Déclaration de M. le juge Abraham

Document Number
166-20240131-JUD-01-03-EN
Parent Document Number
166-20240131-JUD-01-00-EN
Date of the Document
Document File

DÉCLARATION DE M. LE JUGE ABRAHAM
1. J’ai voté en faveur de tous les points du dispositif du présent arrêt, à l’exception du point 6, par lequel la Cour dit que la Fédération de Russie a manqué à l’obligation de respecter la disposition de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 qui lui ordonnait de s’abstenir de tout acte risquant d’aggraver ou d’étendre le différend ou d’en rendre la solution plus difficile.
Je ne suis pas convaincu, en effet, par le motif que donne l’arrêt au soutien d’une telle conclusion, et je n’aperçois aucun autre motif qui pourrait la justifier.
2. Le motif retenu par la Cour se trouve énoncé au paragraphe 397. Ce paragraphe relève que, postérieurement à l’ordonnance portant mesures conservatoires, la Fédération de Russie a reconnu les deux entités dites « république populaire de Donetsk » et « république populaire de Louhansk » comme des États indépendants et a lancé contre l’Ukraine l’« opération militaire spéciale » qui a déclenché la guerre toujours en cours. Ce sont là des faits indiscutables. Mais la Cour ajoute que « ces actes ont gravement fragilisé le socle de confiance mutuelle et de coopération et ainsi rendu la solution du différend plus difficile ».
3. C’est sur ce dernier point que porte mon désaccord. Il n’est pas douteux qu’en reconnaissant l’indépendance de deux entités territoriales qui étaient jusqu’alors partie intégrante du territoire ukrainien  et qui selon l’Ukraine en font toujours partie en droit  et en déclenchant une guerre contre l’Ukraine, la Fédération de Russie n’a pas contribué au renforcement de la « confiance mutuelle » et de la « coopération » entre les deux États parties au présent différend, la situation nouvelle résultant de ces événements excluant toute possibilité réaliste de « coopération » et de « confiance ».
Mais j’ai peine à voir comment ces faits, totalement étrangers au différend soumis à la Cour dans la présente affaire, pourraient avoir « rendu la solution du différend plus difficile ». Ils n’ont aucun effet ni sur l’aspect du différend qui concerne l’application de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en Crimée, ni sur celui qui concerne les manquements allégués de la Fédération de Russie à ses obligations en vertu de la convention pour la répression du financement du terrorisme. Il est vrai que ce dernier aspect, qui met en cause des activités ayant eu lieu dans la partie orientale de l’Ukraine et qui, selon celle-ci, auraient eu un caractère terroriste, paraît avoir un certain rapport avec le statut des territoires concernés : mais c’est un rapport très indirect. En réalité, la solution judiciaire du différend soumis à la Cour, qui est donnée par le présent arrêt, n’a pas été rendue plus difficile (ni, est-il besoin de le préciser, plus facile) par les événements dramatiques qui se sont produits dans cette partie du monde depuis février 2022. L’obligation résultant de l’ordonnance du 19 avril 2017 n’étant pas de faciliter la solution du différend mais de ne pas rendre cette solution plus difficile, je ne vois aucune raison de conclure que la Fédération de Russie a manqué à une telle obligation.
4. Le paragraphe 397 de l’arrêt comporte, à mes yeux, une faiblesse supplémentaire. L’obligation de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver le différend ou d’en rendre la solution plus difficile énoncée par l’ordonnance s’adressait aux deux Parties. Il est clair que la Cour ne pouvait pas retenir la violation de cette obligation à la charge des deux Parties, puisqu’elle n’était saisie sur ce point que de conclusions de la demanderesse dirigées contre la défenderesse. Mais en faisant droit à ces conclusions, la Cour pourrait paraître porter un jugement sur les événements de février 2022, en distribuant d’une certaine manière les responsabilités à cet égard. Chaque juge peut avoir, en son for intérieur, son opinion en ce qui concerne les torts respectifs des Parties dans la situation ayant donné lieu aux événements de février 2022 et à leurs suites. Mais la Cour, dans la fonction judiciaire
- 2 -
qu’elle exerce en la présente affaire sur la base des deux conventions applicables, doit s’en tenir à l’objet du différend.
5. Le paragraphe 397 ne se prononce pas sur la licéité des mesures prises, à l’époque considérée, par la Fédération de Russie au regard du droit international général. Mais, en déclarant que la défenderesse a manqué à ses obligations découlant de l’ordonnance en accomplissant les actes en question, la Cour tient nécessairement ceux-ci pour illicites à un autre point de vue. Il est vrai que les conséquences de cette illicéité sont, pour la défenderesse, d’une portée réduite, puisqu’elles se limitent au simple constat par la Cour de la violation de l’ordonnance, qui constitue « une satisfaction appropriée » en l’espèce (paragraphe 401).
6. Par ailleurs, on peut se demander comment il pourrait se faire que les actes en cause (reconnaissance des deux « républiques » et déclenchement des opérations militaires) entraînent la violation de l’ordonnance s’ils sont conformes, pour le reste, au droit international. Je ne conteste pas que, en règle générale, un acte peut méconnaître une mesure conservatoire prescrite par la Cour sans être contraire à aucune règle de droit international autre que celle qui oblige les États parties à une affaire à se conformer aux ordonnances en indication de mesures conservatoires. Mais, dans le cas présent, il me paraît assez délicat de se tenir à une telle distinction : si, par hypothèse, un État agit dans le cadre de la légitime défense (et j’insiste sur le fait que je n’affirme pas que tel ait été le cas de la Fédération de Russie en l’espèce), il est difficile, pour ne pas dire logiquement impossible, de dire qu’il a, ce faisant, aggravé un différend ou en a rendu la solution plus difficile.
7. La Cour introduit, par le paragraphe 397, une ambiguïté gênante, et qu’elle aurait pu facilement éviter en adoptant une interprétation plus rigoureuse de la mesure conservatoire dont elle considère, à tort selon moi, qu’elle a été méconnue.
(Signé) Ronny ABRAHAM.
___________

Document file FR
Document Long Title

Déclaration de M. le juge Abraham

Order
3
Links