, n I-21425, p.348), traité signé par l’Argentine et l’Uruguay à
Salto (Uruguay) le26février1975 et entré en vigueur le 18septembre1976 (ci-après le
«statut de 1975») ; selon la requête, cette violation résulte de «l’autorisation de construction, [de] la

construction et [de] l’éventuelle mise en service de deux usines de pâte à papier sur le fleuve
Uruguay», l’Argentine invoquant plus particulièreme nt les «effets desdites activités sur la qualité
des eaux du fleuve Uruguay et sa zone d’influence».

Dans sa requête, l’Argentine, se référant au paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour,

entend fonder la compétence de celle-ci sur le premier paragraphe de l’article 60 du statut de 1975.

Le 4 mai 2006, immédiatement après le dépôt de sa requête, l’Argentine a en outre présenté
une demande en indication de mesures conservatoires sur la base de l’article41 du Statut de la
Cour et de l’article 73 de son Règlement.

La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, chacune d’elles
s’est prévalue du droit que lui confère le pa ragraphe3 de l’artic31 du Statut de
procéder à la désignation d’un juge adhoc pour siéger en l’affaire. L’Argentine a désigné

M. Raúl Emilio Vinuesa, et l’Uruguay M. Santiago Torres Bernárdez.

Par ordonnance du 13 juillet 2006, la Cour, après avoir entendu les Parties, a conclu «que les
circonstances, telles qu’elles se présent[ai]ent [alo rs] à [elle], n[’étaient] pas de nature à exiger
l’exercice de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut».

Par une autre ordonnance du même jour, la Cour , compte tenu des vues des Parties, a fixé
au 15 janvier 2007 et au 20 juillet 2007, respectivement, les dates d’expiration des délais pour le
dépôt d’un mémoire de l’Argentine et d’un contre-mémoire de l’Uruguay; ces pièces ont été
dûment déposées dans les délais ainsi prescrits. - 2 -

Le 29novembre2006, l’Uruguay, invoquant l’article41 du Statut et l’article73 du
Règlement, a présenté à son tour une demande en indication de mesures conservatoires.

Par ordonnance du 23janvier2007, la Cour, apr ès avoir entendu les Parties, a conclu «que
les circonstances, telles qu’elles se présent[ai]ent [alo rs] à [elle], n[’étaient] pas de nature à exiger
l’exercice de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut».

Par ordonnance du 14septembre2007, la Cour, compte tenu de l’accord des Parties et des
circonstances de l’espèce, a autorisé la présenta tion d’une réplique par l’Argentine et d’une
duplique par l’Uruguay, et fixé respectivement au 29janvier2008 et au 29juillet2008 les dates

d’expiration des délais pour le dépôt de ces pièces. La réplique de l’Argentine et la duplique de
l’Uruguay ont été dûment déposées dans les délais ainsi prescrits.

Par lettres datées respectivement du 16juin2009 et du 17juin2009, les Gouvernements de

l’Uruguay et de l’Argentine ont fait connaître à la Cour qu’ils étaient parvenus à un accord à l’effet
de produire des documents nouveaux en applicati on de l’article56 du Règlement. Par lettres
du 23 juin 2009, le greffier a informé les Parties que la Cour avait décidé de les autoriser à procéder
comme elles en étaient convenues. Ces nouveaux do cuments ont été dûment déposés dans le délai

convenu.

Le 15juillet2009, chacune des Parties a, conf ormément à l’accord inte rvenu entre elles et
avec l’autorisation de la Cour, présenté certaines observations sur les documents nouveaux déposés

par la Partie adverse. Chaque Partie a égal ement déposé certains documents à l’appui desdites
observations.

Des audiences publiques ont été tenues entre le 14septembre2009 et le 2octobre2009. A

l’audience, des questions ont été posées aux Parties par des membres de la Cour, auxquelles il a été
répondu oralement et par écrit conformément au pa ragraphe4 de l’article61 du Règlement.
Conformément à l’article 72 du Règlement, l’une des Parties a présenté des observations écrites sur
une réponse fournie par écrit par l’autre Partie et reçue après la clôture de la procédure orale.

Au cours de la procédure orale, les conclusions finales ci-après ont été présentées par les
Parties.

Au nom du Gouvernement de l’Argentine,

A l’audience du 29 septembre 2009 :

«Pour l’ensemble des raisons exposées dans son mémoire, dans sa réplique et

lors de la procédure orale, qu’elle maintie nt intégralement, la République argentine
prie la Cour internationale de Justice de bien vouloir :

1) constater qu’en autorisant

⎯ la construction de l’usine ENCE,

⎯ la construction et la mise en service de l’usine Botnia et de ses installations
connexes sur la rive gauche du fleuve Uruguay,

⎯ la République orientale de l’Uruguay a violé les obligations lui incombant en vertu

du statut du fleuve Uruguay du 26fé vrier1975 et engagé sa responsabilité
internationale ;

2) dire et juger qu’en conséquence, la République orientale de l’Uruguay doit : - 3 -

i) reprendre une stricte application de ses obligations découlant du statut du
fleuve Uruguay de 1975 ;

ii) immédiatement cesser les faits interna tionalement illicites par lesquels elle a
engagé sa responsabilité ;

iii) rétablir sur le terrain et au plan juridique la situation qui existait avant la
perpétration de ces faits internationalement illicites ;

iv)verser à la République argen tine une indemnité pour les dommages

occasionnés par ces faits internationalement illicites, qui ne seraient pas
réparés par cette remise en état, dont le montant sera déterminé par la Cour
dans une phase ultérieure de la présente instance ;

v) donner des garanties adéquates qu’elle s’abstiendra à l’av enir d’empêcher

l’application du statut du fleuve Ur uguay de1975 et, en particulier, du
mécanisme de consultation institué par le chapitre II de ce traité.»

Au nom du Gouvernement de l’Uruguay,

A l’audience du 2 octobre 2009 :

«Sur la base des faits et arguments exposés dans le contre-mémoire de

l’Uruguay, dans sa duplique, et au cours de la procédure orale, l’Uruguay prie la Cour
de rejeter les demandes de l’Argentine et de confirmer le droit de l’Uruguay de
poursuivre l’exploitation de l’usineBotnia conformément aux dispositions du statut
de 1975.»

2. Cadre juridique et faits de l’espèce (par. 25-47)

La Cour rappelle que le diffé rend soumis à la Cour se rapporte au projet de construction,
autorisé par l’Uruguay, d’une usine de pâte à papi er, ainsi qu’à la construction et à la mise en
service, également autorisées par l’Uruguay, d’une au tre usine de pâte à papier, le long du fleuve
Uruguay.

La frontière entre l’Argentine et l’Uruguay su r le fleuve Uruguay est définie par le traité
bilatéral conclu à cet effet à M ontevideo le 7 avril 1961 (RTNU, vol.635, n 9074, p.99). Les
articles premier à4 de ce traité délimitent la frontiè re des Etats contractants sur le fleuve et leur

attribuent certains îles et îlots qui occupent son lit. Les articles5 et6 sont relatifs au régime de
navigation sur le fleuve. L’article7 envisage la conclusion par les parties d’un «code de
l’utilisation du fleuve» portant sur différents éléments, dont la conservation des ressources
biologiques et la prévention de la pollution des eaux du fleuve. Les articles8 à10 prévoient

certaines obligations relatives aux îles et îlots ainsi qu’à leurs habitants.

Le «code de l’utilisation du fleuve» envisagé par l’article7 du traité de1961 a été institué
par le statut de1975. L’article premier du statut de1975 précise que les parties l’adoptent «à

l’effet d’établir les mécanismes communs nécess aires à l’utilisation rationnelle et optimale du
fleuve Uruguay, dans le strict respect des droits et obligations découlant des traités et autres
engagements internationaux en vigueur à l’égard de l’une ou l’autre des parties».

La première usine de pâte à papier à l’origine du différend a été projetée par la société
«Celulosas de M’Bopicuá S.A.» (ci-après «CMB»), créée à l’initiative de la société espagnole
ENCE (acronyme espagnol de «Empresa Nacional de Celulosas de España», ci-après «ENCE»).
Cette usine, ci-après l’usine «CMB (ENCE)», de vait être construite sur la rive gauche du

fleuveUruguay, dans le départem ent uruguayen de RíoNegro, en face de la région argentine de - 4 -

Gualeguaychú, plus précisément à l’est de la ville de FrayBentos, près du pont international
«General San Martín». Le 9 octobre 2003, le MVOTMA (le ministère uruguayen du logement, de

l’aménagement du territoire et de l’environneme nt) délivra une autorisation environnementale
préalable à CMB en vue de la construction de l’usine CMB (ENCE).

Le 28novembre2005, l’Uruguay autorisa le co mmencement des travaux préparatoires en
vue de la construction de l’usine CMB (ENCE) (n ivellement du terrain). Le 28mars2006, les
promoteurs de ce projet industriel décidèrent de suspendre ces travaux durant
quatre-vingt-dixjours. Ils annoncèrent, le21septembre 2006, leur intention de ne pas construire

l’usine projetée à l’emplacement envisagé sur la rive du fleuve Uruguay.

Le deuxième projet industriel à l’origine du différend porté devant la Cour est dû à
l’initiative des sociétés de droit uruguayen «Botnia S.A.» et «Botnia Fray Bentos S.A.» (ci-après

«Botnia»), lesquelles ont été spécialement créé es à cette fin dès2003 par la société finlandaise
Oy Metsä-Botnia AB. Dénommée «Orion», cette sec onde usine de pâte à papier (ci-après l’usine
«Orion (Botnia)») a été construite sur la rive gauche du fleuve Uruguay, à quelques kilomètres en
aval de l’emplacement prévu pour l’usine CMB(E NCE), également à proximité de la ville de

Fray Bentos. Elle est exploitée et en fonctionnement depuis le 9 novembre 2007.

3. Etendue de la compétence de la Cour (par. 48-66)

La Cour relève que les Parties s’accordent pour fonder sa compétence sur le paragraphe 1 de
l’article36 de son Statut et sur le premier para graphe de l’article60 du statut du fleuve Uruguay
de1975. Celui-ci se lit comme suit: «Tout différe nd concernant l’interprétation ou l’application
1
du traité et du statut qui ne pourrait être réglé par négociation directe peut être soumis par l’une ou
l’autre des parties à la Cour intern ationale de Justice.» Elles dive rgent sur la question de savoir si
toutes les demandes de l’Argentine entrent dans les prévisions de cette clause.

La Cour note que seules les demandes que l’Argentine a formulées en se fondant sur les
dispositions du statut de1975 relèvent de sa compétence rationemateriae en vertu de la clause
compromissoire contenue à l’article 60. Bien que l’Argentine, à l’appui de ses demandes relatives

à la pollution sonore et «visuelle» qu’aurait causée l’usine de pâte à papier, ait invoqué la
disposition contenue à l’article36 du statut de1975, la Cour ne vo it rien dans celle-ci qui puisse
venir fonder lesdites demandes. Le libellé clair de l’article36, qui prévoit que «[l]es parties
coordonnent, par l’intermédiaire de la commissi on, les mesures propres à éviter une modification

de l’équilibre écologique et à contenir les fléaux et autres facteurs nocifs sur le fleuve et dans ses
zones d’influence», ne laisse aucun doute sur le fait que, contrairement à ce qu’affirme l’Argentine,
cette pollution sonore et visuelle n’est pas couverte par la disposition. La Cour ne voit en outre

dans le statut aucune autre disposition qui pui sse venir fonder de telles demandes; dès lors, les
demandes relatives à la pollution sonore et visuelle ne relèvent mani festement pas de la
compétence que lui confère l’article 60.

De même, aucune disposition du statut de1975 ne traite de la question des «mauvaises
odeurs» dont tire grief l’Argentine. En consé quence, et pour les mêmes raisons, la demande
relative à l’impact qu’auraient ces odeurs sur le tourisme en Argentine échappe également à la
compétence de la Cour.

La Cour penche ensuite sur la question de savoir si la compétence que lui confère l’article 60
du statut de1975 couvre également les obligatio ns des Parties découlant d’accords internationaux

et du droit international général i nvoqués par l’Argentine, et sur le rôle de ces accords et du droit
international général dans le contexte de la présente affaire.

1 o
Il s’agit du traité de Montevideo relatif à la frontière sur l’Uruguay du7avril1961 (RTNU , vol.635, n 9074,
p. 99 ; note de bas de page ajoutée). - 5 -

Analysant l’article premier de statut de 1975 la Cour considère qu’il définit seulement le but
du statut et que l’on ne saurait déduire de la ré férence qu’il contient aux «droits et obligations

découlant des traités et autres engagements intern ationaux en vigueur à l’égard de l’une ou l’autre
des parties», que les Parties cherchaient à faire du respect des obligations qu’elles tenaient d’autres
traités l’un des devoirs leur incombant en vertu du statut de1975; la référence à d’autres traités
met plutôt l’accent sur le fait que l’adoption du stat ut intervient conformément aux dispositions de

l’article 7 du traité de 1961 et «dans le strict respect des droits et obligations découlant des traités et
autres engagements internationaux en vigueur à l’ égard de l’une ou l’autre des parties» (les
italiques sont de la Cour).

La Cour observe que la clause figurant à l’alinéaa) de l’article41 du statut de 1975 a pour
but la protection et la préserva tion du milieu aquatique, chacune d es parties devant à cet effet
édicter des normes et adopter des mesures appropriées. L’alinéaa) de l’article41 distingue entre
les accords internationaux app licables, d’une part, et les directives et recommandations des

organismes techniques internationaux, d’autre part. Les premiers sont juridiquement contraignants
et, par conséquent, les normes et réglementations édictées en droit interne et les mesures adoptées
par les Etats doivent leur être conformes; les se condes, qui ne lient pas formellement les Etats,
doivent être prises en compte par ces derniers, pour autant qu’elles sont pertinentes, de manière que

les mesures, les normes et les réglementations internes adoptées soient compatibles avec ces
directives et recommandations. L’article41, toutefoi s, n’incorpore pas dans le statut de1975 les
accords internationaux en tant que tels, mais impose aux parties l’obligation d’exercer leurs

pouvoirs de réglementation, en conformité avec le s accords internationaux applicables, aux fins de
la protection et de la préservation du milieu aquatique du fleuve Uruguay. Aux termes de
l’alinéa b) de l’article41, les normes mises en place pour prévenir la pollution des eaux et la
sévérité des «pénalités» ne doivent p as être abaissées. Enfin, l’alinéac) de l’article41 concerne

l’obligation faite à chacune des parties d’informer l’autre des normes qu’elle se propose d’établir
en matière de pollution des eaux.

La Cour en conclut que rien, dans le texte de l’article 41 du statut de 1975, ne vient étayer la

thèse selon laquelle cet article constituerait une «clause de renvoi». En conséquence, les
différentes conventions multilatérales invoquées pa r l’Argentine ne sont pas, comme telles,
incorporées dans le statut de1975. Pour cette raison, elles ne relèvent pas de la clause
compromissoire et la Cour n’a pas compétence pour trancher la question de savoir si l’Uruguay a

rempli les obligations lui incombant en vertu de ces instruments.

La Cour indique enfin qu’elle se réfèrera, pour interpréter le statut de1975, aux règles

coutumières d’interprétation des traités telles qu’elles ressortent de l’article 31 de la convention de
Vienne sur le droit des traités. Le statut de 1975 doit donc être «interprété de bonne foi suivant le
sens ordinaire à attribuer [à ses] termes … dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son
but». L’interprétation prendra aussi en compte, out re le contexte, «toute règle pertinente de droit

international applicable dans les relations entre les parties». La Cour précise que la prise en
considération, aux fins de l’in terprétation du statut de1975, des règles pertinentes de droit
international applicables dans les relations entr e les Parties, est toutefois sans incidence sur
l’étendue de sa compétence, qui demeure circonscrite aux différends concernant l’interprétation ou

l’application du statut.

4. La violation alléguée des obligations de nature procédurale (par. 67-158)

La Cour note que la requête déposée par l’ Argentine le 4mai2006 porte sur la violation
alléguée, par l’Uruguay, des obligations tant de nature procédurale que de fond prévues par le
statut de 1975. - 6 -

a) Les liens entre les obligations de nature procédurale et les obligations de fond (par. 71-79)

La Cour relève que l’objet et le but du stat ut de1975, formulés à l’article premier de cet
instrument, consistent, pour les parties, à parven ir à «l’utilisation rationnelle et optimale du fleuve
Uruguay», au moyen de «mécanismes communs» de coopération qui trouvent leur origine dans les
obligations de nature procédurale et les obligations de fond prévues par le statut.

La Cour a souligné, à ce propos, dans son ordonnance du13juille t2006, qu’une telle
utilisation devrait permettre un développement dur able qui tienne compte «de la nécessité de
garantir la protection continue de l’environnement du fleuve ains i que le droit au développement

économique des Etats riverains» (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine
c. Uruguay), ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 133, par. 80).

La Cour estime que c’est en coopérant que l es Etats concernés peuvent gérer en commun les

risques de dommages à l’environnement qui pourraient être générés par les projets initiés par l’un
ou l’autre d’entre eux, de manière à prévenir les dommages en question, à travers la mise en Œuvre
des obligations tant de nature procédurale que de fond prévues par le statut de1975. Cependant,
alors que les obligations de fond sont libellées le plus souvent en termes généraux, les obligations

de nature procédurale sont plus circonscrites et pr écises afin de faciliter la mise en Œuvre du statut
à travers une concertation permanente entre les parties concernées. La Cour a qualifié le régime
institué par le statut de 1975 de «régime complet et novateur» (Usines de pâte à papier sur le fleuve
Uruguay (Argentine cU . ruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 006,

C.I.J. Recueil 2006, p.133, par.81), dans la mesure où les deux catégories d’obligations
susmentionnées se complètent parfaitement, afin que les parties puissent réaliser l’objet du statut tel
qu’elles l’ont fixé en son article premier.

La Cour note que le statut de 1975 a créé la CARU (la commission administrative du fleuve
Uruguay) et mis en place des procédures en liais on avec cette institution, afin que les parties
puissent s’acquitter de leurs obligations de fond. Ma is le statut n’indique nulle part qu’une partie
pourrait s’acquitter de ses obligations de fond en respectant seulement ses obligations de nature

procédurale, ni qu’une violation des oblig ations de nature procédurale emporterait
automatiquement celle des obligations de fond. De même, ce n’est pas parce que les parties
auraient respecté leurs obligations de fond qu’ elles seraient censées avoir respecté ipso facto leurs
obligations de nature procédurale, ou qu’elles seraient dispensées de le faire. D’ailleurs, le lien

entre ces deux catégories d’obligations peut être rompu, dans les faits, lorsqu’une partie qui
n’aurait pas respecté ses obligations de nature pr océdurale renoncerait ensuite à la réalisation de
l’activité projetée.

La Cour considère en conséquence qu’il ex iste certes un lien fonctionnel, relatif à la
prévention, entre les deux catégories d’obligations prévues par le statut de1975, mais que ce lien
n’empêche pas que les Etats parties soient appe lés à répondre séparément des unes et des autres,
selon leur contenu propre, et à assumer, s’il y a lie u, la responsabilité qui découlerait, selon le cas,

de leur violation.

b) Les obligations de nature procédurale et leur articulation (par. 80-122)

La Cour relève que les obligations d’informer la CARU au sujet des projets entrant dans le
champs d’application du statut, de notifier ces proj ets à l’autre partie et de négocier entre parties
constituent un moyen approprié, accepté par les Parties, de parvenir à l’objectif qu’elles se sont fixé

à l’article premier du statut de1975. Ces oblig ations s’avèrent d’autant plus indispensables
lorsqu’il s’agit, comme dans le cas du fleuve Ur uguay, d’une ressource partagée qui ne peut être
protégée que par le biais d’une coopération étroite et continue entre les riverains. - 7 -

La Cour examine la nature et le rôle de la CARU, puis se penche sur la question de savoir si
l’Uruguay a respecté son obligation d’informer la CARU de ses projets et celle de les notifier à

l’Argentine.

La nature et le rôle de la CARU (par. 84-93)

La Cour relève tout d’abord que, conforméme nt à l’article50 du statut de1975, la CARU
«jouit de la personnalité juridique dans l’accomplissement de son mandat» et que les parties audit
statut se sont engagées à lui attribuer «les ressources nécessaires, ainsi que tous les éléments et

facilités indispensables à son fonctionnement». Il en découle que, loin d’être une simple courroie
de transmission entre les parties, la CARU a une existence propre et permanente; elle exerce des
droits et est tenue à des devoirs pour s’acquitter d es fonctions qui lui sont conférées par le statut
de 1975.

La Cour observe que, comme toute organisation internationale dotée de la personnalité
juridique, la CARU est habilitée à exercer les co mpétences qui lui sont reconnues par le statut
de1975 et qui sont nécessaires à la réalisation de l’objet et du but de celui-ci, soit «l’utilisation

rationnelle et optimale du fleuve» (article premier).

La CARU servant de cadre de concertation entre les parties, notamment pour les projets
d’ouvrages envisagés au premier alinéa de l’article 7 du statut de 1975, aucune d’entre elles ne peut

sortir unilatéralement et au moment qu’elle juge opportun de ce cadre et lui substituer d’autres
canaux de communication. En créant la CARU et en la dotant de tous les moyens nécessaires à son
fonctionnement, les parties ont entendu donner les meilleures garanties de stabilité, de continuité et
d’efficacité à leur volonté de coopérer à «l’utilisation rationnelle et optimale du fleuve».

C’est pour cette raison que la CA RU joue un rôle central dans le statutde1975 et ne peut
être réduite à un simple mécanisme facultatif mis à la disposition des parties que chacune d’entre
elles pourrait utiliser à sa guise. La CARU intervient à tous les niveaux de l’utilisation du fleuve et

a par ailleurs reçu comme fonction d’édicter des normes réglementaires dans un grand nombre de
domaines liés à la gestion commune du fleuve et énumérés à l’article 56 du statut de 1975.

Dès lors, la Cour considère que, de par l’ampl eur et la diversité des fonctions qu’elles ont

confiées à la CARU, les Parties ont entendu faire de cette organisation internationale un élément
central dans l’accomplissement de leurs obligations de coopérer édictées par le statut de 1975.

L’obligation de l’Uruguay d’informer la CARU (par. 94-111)

La Cour note que l’obligation de l’Etat d’orig ine de l’activité projetée d’informer la CARU
constitue la première étape de l’ensemble du mécanisme procédural qui permet aux deux parties de
réaliser l’objet du statut de 1975, à savoir «l’utili sation rationnelle et optimale du fleuve Uruguay».

Cette étape, prévue au premieralinéa de l’article 7, consiste, pour l’Etat d’origine de l’activité
projetée, à en informer la CARU pour que celle -ci puisse déterminer «sommairement», dans un
délai maximum de trente jours, si le projet peut causer un préjudice sensible à l’autre partie.

Pour que le reste de la procédure puisse se poursuivre, les deux parties ont posé comme
conditions alternatives, dans le statut de1975, que l’activité pr ojetée par l’une soit susceptible,
selon la CARU, de causer un préjudice sensible à l’autre, faisant naître à la charge de la première
une obligation de prévention, afin d’éliminer ou de réduire au minimum le risque, en consultation

avec la seconde ; ou que la CARU, dûment informée, ne prenne pas de décision à ce sujet dans le
délai prescrit. - 8 -

La Cour constate que les deux Parties s’accordent à considérer que les deux usines projetées
étaient des ouvrages suffisamment importants pour entrer dans le champ d’application de l’article 7

du statut de1975 et, partant, pour que laCARU dût en être informée. Il en est de même pour le
projet de construction du terminal portuaire de FrayBentos à l’usage exclusif de l’usine Orion
(Botnia), qui incluait des opérations de dragage et d’utilisation du lit du fleuve.

La Cour relève cependant que les Parties s ont en désaccord sur l’existence d’une obligation
d’informer la CARU au sujet du prélèvement et de l’utilisation, par l’usine Orion (Botnia), de l’eau
du fleuve à des fins industrielles.

La Cour relève aussi que, si les Parties s’accordent pour reconnaître que la CARU devait être
informée des deux projets d’usines et du projet de construction du terminal portuaire de
Fray Bentos, elles s’opposent néanmoins quant au contenu de l’information qui devait être adressée
à la CARU et quant au moment auquel elle devait avoir lieu.

La Cour observe que le principe de préven tion, en tant que règle coutumière, trouve son
origine dans la diligence requise («due diligence») de l’Etat sur son territoire. Il s’agit de
«l’obligation, pour tout Etat, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux

droits d’autres Etats» (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c A.lbanie), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p.22). En effet, l’Etat est tenu de mettre en Œuvre tous les moyens à sa
disposition pour éviter que les activités qui se déroulent sur son territoire, ou sur tout espace
relevant de sa juridiction, ne causent un préjudice sensible à l’environnement d’un autre Etat. La

Cour a établi que cette obligation «fait maintenant partie du corps de règles du droit international
de l’environnement» (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 242, par. 29).

L’obligation d’informer la CARU permet, selon la Cour, de déclencher la coopération entre
les Parties, nécessaire pour la mise en Œuvre de l’obligation de prévention. Cette première étape
procédurale a pour conséquence de soustraire à l’application du statut de1975 les activités qui
apparaîtraient ne causer un dommage qu’à l’Etat sur le territoire duquel elles s’exercent.

La Cour observe qu’en ce qui concerne le fleuve Uruguay, qui constitue une ressource
partagée, le «préjudice sensible à l’autre partie» (premier alinéa de l’article7 du statut de1975)
peut résulter d’une atteinte à la navigation, au régime du fleuve, ou à la qualité de ses eaux.

D’ailleurs, l’article 27 du statut de 1975 souligne que

«[l]e droit de chaque partie d’utiliser les ea ux du fleuve, à l’intérieur de sa juridiction,
à des fins ménagères, sanitaires, industriell es et agricoles, s’ex erce sans préjudice de

l’application de la procédure prévue aux articles7à12 lorsque cette utilisation est
suffisamment importante pour affecter le régime du fleuve ou la qualité de ses eaux».

La Cour note que, conformément aux termes du premier alinéa de l’article7 du statut

de1975, l’information qui doit être adressée à la CARU, à ce premier stade de la procédure, doit
lui permettre de déterminer so mmairement et rapidement si le projet peut causer un préjudice
sensible à l’autre partie. Il s’agit à ce stade, pour la CARU, de décider si le projet relève ou non de
la procédure de coopération prévue par le statut et non de se prononcer sur son impact réel sur le

fleuve et la qualité des eaux.

La Cour considère que l’Etat qui proje tte les activités visées à l’article7 du Statut est tenu
d’en informer la CARU dès qu’il est en po ssession d’un projet suffisamment élaboré pour

permettre à la commission de déte rminer sommairement, en application du premier alinéa de cette
disposition, si cette activité risque de causer un préjudice sensible à l’autre partie. A ce stade,
l’information fournie ne consistera pas nécessairement en une évaluation complète de l’impact sur
l’environnement du projet, qui exige souvent davantage de temps et de moyens. Cela étant, si une

information plus complète est disponible, elle doit bien entendu être transmise à la CARU, afin que - 9 -

celle-ci puisse procéder dans les meilleures conditions à son examen sommaire. En tout état de
cause, l’obligation d’informer la CARU intervient à un stade où l’autorité compétente a été saisie

du projet en vue de la délivrance de l’autori sation environnementale préalable, et avant la
délivrance de ladite autorisation.

La Cour relève que, dans le cas d’espèce, l’Uruguay n’a pas transmis à la CARU

l’information requise par lepremier alinéa de l’article7, concernant les usines CMB (ENCE) et
Orion (Botnia), malgré les demandes qui lui avaient été adressées à plusieurs reprises par la
commission, en particulier les 17 octobre 2002 et 21 avril 2003, au sujet de l’usine CMB (ENCE),
et le 16 novembre 2004, au sujet de l’usine Orion (Botnia). L’Uruguay s’est contenté d’adresser à

la CARU, le 14 mai 2003, un résumé de diffusion de l’évaluation de l’impact sur l’environnement
concernant l’usine CMB (ENCE). La CARU a estimé ce document insuffisant et a demandé à
nouveau à l’Uruguay, les 15août2003 et 12septembre2003, un complément d’information. Par
ailleurs, aucun document n’a été transmis à la CARU par l’Uruguay au sujet de l’usine Orion

(Botnia). Ainsi, les autorisations environnementales préalables ont été délivrées par l’Uruguay
le9octobre2003 à CMB et le 14février2005 à Botnia, sans respecter la procédure prévue au
premier alinéa de l’article 7. L’Uruguay s’est donc prononcé sur l’impact sur l’environnement des
projets sans associer la CARU, se limitant ainsi à donner effet à sa législation interne.

La Cour relève en outre que l’Uruguay a acco rdé, le 12avril2005, une autorisation à la
société Botnia pour la première phase de constructi on du projet d’usine Orion et, le 5 juillet 2005,
un permis pour construire un port à son usage ex clusif et utiliser le lit du fleuve à des fins

industrielles, sans avoir préalablement informé la CARU de ces projets.

En ce qui concerne le prélèvement et l’util isation de l’eau du fleuve, la Cour estime qu’il
s’agit là d’une activité qui fait partie intégrante de la mise en service de l’usine Orion (Botnia), et

qui ne nécessitait donc pas une saisine distincte de la CARU.

Par ailleurs, la Cour considère que les informations sur les projets d’usines parvenues à la
CARU de la part des entreprises concernées ou d’autres sources non gouvernementales ne peuvent

tenir lieu de l’obligation d’informer, prévue au premier alinéa de l’article7 du statut de1975, qui
est à la charge de la partie qui projette de construire les ouvrages visés par cette disposition. De la
même manière, dans l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en
matière pénale (Djibouti c. France), la Cour a observé que

«[s]i Djibouti a certes pu disposer en fin de compte de certaines informations à travers
la presse, un tel mode de diffusion d’informa tions ne saurait être pris en compte aux
fins de l’application de l’article17 [de la convention d’entraide judiciaire entre les

deux pays prévoyant que «tout refus d’entrai de judiciaire sera motivé»]» (arrêt du
4 juin 2008, par. 150).

La Cour conclut que l’Uruguay, en n’informant pas la CARU des travaux projetés, avant la

délivrance de l’autorisation environnementale préalable pour chacune des usines et pour le terminal
portuaire adjacent à l’usine Orion (Botnia), n’a pas respecté l’obligation que lui impose le premier
alinéa de l’article 7 du statut de 1975.

L’obligation de l’Uruguay de notifier les projets à l’autre partie (par. 112-122)

La Cour note qu’aux termes du deuxième alinéa de l’article 7 du statut de 1975, au cas où la

CARU décide que le projet peut causer un préjudice sensible à l’autre partie ou si une décision
n’intervient pas à cet égard, «la partie intéressée no tifie le projet à l’autre partie par l’intermédiaire
de la commission». Elle ajoute qu’aux termes du troisième alinéa de l’article 7 du statut de 1975,
la notification doit énoncer les «aspects essentiels de l’ouvrage» et «les autres données techniques - 10 -

permettant à la partie à laquelle la notification est adressée d’évaluer l’effet probable que l’ouvrage
aura sur la navigation, sur le régime du fleuve ou sur la qualité de ses eaux».

L’obligation de notifier est destinée, selon la Cour, à créer les conditions d’une coopération
fructueuse entre les parties leur permettant, sur la base d’une information aussi complète que
possible, d’évaluer l’impact du projet sur le fle uve et, s’il y a lieu, de négocier les aménagements

nécessaires pour prévenir les préjudices éventuels qu’il pourrait causer.

L’article8 prévoit un délai de cent quatre-vingtsjours, qui peut être prorogé par la
commission, pour que la partie qui a reçu la notification puisse se pronon
cer sur le projet, à charge,

pour elle, de demander à l’autre partie, par l’inte rmédiaire de la commission, de compléter au
besoin la documentation qu’elle lui a adressée.

Faute d’objection de la part de la partie destinataire de la notification, l’autre partie peut

procéder à la construction de l’ouvrage ou l’autoriser (article 9). Dans le cas contraire, la première
informe la seconde des aspects de l’ouvrage qui peuvent lui causer préjudice et des modifications
qu’elle suggère (article11), ouvrant ainsi une période de né gociation, avec un nouveau délai
de cent quatre-vingts jours pour parvenir à un accord (article 12).

L’obligation de notifier est donc essentielle dans le processus qui doit mener les parties à se
concerter pour évaluer les risques du projet et né gocier les modifications éventuelles susceptibles
de les éliminer ou d’en limiter au minimum les effets.

La Cour relève que les évaluations de l’ impact sur l’environnement, nécessaires pour se
prononcer sur tout projet susceptible de causer des préjudices sensibles transfrontières à un autre
Etat, doivent être notifiées, selon les deuxième et tr oisième alinéas de l’article 7 du statut de 1975,

par la partie concernée à l’autre partie, par l’in termédiaire de la CARU. Cette notification est
destinée à permettre à la partie qui en est le destinataire de participer au processus visant à s’assurer
que l’évaluation est complète, pour qu’elle pui sse ensuite apprécier, en toute connaissance de
cause, le projet et ses effets (article 8 du statut de 1975).

La Cour observe que cette notif ication doit intervenir avant que l’Etat intéressé ne décide de
la viabilité environnementale du projet, compte dûment tenu de l’évaluation de l’impact sur
l’environnement qui lui a été présentée.

Dans le cas d’espèce, la Cour relève que les notifications à l’Argentine des évaluations de
l’impact sur l’environnement relatives aux usines CMB (ENCE) et Orion (Botnia) n’ont pas eu lieu
par l’intermédiaire de la CARU, et que l’Uruguay n’a transmis à l’Argentine ces évaluations

qu’après avoir délivré les autorisations envi ronnementales préalables pour les deux usines
concernées.

La Cour conclut que l’Uruguay n’a pas resp ecté l’obligation de notifier les projets à

l’Argentine au travers de la CA RU, prévue aux deuxième et troi sième alinéas de l’article7 du
statut de 1975.

c) Les Parties sont-elles convenues de déroger aux obligations de nature procédurale

prévues dans le statut de 1975 ? (par. 123-150)

L’«arrangement du 2 mars 2004 entre l’Argentine et l’Uruguay (par. 125-131)

La Cour relève que, si l’existence de l’ «arrangement» auquel les ministres des affaires

étrangères des deux Etats sont parvenus le2 mars2004 n’a pas été contestée par les Parties,
celles-ci s’opposent, en revanche, sur son contenu et sa portée. Quels que soient sa dénomination
particulière et l’instrument dans lequel il est consigné (un procès-verbal de la CARU), cet - 11 -

«arrangement» liait les Parties dans la mesure où elles y avaient consenti, et elles devaient s’y
conformer de bonne foi. Celles-ci étaient habilitées à s’écarter des procédures prévues par le statut

de1975, à l’occasion d’un projet donné, par l’e ffet d’un accord bilatéral approprié. La Cour
rappelle que les Parties divergent sur la question de savoir si la procédure pour la communication
de l’information, prévue par l’«arrangement», devait, si elle était appliquée, se substituer à celle
prévue par le statut de1975. Quoi qu’il en soit, une telle substitution était conditionnée par le

respect, de la part de l’Uruguay, de la nouvelle procédure prévue par l’«arrangement».

La Cour constate que l’information que l’Uruguay avait accepté de communiquer à la CARU
dans l’«arrangement» du2mars2004 ne l’a jamais été. Par conséquent, la Cour ne saurait

accueillir la prétention de l’Uruguay selon laque lle «l’arrangement» aurait mis un terme au
différend relatif à l’usine CMB (ENCE) qui l’opposa it à l’Argentine, concernant la mise en Œuvre
de la procédure prévue à l’article 7 du statut de 1975.

Par ailleurs, la Cour observe que, lorsque cet «arrangement» est intervenu, il n’était question
que du projet CMB (ENCE) et que, dès lors, il ne peut s’étendre, comme l’a prétendu l’Uruguay,
au projet Orion (Botnia). Les deux usines n’ont été mentionnées qu’à partir de juillet 2004, dans le
cadre du plan PROCEL. Or, ce plan ne concerne que les mesures de suivi et de contrôle de la

qualité environnementale des eaux du fleuve dans les zones des usin es de pâte à papier, mais non
les procédures de l’article 7 du statut de 1975.

La Cour conclut que l’«arrangement» du 2 mars2004 n’aurait eu pour effet d’exonérer

l’Uruguay des obligations lui incombant en vertu de l’article7 du statut de1975, si tel était
l’objectif de cet «arrangement», que si l’Uruguay s’y était conformé. De l’avis de la Cour, tel n’a
pas été le cas. En conséquence, cet «arrangeme nt» ne peut être considéré comme ayant eu pour
effet de dispenser l’Uruguay du resp ect des obligations de nature pr océdurale prévues par le statut

de 1975.

L’accord créant le Groupe technique de haut niveau (GTAN) (par. 132-150)

La Cour note que, donnant suite à l’accord in tervenu le 5mai2005 entre les présidents de
l’Argentine et de l’Uruguay, les ministères des affaires étrangères des deux Etats ont publié
le31mai2005 un communiqué de presse annonçant la création du Groupe technique de haut

niveau, que les Parties désignent sous l’abréviation «GTAN».

La Cour souligne qu’il n’y a pas lieu de distinguer, comme l’ont fait respectivement
l’Uruguay et l’Argentine pour les besoins de leur cause, entre sa saisine sur la base de l’article 12 et

sa saisine sur la base de l’article60 du statut de197 5. Certes, l’article12 prévoit le recours à la
procédure prévue au chapitre XV au cas où les né gociations n’aboutissent pas dans le délai de cent
quatre-vingtsjours, mais sa fonction s’arrêtelà. L’article60 prend ensuite le relais, en particulier
son premier alinéa qui permet à l’une ou l’autre Partie de soumettre à la Cour tout différend

concernant l’interprétation ou l’application du statut qui ne pourrait être réglé par la négociation
directe. Cette formulation couvre aussi bien un différend portant sur l’application et
l’interprétation de l’article 12 que sur toute autre disposition du statut de 1975.

La Cour note que le communiqué de presse du 31mai2005 est l’expression d’un accord
entre les deux Etats pour créer un cadre de négocia tion, le GTAN, afin d’ étudier, analyser et
échanger les informations sur les effets que le f onctionnement des usines de pâte à papier que l’on
construisait dans la République orientale de l’ Uruguay pouvait avoir sur l’écosystème du fleuve

partagé, «le groupe [devant] produire un premier rapport dans un délai de 180 jours».

La Cour admet que le GTAN a été créé dans le but de permettre aux négociations prévues,
également pour une durée de cent quatre-vingts jours, à l’article 12 du statut de 1975, d’avoir lieu.

Ces négociations entre les parties, pour parvenir à un accord, interviennent une fois que la partie - 12 -

destinataire de la notification a adressé, conformément à l’article 11, une communication à l’autre
partie, par l’intermédiaire de la commission, précisant

«quels sont les aspects de l’ouvrage ou du programme d’opérations qui peuvent causer
un préjudice sensible à la navigation, au régime du fleuve ou à la qualité de ses eaux,
les raisons techniques qui permettent d’arri ver à cette conclusion et les modifications

qu’elle suggère d’apporter au projet ou au programme d’opérations.»

La Cour est consciente de ce que la négociation prévue à l’article12 du statut de1975
s’intègre dans l’ensemble de la procédure prévue aux articles7à12, qui est articulée de telle

manière que les parties, en relation avec la CARU, soient en mesure, au terme du processus, de
s’acquitter de leur obligation de prévenir tout préjudice sensible transfrontière susceptible d’être
généré par des activités potentiellement nocives projetées par l’une d’elles.

La Cour considère, en conséquence, que l’ accord créant le GTAN, s’il établit effectivement
une instance de négociation à même de permettre aux Parties de poursuivre le même objectif que
celui prévu à l’article12 du statut de1975, ne peut être interprété comme exprimant l’accord des
Parties pour déroger à d’autres obligations de nature procédurale prévues par le statut.

Dès lors, selon la Cour, l’Argentine, en acceptant la création du GTAN, n’a pas renoncé,
comme le prétend l’Uruguay, aux autres droits de nature procédurale que lui reconnaît le statut
de 1975, ni à invoquer la responsabilité de l’Uruguay du fait de leur violation éventuelle. Elle n’a

pas non plus consenti à suspendre l’application des dispositions procédurales du statut. En effet,
selon l’article57 de la convention de Vienne du 23mai1969 sur le droit des traités, relatif à la
«suspension de l’application d’un traité», y co mpris, selon le commentaire de la Commission du
droit international, «la suspension de l’application de certaines de ses dispositions» (Annuaire de la

Commission du droit international, 1966, vol.II, p.274), la suspension n’est possible que
«conformément à une disposition du traité» ou «par consentement des parties».

La Cour observe, d’autre part, que l’accord cr éant le GTAN, en se référant aux «usines de

pâte à papier que l’on construit dans la République orientale de l’Uruguay», constate un simple fait
et ne peut être interprété, ainsi que le pr étend l’Uruguay, comme une acceptation de cette
construction par l’Argentine.

La Cour considère que l’Uruguay n’avait le dro it, pendant toute la période de consultation et
de négociation prévue aux articles 7à12 du statut de1975, ni d’autoriser la construction ni de
construire les usines projetées et le terminal portuaire. En effet, il serait contraire à l’objet et au but
du statut de1975 de procéder aux activités litig ieuses avant d’avoir appliqué les procédures

prévues par les «mécanismes communs nécessaires à l’utilisation rationnelle et optimale du fleuve»
(articlepremier). L’article9 prévoit cependant que «[s]i la partie notifiée ne formule pas
d’objections ou ne répond pas dans le délai prévu à l’article8 [cen t quatre-vingts jours], l’autre
partie peut construire ou autoriser la construction de l’ouvrage projeté».

Il en découle, selon la Cour, que tant que se déroule le mécanisme de coopération entre les
parties pour prévenir un préjudice sensible au détr iment de l’une d’elles, l’Etat d’origine de
l’activité projetée est tenu de ne pas autoriser sa construction et a fortiori de ne pas y procéder.

La Cour relève, en outre, que le statut de1975 s’inscrit parfaitemen t dans le cadre des
exigences du droit international en la matière, dès lors que le mécanisme de coopération entre Etats
est régi par le principe de la bonne foi. En effe t, selon le droit international coutumier, reflété à

l’article 26 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, «[t]out traité en vigueur lie
les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi». Cela s’applique à toutes les obligations
établies par un traité, y compris les obligations de nature procédurale, essentielles à la coopération
entre Etats. - 13 -

Le mécanisme de coopération prévu par les artic les 7 à 12 du statut de 1975 n’aurait pas de
sens, de l’avis de la Cour, si la partie d’origin e de l’activité projetée autorisait celle-ci ou la mettait

en Œuvre sans attendre que ce mécanisme soit mené à son terme. En effet, si tel était le cas, les
négociations entre les parties n’auraient plus d’objet.

A cet égard, les travaux préliminaires des us ines de pâte à papier sur des sites approuvés

uniquement par l’Uruguay ne font pas exception, contrairement à ce que prétend cet Etat. Ces
travaux font en effet partie intégrante de la construction des usines projetées.

La Cour conclut que l’accord créant le GTAN n’a pas permis à l’Uruguay de déroger à ses

obligations d’informer et de notifier, conformé ment à l’article7 du statut de1975 et que, en
autorisant la construction des usines ainsi que du term inal portuaire de Fray Bentos avant la fin de
la période de négociation, l’Uruguay n’a pas respect é l’obligation de négocier prévue à l’article 12
du statut. Il en résulte que l’Uruguay a méc onnu l’ensemble du mécanism e de coopération prévu

par les articles 7 à 12 du statut de 1975.

d) Les obligations de l’Uruguay après l’expiration de la période de négociation (par. 151-158)

L’article 12 renvoie les Parties, dans l’hypothèse où elles n’aboutissent pas à un accord dans
un délai de cent quatre-vingts jours, à l’application de la procédure indiquée au chapitre XV.

Le chapitre XV comporte un article unique, l’article 60, selon lequel :

«Tout différend concernant l’interprétation ou l’application du traité et du statut
qui ne pourrait être réglé par négociation direct e peut être soumis par l’une ou l’autre
des parties à la Cour internationale de Justice.

Dans les cas visés aux articles58et59, l’une ou l’autre des parties peut
soumettre tout différend sur l’interprétation ou l’application du traité et du statut à la
Cour internationale de Justice lorsque led it différend n’a pas pu être réglé dans un

délai de 180 jours à compter de la notification prévue à l’article 59.»

La Cour observe que la pr étendue «obligation de non-co nstruction», qui pèserait sur
l’Uruguay entre la fin de la période de négociation et la décision de la Cour, ne figure pas

expressément dans le statut de 1975 et ne découle pas davantage de ses dispositions. L’article 9 ne
prévoit une telle obligation que pendant la mise en Œuvre de la procédure prévue aux articles 7 à 12
du Statut.

En outre, le statut ne prévoit pas qu’en cas de désaccord persistant entre les parties sur
l’activité projetée au terme de la période de négociation, il reviendr ait à la Cour, saisie par l’Etat
concerné, comme le prétend l’Argentine, d’autoriser ou non l’activité en question. La Cour
souligne que, si le statut de 1975 lui confère comp étence pour le règlement de tout différend relatif

à son application et à son interprétation, il ne l’investit pas pour autant de la fonction d’autoriser ou
non en dernier ressort les activités projetées. Par conséquent, l’Etat d’origine du projet peut, à la
fin de la période de négociation, procéder à la construction à ses propres risques.

La Cour avait considéré, da ns son ordonnance du 13juillet 2006, que «la construction des
usines sur le site actuel ne p[ouvait] être réput ée constituer un fait accompli» (Usines de pâte à
papier sur le fleuve Uruguay (Argentinec. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du
13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 133, par. 78). Ainsi, en statuant au fond sur le différend qui

oppose les deux Parties, la Cour est l’ultime garant du respect par celles-ci du statut de 1975. - 14 -

La Cour conclut qu’aucune «obligation de non-construction» ne pesait sur l’Uruguay après
que la période de négociation pré vue par l’article12 a expiré, soit le 3 février 2006, les Parties

ayant constaté à cette date l’échec des négociati ons entreprises dans le cadre du GTAN. En
conséquence, le comportement illicite de l’Uruguay ne pouvait s’étendre au-delà de cette date.

5. Les obligations de fond (par. 159-266)

La Cour ayant établi que l’Uruguay a violé ses obligations de nature procédurale d’informer,
de notifier et de négocier dans la mesure et po ur les raisons exposées ci-dessus, elle se penche sur

la question du respect par cet Etat des obligations de fond prescrites par le statut de 1975.

La charge de la preuve et la preuve par expertise (par. 160-168)

Avant d’examiner les violations alléguées des obligations de fond découlant du statut
de 1975, la Cour traite de deux ques tions préliminaires, à savoir la charge de la preuve et la preuve
par expertise.

Tout d’abord, la Cour considère que, selon le principe bien établi onus probandi incumbit
actori, c’est à la partie qui avance certains faits d’en démontrer l’existence. Ce principe, confirmé
par la Cour à maintes reprises s’applique aux faits avancés aussi bien par le demandeur que par le
défendeur.

La Cour observe que le demandeur doit naturellement commencer par soumettre les
éléments de preuve pertinents pour étayer sa th èse. Cela ne signifie pas pour autant que le
défendeur ne devrait pas coopérer en produisant tout élém ent de preuve en sa possession,

susceptible d’aider la Cour à régler le différend dont elle est saisie.

Quant aux arguments avancés par l’Argentine concernant le renversement de la charge de la
preuve et l’existence, à l’égard de chaque Par tie, d’une obligation égale de convaincre au titre du

statut de 1975, la Cour considèr e qu’une approche de précaution, si elle peut se révéler pertinente
pour interpréter et appliquer les dispositions du statut, n’a toutefois pas pour effet d’opérer un
renversement de la charge de la preuve; elle considère également que rien dans le statut de1975
lui-même ne permet de conclure que celui-ci ferait peser la charge de la preuve de façon égale sur

les deux Parties.

La Cour examine ensuite la question de la pr euve par expertise. L’Argentine et l’Uruguay
ont tous deux soumis à la Cour une grande quant ité d’informations factuelles et scientifiques à

l’appui de leurs prétentions respectives. Ils ont également produit des rapports et des études établis
par les experts et les consultants qu’ils ont e ngagés, ainsi que par ceux engagés par la Société
financière internationale en sa qualité de bailleur de fonds du projet. Certains de ces experts se sont
également présentés devant la Cour comme conseils de l’une ou l’autre Partie pour fournir des

éléments de preuve.

Les Parties sont néanmoins divisées sur l’autor ité et la fiabilité des études et rapports versés
au dossier, qui ont été établis par leurs experts et consultants respectifs, d’une part, et par ceux de la

SFI, d’autre part, et qui contiennent bien s ouvent des affirmations et des conclusions
contradictoires.

La Cour précise qu’elle a prêté la plus grande attention aux éléments qui lui ont été soumis

par les Parties, ainsi qu’il ressort de son examen des éléments de preuve relatifs aux violations
alléguées des obligations de fond. S’agissant d es experts qui sont intervenus à l’audience en
qualité de conseils, la Cour déclare qu’elle aurait trouvé plus utile que les Parties, au lieu de les
inclure à ce titre dans leurs délégations respectives, les présentent en tant que témoins-experts en - 15 -

vertu des articles57 et64 du Règlement de la C our. Elle considère en effet que les personnes
déposant devant elle sur la base de leurs conna issances scientifiques ou techniques et de leur

expérience personnelle devraient le faire en qualité d’experts ou de témoins, voire, dans certains
cas, à ces deux titres à la fois, mais non comme conseils, afin de pouvoir répondre aux questions de
la partie adverse ainsi qu’à celles de la Cour elle-même.

Quant à l’indépendance de ces experts, la Cour n’estime pas nécessaire, pour statuer en
l’espèce, de s’engager dans un dé bat général sur la valeur, la fiabilité et l’autorité relatives des
documents et études élaborés par les experts et l es consultants des Parties. Elle doit seulement
garder à l’esprit que, aussi volumineuses et complexes que soient les informations factuelles qui lui

ont été soumises, il lui incombe, au terme d’un ex amen attentif de l’ensemble des éléments soumis
par les Parties, de déterminer que ls faits sont à prendre en considération, d’en apprécier la force
probante et d’en tirer les conclusions appropriées. Ainsi, fidèle à sa pratique, la Cour se prononcera
sur les faits, en se fondant sur l es éléments de preuve qui lui ont été présentés, puis appliquera les

règles pertinentes du droit international à ceux qu’elle aura jugés avérés.

Les violations alléguées des obligations de fond (par. 169-266)

a) L’obligation de contribuer à l’ utilisation rationnelle et optimale du fleuve (article premier du
statut de 1975) (par. 170-177)

La Cour fait observer que, comme l’indique le titre de son chapitreI, le statut de1975
expose, en son article premier, le but de cet instru ment. En tant que tel, l’article premier éclaire
l’interprétation des obligations de fond mais ne confère pas, en lui-même, de droits ou
d’obligations spécifiques aux parties. Celles-ci s ont tenues de garantir l’utilisation rationnelle et

optimale du fleuve Uruguay en se conformant aux oblig ations prescrites par le statut aux fins de la
protection de l’environnement et de la gestion c onjointe de cette ressource partagée. Cet objectif
doit aussi être poursuivi par le biais de la CARU, qui constitue le «mécanisme commun» nécessaire
à sa réalisation, ainsi que par le biais des règles adoptées par cette commission et des normes et

mesures adoptées par les Parties.

La Cour rappelle que les Parties ont conclu le traité c ontenant le statut de1975 en
application de l’article7 du traité de1961, qui leur faisait obligation d’établir conjointement un

code de l’utilisation du fleuve comprenant, entr e autres, des dispositions visant à prévenir la
pollution et à protéger et préserver le milieu aquatique. Ainsi, l’utilisation rationnelle et optimale
des eaux du fleuve peut être considérée comme la pierre angulaire du système de coopération
institué par le statut de 1975 et du mécanisme commun destiné à assurer cette coopération.

La Cour considère que, pour parvenir à une utilisation rationnelle et optimale, un équilibre
doit être trouvé entre, d’une part, les droits et les besoins des Parties concernant l’utilisation du
fleuve à des fins économiques et commerciales et, d’autre part, l’obligation de protéger celui-ci de

tout dommage à l’environnement susceptible d’être causé par de telles activités. Cette nécessité
d’assurer un tel équilibre ressort de plusieurs dispos itions du statut de 1975 établissant les droits et
obligations des Parties, telles que les articles27, 36 et41. La Cour en conclut qu’elle appréciera
donc le comportement de l’Uruguay en ce qui concer ne l’autorisation de la construction et de la

mise en service de l’usine Orion (Botnia) à la lumièr e de ces dispositions du statut, et des droits et
obligations énoncés dans celles-ci.

Quant à l’article27, la Cour considère qu’il traduit le lien étroit existant entre l’utilisation

équitable et raisonnable d’une ressource partagée et la nécessité de c oncilier le développement
économique et la protection de l’environnement qui est au cŒur du développement durable. - 16 -

b) L’obligation de veiller à ce que la gestion du sol et des forêts ne cause pas un préjudice au
régime du fleuve ou à la qualité de ses eaux (article 35 du statut de 1975) (par. 178-180)

La Cour estime que l’Argentine n’a pas étab li le bien-fondé de son allégation selon laquelle
la décision de l’Uruguay de procéder à d’important es plantations d’eucalyptus afin de fournir la
matière première à l’usine Orion (Botnia) aurait des incidences non seulement sur la gestion des

sols et des forêts uruguayennes, mais aussi sur la qualité des eaux du fleuve.

c) L’obligation de coordonner les mesures pr opres à éviter une modification de l’équilibre

écologique (article 36 du statut de 1975) (par. 181-189)

La Cour rappelle que aux te rmes de l’article36, «[l]es parties coordonnent, par
l’intermédiaire de la commission, les mesures propres à éviter une modification de l’équilibre
écologique et à contenir les fléaux et autres facteurs nocifs sur le fleuve et dans ses zones

d’influence».

La Cour est d’avis que les Parties ne sauraient satisfaire à cette obligation isolément, par des
actes individuels. Le respect de cette obligation ex ige une action concertée, par l’intermédiaire de

la commission. Cette obligation est l’expression de la recherche par le statut de1975 de l’intérêt
collectif, et reflète l’un des objectifs ayant présidé à la mise en place de mécanismes communs, à
savoir celui d’assurer une coordination entre les initiatives et mesures prises par les Parties aux fins

de la gestion durable et de la protection envir onnementale du fleuve. Les Parties ont effectivement
coordonné leur action en promulguant, dans le cadre de la commission, des normes qui figurent aux
pointsE3 etE4 du digeste de la CARU. L’un des objectifs énoncés au pointE3 consiste à
«[p]rotéger et préserver le milieu aquatique et s on équilibre écologique». De même, il est indiqué

au point E4 que celui-ci a été élaboré «suivant ce qui [était] … établi dans le[s] … [a]rticles 36, 37,
38 et 39».

Selon la Cour, l’article36 du statut de1975 vise à empêcher toute pollution transfrontière

susceptible de modifier l’équilibre écologique du fleuve, en coordonnant l’adoption des mesures
nécessaires à cette fin, par l’intermédiaire de la CARU. Il oblige donc les deux Etats à prendre des
mesures concrètes pour éviter toute modification de l’équilibre écologique. Ces mesures
ne se limitent pas à l’adoption d’un cadre réglementaire ⎯ce qu’ont fait les Parties par

l’intermédiaire de la CARU; les deux Parties sont également tenues de respecter et de mettre en
Œuvre les mesures ainsi adoptées. Comme la Cour l’a souligné dans l’affaire relative au
Projet Gabčíkovo-Nagymaros :

«dans le domaine de la protection de l’environnement, la vigilance et la prévention
s’imposent en raison du caractère souvent irréversible des dommages causés à
l’environnement et des lim ites inhérentes au mécanisme même de réparation de ce
type de dommages» (Projet Gab číkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt,

C.I.J. Recueil 1997, p. 78, par. 140).

La Cour considère que l’obligation formulée à l’article 36 incombe aux deux Parties et leur
impose d’adopter un comportement spécifique c onsistant à prendre les mesures nécessaires de

façon coordonnée, par l’intermédiaire de la commission, pour éviter toute modification de
l’équilibre écologique. L’obligation d’adopter des mesures réglementaires ou administratives, que
ce soit de manière individuelle ou conjointe, et de les mettre en Œuvre constitue une obligation de
comportement. Les deux Parties doivent donc, en a pplication de l’article36, faire preuve de la

diligence requise («due diligence») en agissant dans le cadre de la commission pour prendre les
mesures nécessaires à la préservation de l’équilibre écologique du fleuve.

Cette vigilance et cette prévention sont par ticulièrement importantes lorsqu’il s’agit de

préserver l’équilibre écologique puisque les effets négatifs des activités humaines sur les eaux du - 17 -

fleuve risquent de toucher d’autres composantes de l’écosystème du cours d’eau, telles que sa flore,
sa faune et son lit. L’obligation de coordonner, par l’intermédiaire de la commission, l’adoption

des mesures nécessaires, ainsi que la mise en application et le respect de ces mesures, joue dans ce
contexte un rôle central dans le système global de protection du fleuve Uruguay établi par le statut
de 1975. Il est dès lors d’une importance cruciale que les Parties respectent cette obligation.

La Cour conclut que l’Argentine n’a pas démontré de manière convaincante que l’Uruguay a
refusé de prendre part aux efforts de coordination prévus par l’article 36, en violation de celui-ci.

d) L’obligation d’empêcher la pollution et de préserve r le milieu aquatique (article 41 du statut de
1975) (par. 190-219)

L’article 41 du statut de 1975 est ainsi libellé :

«Sans préjudice des fonctions assignées à la commission en la matière, les
parties s’obligent :

a) à protéger et à préserver le milieu aquatique et, en particulier, à en empêcher la

pollution en établissant des normes et en adoptant les mesures appropriées,
conformément aux accords internationaux applicables et, le cas échéant, en
harmonie avec les directives et les recommandations des organismes techniques
internationaux ;

b) à ne pas abaisser, dans leurs systèmes juridiques respectifs :

1) les normes techniques en vigueur pour prévenir la pollution des eaux, et

2) les pénalités établies pour les infractions ;

c) à s’informer mutuellement des normes qu’elles se proposent d’établir en matière

de pollution des eaux, en vue d’établir des normes équivalentes dans leurs
systèmes juridiques respectifs.»

Avant d’en venir à l’analyse de l’article 41, la Cour rappelle ce qui suit :

«L’obligation générale qu’ont les Etat s de veiller à ce que les activités exercées
dans les limites de leur juridiction ou s ous leur contrôle respectent l’environnement
dans d’autres Etats ou dans des zones ne re levant d’aucune juridiction nationale fait

maintenant partie du corps de règles du dr oit international de l’environnement.»
(Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1996(I), p. 242, par. 29.)

Premièrement, selon la Cour, l’article41 étab lit une distinction claire entre les fonctions
réglementaires confiées à la CARU en vertu du statut de 1975 ⎯ qui font l’objet de l’article 56 ⎯
et l’obligation que ledit article impose aux Parties d’adopter in dividuellement des normes et des
mesures destinées à «protéger et à préserver le milieu aquatique et, en particulier, à en empêcher la

pollution». Ainsi, l’obligation que les Parties s’engagent à respecter en vertu de l’article 41, qui est
distincte de celles prévues aux articles 36 et 56 du statut de 1975, consiste à adopter les normes et
mesures appropriées au sein de leurs systèmes juridiques nationaux respectifs afin de protéger et de
préserver le milieu aquatique et d’en empêcher la pollution. Cette conclusion est confortée par le

libellé des alinéas b) et c) de l’article 41, qui mentionnent la nécessité pour les Parties de n’abaisser
ni les normes techniques ni les pénalités en vigueur dans leurs législations respectives et de
s’informer mutuellement des normes qu’elles se proposent d’édicter en vue d’établir des normes
équivalentes dans leurs systèmes juridiques respectifs. - 18 -

Deuxièmement, selon la Cour, une simple lectur e du texte de l’article 41 montre que ce sont
les normes et mesures que les Parties sont tenues d’établir dans leurs systèmes juridiques respectifs

qui doivent être «conform[es] aux accords intern ationaux applicables» et, «le cas échéant, en
harmonie avec les directives et les recommandations des organismes techniques internationaux».

Troisièmement, l’obligation de «préserver le milieu aquatique et, en particulier, [d’]en

empêcher la pollution en établissant des normes et en adoptant les mesures appropriées» impose
d’exercer la diligence requise («due diligence ») vis-à-vis de toutes les activités qui se déroulent
sous la juridiction et le contrôle de chacune des parties. Cette obligation implique la nécessité non
seulement d’adopter les normes et mesures appropri ées, mais encore d’exercer un certain degré de

vigilance dans leur mise en Œuvre ainsi que dans le contrôle administratif des opérateurs publics et
privés, par exemple en assurant la surveillance des activités entreprises par ces opérateurs, et ce,
afin de préserver les droits de l’autre partie. Par conséquent, la responsabilité d’une partie au statut
de1975 serait engagée s’il était dé montré qu’elle n’avait pas agi avec la diligence requise, faute

d’avoir pris toutes les mesures appropriées pour assurer l’application de la réglementation
pertinente à un opérateur public ou privé relevant de sa juridiction. L’obligation de diligence
requise qu’impose l’article 41 a) en ce qui concerne l’adoption et la mise en Œuvre des normes et
mesures appropriées est encore renforcée par la double exigence que ces normes et mesures soient

«conform[es] aux accords internationaux applicabl es» et, «le cas échéant, en harmonie avec les
directives et les recommandations des organismes techniques internationaux». Cette exigence
présente l’avantage de garantir que les normes et mesures adoptées par les parties soient conformes

aux accords internationaux applicables et prennent en même temps en compte les normes
techniques convenues au niveau international.

La Cour relève enfin que la portée de l’ obligation d’empêcher la pollution doit être
déterminée à la lumière de la définition de la pollution donnée à l’article40 du statut de1975.

Celui-ci se lit ainsi : «Aux fins du présent statut, le terme «pollution» désigne l’introduction directe
ou indirecte par l’homme de substances ou d’énergie nocives dans le milieu aquatique», le concept
d’«effets nocifs» étant pour sa part défini comme suit dans le digeste de la CARU :

«tout changement de la qualité des eaux qui empêche ou entrave leur utilisation
légitime, produisant des effets délétères ou portant atteinte aux ressources vivantes, un
risque à la santé humaine, une menace aux activités aquatiques y compris la pêche, ou

la réduction des activités de récréation» (titreI, chapitre1, section2, article1c) du
digeste de la CARU (E3)).

La Cour considère qu’il convient de rechercher les règles à l’aune desquelles doit s’apprécier

toute allégation de violation et, plus précisément , l’existence d’«effets noc ifs» dans le statut
de1975, dans les mesures communes que les Pa rties ont adoptées de manière coordonnée par
l’intermédiaire de la CARU (comme le prévoit le texte introductif des articles 41 et 56 du statut), et
dans les dispositions réglementaires adoptées par ch acune des Parties dans la mesure exigée par le

statut de 1975 (comme le prévoient les alinéas a), b) et c) de l’article 41).

En vertu de l’article56a) , la CARU a notamment pour fonction d’établir le cadre
réglementaire relatif à la prévention de la pollu tion ainsi qu’à la conservation et à la préservation

des ressources biologiques. C’est dans l’exercice de ce pouvoir réglementaire que la commission a
adopté en 1984 le digeste sur les utilisations des ea ux du fleuve Uruguay, qu’elle a depuis modifié.
En1990, lorsqu’elles ont adopté le pointE3 du dig este, les Parties ont indiqué l’avoir élaboré au
titre de l’article7f) du traité de1961 ainsi que des articles35,36, 41 à 45 et 56a) 4) du statut

de 1975.

Les normes établies dans le cadre du digeste ne sont toutefois pas exhaustives. Comme cela
a été indiqué précédemment, il est prévu qu’elles soient complétées par les normes et mesures

devant être adoptées par chacune des Parties dans le cadre de sa législation interne. - 19 -

La Cour appliquera donc, outre le statut de1975, ces deux ensembles de règles pour
déterminer si les Parties ont violé les obligations qu’elles avaient contractées en ce qui concerne les

rejets d’effluents de l’usine et l’impact de ces re jets sur la qualité des eaux, l’équilibre écologique
et la diversité biologique du fleuve.

Evaluation de l’impact sur l’environnement (par. 203-219)

La Cour relève que, pour s’acquitter comme il se doit des obligations qu’elles tiennent de
l’article 41 a) et b) du statut de 1975, les Parties sont tenues, aux fins de protéger et de préserver le

milieu aquatique lorsqu’elles envisagent des activités pouvant éventuellement causer un dommage
transfrontière, de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement. Comme la Cour l’a
relevé dans l’affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes,

«il existe des cas où l’intention des parties au moment même de la conclusion du traité
a été, ou peut être présumée avoir été, de conférer aux termes employés ⎯ ou à
certains d’entre eux ⎯ un sens ou un contenu évolutif et non pas intangible, pour tenir

compte notamment de l’évolution du droit international» (Différend relatif à des droits
de navigation et des droits connexes (Costa Rica cN . icaragua), arrêt du
13 juillet 2009, par. 64).

Ainsi, l’obligation de protéger et de préserver, énoncée à l’article41a) du statut, doit être
interprétée conformément à une pratique acceptée si largement par les Etats ces dernières années
que l’on peut désormais considérer qu’il existe, en droit international général, une obligation de
procéder à une évaluation de l’impact sur l’envi ronnement lorsque l’activité industrielle projetée

risque d’avoir un impact préjudiciable important da ns un cadre transfrontière, et en particulier sur
une ressource partagée. De plus, on ne pourrait considérer qu’une partie s’est acquittée de son
obligation de diligence, et du devoir de vigilance et de prévention que cette obligation implique,
dès lors que, prévoyant de réaliser un ouvrage suffisamment important pour affecter le régime du

fleuve ou la qualité de ses eaux, elle n’aurait pas procédé à une évaluation de l’impact sur
l’environnement permettant d’apprécier les effets éventuels de son projet.

La Cour note que ni le statut de 1975 ni le droit international général ne précisent la portée et

le contenu des évaluations de l’impact sur l’ environnement. Elle relève par ailleurs que
l’Argentine et l’Uruguay ne sont pas parties à la convention d’Espoo sur l’évaluation de l’impact
sur l’environnement dans un contexte transfrontière. Enfin, elle constate que l’autre instrument cité
par l’Argentine à l’appui de son argument, à savoi r les buts et principes du PNUE, ne lie pas les

Parties, mais doit, en tant qu’il s’agit de directives établies par un organisme technique
international, être pris en compte par chacune des Parties conformément à l’article 41 a) lorsqu’elle
adopte des mesures dans le cadre de sa réglementa tion interne. En outre, cet instrument dispose

seulement que «[l]es effets sur l’environnement devraient être év alués, dans une [évaluation de
l’impact sur l’environnement], à un niveau de détail correspondant à leur importance probable du
point de vue de l’environnement» (principe5) mais ne spécifie aucunement les éléments qu’une
telle évaluation doit à tout le moins contenir. Dè s lors, la Cour estime qu’il revient à chaque Etat

de déterminer, dans le cadre de sa législation nationale ou du processus d’autorisation du projet, la
teneur exacte de l’évaluation de l’impact sur l’ environnement requise dans chaque cas en prenant
en compte la nature et l’ampleur du projet en cause et son impact négatif probable sur
l’environnement, ainsi que la nécessité d’exercer, lorsqu’il procède à une telle évaluation, toute la

diligence requise. La Cour estime par ailleurs qu’une évaluation de l’impa ct sur l’environnement
doit être réalisée avant la mise en Œuvre du projet . En outre, une fois les opérations commencées,
une surveillance continue des effets dudit projet sur l’environnement sera mise en place, qui se
poursuivra au besoin pendant toute la durée de vie du projet. - 20 -

La Cour se penche ensuite sur les points en litige concernant spécifiquement le rôle de ce
type d’évaluation dans le respect des obligations de fond des Parties, c’est-à-dire sur les questions

de savoir, d’une part, si cette évaluation aurait, sur le plan méthodologique, nécessairement dû
envisager d’autres sites possibles, compte tenu de la capacité de réception du fleuve dans la zone
où l’usine devait être construite, et, d’autre part, si les populations susceptibles d’être affectées, en
l’occurrence les populations riveraines uruguayenne co mme argentine, auraient dû être consultées,

ou l’ont en fait été, dans le cadre d’une évaluation de l’impact sur l’environnement.

Le choix du site de Fray Bentos pour l’usine Orion (Botnia) (par. 207-214)

S’agissant de la question de savoir si l’Uruguay a manqué d’exercer la diligence requise dans
le cadre de son évaluation de l’impact sur l’envi ronnement, en particulier en ce qui concerne le
choix de l’emplacement de l’usine, la Cour note que selon le principe 4c) du PNUE, une

évaluation de l’impact sur l’environnement doit au minimum contenir «[une] description des autres
solutions possibles, le cas échéant». Il convient par ailleurs de noter que l’Uruguay a précisé à
plusieurs reprises que l’opportunité du choix de FrayBentos avait été évaluée de manière
exhaustive et que d’autres emplacements possibles av aient été envisagés. La Cour relèvera encore

que l’étude d’impact cumulé (ci-après «CIS», selon l’acronyme anglais de «Cumulative Impact
Study») finale réalisée par la SFI en septemb re2006 montre que Botnia a évalué au total
quatre sites en 2003 ⎯ La Paloma, Paso de los Toros, Nueva Palmira et Fray Bentos ⎯, avant de
retenir celui de FrayBentos. Ces évaluations c oncluaient que le site de La Paloma ne convenait

pas parce que les quantités d’eau douce y étaient limitées et qu’il abritait d’importantes populations
d’oiseaux, que celui de NuevaPalmira devait être écarté en raison de la présence de zones
résidentielles, récréatives et culturellement importantes à proximité, et que celui de Paso de los

Toros était à exclure en raison d’un trop faible dé bit pendant la saison sèche, d’un conflit potentiel
avec d’autres utilisations de l’eau et d’un manque d’infrastructures. Dès lors, la Cour n’est pas
convaincue par l’argument de l’Argentine selon le quel une évaluation des différents sites possibles
n’a pas eu lieu avant le choix de l’emplacement définitif.

La Cour observe par ailleurs que le choix de l’emplacement effectif d’une usine telle que
celle construite le long du fleuve Uruguay devra it tenir compte de la capacité des eaux du fleuve à
recevoir, diluer et disperser des rejets d’effluent s d’une installation de cette nature et de cette

ampleur.

La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner en détail la validité scientifique et technique des
différents types de modélisation, de calibrage et de validation mis en Œuvre par les Parties pour

déterminer le débit du fleuve et le sens de son c ourant dans la zone concernée. La Cour observe
cependant que, si les deux Parties conviennent que des inversions de courant se produisent
fréquemment et que des périodes de bas débit et de stagnation peuvent être observées dans la zone
concernée, elles sont en désac cord sur les conséquences de ce s phénomènes pour les rejets de

l’usine Orion (Botnia) dans ce tronçon du fleuve.

La Cour est d’avis que, en élaborant ses normes relatives à la qualité de l’eau conformément
aux articles36 et56 du statut de1975, la CARU a certainement tenu compte de la capacité de

réception et de la sensibilité des eaux du fleuve, y compris dans les zones fluviales qui bordent
Fray Bentos. Dès lors, s’il n’est pas établi que les rejets d’effluents de l’usine Orion (Botnia) ont,
du fait de leur taux de concentration, excédé les li mites fixées par ces normes, la Cour ne saurait
conclure que l’Uruguay a violé les obligations lui incombant en vertu du statut de 1975. - 21 -

Consultation des populations concernées (par. 215-219)

La Cour estime qu’aucune obligation juridique de consulter les populations concernées ne
découle pour les Parties des instruments invoqués pa r l’Argentine. En tout état de cause, elle
constate qu’une telle consultation par l’Uruguay a bien eu lieu.

La question des techniques de production utilisées à l’usine Orion (Botnia) (par. 220-228)

La Cour fait observer que l’obligation d’empêch er la pollution et de protéger ainsi que de
préserver le milieu aquatique du fleu ve Uruguay énoncée à l’article41a) , et l’exercice de la

diligence requise («due diligence ») qu’elle implique, entraîne la nécessité d’examiner avec soin la
technologie à laquelle l’installation industrielle a recours, en particulier dans un secteur tel que
celui de la fabrication de pâte à papier, où sont souvent employées ou produites des substances
ayant un impact sur l’environnement. Ce point est d’autant plus important que, aux termes de

l’article 41 a), le cadre réglementaire qu’il incombe a ux Parties d’adopter doit être en harmonie
avec les directives et les recommandations des organismes techniques internationaux.

La Cour estime que, s’agissant de la technologie employée, et sur la base des documents que

lui ont soumis les Parties, en particulier du document de référence de décembre2001 sur les
meilleures techniques disponibles en matière de prévention et de réduction intégrée de la pollution
dans l’industrie de la pâte à papier (ci-après «IPPC-BAT»), aucun élément de preuve ne vient à

l’appui de la prétention de l’Argentine selon laque lle l’usine Orion (Botnia) n’appliquerait pas les
meilleures techniques disponibles en matière de re jets d’effluents par tonne de pâte à papier
produite. Cette conclusion est étayée par le fait que, comme démontré ci-dessous, l’Argentine n’a
pas présenté d’éléments de preuve établissant clairement que l’usine Orion (Botnia) ne respecte pas

les prescriptions du statut de1975, du digeste de la CARU, ou des règlements applicables des
Parties en ce qui concerne la concentration d’effluents par litre d’eaux usées déversés par l’usine et
la quantité absolue d’effluents pouvant être rejetée en une journée.

La Cour note que de l’examen des données réunies après sa mise en service, telles qu’elles
figurent dans les différents rapports, il ne ressort pas que les rejets de l’usine Orion (Botnia) ont
excédé les limites fixées par les normes relatives aux effluents énoncées dans la réglementation
applicable de l’Uruguay ou dans l’autorisati on environnementale préalable accordée par le

MVOTMA (autorisation environnementale préalable accordée pour l’usine Orion (Botnia) par le
MVOTMA (14février2005)), si ce n’est dans quelques cas où les concentrations ont dépassé les
limites autorisées. Des valeurs excédant les limites prescrites dans le décretn o253/79 ou dans
l’autorisation environnementale préalable du MVOT MA n’ont été mesurées qu’en ce qui concerne

les paramètres suivants : l’azote, les nitrates et les AOX (composés organo-halogénés adsorbables).
Dans ces cas, les mesures enregistrées pour un jour donné dépassaient le maximum autorisé.
Toutefois, l’autorisation environnementale pr éalable du 14février2005 prévoit expressément la
possibilité de calculer pour ces paramètres une moyenne annuelle. Le dépassement le plus notable

est celui enregistré pour les AOX, paramètre utili sé sur le plan international pour surveiller les
effluents rejetés par les usines de pâte à papi er, comprenant parfois des polluants organiques
persistants (POP). Selon le document IPPC-BAT de la Commission européenne considéré par les
Parties comme le texte de référence pour ce secteu r, «les autorités chargées de la protection de

l’environnement de nombreux pays ont imposé des r estrictions sévères aux rejets de substances
organiques chlorées, mesurées en AOX, dans le m ilieu aquatique». Après la mise en service de
l’usine de pâte à papier, les concentra tions d’AOX ont pu atteindre en une occasion,

le 9 janvier 2008, 13 mg/l, alors que la limite maximale utilisée dans l’évaluation de l’impact sur
l’environnement et prescrite ultérieurement par le MVOTMA était de6mg/l. Toutefois, en
l’absence d’éléments de preuve établissant de mani ère convaincante qu’il ne s’agissait pas là d’un
épisode isolé mais bien d’un problème plus durab le, la Cour n’est pas à même de conclure que

l’Uruguay a violé les dispositions du statut de 1975. - 22 -

L’impact des rejets sur la qualité des eaux du fleuve (par. 229-259)

La Cour relève qu’elle dispose de l’inte rprétation des données qu’ont fournie les experts
désignés par les Parties, les Parties elles-mêmes et leurs conseils. Toutefois, lorsqu’elle appréciera
la valeur des éléments de preuve qui lui ont été soumis, la Cour, afin de déterminer si, en autorisant
la construction et la mise en service de l’usine Orion (Botnia), l’Uruguay a violé les obligations qui

étaient les siennes en vertu des articles36 et41 du statut de1975, soupèsera et évaluera
essentiellement les données elles-mêmes ⎯et non les interprétations divergentes qu’en ont faites
les Parties ou leurs experts et consultants.

La Cour note qu’en ce qui concerne l’ox ygène dissous, une concentration moyenne
de 3,8 mg/l après la mise en service de l’usine constituerait effectivement, si elle était avérée, une
violation des normes de la CARU, ce chiffre étant en dessous du seuil de 5,6 mg d’oxygène dissous
par litre d’eau requis selon le digeste de la CARU (E3, titre2, chapitre4, sect.2). Elle estime

toutefois que cette allégation de l’Argentine n’a pas été prouvée.

La Cour estime que, sur la base des éléments de preuve qui lui ont été soumis, l’usine Orion
(Botnia) a jusqu’à présent satisfait aux normes en ma tière de rejet de phosphore total. La Cour

relève que le volume de phosphore total rejeté dans le fleuve qui est attribuable à l’usineOrion
(Botnia) est proportionnellement insignifiant, par rapport à la teneur globale du fleuve en
phosphore total provenant d’autres sources. Elle co nclut donc que le fait que la concentration de
phosphore total dans le fleuve dépasse les limites fixées par la législation uruguayenne en matière

de normes de qualité de l’eau ne saurait être considéré comme une violation de l’article41a) du
statut de 1975, compte tenu de la teneur rela tivement élevée en phosphore total du fleuve avant la
mise en service de l’usine, et des mesures prises par l’Uruguay à titre de compensation.

La Cour note qu’il n’a pas été établi à sa satisfaction que la prolifération d’algues
du4février2009 à laquelle se réfère l’Argentine avait été causée par les rejets de nutriments de
l’usine Orion (Botnia).

D’après les éléments versés au dossier, y compris les données fournies par les Parties, la
Cour conclut que les éléments de preuve sont insuffisants pour attribuer l’augmentation alléguée
des concentrations de substances phénoliques dans le fleuve aux activités de l’usine Orion (Botnia).

La Cour rappelle que la question des nonylphénols n’avait pas été soulevée en l’affaire avant
que l’Argentine ne verse au dossier son rapport du 30juin2009. Bien que les concentrations de
nonylphénols aient été mesurées depuis novembre 2008, l’Argentine n’a pas, de l’avis de la Cour,
produit d’éléments de preuve établissant clairement un lien entre les nonylphénols présents dans les

eaux du fleuve et l’usine Orion (Botnia). L’Uruguay a également démenti catégoriquement devant
la Cour l’utilisation par l’usine Orion (Botnia) d’éthoxylates de nonylphénol dans ses procédés de
fabrication et de nettoyage. La Cour est donc amenée à conclure que les éléments versés au dossier

ne viennent pas étayer les allégations de l’Argentine.

La Cour estime que les éléments de preuve ne permettent pas d’établir clairement un lien
entre la présence accrue de dioxines et de furanes dans le fleuve et l’exploitation de
l’usine Orion (Botnia).

Effets sur la diversité biologique (par. 260-262)

De l’avis de la Cour, dans le cadre de leur obligation de préserver le milieu aquatique, les
Parties ont le devoir de protéger la faune et la flore du fleuve. Les normes et les mesures qu’elles
sont tenues d’adopter au titre de l’article41 devraient également refléter leurs engagements
internationaux en matière de protection de la bi odiversité et des habitats, outre les autres normes

relatives à la qualité de l’eau et aux rejets d’ef fluents. La Cour ne dispose cependant pas - 23 -

d’éléments de preuve suffisants pour lui perme ttre de conclure que l’Uruguay n’a pas respecté
l’obligation lui incombant de prés erver le milieu aquatique, y compris en protégeant la faune et

laflore. Les éléments recueillis montrent plutôt qu’aucun lien n’a pu être clairement établi entre
les effluents de l’usine Orion (Botnia) et les malformations des rotifères, les concentrations de
dioxines mesurées chez le sábalo ou la réduction d es réserves lipidiques des coquillages, dont il est
fait état dans les constatations du programme de surveillance environnementale du fleuve Uruguay

mis en Œuvre par l’Argentine (programme URES).

Pollution atmosphérique (par. 263-264)

Pour ce qui est de la pollution atmosphérique, la Cour est d’avis que, si les rejets des
cheminées de l’usine déposent dans le milieu aquatique des substances nocives, cette pollution
indirecte du fleuve relèverait des dispositions du stat ut de 1975. L’Uruguay semble adhérer à cette

conclusion. Quoiqu’il en soit, eu égard aux conclusi ons de la Cour sur la qualité de l’eau, la Cour
estime que les éléments versés au dossier n’étab lissent pas clairement que des substances toxiques
ont été introduites dans le milieu aquatique en conséquence des rejets atmosphériques de l’usine
Orion (Botnia).

Conclusions relatives à l’article 41 (par. 265)

A l’issue d’un examen détaillé des arguments des Parties, la Cour estime enfin que les

éléments de preuve versés au dossier ne permettent pas d’établir de manière concluante que
l’Uruguay n’a pas agi avec la diligence requise ou que les rejets d’effluents de l’usineOrion
(Botnia) ont eu des effets délétères ou ont porté atteinte aux ressources biologiques, à la qualité des

eaux ou à l’équilibre écologique du fleuve depuis le démarrage des activités de l’usine
ennovembre2007. En conséquence, sur la base des preuves qui lui ont été présentées, la Cour
conclut que l’Uruguay n’a pas violé ses obligations au titre de l’article 41.

Obligations continues : le suivi et contrôle (par. 266)

De l’avis de la Cour, les deux Parties ont l’ obligation de veiller à ce que la CARU, en tant
que mécanisme commun créé par le statut de 1975, puisse continûment exercer les pouvoirs que lui

confère le statut, y compris ses fonctions de surveillance de la qualité des eaux du fleuve et
d’évaluation de l’impact de l’e xploitation de l’usine Orion(Botnia) sur le milieu aquatique.
L’Uruguay, pour sa part, a l’obligation de poursuivre le contrôle et le suivi du fonctionnement de
l’usine conformément à l’article 41 du statut et de s’assurer que Botnia respecte la réglementation

interne uruguayenne ainsi que les normes fixées par la commission. En vertu du statut de 1975, les
Parties sont juridiquement tenues de poursuivre leur coopération par l’intermédiaire de la CARU et
de permettre à cette dernière de développer les mo yens nécessaires à la promotion de l’utilisation

équitable du fleuve, tout en protégeant le milieu aquatique.

6. Les demandes présentées par les Parties dans leurs conclusions finales (par. 267-281)

La Cour considère que la constatation du comportement illicite de l’Uruguay en ce qui
concerne ses obligations de nature procédurale constitue en elle-même une mesure de satisfaction
pour l’Argentine. Les manquements de l’Uruguay aux obligations de nature procédurale ayant eu
lieu par le passé et ayant pris fin, il n’y a pas lieu d’en ordonner la cessation.

N’ayant pas été saisi e d’une demande de réparation fond ée sur un régime de responsabilité
en l’absence de fait illicite, la Cour n’estime pas néce ssaire de déterminer si les articles 42 et 43 du
statut de 1975 établissent un tel régime. Il ne saurait par contre être déduit du texte desdits articles,

qui visent spécifiquement des cas de pollution, qu ’ils auraient pour objet ou pour effet d’écarter - 24 -

toute autre forme de réparation que l’indemnis ation en cas de manquement aux obligations de
nature procédurale découlant du statut de 1975.

Examinant la demande de l’Argentine visant à obtenir le démantèlement de l’usine Orion
(Botnia) au titre de la restitutio in integrum , la Cour rappelle que, selon le droit international
coutumier, la restitution est l’une des formes de réparation du préjudice; elle consiste dans le

rétablissement de la situation qui existait avant la survenance du fait illicite. La Cour rappelle
également que, dans les cas où la restitution est ma tériellement impossible ou emporte une charge
hors de toute proportion avec l’avantage qui en déri verait, la réparation prend alors la forme de
l’indemnisation ou de la satisfaction, voire de l’indemnisation et de la satisfaction.

La Cour note que tout comme les autres fo rmes de réparation, la restitution doit être
appropriée au préjudice subi, compte tenu de la nature du fait illicite dont il procède.

Comme la Cour l’a montré, les obligations de nature procédurale du statut de1975
n’emportaient pas, après l’expiration de la période de négociation, l’interdiction pour l’Uruguay de
construire l’usine Orion (Botnia) en l’absence du c onsentement de l’Argentine. La Cour a relevé
cependant que la construction de cette usine av ait commencé avant la fin des négociations, en

violation des obligations de nature procédurale é noncées par le statut de1975. Par ailleurs, ainsi
que la Cour l’a constaté sur la base des él éments de preuve qui lui ont été soumis, le
fonctionnement de l’usine Orion (Botnia) n’a pas entraîné une violation des obligations de fond
prévues par le statut de1975. Dès lors qu’il n’ était pas interdit à l’Uruguay de construire et de

mettre en service l’usine Orion (Botnia) après l’e xpiration de la période de négociation, et que
l’Uruguay n’a violé aucune des obligations de fond imposées par le statut de1975, ordonner le
démantèlement de cette installation ne saurait co nstituer, de l’avis de la Cour, une forme de
réparation appropriée à la violation des obligations de nature procédurale.

L’Uruguay n’ayant pas manqué aux obligations de fond découlant du statut de 1975, la Cour
ne saurait davantage, pour les mêmes raisons, accueillir la demande de l’Argentine relative à
l’indemnisation de certains préjudices dans différents secteurs économiques, notamment le

tourisme et l’agriculture, dont elle allègue l’existence.

Par ailleurs, la Cour n’aperçoit pas, en la présente espèce, de circonstances spéciales
requérant de dire et juger, ainsi que le demande l’Argentine, que l’Uruguay doit donner des

garanties adéquates qu’il «s’abstiendra à l’avenir d’empêcher l’application du statut du fleuve
Uruguay de1975, et en particulier du mécanisme de consultation in stitué par le chapitreII de ce
traité».

La Cour estime en outre que la demande de l’Uruguay tendant à confirmer son droit «de
poursuivre l’exploitation de l’usine Botnia conformément aux dispositions du statut de1975» n’a
aucune portée utile dès lors que les demandes de l’Argentine relatives aux violations, par
l’Uruguay, de ses obligations de fond et au démantèlement de l’usine Orion (Botnia) ont été

rejetées.

La Cour souligne enfin que le statut de1975 impose aux Parties de coopérer entre elles,
selon les modalités qu’il précise, afin d’assurer la réa lisation de son objet et de son but. Cette

obligation de coopération s’étend au contrôle et au suivi d’une installation industrielle, telle que
l’usineOrion (Botnia). A cet égard, la Cour relève qu’il existe entre les Parties une longue et
efficace tradition de coopération et de coordina tion dans le cadre de la CARU. En agissant
conjointement au sein de la CARU, les Parties ont établi une réelle communauté d’intérêts et de

droits dans la gestion du fleuve Uruguay et dans la protection de son environnement. - 25 -

7. Dispositif

Par ces motifs,

CLa OUR ,

1) Par treize voix contre une,

Dit que la République orientale de l’Urugua y a manqué aux obligations de nature
procédurale lui incombant en vertu des articles 7 à 12 du statut du fleuve Uruguay de 1975 et que la
constatation par la Cour de cette violation constitue une satisfaction appropriée ;

POUR : M.Tomka, vice-président, faisant fonction de président en l’af; MM. Koroma,
Al-Khasawneh, Simma, Abraham, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov,
Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, juges; M. Vinuesa, jugead hoc ;

CONTRE : M. Torres Bernárdez, juge ad hoc ;

2) Par onze voix contre trois,

Dit que la République orientale de l’Uruguan’a pas manqué aux obligations de fond lui
incombant en vertu des articles 35, 36 et 41 du statut du fleuve Uruguay de 1975 ;

POUR : M.Tomka, vice-président, faisant fonction de président en l’af; MM.Koroma,
Abraham, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf,
Greenwood, juges; M. Torres Bernárdez, juge ad hoc ;

CONTRE : MM. Al-Khasawneh, Simma, juges; M. Vinuesa, jugead hoc ;

3) A l’unanimité,

Rejette le surplus des conclusions des Parties.

MM.les juges A L-K HASAWNEH et S IMMA joignent à l’arrêt l’exposé de leur opinion
dissidente commune; M. le juge K EITH joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle;
M. le juge SKOTNIKOV joint une déclaration à l’arrêt; M. le jugeANÇADO T RINDADE joint à

l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. leUSUFejoint une déclaration à l’arrêt ; M. le
juge G REENWOOD joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle; M. le juge ad hoc
TORRES BERNÁRDEZ joint à l’arrêt l’exposé de son opinn individuelle; M. le juge ad hoc
VINUESA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.

___________ Annexe au résumé n 2010/1

Opinion dissidente commune de MM. les juges Al-Khasawneh et Simma

Dans leur opinion dissidente commune, MMl.es juges Al-Khasawneh et Simma
commencent par préciser qu’ils souscrivent à l’arrêt de la Cour en ce qui concerne les obligations

procédurales incombant à l’Uruguay d’informer et de notifier l’Argentine de la construction des
usines de pâte à papier. Cependant, dès lors qu’ils estiment que la méthode que la Cour a suivie
pour apprécier les éléments de preuve scientifi ques qui lui ont été présentés par les parties est

erronée, ils ne souscrivent pas à la conclu sion selon laquelle l’Uruguay n’a violé aucune des
obligations de fond qui lui incombent en vertu des articles 35, 36 et 41 du statut du fleuve Uruguay
de 1975.

MM. les juges Al-Khasawneh et Simma soulignent que l’affaire est exceptionnellement riche

en données factuelles, ce qui, selon eux, soulève d’importantes questions au sujet du rôle que les
éléments de preuve scientifiques peuvent jouer dans les différends judiciaires internationaux. Ils
considèrent que les méthodes traditionnelles d’a ppréciation des éléments de preuve sont

insuffisantes pour se prononcer sur la pertinence de faits aussi complexes, techniques et
scientifiques, et que, en la présente espèce, il était indispensable que les questions scientifiques
soient appréciées par des experts, ceux-ci dis posant des connaissances et compétences techniques
qui permettent d’évaluer la nature de plus en pl us complexe des faits présentés aux juridictions

telles que la Cour internationale de Justice. MM.les juges Al-Khasawneh et Simma soutiennent
que la Cour à elle seule n’est pas en mesure d’apprécier de manière adéquate des éléments
scientifiques complexes du type de ceux qui lui ont ét é présentés par les Parties. Ils ne souscrivent
pas à la décision qu’a prise la Cour de s’en tenir à ses règles traditionnelles en matière de charge de

la preuve et d’obliger l’Argentine à étayer d es thèses relatives à des questions que, selon eux, la
Cour ne saurait pleinement appréhender sans bénéficier du concours d’experts.

MM.les juges Al-Khasawneh et Simma e xposent deux possibilités. Premièrement, ils

estiment que la Cour aurait pu, en application de l’ article 62 de son règlement, inviter les Parties à
produire les moyens de preuve ou à donner les exp lications qu’elle considérait comme nécessaires
pour comprendre les problèmes en cause. Deuxièmem ent, ils précisent que la Cour aurait pu, en
vertu de l’article 50 de son Statut, confier une enquête ou une expertise à une personne, un corps,

un bureau, une commission ou un organe de son choi x. S’ils ne se prononcent pas en faveur de
l’une ou l’autre de ces possibilités, MM.les jug es Al-Khasawneh et Simma considèrent que la
Cour aurait dû recourir au moins à l’une des source s d’expertise extérieure qu’elle a la faculté de
consulter. A cet égard, ils rappellent que, tant dans l’affaire du Détroit de Corfou que dans l’affaire

de la Délimitation de la frontière mar itime dans la région du golfe du Maine , la Cour a exercé la
faculté que lui confère l’article50 du Statut de désigner des experts pour l’aider à régler le
différend dont elle avait à connaître.

MM. les juges Al-Khasawneh et Simma résu ment ensuite les critiques récemment formulées
par la doctrine au sujet de la pratique de la C our consistant à persiste r, lorsque les Etats qui
comparaissent devant elle lui présentent des éléments de preuve scientifiques et techniques
complexes aux fins d’étayer leurs thèses, à régler ces questions en se contentant d’appliquer ses

techniques juridiques traditionnelles. Ils concluent que, dans une affaire de nature scientifique telle
que le présent différend, les éclairages nécessair es pour parvenir à des décisions juridiques solides
ne peuvent qu’émaner d’experts consultés par la Cour ; ils soulignent néanmoins que c’est toujours

à celle-ci qu’il incombe d’exercer les fonctions exclusivement judiciaires, telles que l’interprétation
de termes juridiques, la qualification juridique de questions factuelles et l’appréciation de la charge
de la preuve.

Selon MM.les juges Al-Khasawneh et Simma, tant que la Cour persistera à régler des
différends scientifiques complexes sans recourir à des expertises extérieures dans un cadre - 2 -

institutionnel approprié tel que celui qu’offre l’artic le 50 du Statut, elle se privera sciemment de la
capacité d’examiner pleinement les faits qui lui sont présentés, ainsi que de plusieurs autres

avantages : la possibilité d’avoir des échanges avec des experts agissan t en tant que tels et non en
qualité de conseils; le fait de pe rmettre aux parties d’exprimer leur point de vue sur la manière
dont ces experts auront été utilisés ; la possibilité pour les parties de se prononcer sur le choix des
experts par la Cour (et sur la question de savoir à quel sujet la contribution de ces derniers serait

nécessaire); enfin, la possibilité pour les parti es de commenter toute conclusion formulée par des
experts dans le cadre d’un tel processus.

MM. les juges Al-Khasawneh et Simma sont d’avis que la pratique inexprimée de la Cour —

notamment dans des affaires de délimitation frontalière ou maritime — consistant à recourir à des
experts internes sans en informer les parties, la isse particulièrement à désirer dans le cas de
différends ayant une dimension scientifique comple xe. Ils considèrent que l’adoption d’une telle
pratique priverait la Cour des avantages de transparence et d’équité procédurale susmentionnés,

ainsi que de la capacité pour les parties de comment er son analyse des éléments de preuve qui lui
ont été présentés ou de l’aider à comprendre ces éléments. Ils rappellent que la Cour se doit, d’une
manière générale, de faciliter la production des éléments de preuve et de faire en sorte que les faits
essentiels d’une affaire soient présentés avec la plus grande exactitude, de sorte que le différend

puisse être réglé au mieux.

MM.les juges Al-Khasawneh et Simma passent ensuite en revue les sentences arbitrales
rendues dans l’affaire du Rhin de fer et dans l’affaire entre le Guyana et le Suriname, ainsi que

plusieurs décisions de l’organe d’appel de l’Or ganisation mondiale du commerce. A cet égard, ils
relèvent que chacun de ces organes de règlem ent des différends a abondamment consulté des
experts à différents stades de ses travaux, et conc luent que la Cour aurait dû envisager de suivre
une approche similaire, sous réserve, bien évidemment, des procédures prévues dans son Statut. Ils

déplorent que la Cour n’ait pas saisi l’occasion que lui offrait le présent arrêt de s’affirmer comme
une juridiction prudente et méthodique, à laquelle peuvent être soumis des éléments de preuve
scientifiques complexes dans le cadre du règlement des différends internationaux.

MM. les juges Al-Khasawneh et Simma abordent ensuite la question de la compétence de la
Cour en la présente espèce. Ils considèrent que, aux termes du statut de 1975, la Cour exerce une
double fonction: premièrement, celle que lui confère l’article60, qui consiste à régler les

différends relatifs à l’interprétation et à l’application des droits et obligations prévus par le statut ;
et, deuxièmement, celle que lui confère l’article12, la Cour étant la principale instance appelée à
trancher les questions techniques et/ou scientifique s, lorsque les parties ne parviennent pas à se
mettre d’accord. MM.les juges Al-Khasawneh et Simma sont d’avis que cette seconde fonction

est qualitativement différente du rôle que la Cour a joué en la présente espèce, en particulier dans la
mesure où l’article12 est résolument prospectif; aux fins de cet article, la Cour doit en effet
intervenir avant la réalisation d’un projet, lorsque les parties s’opposent sur la question de savoir
s’il risque d’y avoir des effets préjudiciables sur l’environnement. MM. les juges Al-Khasawneh et

Simma considèrent que la procédure de l’article 12 implique que la Cour devait suivre une
approche prospective, se livrer à une évaluation approfondie du risque et adopter une logique
préventive et non corrective en déterminant quelle po uvait être la nature de ce risque. Ils estiment
également que, si la Cour s’était dûment acquittée des responsabilités qui lui incombent en vertu de

l’article12, cela aurait non seulement facilité le recours aux experts préconisé plus haut, mais
aurait en outre consacré une approche prospective et préventive au niv eau institutionnel dans
l’évaluation des risques — et ce, dès la procédure d’autorisation —, approche prenant en compte le
caractère souvent irréversible des dommages causés à l’environnement.

MM. les juges Al-Khasawneh et Simma concluent leur opinion dissidente commune par une
observation relative à l’élasticité et à la généralité extrêmes des principes de fond du droit relatif à
la protection de l’environnement. Ils considèrent que, dès lors, le respect des obligations

procédurales contractées par les Etats revêt une importance accrue et constitue un élément essentiel
aux fins de déterminer si, dans un cas concret, cer taines obligations de fond ont ou non été violées. - 3 -

Aussi MM.les juges Al-Khasawneh et Simma considèrent-ils qu’il est difficile de souscrire à la
conclusion de la Cour selon laquelle l’inobser vation des obligations procédurales pertinentes

énoncées par le statut de 1975 n’a, en définitive, eu aucune incidence sur le respect des obligations
de fond contenues dans ce même instrument. Selon eux, la reconnaissance par la Cour de
l’existence d’un lien fonctionnel entre les obligations procédurales et les obligations de fond
énoncées par le statut est insuffisante, dès lors qu’il n’a pas été accordé à ce lien toute l’importance

qu’il revêt.

En guise de conclusion, MM.les juges Al-Kh asawneh et Simma répètent qu’ils déplorent
que la Cour n’ait pas, en la présente affaire, su saisir ce qui, selon eux, était une excellente occasion

de démontrer à la communauté internationale qu’elle avait la capacité et la volonté d’aborder les
différends scientifiquement complexes de la manière la plus moderne.

Opinion individuelle de M. le juge Keith

Dans son opinion individuelle, le jugeKeith examine tout d’abord certains aspects de la
méthode par laquelle la Cour a établi les faits et est parvenue à la conclusion que l’Uruguay n’a pas

manqué aux obligations de fond lui incombant. Il résume les éléments de preuve techniques et
scientifiques présentés par les Parties à l’appui de leurs écritures, en ce qui concerne l’impact de
l’usine Botnia sur le fleuve, ainsi que les informations qu’elles ont communiquées lors d’un
échange ultérieur de documents et à l’audience. Cette démarche vise à souligner la portée

temporelle et spatiale de ces informations ⎯qui concernent une portion du fleuve longue de
50kilomètres et trentestations de surveillance ⎯, ainsi que leur qualité et leur cohérence. Il
apparaît en effet que les données recueillies tant en amont qu’en aval de l’usine, tant avant qu’après

sa mise en service, et tant de sources argentines qu’uruguayennes sont, dans l’ensemble,
cohérentes. Le juge Keith explique pourquoi il n’y avait absolument pas lieu pour la Cour, dans les
circonstances de l’espèce, d’exercer son pouvoir de diligenter une e nquête ou une expertise
⎯actes qu’aucune Partie n’a demandés. Il appe lle l’attention sur les déclarations faites par

l’Argentine, qui étayent la manière dont la Cour a apprécié les très nombreuses informations qui lui
ont été présentées. Le jugeKeith conclut cette pa rtie de son opinion en soulignant l’obligation
continue qui incombe à l’Uruguay d’empêcher la pollution du fleuve par l’usine Botnia.

Dans la seconde partie de son opinion, consacrée aux obligati ons de nature procédurale de
l’Uruguay, le jugeKeith indique souscrire aux conclusions de la Cour selon lesquelles
1) l’Uruguay a violé l’obligation qui lui incombait de notifier en temps opportun les projets relatifs
aux deux usines, et 2)il ne lui était pas interdit, après la fin de la période de négociations de

cent quatre-vingts jours, soit le 30 janvier 2006, d’autoriser la construction et la mise en service des
usines. Le jugeKeith expose les raisons pour l esquelles il parvient à la conclusion, contraire à
celle de la Cour, que les actions entreprises par l’Uruguay concernant chacune des usines au cours
de cette période n’étaient pas contraires aux obliga tions de nature procédurale lui incombant. Ces

raisons ont trait à la manière dont les négociations ⎯telles que présentées à la Cour ⎯ se sont
déroulées et aux actions spécifiques, au nombre de trois, que l’Uruguay a entreprises pendant cette
période relativement aux deux usines.

Déclaration de M. le juge Skotnikov

Le juge Skotnikov a voté en faveur de tous l es points du dispositif de l’arrêt. Il ne partage

toutefois pas pleinement l’interprétation que fait la Cour du statut du fleuve Uruguay de 1975.

Le juge Skotnikov ne souscrit pas à la logi que adoptée par la majorité, suivant laquelle
l’Uruguay avait le droit, après la fin de la période de négociation, de procéd er à la construction de

l’usine Botnia, au lieu de soumettre à la Cour le différend l’opposant à l’Argentine, conformément - 4 -

à l’article 12 du statut de 1975. Selon lui, une «obligation de non-construction» découle clairement
des dispositions du statut ainsi que de l’objet et du but de celui-ci.

Les articles7 à 12 du statut de 1975 ont pour objet de prévenir toute action unilatérale qui
serait contraire aux dispositions de fond de cet instrument et, partant, d’éviter qu’il ne soit porté
atteinte aux droits de chacune des parties tout en protégeant leur cours d’eau partagé. Dès lors, il

est tout à fait logique que, si les parties ne s ont toujours pas parvenues à un accord au terme des
négociations, l’Etat à l’origine du projet puisse soit l’abandonner purement et simplement, soit
demander à la Cour, conformément à l’article 12 du statut de 1975, de résoudre le différend. Ainsi,
aucune des Parties ne subit de préjudice et le cours d’eau partagé
continue d’être protégé.

Pourtant, selon l’interprétation donnée dans l’arrêt, les Parties étaient d’accord
⎯lorsqu’elles ont conclu le statut— pour envi sager qu’un tel préjudice puisse être causé, étant
entendu qu’il pourrait y être remédié par une déci sion de la Cour. Or, on ne saurait présumer

qu’elles sont convenues d’un tel arrangement, celui-ci étant incompatible avec l’objet et le but du
statut du fleuve Uruguay tel que défini à l’article premier («l’utilisation rationnelle et optimale du
fleuve»). Il n’y a rien de «rationn[el] et [d’]optim [al]» à prévoir dans le statut la possibilité de
causer un dommage au fleuve et d’engager des dépenses, tout d’abord en construisant de nouveaux

chenaux et autres ouvrages (en violation des obligations de fond découlant du statut), puis en les
détruisant.

Selon le juge Skotnikov, l’article12 du st atut de 1975 crée, en plus de la clause

compromissoire classique figurant à l’article 60, une obligation incombant à chacune des parties de
saisir la Cour pour régler tout différend relatif a ux activités énoncées à l’article7. Cela ressort
clairement du libellé de l’article 12 : «[s]i les parties n’aboutissent pas à un accord dans un délai de

180 jours à compter de la communication visée à l’article 11, la procédure indiquée au chapitre XV
[à savoir l’article 60] est applicable».

Or, l’interprétation de la Cour prive l’article 12 de tout sens. Celui-ci n’aurait absolument

pas lieu d’être s’il avait simplement pour objet de déclencher la procédure prévue à l’article 60, les
parties pouvant toujours y recourir directement.

Le juge Skotnikov conclut que les articles7 à 12 du statut du fleuve Uruguay établissent
clairement un mécanisme procédural qui comp rend non seulement une obligation d’informer, de

notifier et, en cas d’objections, de négocier, ma is également une obligation incombant aux deux
parties, en cas d’échec des négociations, de régler leur différend en le soumettant à la Cour.

Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

1. Dans son opinion individuelle, composée de seize parties, le jugeCançadoTrindade
commence par indiquer que la définition donnée du droit applicable en l’espèce traduit en

elle-même une conception du droit qui est propr e à la Cour, et conduit inéluctablement à
s’interroger sur la question générale des «sources» du droit, du droit international s’entend. Bien
qu’il adhère aux conclusions de la majorité dès lors qu’elles se f ondent sur un strict examen des
éléments de preuve produits devant la Cour, le juge Cançado Tr indade n’est malheureusement pas

en mesure de souscrire à certaines parties du raisonnement tenu par celle -ci, en particulier
lorsqu’elle prend le parti fâcheux de laisser de côté les principes généraux du droit.

2. Le juge Cançado Trindade aurait été parti san de faire bien plus grand cas de ces principes
juridiques puisque, à ses yeux, ceux-ci (qui compre nnent les principes du droit international de
l’environnement) constituent, avec le statut du fleuve Uruguay de 1975, le droit applicable dans la
présente affaire. Il estime que sa position personnelle s’inscrit dans un courant de pensée qui s’est

développé en droit international au fil des neuf dernières décennies (de 1920 à 2010) et qui, depuis - 5 -

le milieu des années1970, a également trouvé écho dans le domaine du dr oit international de
l’environnement.

3. Le juge Cançado Trindade rappelle que, dès les débuts de l’histoire rédactionnelle de
l’article 38 du Statut de la Cour et de sa devanciè re (en 1920), et lors de son évolution ultérieure (à

partir de 1945), s’est amorcée dans la doctrine juridique une tendance — également cultivée au fil
des décennies suivantes — consistant à soutenir que la référence aux «principes généraux de droit»
contenue dans cette disposition du Statut visait à renvoyer non seulement aux principes établis in
foro domestico, mais aussi à ceux définis à l’échelle du droit international. Et ces derniers ne se

limitaient pas aux principes du droit international général, mais englobaient également les règles
propres à un domaine spécifique du droit interna tional, tel que le droit international de
l’environnement (parties I à III).

4. Ensuite (dans les parties IV à VI), le juge Cançado Trindade examine l’usage qui a été fait
des principes généraux du droit dans le cadre des procédures intervenues devant la Cour, en
exposant l’évolution de la doctrine à cet effet. Il ajoute que ces principes (nés du droit interne ainsi

que du droit international) sont revêtus d’une autonomie propre: l’esprit de la loi, à travers
l’expression «principes généraux de droit» figurant à l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 38 du
Statut de la Cour, indique que ces principes ne sa uraient être subsumés sous la catégorie de la
coutume ou des traités : ils constituent une «source» autonome, relevant aussi bien du droit matériel

que du droit procédural. En outre, leur champ d’application ratione materiae a suscité ces dernières
années un certain intérêt de la part des juridictions internationales actuelles, et la Cour a un rôle
important à jouer en la matière, lui semble-t-il, en prêtant l’attention voulue à la fonction de ces
principes généraux, qui occupent une place particulière dans l’évolution du corpus juris foisonnant

du droit international des temps modernes.

5. Dans les parties suivantes de son opinion individuelle (VII et VIII), le

juge Cançado Trindade s’arrête sur les principes de prévention et de précaution, qui sont propres au
domaine du droit international de l’environnement et qui ont été invoqués et reconnus dans la
présente affaire par les deux parties en litige, l’Argentine et l’Uruguay, lesquelles ont fait l’exégèse
de leur libellé, de leur contenu et de leur applicabilité. Après un examen des éléments cruciaux que

sont les risques, et les incertitudes scientifiques, sous l’angle du principe de précaution, le
juge Cançado Trindade relève que l’équité intergénérationnelle s’ inscrit inexorablement dans la
durée (partieIX), ce que la Cour aurait dû, de s on point de vue, également reconnaître dans le
présent arrêt. Le dernier principe sur lequel il appelle l’attention est celui du développement

durable, que l’Uruguay et l’Argentine ont aussi invoqué à l’unisson (partie X) , fidèles à la tradition
profondément ancrée dans la pensée juridique in ternationale dominant en Amérique latine, qui
consiste à toujours prêter attention au rôle réservé aux principes généraux du droit.

6. S’agissant de la façon dont la Cour a établi les faits (partie XI), le juge Cançado Trindade
aurait préféré que celle-ci se soit référée dans sa décision à la possibilité qui s’offrait à elle
d’obtenir davantage d’éléments de preuve de sa propre initiative. Passant en revue la pratique de la

Cour permanente de Justice internationale et de la Cour actuelle en matière de preuve, il conclut
que, compte tenu de l’expérience que la Cour a e lle-même acquise jusqu’ici dans le traitement des
éléments de preuve contradictoires, tous les moye ns de vérification des faits n’ont pas été épuisés
dans la présente affaire relative à des Usines de pâte à papier . Ainsi est-il permis de se demander

si, dans l’éventualité où la Cour aurait fait usage de cette possibilité supplémentaire (par exemple
au moyen d’une vérification des faits sur le terrain) — comme il pense qu’elle aurait dû le faire —,
elle pourrait être parvenue à une conclusion différe nte au sujet des obligations de fond contenues
aux articles35, 36 et41 du statut du fle uve Uruguay de1975 —toute réponse à cette question

restant selon lui largement hypothétique. - 6 -

7. Le juge Cançado Trindade expose ensuite (partie XII) une série de considérations relatives
à certains aspects liés à la présente affaire, dépassant la dimension interétatique, auxquels il attache

une importance particulière, à savoir: a) les impératifs dictés par la santé humaine et par le bien-
être des populations; b) le rôle de la société civile dans la protection de l’environnement; c) le
caractère objectif des obligations (environnementales), au-delà de la réciprocité; et d) la
personnalité juridique de la commission administra tive du fleuve Uruguay (la CARU). La santé

public et le bien-être des populations ont — rappelle-t-il — été une préoccupation constante lors du
récent cycle de conférences mondiales des Nations Uni es, et ont été mis en avant à de précédentes
occasions devant la Cour elle-même.

8. Cette affaire relative à des Usines de pâte à papier , avant de devenir un différend
interétatique en octobre2003, avait initialement été portée à l’attention de la CARU fin2001 par
une organisation non gouvernementale (ONG) argen tine. A des stades successifs de la présente

procédure, des ONG et d’autres acteurs de la société civile des deux pays, l’Argentine et
l’Uruguay, ont manifesté leur présence en partic ipant aux processus d’évaluation de l’impact sur
l’environnement et de suivi environnemental. L’Uruguay et l’Argentine se sont accordés à
reconnaître qu’un partenariat entre pouvoirs publics et société civile était incontournable

lorsqu’entrent en jeu des questions touchant à l’intérêt public général, comme la protection de
l’environnement. Ils ont indiqué que, dans la gestion des affaires environnementales, la
contribution des ONG et des autres acteurs de la société civile bénéficie aux Etats et, par extension,
à la population de ces derniers.

9. Le juge Cançado Trindade fait en outre valoir que, dans le domaine de la protection ,
notamment de l’environnement, c’est le caractère objectif des obligations qui importe en définitive.

Il accueille donc avec scepticisme toute distinction ontologique qui pourrait être faite entre ces
obligations (par exemple entre les obligations de comportement et de résultat). Revient ainsi au
premier plan l’importance des principes généraux du droit (comme le principe de la bonne foi, qui
sous-tend celui dit pacta sunt servanda ). De plus, la personnalité ju ridique de la CARU, reconnue

par la Cour elle-même, a fait sortir la présente affa ire de la sphère strictement interétatique. Bien
que l’Uruguay et l’Argentine n’aient pas inféré les mêmes implications de cette personnalité
juridique, nul n’a contesté que le statut de197 5 avait établi un cadre constitutionnel destiné à
satisfaire, par le jeu de ses dispositions, les in térêts communs des Etats parties. Les Parties

devaient nécessairement suivre une procédure, qui était exposée aux articles7 à12 du statut
de 1975 ; leur coopération suivie, par l’intermédiaire de la CARU, devait permettre à cette dernière
⎯ainsi que la Cour l’a reconnu elle-même — de développer les moyens nécessaires à la

promotion de l’utilisation équitable du fleuve, tout en protégeant le milieu aquatique.

10. La dernière série de réflexions livrées par le juge Cançado Trindade concerne des

questions d’épistémologie juridique qui sont liées les unes aux autres (parties XIII-XVI), à savoir :
a)les principes fondamentaux constituant le substrat de l’ordre juridique lui-même; b) les prima
principia dans leur dimension axiologique; et c) les principes généraux du droit en tant que
témoins du status conscientiae de la communauté internationale. Les principes généraux du droit,

indique-t-il, ont guidé non seulement l’interpréta tion et l’application des normes juridiques, mais
aussi le processus de leur élaboration proprement dit; ils sont le reflet de l’opinio juris , qui est
elle-même à la base de la forma tion du droit. Ces principes se retrouvent tant au niveau national
qu’à l’échelle internationale. Il s’agit de principes juridiques fondamentaux qui se confondent avec

les fondations mêmes du système juridique, révélant les valeurs et les visées ultimes de l’ordre
juridique international et répondant aux nécessités de la communauté internationale.

11. Ces principes constituent, pour le juge Cançado Trindade, l’expression d’une «idée de la
justice» objective, ce pourquoi ils assurent la c ohésion du droit, touchant les fondements du - 7 -

nécessaire droit des gens. De son point de vue, ils émanent de la conscience humaine ou juridique,
en tant que source matérielle ultime de tout droit. Le juge Cançado Trinda de considère que si, par

exemple, le respect du principe de précaution avait en tout temps prévalu, tant dans le
comportement des Parties en litige que dans celui de la Cour elle-même, cela aurait fait une
différence dans le cadre du contentieux désormais réglé par la Cour. Les deux Etats intéressés ne
seraient, selon toute probabilité, pas parvenus à leur prétendu «arrangement», lors de la réunion

ministérielle du 2mars2004, contournant ainsi la procédure établie aux articles7 à12 (en
particulier à l’article 7) du statut de 1975. Et la Cour, quant à elle, serait parvenue à une décision
différente de celle qu’elle a rendue le 13 juillet 2006, et aurait, très vraisemblablement, ordonné ou
indiqué les mesures conservatoires demandées (qui auraient gardé effet jusqu’au prononcé du

présent arrêt sur le fond de cette affaire relative à des Usines de pâte à papier).

12. Les principes généraux du droit — ajoute-t-il — confèrent de fait à l’ordre juridique (tant

interne qu’international) sa dimension inéluctabl ement axiologique; ils sont à la base du jus
necessarium, et révèlent les valeurs qui sous-tendent l’ ordre juridique tout entier. Les contours des
principes fondamentaux se sont dessinés à mesure que tous les domaines du droit émergeaient et se
consolidaient. Le juge Cança do Trindade conclut que le droit international de l’environnement

constitue une bonne illustration à cet égard, et pou rrait difficilement se concevoir aujourd’hui sans
référence aux principes de prévention, de précaution et au principe du développement durable avec
sa dimension temporelle, conjugués à la not ion de pérennité qui sous-tend l’équité
intergénérationnelle. A ses yeux, la Cour internationale de Justice, en tant que cour mondiale, ne

peut laisser les principes de côté.

Déclaration de M. le juge Yusuf

M. le juge Yusuf, qui souscrit à l’arrêt, jo int à celui-ci une déclaration dans laquelle il
exprime ses réserves concernant la manière dont la Cour a décidé de traiter les éléments factuels
qui ont été présentés par les Parties. Il est d’av is que la Cour aurait dû recourir à une expertise

comme l’y autorise l’article50 de son Statut, ce qui lui aurait permis de mieux comprendre les
complexités scientifiques et techniques des éléments de preuve produits par les Parties.

Selon le juge Yusuf, le recours à une enquête ou à une expertise dans le cadre de l’examen

des éléments techniques et scientifiques complexes qui ont été soumis à la Cour, loin d’affaiblir sa
fonction judiciaire, aurait pu l’aider à éclairer les faits et à apporter des précisions sur la validité des
méthodes utilisées pour produire les données scientifiques qui lui ont été présentées. Cela n’aurait
nullement porté atteinte au rôle du juge en tant qu’arbitre des faits, puisque c’est, en dernière

instance, à la Cour qu’il incombe de se prononcer sur la pertinence et l’importance des résultats des
travaux des experts.

M. le juge Yusuf conclut que, pour éviter les erreurs dans l’appréciation ou la détermination

des faits ⎯ erreurs qui risquent de nuire gra ndement à la crédibilité de la Cour ⎯, et pour garantir
aux Etats qui comparaissent devant elle que les faits scientifiquement complexes liés à leurs thèses
seront pleinement compris et pris en considéra tion par la Cour, celle-ci serait bien avisée, à
l’avenir, de mettre au point une méthode claire qui lui permettrait de déterminer, à un stade précoce

de ses délibérations dans une affaire, s’il est nécessaire de recourir à une expertise.

Opinion individuelle de M. le juge Greenwood

Dans son opinion individuelle, le jugeGreenwood déclare souscrire à la décision selon
laquelle l’Uruguay n’a pas manqué aux obligations de fond lui incombant en vertu du statut du
fleuve Uruguay, et à celle selon laquelle il a manqué aux obligations de nature procédurale lui

incombant en vertu des articles7 à 12 du statut. Il estime toutefois que le manquement aux - 8 -

obligations de nature procédurale est plus limité que ne l’a jugé la Cour. Selon lui, les actions que
l’Uruguay a autorisées en ce qui concerne les deux usines au cours de la période de négociations

n’étaient pas suffisantes pour constituer une viola tion de l’obligation énoncée à l’article 9 du statut
ou de celle de négocier de bonne foi.

Le juge Greenwood estime que c’est à l’Argentin e qu’il incombait d’étab lir les faits qu’elle

avançait, et ce, sur la base de la probabilité la plus forte. Il souscrit à la méthodologie adoptée par
la Cour, et à la conclusion selon laquelle l’Argentine n’a pas prouvé ses allégations de manquement
aux obligations de fond. Il ajoute qu’il importe qu’ une partie estant devant la Cour maintienne une
nette distinction entre les fonctions de témoin et d’expert, d’une part, et de conseil, d’autre part

⎯ ce qui sera utile pour la Cour et contribuera à gara ntir le respect du droit qu’a la partie adverse
de poser des questions à un expert ou un témoin. Une personne commentant des faits sur la base de
ses connaissances propres ou formulant son opinion sur des données scientifiques ne devrait pas

s’exprimer en qualité de conseil, mais avoir fait la déclaration requise à l’article 64 du Règlement
de la Cour et se soumettre à un interrogatoire.

Le jugeGreenwood conclut en appelant l’a ttention des parties sur les obligations qui
continuent d’être les leurs en vertu du statut.

Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Torres Bernárdez

1. Comme il est dit dans l’introduction de son opinion individuelle, le juge Torres Bernárdez
souscrit à nombre de conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans son arrêt, notamment celles
relatives au rejet des allégations du demandeur c oncernant la violation par le défendeur des
obligations de fond du statut du fleuve Uruguay et au démantèlement de l’usine Orion (Botnia) à

Fray Bentos. Il est également en complet accord avec les conclusions de l’arrêt pour ce qui est de
l’étendue de la compétence de la Cour et le droit applicable, la charge de la preuve et la preuve par
expertise, le rejet de la thèse du «lien intrinsèque» entre les obligations de nature procédurale et les
obligations de fond du statut, le rejet de la pr étendue «obligation de non-construction» qui pèserait

sur le défendeur entre la fin des négociations direct es et la décision de la Cour, ainsi que sur la
satisfaction comme forme de répa ration adéquate pour les manquement s aux obligations de nature
procédurale.

2. Cependant, le juge TorresBernárdez ne pa rtage pas certaines considérations de l’arrêt
relatives à la violation par le défendeur, alléguée par l’Argentin e, des obligations de nature
procédurale du statut qui sont à la base de la conclu sion de la majorité sur ce point. Il arrive à cet

égard à des conclusions très différentes de celle de la majorité. L’ opinion individuelle porte
exclusivement sur ces questions, le juge Torres Bernárdez souhaitant exposer les considérations qui
expliquent son vote contraire au point 1 du dispositif de l’arrêt.

1. Considérations préliminaires

3. Tout d’abord, le juge TorresBernárdez souligne dans son opinion que l’arrêt s’inspire

d’une «conception institutionnelle» excessive de la CARU et que, de ce fait, les motifs donnent une
vision des compétences de la commission et de son rôle dans le régime de consultation préalable
des articles 7 à 12 du statut de 1975 du fleuve Uruguay qu’il ne partage pas. Cette conception a eu,
à son avis, certaines conséquences sur la méthode d’interprétation adoptée par la majorité qui a

donné une place de choix à certains éléments inte rprétatifs au détriment d’autres, également
applicables. Or, pour le juge TorresBernárdez, la règle générale d’in terprétation codifiée par
l’article31 de la convention de Vienne sur le dr oit des traités est une règle intégrée, toutes ces
dispositions formant un tout. Certes, la règle incorpore «les règles pertinentes de droit international

applicables dans les relations entre les parties», mais elle comporte aussi d’autres éléments, et - 9 -

chacun de ces éléments doit être pondéré par l’inte rprète dans un processus d’interprétation dont le
point de départ est d’élucider le sens du texte et non pas de rechercher ab initio quelles étaient les

intentions des Parties.

4. En fait, la méthode d’interprétation adoptée par la majorité facilite une interprétation dite

«évolutive» des dispositions du statut du fleuve que le juge Torres Bernárdez approuve pour ce qui
est des règles de celui-ci relatives aux obligations de fond . Ainsi le signale le libellé de l’article 41
du statut relatif à l’obligation de protéger et de préserver le milieu aquatique et d’empêcher la
pollution des eaux du fleuve. Par ailleurs, les deux Parties dans la présente instance acceptent les

développements incontestables du droit international de l’environnement de ces dernières années.

5. En revanche, le juge TorresBernárdez ne pense pas que des méthodes d’interprétation
menant à un tel résultat évolutif se justifient en l’espèce pour ce qui est des règles du statut relatives

aux obligations de nature procédurale. Ni le libellé de ces règles dans leur contexte, ni les accords
ultérieurs convenus entre les Parties, ni la pra tique suivie par elles dans l’interprétation ou
l’application du traité, ne justifieraient que l’on applique des méthodes menant à des interprétations

évolutives. On touche ici, d’après le juge Torres Bernárdez, à la souveraineté territoriale de l’Etat,
à savoir à un domaine où les limites à la souverain eté ne se présument pas (voir : affaire du Vapeur
Wimbledon, C.P.J.I., série A n 1, p. 24).

6. D’autre part, le juge TorresBernárdez si gnale que le libellé mê me du paragraphe1 de
l’article7 du statut introduit un préalable dans l’ application de la règle car il faudra déterminer,
avant d’informer la CARU, si le projet en qu estion entre dans les prévisions de l’obligation

énoncée dans ladite disposition du statut. Or l’article 7 laisse cette qualification initiale à la Partie
qui projette la réalisation de l’ouvrage, à savoi r au souverain territorial, sans préjudice du droit de
l’autre Partie de s’opposer à cette qualification initia le. Le demandeur a confirmé dans la présente
instance son droit à la qualification initiale de ses projets et sa pratique constante a consisté, d’après

le dossier, à construire des usines industrielles sans en aviser la CARU sur cette base. Le
jugeTorresBernárdez considère que l’Argent ine ne saurait nier à l’Uruguay le droit de
qualification initiale du projet CMB (ENCE) en octobre 2003, car allegans contraria non audiendus
est.

7. Le juge TorresBernárdez souligne égalem ent que les procès-verbaux de la CARU (par
exemple ceux relatifs au projet Transpapel) illustrent bien que la question de la qualification initiale

des projets d’ouvrages a été présente aux esprits lorsqu’il s’agit des projets de construction
d’installations industrielles nationales de l’une ou de l’autre Partie sur leurs rives respectives du
fleuve et que les réponses de membres de la commission furent loin d’être uniformes. Elles
s’entrecroisent même. Par exemple, la qualifica tion initiale, en 2003, du projet CMB (ENCE) par

M.Opperti, le ministre des affaires étrangères de l’Uruguay, semble se situer dans une ligne de
pensée similaire ou très proche de celle manifestée par le chef de la délégation argentine à la
CARU, l’ambassadeur Carasales, lors du projet Transpapel.

8. En outre, le juge TorresBernárdez rappelle que les deux Parties admettent:1)que la
CARU n’a pas compétence pour approuver les projet s dont elle est informée par la partie qui
projette de réaliser l’ouvrage ; et 2) que les règles de l’article 7, tout comme les autres règles sur la

procédure de la «consultation préalable» du statut, ne relèvent pas du jus cogens et que, pourtant,
les Parties sont libres de ne pas les applique r, à une espèce donnée, aux termes d’un accord conclu
entre elles. - 10 -

2. Stade de la procédure auquel l’Uruguay était tenu d’informer la CARU
des travaux dont il projetait la réalisation

9. Selon l’arrêt, l’obligation d’informer la CARU de l’Etat qui projette les activités visées à
l’article 7 du statut «intervient à un stade où l’autorité compétente a été saisie du projet en vue de la
délivrance de l’autorisation environnementale pr éalable, et avant la délivrance de ladite

autorisation» (par. 105). Le juge Torres Bernárd ez ne partage pas cette conclusion parce qu’à son
avis le texte de l’article7, paragraphe1, du statut ne renvoie pas à un stade aussi précoce du
processus de planification de l’ouvrage. La c onclusion de la majorité s’expliquerait par la
conception institutionnelle de la CARU déjà me ntionnée et par l’articul ation qu’elle fait entre

l’obligation d’informer la CARU et le principe de prévention qui, en tant que règle coutumière, fait
partie du corps de règles du droit international de l’environnement contemporain.

10. Or, ce faisant, la majorité a introduit, d’ap rès le juge Torres Bernárdez, des limitations à
la souveraineté territoriale de l’Etat dans la phase de planification du projet industriel concerné qui
vont bien au-delà de celles explicitées à l’article 7 du statut, ou qui nécessai rement sous-entendent
son texte. La majorité prête, d’après le juge Torres Bernárdez, une intention commune «évolutive»

aux Parties en la matière dont il n’y a point de tr ace dans ledit article7, ni dans aucune autre des
règles de nature procédurale constitutives du régime de «consultation préalable» du statut de 1975,
c’est-à-dire en fonction d’une présomption. Or, on l’a vu, les limitations à la souveraineté
territoriale d’un Etat ne se présument pas.

11. Pour le juge Torres Bernárdez, l’a doption des méthodes d’interprétation propres aux
interprétations dites «évolutives» ne trouve pas de justification dans le présent contexte parce que

le libellé des dispositions constitutives du régime de «consultation préalable» du statut de 1975, y
compris donc de son article 7, n’autorisent pas, directement ou indirectement, l’interprète à le faire.
En réalité, en adoptant lesdites méthodes, le recours aux «règle[s] pertinente[s] de droit
international applicable dans les relations entre les parties» (art.31, par.3c) de la convention de

Vienne sur le droit des traités) que fait l’arrêt, ne poursuit pas le but de déterminer le stade ou le
moment où l’Etat territorial est tenu d’informer la CARU conformément au sens du texte de
l’article 7, paragraphe 1, du statut, mais plutôt la détermination du meille ur moment pour informer
la CARU du point de vue d’une application du principe coutumier de prévention du droit

international de l’environnement. L’on prête donc à la disposition conventionnelle, objet de
l’interprétation, la fonction de satisfaire aux besoins de l’application du principe coutumier de
prévention. Il en résulte, selon le juge Torres Bern árdez, que le texte, le contexte et les accords ou
pratiques ultérieurs sont des éléments rendus banals dans le processus interprétatif de l’article 7 du

statut. En outre, le juge Torres Bernárdez craint fort que la solution retenue ne devienne à l’avenir
une source additionnelle de difficulté pour l’une ou l’autre Partie ou pour toutes les deux, car elle
ne correspond plus à la pratique qu’elles ont suivie jusqu’à présent.

12. Par exemple, le juge Torres Bernárdez souligne que, selon la législation uruguayenne, la
présentation d’une demande d’autorisation environnementale préalable par un tiers, l’examen par la
DINAMA de ladite demande, voir même une év entuelle recommandation favorable de la

DINAMA aux autorités supérieures, ne signifie nullement que le projet d’activité concerné puisse
être qualifié à n’importe quelle étape de ce proces sus de projet d’activité de l’Etat uruguayen .
Pendant tout ce processus, l’Etat n’a rien retenu et , en conséquence, l’on ne peut pas dire que
«l’Uruguay projette de réaliser l’ouvrage» comme l’ exige l’article7, paragraphe1, du statut. Ce

n’est qu’après la délivrance de l’autorisation environnementale préalable (AAP) prévue par la
législation uruguayenne que l’on pourrait dire que le projet a été retenu par l’Etat Uruguayen et
seulement aux fins de sa viabilité environnementale . En effet, les AAPs du droit uruguayen

n’autorisent pas des activités de construction d’aucune sorte, car le titulaire d’une AAP a seulement
le droit de demander une autorisation ou un permis de construction. - 11 -

13. Le juge TorresBernárdez ne trouve p as non plus que ce soit une bonne solution de
définir, comme fait l’arrêt, le stade où l’on doit informer la CARU en fonction des dispositions ou

des règlements de la législation de l’Etat concerné, dans la mesure où l’obligation de droit
international d’informer la CARU se trouve alors subordonnée dans son application à la législation
nationale de l’une ou de l’autre Partie. Ceci peut avoir la conséquence fâcheuse qu’une partie
pourrait être tenue d’informer la CARU de ses projets plutôt qu’une autre. Le

jugeTorresBernárdez ne pense pas que l’on puisse attribuer une telle intention aux auteurs du
statut du fleuve Uruguay de 1975.

14. Pour le juge Torres Bernárdez, il découle clairement du texte de l’article 7, paragraphe 1,
du statut que l’obligation d’informer la CARU a trai t à la «réalisation» de l’ouvrage projeté, car le
texte authentique espagnol ne présente aucune ambiguïté à cet égard. Il ne faut pas simplement que
l’Etat projette l’ouvrage. Il faut encore, d’après le texte de la disposition, que «l’Etat projette la

réalisation de l’ouvrage» parce que ce n’est que pendant la réalisation de l’ouvrage que des
activités ou des travaux d’ordre physique y afférant pourraient affecter la navigation, le régime du
fleuve ou la qualité de ses eaux et, de ce fait, causer un préjudice sensible à l’autre Etat, le fleuve
étant une ressource naturelle partagée. La simple délivrance par une administration publique d’une

«autorisation» n’est pas une activité ou un acte susceptible de provoquer de tels effets. Selon le
juge Torres Bernárdez, les éléments interprétatifs qui conforment la règle générale d’interprétation
de l’article31 de la convention de Vienne pr ésents en l’espèce, n’avalisent point la thèse selon

laquelle l’information à la CARU ⎯ aux fins de l’article 7, paragraphe 1, du statut ⎯ doit précéder
«toute autorisation» telle que, par exemple, une AAP du droit uruguayen.

15. Compte tenu des considérations précédentes, le juge TorresBernárdez est d’avis que

cette question soit résolue par l’interprète par référe nce à la règle de droit international général qui
prescrit qu’en cas de silence du texte, l’obligation d’ informer ou de notifier doit être faite, selon le
cas, «en temps utile» ou «opportun» (timely ou in a timely manner) , c’est-à-dire avant que la

réalisation du projet n’ait atteint un stade trop avancé au-delà duquel l’appréciation du préjudice
potentiel de l’installation industrielle serait trop tardive pour offrir le moindre remède, ce qui serait
certainement contraire à l’article 7, paragraphe 1, du statut. Ceci impliquerait, d’après le juge, que
l’Etat auteur de la communication dispose, au mo ment de la transmission de l’information ou de la

notification, des informations techniques solides sur des aspects essentiels de l’ouvrage.

16. En tout cas, pour le juge TorresBernárdez, à la date de la conclusion des accords du
2mars2004 et du 5mai2005, que l’on examinera ci -dessous, la période pour informer la CARU

timely, ou in a timely manner, de la réalisation du projet d’usine CMB (ENCE) et du projet d’usine
Orion (Botnia) n’était point épuisée, car l’Uruguay av ait toujours la possibilité de le faire en temps
utile ou d’une manière adéquate aux fins des buts poursuivis par l’information. Ainsi, l’Uruguay

n’a pu violer à la date de la conclusion de ses accords l’obligation d’informer la CARU de
l’article7, paragraphe1, du statut car «le fa it de l’Etat ne constitue pas une violation d’une
obligation internationale à moins que l’Etat ne soit pas lié par ladite obligation au moment où le fait
se produit» (articles sur la responsabilité internati onale de l’Etat pour fait internationalement

illicite, art. 13).

17. Il n’y a donc pas eu pour le juge Torres Bernárdez de «retard illic ite» de la part de
l’Uruguay en ce qui concerne l’obligation d’informer la CARU avant la conclusion desdits accords

ultérieurs, les deux Parties ayant affirmé d’a illeurs que les faits constitutifs de violations
éventuelles d’ordre procédural portant sur les articles7 à12 du statut sont à qualifier comme des
faits à caractère «instantané». - 12 -

3. La portée et le contenu des accords mutuellement convenus entre les Parties
le 2 mars 2004 et le 5 mai 2005

18. L’opinion constate que dans le cas d’ENCE comme dans celui de Botnia, les Parties ont
décidé, d’un commun accord, de se passer de l’examen sommaire de la CARU prévu à l’article7
du statut du fleuve Uruguay et de procéder i mmédiatement aux négociations directes visées à

l’article12. D’ailleurs, dans les deux cas, l’Ar gentine fut la Partie qui sollicita d’engager des
consultations directes avec l’Uruguay à des mo ments où la CARU ne c onstituait pas un cadre
viable, soit parce qu’elle avait suspendu ses sess ions, soit parce qu’elle se trouvait dans une
impasse. Ceci n’a rien de surprenant car lorsque le s Parties ne parviennent pas, dans le cadre de la

CARU, à un accord sur l’impact des travaux envisagés sur l’écosystème associé au fleuve Uruguay,
la question «quitte la sphère de compétence de la commission et est renvoyée pour examen au
niveau des gouvernements» (exposé du ministre argentin des affaires étrangères, M. Taiana, devant
la commission des affaires étrangères de la Chambre argentine des députés du 14 février 2006).

19. D’autre part, les règles énoncées aux articles7 à12 du statut n’étant pas des règles
impératives (jus cogens) , rien n’empêchait les Parties de décider d’un commun accord de passer

immédiatement aux consultations ou négociations directes sans avoir à suivre les modalités du
statut. C’est justement ce que, selon le juge Torres Bernárdez, les Parties ont fait en concluant tout
d’abord l’arrangement des ministres des affaires étrangères du 2 mars 2004 (accord Bielsa-Opperti)
et, plus tard, l’accord des présidents du 5 mai 2005 (accord Vázquez-Kirchner créant le groupe de

travail de haut niveau (GTAN)), accords dont les effets dérogatoires sont pleinement reconnus par
l’opinion. Ceci est à la base du désaccord du juge Torres Bernárdez avec la majorité car, en effet,
l’arrêt, aux paragraphes 128 et 138, reconnait que les accords en question engagent les Parties dans
la mesure où elles y ont consenti, mais rejette qu’ils aient eu en l’espèce des effets dérogatoires du

régime du statut.

a) L’accord des ministres des affaires étrangères du 2 mars 2004

20. Le 9octobre2003, le MVOTMA a procédé à la délivrance à ENCE d’une autorisation
environnementale préalable (AAP) de l’usine de pâte à papier «Celulosas de M’Bopicuá S.A.»
(CMB) sur la rive uruguayenne du fleuve Uruguay à FrayBentos, près du pont international

GeneralSanMartín, et en face de la région argentine de Gu aleguaychú, où la population avait
manifesté contre l’usine. L’Argentine a considéré que ce fait violait l’article 7 du statut du fleuve
et a réagi contre la délivrance à ENCE de l’AAP en question, notamment en cessant de participer
aux sessions de la CARU, situation qui s’est pr olongée jusqu’à la conclusion de l’accord du

2 mars 2004.

21. A cet égard, le juge TorresBernardez souligne que, malgré la situation à la CARU, les

Parties ont continué à traiter du projet CMB (ENC E) au niveau supérieur des ministres ou des
ministères des affaires étrangères, et que l’Argentine a reçu de l’Uruguay l’ensemble de
l’information relative audit projet seulement que lques jours après la délivrance de l’AAP de
l’ENCE, à savoir le 27 octobre et le 9 novembre 2003. Ces informations ont permis aux conseillers

techniques de l’Argentine d’étudier le projet CMB (ENCE) et de rendre un rapport à leurs autorités
en février 2004, dans lequel ils ont conclu qu’il n’y avait pas d’impact environnemental significatif
du côté argentin du fleuve, ce qui fut reconnu dans certains documents argentins, ainsi que par les
propres délégués argentins auprès de la CARU. Selon le juge TorresBernárdez, ce rapport a

rassuré l’Argentine quant aux effets éventuels de la construction de l’usine litigieuse, ouvrant ainsi
la voie à de nouvelles réunions des Parties et, finalement, à la conclusion de l’accord
Bielsa-Opperti le 2 mars 2004. - 13 -

22. Lors de la présente instance, l’Arge ntine a souligné que l’accord du 2mars2004
n’écartait pas l’application en l’espèce de l’article 7 du statut du fleuve Uruguay. Mais les

déclarations faites à la presse par les ministres d es affaires étrangères, les projets échangés par les
ambassadeurs M.Sguiglia (Argentine) et M.Sade r (Uruguay) dans le but de consigner par écrit
l’accord oral des ministres, le texte même de l’accord repris dans les minutes de la CARU du
15 mai 2004 ainsi que d’autres éléments de preuve documentaires d’origine officielle argentine, ont

emporté la conviction du juge Torres Bernárdez dans le sens contraire.

23. Pour lui, ces éléments font résolument pe ncher la balance en faveur de la version des

faits présentée par l’Uruguay dans ses pièces écrites et lors de la phase orale, à savoir, que les
ministres des affaires étrangères avaient convenu qu e l’usine CMB (ENCE) de pâte à papier serait
construite à Fray Bentos à la condition : 1) que la CARU garde un certain contrôle sur des aspects
techniques relatifs à la construction de l’usine d écrits dans l’accord (ce qui n’a rien à voir avec

l’examen sommaire de l’article7, paragraphe1, du statut); et 2)que soit établi, lors de la phase
opérationnelle de l’usine, un suivi ou monitoring de la qualité des eaux du fl euve par la CARU le
long de la zone de l’emplacement de l’usine. La phase de «planification» de l’usine dont relève
l’obligation d’informer la CARU, conformément à l’article7 du statut, se situe avant l’accord

Bielsa-Opperti, lequel est tourné vers l’avenir, c’est-à-dire vers la phase de la «construction» et de
la «mise en service» de l’usine.

24. Le texte de l’accord Bielsa-Opperti fut entéri né dans le procès-verbal de la CARU de la
session extraordinaire du 15 mai 2004 (première réun ion de la commission depuis octobre 2003) et
dûment authentifié par les signatures des chefs de la délégation argentine auprès de la CARU,
M. Roberto García Moritán, et de la délégation de l’Uruguay, M. WalterM.Belvisi, ainsi que par

celle du secrétaire administratif de la CARU, M.SergioChave. Or, dans le texte de ce
procès-verbal de la CARU, le juge TorresBern árdez ne trouve pas un seul passage, voire un seul
mot, pour pouvoir soutenir que l’accord Bielsa-Opperti impliquait un retour à la commission aux
fins de l’article 7, paragraphe 1, du statut.

25. Pour le juge TorresBernárdez, le texte dudit procès-verbal prouve exactement le
contraire. En effet, dans le point I des coïncidences spécifiques, il est dit que la CARU recevra et

étudiera, en tenant compte des termes compri s dans l’arrêté342/2003 du ministère uruguayen du
logement, de l’aménagement du territoire et de l’environnement (MVOTMA) du 9octobre2003
octroyant à ENCE l’AAP du projet CMB, les plans de gestion environnementale pour la
construction et le fonctionnement de l’usine déposés par l’entreprise au Gouvernement uruguayen,

une fois que celui-ci les aura remis, ainsi que les actions exigeant une mise en place et des études
additionnelles faites par l’entrep rise avant leur approbation, «tout en formulant des observations,
des commentaires et des apports qui seront transm is à l’Etat uruguayen pour leur acquittement et
qu’il tranche avec l’entreprise». D’autre part, par rapport à la phase opérationnelle da ns le point II

des coïncidences spécifiques, le texte dit qu’un monitoring sur la qualité environnementale devra
être réalisé suivant les prévisions du statut du fleuve Uruguay, notamment son chapitreX,
articles 40 à 43, et que les deux délégations coïncident en ce que, compte tenu de la taille du projet
et des possibles effets en découlant, la CARU adoptera des procédures de conformité avec le

présent acte.

26. Dans son opinion, le juge TorresBernárdez souligne que l’extrait pertinent du

procès-verbal du 15 mai 2004 se termine par une décision de la commission qui exécute dans toute
son intégralité le contenu de l’accord conclu le 2mars2004 entre les ministres M.Bielsa et
M. Opperti, accord qui, comme il était alors admis pa r le président de la délégation argentine à la
CARU, M.Moritán, impliquait «an important lim iting factor in our position» sur la procédure

prévue à l’article 7 du statut. Pour le juge Torres Bernárdez, d’après la teneur des déclarations des - 14 -

uns et des autres, personne ne s’attendait plus à ce que la CARU exerce, en ce qui concerne
l’usine CMB (ENCE), ses compétences générales, conformément aux articles7 à18 du statut,

mais seulement les tâches particulières c onvenues dans l’accord Bielsa-Opperti.
Le juge TorresBernárdez cite aussi dans son opinion individuelle des passages de certains
documents officiels argentins de l’époque qui c onfirment, d’après lui, la portée de l’accord du
2 mars 2004, notamment : 1) une déclaration du ministère argentin des affaires étrangères figurant

dans un rapport au Sénat pour l’année 2004 ; 2) une déclaration du ministère argentin des affaires
étrangères figurant dans un rapport présenté à la Chambre des députés pour l’année 2004; et 3) une
déclaration figurant dans le rapport annuel sur l’ état de la nation pour l’année2004, établi par les
services du président argentin.

27. Dans ces deux derniers documents, il est déclaré expressément que l’accord bilatéral du
2 mars 2004 a mis fin à la controverse sur l’installati on d’une usine de pâte à papier à Fray Bentos.

Il découle donc de ces documents que l’accord Bielsa-Opperti a établi une procédure de
substitution de la procédure du statut et aussi que cette procédure fut étendue par la suite à Orion
(Botnia) car, dans certains de ces documents, il est question des «deux usines» ou «de l’installation
possible d’usines de pâte à papier sur la rive de l’Uruguay». Le juge Torres Bernárdez rappelle en

outre que, lors de la création du GTAN, le communiqué de presse conjoint du 31mars2005 fait
état également «des usines de pâte à papier» que l’on construit dans la République orientale de
l’Uruguay. Et la CARU et sa sous-commission de la qualité des eaux et de la prévention de la
pollution ont fait de même, car PROCEL porte le titre de «Plan de monitoring de la qualité des

eaux du fleuve Uruguay à proximité des usines de pâte à papier».

28. Le juge TorresBernárdez est donc en désaccord avec les conclusions, aux

paragraphes129 et 131 de l’arrêt, où la Cour ⎯tout en admettant que l’arrangement du
2mars2004 est bel et bien une procédure de substitution de la procédure du statut ⎯
conclut:1)qu’elle ne saurait accueillir la prét ention de l’Uruguay selon laquelle l’arrangement

aurait mis un terme au différend relatif à l’us ine CMB (ENCE) qui l’opposait à l’Argentine
concernant la mise en Œuvre de la procédure prévue à l’article 7 du statut car l’information ⎯ que
l’Uruguay était convenue dans l’arrangement Bielsa-Opperti de transmettre à la CARU ⎯ n’a

jamais été transmise; et 2)qu’elle ne saurait non plus accueillir la prétention de l’Uruguay selon
laquelle la portée de l’arrangement aurait été étendue par la suite par les Parties au projet Orion
(Botnia), parce que «les deux usines» n’ont été me ntionnées qu’à partir de juillet2004 dans le
cadre du plan PROCEL qui concerne des mesur es de suivi et de contrôle de la qualité

environnementale des eaux du fleuve, mais non les procédures de l’article 7 du statut.

29. En ce qui concerne les conclusions de la majorité de la Cour sur la non-application de
l’arrangement du 2mars2004 par l’Uruguay, le juge TorresBernárdez rappelle que l’Uruguay

participe pleinement, tout comme l’Argentine, à l’élaboration au sein de la CARU du plan
PROCEL définitivement adopté par la commission le 12novembre2004, plan qui fut appliqué
jusqu’à ce que les délégués argentins se soient retirés. Quant à la non-transmission de

l’information technique relative à la construction de l’usine CMB (ENCE), l’Uruguay n’a jamais eu
la possibilité de le faire car l’usine ne fut pas cons truite. Le seul plan de gestion environnementale
(PGA) qui existe de cette usine concerne le «défrichement des travaux de terrassement» du
28novembre 2005. Il n’y en a pas eu d’autres pour ce qui est de la constr uction de cette usine à

FrayBentos dont le projet fut finalement ab andonné par ENCE. En ce qui concerne Orion
(Botnia), les travaux de construction d’usine sur le terrain n’ont été autorisés que le 18 janvier 2006
et se sont développés après la fin formelle des négociations directes au sein du GTAN que l’arrêt
place au 3février2006 (par.157). En outre, l’Ur uguay a transmis à la CARU par télécopie du

6décembre2006 «le dossier administratif du proj et d’usine de production de cellulose kraft,
demande d’autorisation environnementale préalable sollicitée par Botnia S. A.», c’est-à-dire avec
l’octroi par le MVOTMA de l’AAP de Botnia du 14 février 2005. Compte tenu de ces faits, le juge - 15 -

Torres Bernárdez considère que l’arrangement du 2 mars 2004 a été parfaitemen t appliqué dans la
mesure où il a été possible de le faire matériellement (impossibilium nulla obligatio est).

30. Pour ce qui est de la conclusion de la ma jorité sur l’application de l’arrangement du
2 mars 2004 aux «deux usines», le juge Torres Be rnárdez signale que l’on y trouve des références

non seulement dans les documents de la CARU sur PROCEL, mais également dans d’autres
documents au dossier de l’affaire. Il ne faut pas oublier que l’Argentine était au courant du projet
Botnia au moins en novembre2003, lorsque ses représentants officiels rencontrèrent les
représentants de la société, et que la CARU elle-même en avait pris connaissance au mois

d’avril 2004, lors de sa première rencontre avec les représentants de la société.

b) L’accord des présidents du 5 mai 2005 portant création du GTAN

31. La délivrance le 14février2005 par le Gouvernement uruguayen sortant de l’AAP du
projet d’usine Orion (Botnia) ⎯ date à laquelle l’arrangement Bielsa-Opperti du 2 mars 2004 était
toujours en vigueur entre les Parties ⎯donna lieu à un nouveau désaccord au sein de la CARU

dans un contexte politique d’opposition grandissante à la constructi on des deux usines de la part de
la population de la province argentine d’Entre Ríos. Des manifestations massives ont eu lieu et des
routes internationales et de ponts sur le fle uve Uruguay ont été bloqués, notamment le pont
GeneralSanMartín qui fut fermé à la circula tion comme résultat des actions promues par le
er
mouvement des «asambleistas» de Gualeguaychú. En outre, le 1 mars2005 un nouveau
Gouvernement uruguayen est entré en fonctions suite à l’installation du président Tabaré Vázquez.
Ces événements ont conduit les gouvernements des deux pays à se pencher directement sur la
question d’établir un groupe de travail de haut niveau (GTAN).

32. Le juge TorresBernárdez rappelle dans s on opinion que ce fut la Partie argentine qui a
pris l’initiative, encore une fois, de proposer que la question des usines de pâte à papier soit traitée

par les deux gouvernements en dehors de la CARU. Ce fut en effet le minist re argentin M. Bielsa
qui proposa dans une lettre du 5mai2005 adressée au ministre uruguayen M.Gargano que la
situation appelait «une intervention plus directe des autorités compétentes chargées de la protection
de l’environnement avec la coopération des établissements universitaires spécialisés» quoique

«sans préjudice des procédures de contrôle et de surveillance de la qualité de l’eau mise en place
par la CARU». Cette lettre du ministre Bielsa tr ansmet en outre à son homologue uruguayen les
demandes du gouvernement de la province d’Entre Rí os, y compris la question de l’emplacement
des usines.

33. Le texte de l’accord des présidents TabaréVázquez et NéstorKirchner portant création
du GTAN fut l’objet d’un communiqué de presse argentino-uruguayen en date du 31 mai 2005 qui

est reproduit au paragraphe 132 de l’arrêt. A la lumi ère de ce texte, et compte tenu de la lettre de
M.Bielsa à M.Gargano, le juge TorresBernár dez considère évident que les Parties ont convenu
mutuellement de passer outre les modalités des articles7 à11 du statut au bénéfice des
«négociations directes» immédiates au sein du GTAN; négociations prévues à l’article12 du

statut, comme le confirme expressément l’Argentine dans le paragraphe 4 de la requête introductive
de la présente instance et dans sa note diplom atique du 14décembre2005 constatant l’échec des
négociations directes au sein du GTAN.

34. De l’accord des présidents du 5mai2005, il s’ensuit, d’après le juge TorresBernárdez,
qu’il ne fut point question, à cette date, de reve nir sur la procédure conve nue le 2 mars 2004 pour
CMB (ENCE) et étendue par la suite à Orion (Botnia). Cette conclusion se base sur le fait que les

éléments encore pendants de discussion censés être examinés par les Parties au sein du GTAN - 16 -

concernaient uniquement ⎯ selon le texte de l’accord des présidents ⎯ le complément d’études et
d’analyses, d’échanges d’information et de suiv i des conséquence qu’aura, sur l’écosystème du

fleuve qu’ils partagent, le fonctionnement des usines (les deux usines) de pâte à papier en train
d’être construites dans la Ré publique orientale de l’Uruguay . Il n’est plus question de la
planification ou de la construction des usines concernées mais de l’avenir, à savoir, des
conséquences du fonctionnement de ces usines sur l’écosystème du fleuve.

35. Le juge TorresBernárdez est d’accord avec l’arrêt que le communiqué de presse du
31 mai 2005 est l’expression d’un accord entre les deux Etats pour créer un cadre de négociation, le

GTAN, dans le but de permettre aux négociations prévues à l’article 12 du statut d’avoir lieu.
Mais, pour lui, le communiqué n’est que cela. Ce qui est particulièrement relevant du communiqué
est, selon lui, le fait qu’il ne remet pas en qu estion l’accord Bielsa-Opperti du 2 mars 2004, accord
qui était toujours en vigueur à la date de la conclusion de l’accord des présidents du 5mai2005.

Ainsi, le communiqué du 31mai2005 confirme, selon le juge TorresBernárdez, l’existence et la
portée de l’accord du 2mars2004. En d’autr es termes, en concluant l’accord de mai2005,
l’Uruguay n’a pas renoncé aux droits qui sont les siens en vertu de l’accord de mars 2004.

36. L’interprétation selon laquelle l’accord de mai2005 aurait octroyé à l’Argentine des
droits de regard considérables sur les usines (qui vont bien au-delà des articles pertinents du statut
de 1975) sans aucune contrepartie de sa part, n’est pas pour le juge TorresBernárdez une

interprétation tenable par rapport a ux faits de la cause. En outre, la lettre du ministre Bielsa du
5 mai 2005 qui, par sa teneur, fait partie des «trava ux préparatoires» de l’accord des présidents ne
confirme pas non plus les conclusi ons de l’arrêt sur cette question. Le juge TorresBernárdez est
donc en complet désaccord avec les conclusions de la majorité figurant aux paragraphes 140 et 141

de l’arrêt. Pour lui, pacta sunt servanda , avec la bonne foi y afférente, gouverne certes les rapports
entre les Parties pour ce qui est de l’interprétati on de l’application des dispositions du statut de
1975, mais aussi les accords ultérieurs du 2 mars 2004 et du 5 mai 2005.

37. Le juge TorresBernárdez ne partage pas non plus la conclusion de la majorité au
paragraphe 142 de l’arrêt selon lequel la ré férence dans le communiqué de presse du 1 ermai 2005
«aux usines de pâte à papier que l’on construit dans la République orientale de l’Uruguay» constate

un simple fait. Pour lui, elle constate, certes, un fait, mais un fait qui reflète une relation de droit
entre les Parties qui découle à la fois du statut de 1975 et de l’arrangement du 2mars2004, ainsi
que de l’accord des présidents du 5 mai 2005.

c) La procédure pour les usines de pâte à papier à Fray Bentos établie par les accords

38. Dans les paragraphes 77 à 88 de son opinion individuelle, le juge Torres Bernárdez décrit

les traits les plus saillants de la procédure de s ubstitution convenue par les Parties pour traiter de la
question des usines de pâte à papier sur la ri ve uruguayenne du fleuve Uruguay à Fray Bentos,
procédure par rapport à laquelle la conduite des Parties doit être appréciée dans la présente
instance. Cette procédure ad hoc a maintenu le régime de négocia tions directes et le règlement

judiciaire, mais a écarté les m odalités procédurales prévues aux articles7 à11 du statut de 1975.
Dans ces paragraphes, le juge Torres Bernárdez souligne, d’une part, que la procédure adoptée en
l’espèce par les Parties a donné à la CARU des co mpétences en la matière d’une nature beaucoup
plus substantielle que le statut et, d’autre part, que la procédure convenue a été plus favorable à la

protection des intérêts de l’Argentine que les moda lités des articles 7 à 11 du statut dans toute une
série des questions (niveau des consultations ; extension de la c onsultation aux phases de
construction et de fonctionnement ; ampleur de l’information r eçue; évaluation de donnés avec
coopération de l’autre partie; élargissement des dé lais statutaires). Le juge signale également

qu’aucune des Parties n’a demandé à la CARU de régler leur litige par voie de conciliation. - 17 -

4. Les obligations de l’Uruguay pendant la période de négociations directes

39. En ce qui concerne la question de savoir si la conduite de l’Uruguay pendant la période
des négociations directes au sein du GTAN a été conforme à ses obligations juridiques vis-à-vis de
l’Argentine, compte tenu de la portée du prin cipe de l’obligation de négocier, le juge
TorresBernárdez n’a pas l’ ombre d’un doute que cette obligation existe en droit international et

qu’étant donné son importance pour les relations in ternationales, la Cour soit exigeante lorsqu’il
s’agit de la faire respecter, car la confiance réciproque est une condition inhérente de la coopération
internationale. Toutefois, le juge Torres Bernárdez est en désaccord avec l’application qu’en fait la
majorité aux circonstances de la présente espèce pour ce qui est de l’obligation de non-construction

pendant la période de négociations directes. Ce désaccord concerne tant la portée temporelle que la
portée matérielle de l’obligation considérée.

40. Au sein du GTAN l’Uruguay ⎯de même que l’Argentine d’ailleurs ⎯était obligé d’y
participer de bonne foi, sans a priori , de manière que la négociation ait un sens, et d’être disposé à
tenir raisonnablement compte des vues de l’autre Partie, sans pour autant être obligé d’arriver à un
accord car, en droit international, l’engagement de négocier n’implique pas l’obligation de

s’entendre. Le GTAN devait produire un rapport dans un délai de cent quatre-vingtsjours; les
travaux du GTAN ayant débuté le 3 août 2005, l’Uruguay serait en principe obligé de se conduire
en conformité avec l’obligation de non-construction jusqu’à la fin des négociations du GTAN fixée
par l’arrêt au 3 février 2006.

41. Or, le juge Torres Bernárdez considère à la lumière des éléments de preuve soumis à la
Cour que la date du 3 février 2006 n’est que celle de la fin formelle des négociations, car celles-ci

se trouvaient selon ces éléments dans une impasse bien avant cette date. Dans une telle
circonstance, le juge TorresBernárdez estime c ontraire à la bonne administration de la justice
d’obliger les Parties à attendre que le délai formel soit entièrement révolu avant de se libérer de
l’obligation considérée, car l’on ne doit pas exiger d’un Etat qu’il adopte un comportement

manifestement illusoire et dépourvu de portée ou qui s’est déjà révélé vain (voir à ce
propos : l’opinion individuelle du juge Tanaka, Barcelona Traction, Light and Power Company,
Limited (Belgique c. Espagne), deuxi ème phase, arrêt, C.I.J.Recueil1970 , p.145). Les notes
diplomatiques argentines du 14décembre2005, du 26 décembre 2005 et du 12 janvier 2006

versées au dossier confirment d’après lui l’ impasse dans laquelle le processus du GTAN s’est
trouvé à la fin novembre 2005 environ.

42. La note diplomatique du 14décembre 2005 est, pour le juge TorresBernárdez,
déterminante à cet égard car, dans cette note formelle, la République ar gentine notifie à la
République orientale de l’Uruguay sa «conclusion», à savoir:1)que, du fait que les négociations
directes des Parties au sein du GTAN n’ont pas abouti à un accord, conformément aux termes de

l’article12 du statut du fleuve Uruguay, la pro cédure prévueau chapitreXV du statut du fleuve
Uruguay (règlement judicaire) est devenue appli cable ; 2) qu’une controverse concernant
l’interprétation et l’application du statut du fl euve Uruguay est posée;et 3)que les négociations
directes, visées à l’article60 du statut, sont en cours depuis le 3août2005 (date de la première

réunion du GTAN) concernant la controverse dé rivée des autorisations unilatérales pour la
construction des usines industrielles concernées (CMB et Orion). Ainsi, la date à retenir pour
déterminer la fin de l’obligation de non-cons truction de l’Uruguay en l’espèce est, selon le

juge Torres Bernárdez, la date de la note diplomatique argentine du 14 décembre 2005.

43. En outre, la note diplomatique argentine du 14décembre2005 précise qu’en ce qui
concerne la controverse dérivée de l’autorisation unilatérale du port de Botn ia, rendue formelle en

vertu du procès-verbal de la CARU du 14 octobre 2005 (mentionnée aussi dans la note du président - 18 -

de la délégation argentine à la partie uruguayenne présentée lors de la réunion de la CARU du
17novembre2005), les négociations directes sont en cours depuis aujourd’hui, à savoir depuis le

14 décembre 2005. Ceci fut confirmé par le ministre des affaires étrangères de l’Argentine,
M.Taiana, le 12février2006, devant la commission des affaires étrangères de la Chambre
argentine des députés où il précise que :

«in relation with the port construction project, the purpose of the note [of
14 December 2005] was to determine [that] the day of presentation to Uruguay would
be the start date from which to compute the period in which to carry out direct
negotiations». (Requête introductive d’instance de l’Argentine, annexeIII, p.17 du

texte anglais.)

44. Pour ce qui est de la portée matérielle de l’obligation considérée, le

juge Torres Bernárdez n’est pas non plus d’accord av ec les conclusions de la majorité qui figurent
dans l’arrêt car, d’une part, elles ne font pas de distinction entre «les actes administratifs
d’autorisation environnemental d’un ouvrage» et «les autorisations ou plans de construction de
l’ouvrage lui même», et, d’autre part, elles ne distinguent pas non plus les activités ou travaux

présentant «un caractère préparatoire» à l’ouvrage et les «travaux de construction» de l’ouvrage
interdits par l’obligation. Le juge TorresBernár dez regrette, en particu lier, que la bonne règle
juridique dégagée en la matière par la C our dans l’affaire relative au Projet Gab ćíkovo-Nagymaros
(Hongrie/Slovaquie) n’ait pas reçu d’application dans la présente affaire car, comme la Cour a

déclaré à l’époque :

«Un fait illicite ou une infraction est fréquemment précédé
e d’actes
préparatoires qui ne sauraient être confondus avec le fait ou l’infraction eux-mêmes.

Il convient de distinguer entre la réalisa tion même d’un fait illicite (que celui-ci soit
instantané ou continu) et le comportement antérieur à ce fait qui présente un caractère
préparatoire et «qui ne saurait être traité comme un fait illicite».» (Arrêt,
C.I.J. Recueil 1997, p. 54, par. 79.)

45. Pour le juge TorresBernárdez, les faits reprochés à l’Uruguay par l’arrêt ⎯en ce qui

concerne le projet CMB (ENCE) ainsi que le projet Orion (Botnia) ⎯ont un caractère
«préparatoire» par rapport aux travaux de construction d’usine comme tels et pourtant ils se situent
en dehors du champ d’application matérielle de l’obligation de non-construction de l’Uruguay
pendant la période de négociations du GTAN. Seul le PGA intitulé «Plan de Gestion Ambiental de

las Obras Civiles Terrestres Planta de Celulosa Bo tnia Fray Bentos PGAV Version», en date du
18 janvier 2006, rentrerait en principe dans ledit champ d’application. Mais étant donné que la date
de ce plan est postérieure à la note diplomatique de l’Argentine du 14 décembre 2005, il ne rentre
pas dans le champ d’application temporelle de l’obligation de non-construction (voir paragraphe 25

ci-dessus).

46. Il ne reste donc que la question de l’autorisation de la construction du port de Botnia. A

ce propos, le juge Torres Bernárdez rappelle que l’autorisation environnementale préalable (AAP)
pour l’usine Orion (Botnia) du 14 février 2005 a été concédée par l’Uruguay à la fois pour l’usine
de production de pâte à papier et pour son terminal portuaire et , également, qu’une résolution
uruguayenne du 5juillet2005 qui autorisait Botnia à faire usage du lit du fleuve pour construire

ledit terminal. Mais, il rappelle également qu’un mo is environ après cette dernière résolution, le
3août2005, les délégations de l’Argentine et de l’Uruguay sont convenues, lors de la première
séance du GTAN, de renvoyer sans conditions le projet de terminal portuaire de Botnia à la CARU. - 19 -

Suite à cette entente, l’Uruguay a transmis la r ésolution uruguayenne du 5 juillet 2005 à la CARU

par note diplomatique du 15 août 200 5, conformément à l’article 7 du statut et, le 13 octobre 2005,
a fourni à la commission des informations comp lémentaires sur le projet demandées par la
délégation argentine.

47. Ainsi, le projet de terminal portuaire de Botnia ne fit pas l’objet, par convention des
Parties, des «négociations directes» du GTAN. Mais, il n’a pas été non plus examiné par la CARU
aux fins de l’article7 du statut car l’Argentine a bloqué l’examen sommaire de ce projet à la

commission sur la base du refus de l’Uruguay de susp endre les travaux de construction du port. Il
s’ensuit que la controverse concernant le terminal portuaire de l’us ine Orion (Botnia) qui, en effet,
fait partie de la requête du demandeur du 4mai2006, ne semble pas au jugeTorresBernárdez
recevable car elle n’a pas suivi les étapes des articles 7 et suivants du statut, et n’a pas non plus été

l’objet de «négociations directes», au sein du GTAN ou ailleurs, condition exigée par l’article60
du statut pour pouvoir saisir la Cour d’une cont roverse quelconque concernant l’interprétation ou
l’application du statut du fleuve Uruguay. En out re, la période de cent quatre-vingtsjours que
l’article 12 du statut réserve aux «négociations directes» n’a pas été non plus respectée car, en effet,

entre la note diplomatique argentine du 14déce mbre2005 et le 4mai2006, date du dépôt de la
requête, il n’y a que cent quarante et un jours environ.

48. Quant au fond, le juge TorresBernárdez considère que le projet du port de Botnia ne
semble pas être un ouvrage suffisamment important («de entidad suficiente») rentrant dans les
prévisions de l’article 7, paragraphe 1, du statut. En 2001, l’Uruguay a informé la CARU du projet
de construction du port de M’Bopicua, après la délivrance de son AAP, sans que cela eut empêché

les deux délégations de conclure rapidement au sein de la CARU que le port en question, bien plus
grand que celui de Botnia, ne représentait aucune menace pour la navigation, le régime du fleuve
ou la qualité de ses eaux. Il ne semble donc pas qu’il existe objectivement un différend entre les
Parties sur la viabilité environnementale du port de Botnia. En outre, entre 1979 et 2004,

l’Argentine a autorisé la construction ou la ré habilitation de ports de son côté du fleuve à
Fédération, Concordia, Puerto Yuqueri et Concep cion del Uruguay, sans en informer la CARU et
sans notifier ni consulter l’Uruguay.

49. Compte tenu des considérations précédent es, le juge TorresBernárdez ne peut donner
son assentiment à la conclusion figurant au paragr aphe149 de l’arrêt. En revanche, étant donné
que les manquements de l’Uruguay constatés pa r l’arrêt sont en eux-mêmes d’une nature

procédurale et mineurs quant à leur gravité ⎯dans le sens qu’aucun d’entre eux n’équivaut à un
«material breach» ⎯le juge TorresBernárdez est d’accord avec l’arrêt lorsqu’il considère la
«satisfaction» comme le remède de droit international approprié.

Conclusion générale

50. Vu l’ensemble des considérations précédentes, le juge Torres Bernárdez est en désaccord

avec les conclusions de la Cour relatives aux manquements par l’Uruguay de ses obligations de
nature procédurale vis-à-vis de l’Argentine, obje t de la présente instance. C’est la raison pour
laquelle il a voté contre le point 1 du dispositif de l’arrêt. - 20 -

Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Vinuesa

Dans son opinion dissidente, le juge ad hoc Vinuesa indique tout d’abord que, s’il s’associe à
la Cour lorsque celle-ci conclut que l’Uruguay a manqué aux obligati ons de nature procédurale lui
incombant en vertu du statut de1975, il s’en démarque en ce qui concerne le lien entre les

violations des obligations de cette nature et cel les des obligations de fond prévues par le statut,
estimant que les premières constituent elles-mêmes des violations d’obligations de fond. Il affirme
ensuite que, dûment interprété à la lumière du droit international coutumier et de la convention de
Vienne de 1969 sur le droit des traités, le statut de1975 impose de prolonger l’obligation de

non-construction mise à la charge de l’Uruguay, obl igation qui ne cessera qu’une fois le différend
définitivement réglé par la Cour. S’agissant de la question des réparations dues à raison des
manquements aux obligations de nature procédurale, le jugeadhoc Vinuesa considère que, si les
circonstances propres à l’affaire ⎯ manquements répétés de l’Uruguay et mesures prises par lui de

mauvaise foi ⎯ auraient justifié que la Cour impose à ce dernier une obligation de non-répétition,
cette obligation est implicitement contenue dans son arrêt, et est en outre commandée par les
principes de bonne foi contenus dans le droit international coutumier.

En ce qui concerne la question des obligations de fond, le juge ad hoc Vinuesa se dissocie de
la conclusion de la Cour selon la quelle les violations d’obligations de cette nature n’ont pas été
établies, mettant en exergue diverses failles du raisonnement ayant conduit à cette conclusion.

Tout d’abord, il conteste le raisonnement que tient la Cour sur certaines questions relatives à la
charge de la preuve en l’espèce. Il s’interr oge dans un deuxième temps sur la violation, par
l’Uruguay, des obligations de fond énoncées aux ar ticles premier, 27 et 36 du statut, et conclut que
ces obligations n’ont pas été honorées par l’Uruguay. Il affirme ensuite que celui-ci a violé

l’article 41 en ne procédant pas à une évaluation de l’impact sur l’environnement en bonne et due
forme, et notamment en ce qu’il n’a pas, contra irement aux dispositions de cet article, étudié
comme il l’aurait dû les autres sites possibles ni co nsulté les populations concernées d’une manière
qui aurait garanti leur participation effective.

Enfin, le juge adhoc Vinuesa juge particulièrement pr éoccupant le manque de certitude
scientifique entourant les éléments de preuve. Ce manque de certitude affaiblit les conclusions
tirées par la Cour au sujet de l’ensemble des a llégations de violations, par l’Uruguay, de ses

obligations de fond. Notant que la Cour conclut souvent à l’insuffisance des éléments de preuve ou
à l’impossibilité de tirer des conclusions appropriées, le juge ad hoc Vinuesa estime qu’elle aurait
gagné à demander l’avis d’un expert indépendant, comme elle l’a fait par le passé, ou à veiller de
quelque autre façon à ce que l’arrêt soit fondé sur des informations complètes, une meilleure

connaissance de l’écosystème du fleuve et une pleine prise en considération de l’impact que l’usine
de pâte à papier aura sur ses eaux.

Pour ces raisons, le jugeadhoc Vinuesa estime que, en passant outre au principe de

précaution dont l’application est requise par le statut de 1975 et par le droit international général, la
Cour n’a pas rendu la décision qui s’imposait en ce qu i concerne la violation, par l’Uruguay, de ses
obligations de fond.

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Résumé de l'arrêt du 20 avril 2010

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