Réponse de la Belgique à la question posée par M. le juge Cançado Trindade au terme de l'audience du 8 avril 2009

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17638
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Incidental Proceedings
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Belgique/Sénégal

CIJ, 8 avril 2009

Réponsede la Belgique au juge Cançado Trindade

1. Les questions poséespar M. le Juge Cançado Trindade peuvent êtreprésentéescomme
suit :

1::>) '·For the purposes of a proper understanding of the rights to be preserved (under
Article 41 of the Statute of the Court), are there rights corresponding to the obligations set

forth in Article 7. paragraph L in combination with Article 5, paragraph 2, of the 1984 United
Nations Convention Against Torture?"

2°) ..[...if so. what are their legal nature, content and e.ffects?"

3°) "l...]Who are the subjects of those rights, States having nationals affected, or ali
States Paiiies to the aforementioned Convention?"

4°) ..[... ] Whom are such rights opposable to, only the States concerned in a concrete case,
or any State Party to the aforementioned Convention?"

Ces questions sont certes, liéesau fond du différend, mais, ainsi que le ~ug eançado
Trindade le précise. et comme la Belgique l'avait dit lors de la procédure orale , dès lors que

r rui. 41 du Statut de la Cour l'autorise à prendre des mesures provisoires pour protéger les
droits des parties, le traitement incident de questions liéesau fond de l'affaire est inévitable.

La Belgique va répondre à ces questions dans l'ordre où elles sont posées.

1 °) "For tbe purposes of a proper understanding of tbe rights to be preserved (under

Article 41 of the Statute of the Court), are there rights corresponding to the obligations
set forth in Article 7, paragraph 1, in combination with Article 5, paragraph 2, of the
1984 llnited Nations Convention Against Torture ?"

2. La Belgique comprend la question comme portant sur l'existence de «droits» que la

Belgique pourrait trouver dans l'art. 7. § 1.combiné avec l'art. 5, § 2. de la Convention des
Nl! du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels. inhumains
ou dégradants (ci-après. « la Convention de 1984 »).

3. L'art. 7.§ 1. de la Convention de 1984 dispose :

«L'Etat sur le territoire duquel J'auteur présuméd'une infi·action viséeà l'art. 4 [actes de torture] est
découvert.'il n'extrade pas ce dernier. soumet l'aftàire, dans les cas visés à l'art. 5 [obligation pour
l'Etat pa11ied'établir sa compétence vis-à-vis de l'auteur présuméd'un acte de torture], à ses autorités
compétentes pour l'exercice de l'action >lnale.

CIJ. CR 200'111-6Lavril 2009. p. 27. §§ 15ss. 1E. DaviJ). 2.

l..'art. 7, § L énoncedonc une obligation de poursuite à charge de l'Etat où se trouve

l'auteur présuméd·un acte de torture.

L ·art. 5. § 2 de la Convention de 1984 dispose:

«Tout Etat partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de
connaître desdites infractions dans le cas où l'auteur présuméde celles-ci se trouve sur tout territoire
sous sa juridiction et où ledit Etat ne l'extrade pas conformément à l8avers l'un des Etats visésau
paragraphe 1 du présentarticlen

4. Ces deux dispositions énoncent donc bien une obligation de poursuivre ou d'extrader
et s'appliquent au Sénégal.qui est l'Etat partie sur le territoire duquel M. Hissène Habré

(auteur présuméd'infractions visées à l'art. 4 de la Convention de 1984) a étédécouvert.

5. A cet égard, il convient de rappeler qu'à l'obligation d'un Etat envers d'autres Etats
cmTespond le droit de ces Etats au respect de cette obligation. Le Dictionnaire de. droit
international public définitune obligation comme une «situation subjective qui est la contre

pmiie d'un droit au sens objectifl> (Dictionnaire de droit international publics/la dir. de J.
Salmon. Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 765).

De manière analogue, la Commission du droit international écrit,dans le commentaire
de l'art. 31 de son projet d'articles sur la responsabilitédes Etats:

<Lorsque deux Etats sont convenus d'adopter un comportement particulier. Je fait pour l'un d'eux de ne
pas exécuter son obligation affecte nécessairement J'autre. Une promesse a étérompue, et le droit de
l'autre Etat à l'exécution a dans cette mesure étéviolé.» (Rapport de la Commission du droit
inrernational53° session. 200 L doc. ONUN5611 0, p. 244).

6. La Cour a étédans le mème sens. Ainsi, à prbpos des engagements unilatéraux, qu'elle

a d'ailleurs comparés à la règlepacta sunt servanda, elle écrit

((Tout comme la règle du droit des traitpacta sunt servando elle-même, le caractère obligatoire d'un
engagement international assumé par déclaration unilatérale repose sur la bonne foi. Les Etats intéressés

peuvent donc tenir compte des déclarations unilatérales et tabler sur elles; ils sontàfexiger que
l'obligation ainsi crééesoit respectée» (CIJ, 20 déc. 1974, arEssais nucléaires, Rec. 1974,268 et
473; id.22 déc. 1986, arrêtD[flerendji·ontalier Burkina Faso/Mali, Rec. 1986573; id.20 déc. 1988.
arrêtActions arméesfrontalières ettransfrontalières, Rec. 198105).

En comparant les engagements unilatéraux à des engagements conventionnels et en
disant que. dans les deux cas, les Etats «sont fondésà exiger que l'obligation ainsi crééesoit

respectée >>.a Cour reconnait aux Etats un droit au respect de l'obligation.

7. Par conséquent. l'obligation énoncéeà l'art. 7, § L de la Convention de 1984

combinéeaYeccelle prévue à l'ali. 5, § 2, de la mêmeconvention engendre un droit corrélatif
dans le chef de la Belgique : la Belgique ayant demandél'extradition de M. Hissène Habréau
Sénégalpar note verbale du 22 septembre 2005. et le Sénégaln'ayant pas accordé cette

extradition à la Bdgique. celle-ci a donc le droit spécifiqued'obtenir du Sénégalque celui-ci
soumette J'aftàire «à ses autoritéscompétentes pour l'exercice de l'action pénale» (art. 7, §

1). 3.

2°) "(... ) if sw, hat are their legal nature, content and effects?"

8. En ce qui concerne la nature juridique de ces droits, ces droits sont, dans le cas de la
Convention de 1984, des droits de caractère conventi01mel. Ces droits sont, en effet, fondés

sur un traité. La règle pacta sunt servandct s'y applique (Convention de Vienne sur le droit
des traités, art. 26). sans préjudice. bien sûr, de l'application du droit international coutumier
pour les crimes imputésà M. Hissènc Habré.

9. En ce qui concerne le contenu des droits viséspar la Convention de 1984, il consiste,
in casu, dans le droit d'obtenir du Sénégalqu'il poursuive M. Hissène Habré à défaut de
rextrader. ainsi qu'on l'a indiquéplus haut (supra§ 7).

10. En ce qui concerne les effets de ces droits, ils confèrent un titre juridique en faveur des

Etats parties à la Convention. ln cu.m, la Belgique est donc titulaire de droits vis-à-vis du
Sénégal.

3°) "[... ] Who are the subjects of those rights, States having nationals affected, or ali

States Parties to the aforementioned Convention?"

11. Tous les Etats pru1ies à la Convention sont fondés à obtenir le respect de ces droits
conformément à la règle pacta sunt servanda (supra § 8). Il s'agit d'une obligation

conventionnelle du Sénégalà l'égard de tous les autres Etats parties à la Convention, y
compris. bien sûr. la Belgique. Comme le dit la Commission du droit international à l'art.48,
~ 1. a. de son projet d'articles sur la responsabilité des Etats, l'obligation «est due à un

groupe d'Etats», lequel. en la présente espèce, est le groupe d'Etats parties à la Convention
de 1984 2.

Dans l'aff Goiburû et al. v. Paraguay la Cour interaméricaine des droits de l'homme
a observé que tous les Etats parties à la Convention américaine des droits de l'honm1e

devaient collaborer de bonne foi à l'obligation d'extrader ou de poursuivre les auteurs de
crimes portant sur les droits humains ; il est intéressant de constater que, pour illustrer cette
obligation. la Cour se réfèreà la Convention de 1984 (voir note 3 en bas de la présente page):

"The CoUJttherefore deems it pertinent to declare that the States Parties to the Convention should
collaboratcwith each other to eliminate the impunity of the violations committed in this case, by the
prosecution and. if applicable,he punishmenl of those responsible. Furthennore. based on thcse
principles. a Statc cannot grant direct or indirect protection to those accused of crimes against human
rights by the undue application of legal mechanisms that jeopardize the pertinent international

obligations. Consequently, the mechanisms of collective guarantee established in the American
Convention. together with the regional and univcrsal international obligations on this issue, bind the
States of the region to collaborate in good faith in this respect. either by conceding extradition or
prosecuting those responsiblefor the facts of this case on their territory.""

v,,yk c•.•mmcntaitk J'an. par lCD!. in Rar>f.mrtCD! :!doc.0:--1./56110.p.345.96.
t."111rcramt!ricaiJ~~droib tk !"homme.22 septemhre 2006. § 132 et spéciakmentla note R7en has yuipage.
n.:prcnddt manier..:t.:xhaustiw les instruments universels peninenb. y compris la Convention de 1984 : voy. aussi op.
inùi\.u juge Cnnçado lrinda**.(17-Ml. 4.

(Remarque: comme la dernière phrase de la traduction en Anglais de l' extrait ci-dessus est
amhigiie il importe de se r~fer aertexte authentique en Espagnol qui se lit: ··En consecuencia.

el mccanismo de garantia colectiva estahlecido bajo la Convenciôn Americana. en COI?jzmtocon las
uhligaciones intemaciona!es regionales y universales en la materia. vinculan a los Estados de la region a
colaborar de !numafe en ese sentido. ya sea mediante la extradicijuzgamiento e11su territorde los
responsables de los llt!chosdel presente casa "(la Belgique souligne) )

Tous les Etats parties à la Convention de 1984 peuvent donc êtreconsidéréscomme

titulaires des droits qui découlentde cette convention. En d'autres termes, tout Etat partie a le
droit de demander au Sénégal « la cessation du fait intemationalement iHicite » in casu, la
cessation de la violation de l'art. 7 -, ainsi que «des assurances et garanties de non­

répétition»et« J'exécutionde l'obligation de réparation» dans l'intérêd te l'Etat léséou des
bénétïciairesde l'obligation qui a étéviolée (CDL projet d'articles sur la responsabilité des
Etats. art.48, § 2).

12. La Belgique a le statut d' «Etat lésé» (au sens de l'art. 42 du projet CDI sur la
responsabilité des Etats) dès lors que l'inexécution de la Convention de 1984 l'atteint en tant
qu'Etat partie à cette convention (projet CDI, art. 42, b). En outre, elle a, dans la présente

espèce, le statut d'Etat « spécialement» affecté,en raison des procédures pénalesouvertes en
Belgique contre M. Hissène Habré (id.,art. 42, b, i).

La notion de violation qui « atteint spécialement » un Etat, au sens de rart. 42, b,i,du
projet COL est analyséepar la CDI comme suit:

«Pas plus que l'article 60, paragraphe 2, alinéab. de la Convention de Vienne [sur le droit des traités],
le sous-alinéa i de l'alinéab ne défmit la nature ou la portéedu préjudicespécialque l'État doit avoir
subi pour êtreconsidérécomme 'lésé'.Celles-ci seront évaluéesau cas par cas, en tenant compte de
l'objet et du but de l'obligation primaire violée,ainsi que des faits de chaque espèce. Pour qu'un État

puisse êtreconsidérécomme lésé.l doit4êtreatteint par la violation d'une manière qui le distingue des
autres États auxquels l'obligation est due. »

Dans la présente espèce, l'analyse factuelle de la cause montre que la Belgique est
certainement un Etat «atteint spécialement» : d'une part, c'est en Belgique qu'une action

pénalea étéouverte contre M. Hissène Habré,e.a., pour des crimes de torture; d'autre pmi,
certaines victimes sont de nationalité belge, ce qui correspond à une règle de compétence
visée à l'art. 5§ 1, c) de la Convention de 1984; or, c'est à la suite de leurs plaintes et de
lïnstmction menée en Belgique que celle-ci a demandé, au Sénégal,l'extradition de M.

Hissène Habré.sur la base de la Convention de 1984.

13. En conclusion, la Belgique est titulaire des droits découlantde la Convention de 1984
en tant qu'Etat partieà celle-ci,à savoir, le droit de voir M. Hissène Habrépoursuivi et jugé
au SénégaLou à défautle droit d'obtenir son extradition. La Belgique est d'autant plus fondée
à obtenir le respect de ces droits qu'elle a étésaisie de plaintes déposéespar des victimes

d'actes de torture incriminéspar la Convention, que certaines victimes sont belges et qu'elle a
transmis au Sénégalune demande d'extradition de M. HissèneHabré. 5.

4°) "r...)Whom are such rights opposable to, only the States concerned in a concrete
case, or any State Party to the aforementioned Convention?"

14. Dès lors que la Convention de 1984 est un traitémultilatéral, elle lie tous les Etats qui
y sont parties.

Puisque, par définition, «tout traitéen vigueur lie les parties» (la Belgique souligne)
(Convention de Vienne sur le droit des traités,art. 26), les droits énoncésdans la Convention
de 1984 sont donc opposables à tous les Etats parties à cette Convention.

Ceci est d'autant plus vrai pour la Belgique qui, en sa qualité d'Etat spécialement

atteint(supra §12). dispose d'un droit spécifique opposable au Sénégal.

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